30.04.2025 à 11:42
L'Autre Quotidien
Océane-Maria Adjovi, L’origine de nos actes, 2024 Huile sur toile — 162 × 130 cm © Océane Maria Adjovi
« Chère Melpomène, Nous nous adressons à toi, muse de la tragédie, qui trônait jadis au fond du Palais des Beaux-arts. De statue de plâtre de plusieurs mètres de haut, tu es devenue ruine. À partir de tes particules de poussière, nous avons souhaité dépasser l’archétype de la muse pour former un souffle vivant à même de s’infiltrer dans les interstices des normes établies. Entre inspiration et expiration, entre ce qui se dit et ce qui reste en suspens, ce souffle incarne nos plus profonds désirs de justice sociale. »
Employant une méthodologie inspirée de l’ouvrage Dictée (1982) de l’artiste Theresa Hak Kyung Cha (1951-1982), dans lequel chacune des neuf muses de l’antiquité gréco-romaine fait l’objet d’une dérive poétique rendant hommage à des femmes martyrs ayant cherché l’émancipation, l’exposition est une expérience de sublimation du réel à partir d’un détournement de la muse Melpomène. Quelles relations entretenir entre espèces, êtres animés ou non ? Theresa Hak Kyung Cha nous invitait à privilégier nos sens, notre intuition et l’attention à notre environnement pour nous reconnecter avec les multiples respirations de la vie et réanimer notre esprit de communauté.
L’exposition invite à parcourir nos tragédies intimes et les récits que nous pouvons en faire, elle est une incantation pour faire advenir des alliances spirituelles et politiques, « magiser » nos luttes, développer notre imagination, entretenir l’espoir. Les œuvres présentées incarnent des volontés de résistances et de solidarités, elles partagent des cosmogonies spéculatives à même de traduire la pluralité des mémoires qui façonnent notre société contemporaine et de cultiver nos interdépendances dans le respect des différences de chacun·e.
Chère Melpomène entremêle une centaine d’œuvres issues des collections, d’étudiant·es et chef·fes d’atelier, et d’artistes internationaux, présentant un accrochage transhistorique de la fin du 17e siècle à aujourd’hui. La plupart n’ont jamais été exposées — acquises récemment par l’École ou produites spécialement pour l’exposition –, d’autres n’ont pas encore circulé dans le milieu institutionnel.
Lors des nocturnes les mercredis soirs un programme d’événements associés laisse une large place à la performance, l’écriture et la littérature. Enfin, un livret rassemblant des contributions des étudiant·es permet de revenir sur l’élaboration collective du projet et de prolonger la réflexion en ouvrant plusieurs pistes de lecture pour le visiteur.
Artistes présentés : Soraya Abdelhouaret, Océane-Maria Adjovi, Giovanni Altieri, Shelim Alvarado, Dyan Daniel Assogo, Eugène Atget, Gianfranco Baruchello, Baya, Romain Bernini, Pierre-Amédée-Marcel Béronneau, Michel Blazy, Félix Bonfils, Rosa Bonheur, Wanda Elisabeth Bouleau-Rabaud, Jean Bownhagary, Luciano Castelli, Norbert Chautard, Arthur Coquille Hopfner, Henri Cueco, Storm De Hirsch, Princesse Diakumpuna, Amahiguere Dolo, Azzeazy, Duchenne De Boulogne, Aysha E Arar, Mimosa Echard, Laura Esparch, Frederik Exner, Nina Fiorentini, Diego Garcia Lara, Clémence Gbonon, Fengyi Guo, Theresa Hak Kyung Cha, Roger Hardy, Suzanne Husky, Fanny Irina, Svay Ken, Käthe Kollwitz, Shengqi Kong, Adrien Lagrange, Emmanuelle Lainé, Amadeo Luciano Lorenzato, Gherasim Luca, Frédérique Loutz, Rose Lowder, Antoinette Lubaki, Turiya Magadlela, Joshua Merchan Rodriguez, Pierre Molinier, Céleste Moneger, Zora Neale Hurston, Aryle Nsengiyumva, Christel Pereira, Lizelor Perez, Enzo Perrier, Romain Pommelet, Jonathan Potana, Pierre Petit, Chloé Quenum, Axel Ramat, Lou Rappeneau, Akshay Rathore, Man Ray, Odilon Redon, Paul Richer, Sofia Salazar Rosales, Juliana Seraphim, Seumboy, Marcel Storr, Shooshie Sulaiman, Eden Tinto Collins, Marion Verboom, François Verdier, Yizhi Wan, Isabelle Waternaux, Yue Yu, Anna Zemankova et anonymes.
Mélanie Bouteloup et Armelle Pradalier, co-responsables de la filière « Artistes & Métiers de l’exposition », Giulia Longo, conservatrice des estampes et photographies aux Beaux-Arts de Paris, avec les étudiantes et étudiants de la filière : Kenza Agbo, Adèle Anstett, Martin Bas, Héloïse Bayard, Léonard Berthou, Pauline Boudaoud, Mathilde Cassan, Mathilde Chabaud, Elisa Leïla Durand, Éloïse Frye De Lassalle, Klara Jakes, Clément Justin Hannin, Zoé Le Bacquer, Shumeng Li, Zahra Mansoor, Timothée Perron, Zoé Siau, Kit Szasz, Lara Ulusoy.
Joël Duplanteur, le 5/05/2025
Exposition collective - Chère Melpomène -> 1/06/2025
Beaux-Arts de Paris – Palais des Études 14, rue Bonaparte 75006
30.04.2025 à 11:31
L'Autre Quotidien
Cela vaut aussi pour les photos de familles et il suffit de retrouver puis passer à la moulinette de l’IA la photo de mariage de l’arrière-grand-mère pour avoir soudain l’impression de la voir vivante, comme dans un rêve… Un mirage surfacturé plus certainement. Cela vaut encore pour la photo en grand uniforme de l’arrière-grand-oncle qui peut à nouveau se tortiller trois secondes devant la caméra avant de se faire exploser sur le front dans les 48 heures. Bonjour les séquences émotion !
Ou encore se la faire façon barricades, La Liberté guidant le peuple en quelques sourires bienveillants. Ou façon Picasso… Ou Gauguin… Etc.
Toujours est-il que chacune de ces scènes de vie réanimées propres à impressionner le bon peuple nostalgique et consommateur ne peut exister que parce qu’un artiste, photographe ou peintre, en a eu l’intuition et le talent pour l’exprimer.
Malgré ce qu’en disent ces humains qui tombent d’amour pour leur machine bavarde, ce qui équivaut à s’amouracher de sa voiture ou de son grille-pain, l’intelligence artificielle n’a pas plus d’intuition que d’affect : la planète serait sinon déjà sauvée, une quelconque intelligence intelligente nous aurait prévenus…
Quand il devient difficile de faire la part du faux et du sincère, face à un outil malvoyant, sinon malveillant, il convient sans erreur de se tourner vers les photographes en général, ceux d’architecture en particulier. Les premiers parce qu’ils sont autant de témoins directs de l’instant réel, les seconds parce qu’ils pérennisent jusque dans l’histoire en marche l’objet de leur désir, la durée de vie de leur propos se comptant en décennies. « Photographier c’est mettre sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur », soutient Henri Cartier-Bresson.
Aussi ténu soit le lien, l’architecture est pour ces photographes le prétexte d’un art subtil pour, en peu de mots, parler de mondes – le leur, le nôtre – qui se côtoient, inextricablement liés entre eux et pourtant chacun un peu hors-champ des autres.
À l’occasion de cette 7ème Edition Spéciale Photographes de Chroniques, les cartes blanches de ces hommes et femmes de l’art évoquent visions, passions et rêveries intimes, chaque photo une fiction originale et une histoire inédite.
Merci encore à tous les photographes d’architecture sans lesquels nous serions aveugles.
Christophe Leray, le 5/05/2025
Chroniques d’architecture spécial photographe 2025
30.04.2025 à 11:20
L'Autre Quotidien
Je dois faire un aveu, d’ailleurs cousu de fil noir. Angie, l’héroïne de Zone 4, mon premier roman, n’était pas un personnage de pure fiction, même si nos relations ne correspondirent en rien à celles que je lui fais vivre avec Durin, le personnage principal du livre.
C’est par l’intermédiaire de son oncle, prénommé Gon, que j’avais fait sa connaissance. Gardien de ma villa à Abidjan – on aurait même pu parler de régisseur, s’il ne s’était agi d’une modeste maison – cet homme efficace et pondéré supervisait la sécurité, les travaux, les achats, le ménage, l’entretien du jardin, le paiement des taxes et des abonnements. Seule la cuisine, domaine exclusif de Madame Agnès, échappait à son champ d’intervention.
Nous avions établi une relation basée sur une estime réciproque. Lorsque nous nous retrouvâmes à plusieurs reprises confinés ensemble pour cause de crise politico-militaire ivoirienne, le couvre-feu nous incita à évoquer nos familles respectives.
L’existence d’Angie, sa nièce rebelle, me fut alors révélée. Le portrait qu’il m’en fit me plut forcément et je manigançai pour qu’elle vienne à la maison. Ma rencontre avec Angie se passa au mieux, à la grande surprise de Gon qui m’avait alerté sur la haine farouche qu’elle vouait aux Français.
Angie pointa ensuite le bout de son nez de temps à autre. Elle appréciait, du moins le crus-je, de pouvoir s’exprimer avec une grande liberté et d’obtenir une écoute attentive de ma part, quels que soient les griefs qu’elle avait contre à peu près la terre entière.
Cette jeune fille était radieuse, indignée, gaie, effrontée, boudeuse, espiègle, irascible, roublarde, curieuse, intrépide, fière, manipulatrice, volontaire, enjouée et j’en oublie. Et très jolie. Elle apportait une énergie bienvenue dans mon existence, à un moment où l’issue de mon combat contre la maladie s’avérait incertaine.
Ayant dû retourner en Europe durant trois années pour m’y faire soigner, j’avais perdu contact avec Angie depuis bien longtemps quand, de retour en Côte d’Ivoire, on m’apprit son décès. Je me sentis obligé de venir présenter mes condoléances à son oncle et à sa tante, à Yopougon Maroc.
Après les paroles réconfortantes d’usage, alors que le silence s’était installé, Gon apporta ce qui semblait être des carnets ou des blocs-notes. Il les remit à son épouse, Clarisse, qui, après les avoir reclassés, les posa sur la table basse. Elle ne me suggéra pas de feuilleter ces documents ni ne me proposa de les emporter. Elle se contenta de pousser en ma direction neuf carnets de tailles et de couvertures différentes, les premiers étant reliés, les autres spiralés.
Jamais Angie ne m’avait indiqué tenir un journal.
Après mûre réflexion, j’ai sollicité mon éditeur pour qu’il soit publié en hommage à une jeune fille qui jamais ne baissa la tête, jamais ne se soumit, jamais n’accepta les compromissions, et fit preuve, quelles que furent les avanies, d’une volonté admirable.
J’aurais pu décider de romancer les propos d’Angie, puisque tel est mon métier. J’ai préféré les livrer tels quels, au plus près de ses convictions et de ses emportements, même si je ne les partage pas tous.
Il m’a fallu néanmoins remplacer certains pronoms personnels par des prénoms, des diminutifs par des noms complets (yop => Yopougon), puis placer quelques notes en bas de page, afin de rendre son journal compréhensible pour tous. J’y ai également inséré quelques échanges que j’avais eus avec Angie par messagerie.
Enfin, des articles de journaux avaient été découpés et collés par Angie dans ses carnets : leurs textes ont été retranscrits tels quels, sans qu’il soit possible de reproduire les photos qui les illustraient.
L’exercice consistant à revisiter un roman en y changeant radicalement le point de vue narratif principal est sans doute l’un des plus réjouissants et vertigineux qui soient, tant il nous met sous les yeux les possibilités presque infinies de l’interprétation de la réalité, toujours parcellaire, selon le récit qui en est fait. On pourrait naturellement remonter à la réécriture implicite que constituait déjà l’immense « Ce que savait Maisie » (1896) d’Henry James, mais beaucoup plus près de nous, Orson Scott Card (augmentant le récit de « La stratégie Ender » en 1985 de celui proposé par un autre protagoniste, Bean, dans « La stratégie de l’ombre » en 1999) et John Scalzi (doublonnant subtilement sa « Dernière colonie » de 2007 par son « Zoé » de 2008, récit à hauteur d’enfant et d’adolescent reprenant magnifiquement, et nécessairement par d’autres angles, la narration d’origine) nous ont offert un traitement particulièrement savoureux de cette redoutable possibilité littéraire.
C’est ce défi que réussit parfaitement Éric Bohème, à son tour, avec ce « Journal d’Angie » publié début 2025 aux éditions de la Lagune, en réécrivant son « Zone 4 » de 2012, déjà revu en 2018,, récit haut en couleurs et en rebondissements, par un expatrié français à Abidjan, de sa relation avec une jeune Ivoirienne, pour l’englober dans une narration à la fois beaucoup plus complète et beaucoup plus ambitieuse, celle de la vie même d’Angie, la jeune Ivoirienne en question.
1998
(Angie devait avoir douze ans.)
6 juin
On va déménager. Tonton a pas payé alors qu’on doit donner tous les mois pour la maison. Et tonton a pas donné parce qu’il a pas l’argent. Vraiment, la vie c’est pas facile.
11 juin
Tantie elle interdit à Sami de me parler. Sami il a pleuré. Parce que Sami et Rose, je les aime beaucoup même si c’est pas mes frères. Nous trois, on est ensemble.
16 juin
Notre nouvelle maison, c’est pas bien du tout parce qu’il pleut dans la chambre et Sami est devenu malade. Il se colle contre moi pour dormir.
23 juin
Sami doit aller à la pital mais Tantie a pas l’argent. Donc je dois le garder. C’est Nita qui va chercher l’eau pour le laver. Tant mieux. Sami, je le tape pas quand il est malade. J’attends qu’il sera guéri pour le chicoter. Mais il me fatigue parce qu’il pleure tout le temps. On dit que c’est à cause de sa fièvre mais moi je crois qu’il en profite. Il sait que ça me fait pleurer de le voir comme ça.
11 juillet
Sami il est sale et il pue. C’est son caca qui pue, il fait caca tout le temps. L’avantage, c’est que les rats ils entrent plus, tellement ça pue.
15 juillet
Maman viens vite me chercher. Tantie est trop méchante. Surtout depuis que Sami il est malade. Ça sort son cerveau de son corps.
19 juillet
Le ventre de Sami est tout gros et ses yeux pleurent. Peut–être il va mourirer comme Jumo ? J’appuie sur son ventre mais ça fait rien et il crie.
26 juillet
Un monsieur est venu pour guérir Sami et il a pris tout l’argent que Tantie avait, même celui qu’elle serre dans son pagne. Et maintenant il va prier pour Sami et Sami il va guérir. Ce monsieur c’est un marabout et les marabouts ils sont très forts et ils guérissent les gens. Mais il leur faut l’argent. Donc, on mange plus, à part Sami à qui Tantie donne la bouillie des plantes qu’elle est allée chercher loin et qui sont bonnes pour sa maladie. Et puis de la farine de manioc, elle ajoute ça. C’est sa maman à elle qui lui a appris à trouver ces plantes. Moi, ma maman m’a encore rien appris parce que je t’ai pas encore vue, mais quand tu vas venir je sais que tu vas tout m’apprendre, même si c’est pas les plantes.
30 juillet
Le toit de la maison est cassé et la pluie tombe sur nos nattes quand il pleut. On peut plus se coucher dessus, alors on dort tous sur les coussins du canapé. Sami et Rose ils trouvent ça rigolo et ils m’empêchent de dormir toute la nuit. J’ai envie de les taper, mais bon, c’est des petits.
2 août
Cette nuit, tonton est rentré en criant et puis il a pissé par terre et puis il est tombé. Tantie a voulu le chasser, mais tonton l’a tapée et elle a crié. Après elle s’est enfuie et nous on a eu peur parce que tonton hurlait alors qu’il était par terre et puis il a vomi et puis Sami il a pleuré et Nita s’est cachée parce qu’elle dit qu’elle se méfie de tonton quand il est dans son daïco. J’ai pris Rose dans mes bras et je lui ai fermé les yeux. Elle doit pas voir ça.
4 août
Maman est tellement belle. Nita m’a montré sa photo en cachette. C’est à cause de ça que tu te caches maman parce que quand une femme est belle, les garçons font rien qu’à l’ennuyer.
6 août
Sami il est presque déjà mouru. Comme ça, il me réveillera plus la nuit avec ses cris, on dirait un agouti qu’on a attrapé au piège. Je devrais être contente mais je pleure tout le temps. J’ai été volé du sucre chez le marchand pour lui, et le Mauritanien, il s’appelle Ahmed, quand il m’a attrapé il m’a dit : « Pourquoi tu fais ça ? Tu n’as qu’à me demander. » Et quand je lui ai dit que c’est pour Sami qui est trop faible pour vivre, il a rajouté dix carreaux et il m’a donné un tube de lait concentré. La nuit, j’en donne à Sami doucement doucement, pour pas que Rose elle me palabre.
8 août
Finalement Sami est pas mouru, parce que l’ambiance est venue le chercher. J’en ai profité pour jeter son drap qui puait son caca. Mais Tantie elle a vu ça et puis elle m’a frappée et puis elle m’a obligée à dormir dedans. Je l’aime pas, Tantie.
9 août
Tantie me frappe et encore plus souvent parce que Sami il est à la pital et qu’elle a pas l’argent pour aller le voir. Tantie elle sait pas qu’il va mourir ou pas, et donc elle est sur ses nerfs elle dit. Mais moi, ça me fait mal qu’elle me tape. Et Rose, elle la tape pas et Nita elle la tape pas non plus. C’est pas juste.
10 août
Je voudrais que ce sera Tantie qui mourura à la place de Sami parce qu’elle est méchante alors que Sami il est juste agaçant et puis je peux le taper même si je le fais pas trop alors que Tantie c’est elle qui me tape. Sami il m’aimait bien comme moi je l’aime bien sauf qu’il fatiguait avec son caca qui pue trop. Finalement c’est dommage s’il va mourirer et il va me manquer trop. Rose, elle a perdu sa poupée.
13 août
Rose, sa poupée, c’est Nita qui l’a prise et puis elle l’a échangée contre une petite bouteille de rouge à ongles de rien du tout. Et Rose elle la cherche et elle pleure et moi je peux rien dire.
18 août
Tantie elle m’a encore frappée avec le pilon parce qu’elle croit que c’est moi que j’ai prise la poupée de Rose et maintenant j’ai une grosse bosse, toute bleue et pas jolie du tout. Quand j’ai pleuré, elle a continué, encore plus même. J’ai mal partout.
19 août
Maman, viens me chercher, viens me chercher. Je t’en supplie.
3 septembre
Sami est revenu et il est guéri. J’ai voulu le chicoter pour bien montrer que j’étais contente mais il est maigre partout et j’ai pas pu. Tantie dit qu’il doit beaucoup manger sinon il va risquer de remourir. Donc elle va plus me donner à manger que le soir, elle a dit.
5 septembre
J’ai faim. J’ai très faim.
Franco-Ivoirien établi depuis plusieurs années comme à cheval entre Abidjan et la Sologne, Éric Bohème réussit ici un tour de force, en proposant une lecture très complète et magnifiquement renouvelée, sous couvert de ce journal intime hallucinant de crudité et de violence, glissant sur des êtres à l’imperméabilité particulièrement solide en façade, d’une vie dans le fond pas si « minuscule », contre toutes attentes, vie équipée dans l’adversité la plus totale – ou presque, car des moments de joie authentique et forte sont présents, pas toujours dans les circonstances les plus attendues – pour traverser les situations cruelles mais le plus souvent fort ambiguës qui irriguaient déjà les nouvelles de « Réalités métissées » en 2017.
Si la violence des relations au sein des familles étendues, attisée à un point extrêmement cruel par la misère omniprésente, constitue le point nodal de l’enfance d’Angie, perpétuellement en quête désespérée de sa mère partie pour la France – selon le récit familial -, la crudité si malsaine de la relation françafricaine de domination post-coloniale est à nouveau illustrée ici de façon particulièrement réussie, par l’évidence des faits, sans aucun recours à une verve pamphlétaire qui serait, de fait, inutile à ce stade. Mais l’art de l’auteur est très loin de se limiter à ces terribles constats en forme de dénonciation nécessaire – même si parfois quelque peu désabusée : comme il nous l’avait également prouvé sur un tout autre terrain de jeu (les petites lignes ferroviaires du Berry et du Morvan dans son sublime « Le Monico », en 2019), Éric Bohème excelle à nous faire partager, entre les lignes, des réalités toujours beaucoup plus complexes, ou subtiles, que les simples apparences, aussi terribles soient-elles.
Par deux détours rusés (dont le sens irrigue rétroactivement tout le récit) à Bamako et à Genève, mais surtout par un magnifique recours au théâtre (et pas n’importe quel théâtre, celui de Racine et de son « Iphigénie » au tout premier chef), le fil tragique d’une vie prend une dimension quasiment épique, et devient en tout cas un formidable emblème – sans caricature. Et c’est bien ainsi que la littérature donne une épaisseur vitale à la réalité – même la plus sombre.
2002
L’année où Angie aura 16 ans.
6 novembre
Vraiment cette école c’est l’enfer. D’abord dans ma classe il y a que des filles. Pas un garçon. Des hypocrites qui jouent les effarouchées, toujours à cancaner, à chuchoter. Des petites pintades que le chauffeur de leur père vient chercher dans sa grosse voiture climatisée, alors que moi je me tape les bus surpeuplés et surchauffés de la Sotra. Même qu’il y a un gars hier, parce qu’on était entassés, il a cru qu’il pouvait se coller contre moi et commencer à frotter son truc contre mes fesses. La baffe que je lui ai foutue, il va encore en avoir la marque dans trois mois. Les mecs, c’est dégueulasse, ça pense qu’à bander. En plus, maman, ces filles dans ma classe elles sont plus jeunes que moi, parce qu’elles, elles ont fait toutes leurs études sans s’arrêter comme moi. Et les voilà qui rosissent au moindre paragraphe qui parle d’amour, et les voilà qui regardent nos profs hommes façon façon. Vraiment, elles me fatiguent.
Moi, je dois bien y aller à cette école, tellement Durin m’a fait un cinéma si j’y allais pas, et qu’il a dépensé une fortune pour moi, et que je suis ingrate, et tout encore ! Qu’il aurait pas encore fini sa tirade maintenant, si j’étais pas partie en lui tirant la langue.
9 novembre
Non, cette école, c’est des fous ! Hier, ils nous ont emmenés au Centre culturel français, pour voir une pièce de théâtre. Soi-disant qu’elle est drôle parce que c’est une comédie, ça s’appelle les fourmeries de sapin. J’ai pas trop tout compris parce que c’est du français de vieux. Mais c’est agréable à voir ça, le théâtre. En fait, les comédiens, ils pensent pas ce qu’ils disent mais ils doivent faire croire au public que c’est vrai. Ça, c’est compliqué quand même et c’est vrai qu’il faut du talent pour y arriver.
Quand c’est pas une comédie, c’est une tragédie et on le sait parce que tout le monde pleure.
non daté
Durin, lui aussi c’est un saligaud. Il profite que je dors pour tirer le drap et pour mater mes seins, mes fesses ou ma chatte. Vraiment, les Toubabous, on devrait tous les noyer à la barre.
16 décembre
Et c’est reparti ! Encore une pièce de théâtre, parce que c’est Noël qui approche. Et alors ? Le petit Jésus il a dit d’aller au théâtre quand il est né dans la grotte ? Même que le théâtre, ça devait pas déjà exister à son époque. Cette fois-ci, ce sera la tragédie. Je vais emporter pour pas pleurer.
18 décembre
Ériphile, elle a vachement raison de pas se laisser faire et puis Iphigénie c’est rien qu’une pimbêche qui se la joue. Non mais quoi, pourquoi elle, elle aurait droit d’épouser un prince et pas Ériphile ? Parce que Ériphile, elle est esclave et qu’ils lui ont mis des fers ? Déjà, à l’époque, les toubabous ils faisaient comme avec nos ancêtres, c’est bien que Racine il montre ça dans sa pièce.
Eh bien moi, je défends Ériphile, et j’ai retenu quand elle dit :
… Ne désespérons point.
Et si le sort contre elle à ma haine se joint,
Je saurai profiter de cette intelligence
Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance.
Bravo ! Il faut pas se laisser faire et un jour, tous les toubabs on les renverra dans leur Europe où ils ont froid et où les femmes sentent le cadavre. Et Iphigénie qui joue les victimes pour se faire aimer par l’autre niais qui voit rien de ce qui se prépare, pareil. Elle me gonfle d’être pathétique et vertueuse comme ça. Elle a qu’à venir travailler dans un bar, elle va comprendre.
Bon en tout cas, j’ai vraiment aimé ça, la pièce Iphigénie. Racine, je te respecte.
La photographie de l’auteur, ci-dessous, est due au talent de José Cañavate Comellas.
Hugues Charybde, le 5/05/2025
Eric Boheme - Le journal d’Angie - éditions de la Lagune
l’acheter chez Charybde, ici
30.04.2025 à 11:06
L'Autre Quotidien
Le sang sur le visage de son père, Marie-des-Neiges s’en souvenait, du loin de son enfance, elle revoyait comment il coexistait sur cette tête aimée en plusieurs états : séché, il lui maculait les joues et le menton ; en petites rigoles, il empruntait les plis, les rides et les anfractuosités qu’elle pensait chemins pour ses petits doigts ; amas vif sur chair, il palpitait autour de la plaie du front. Pourtant son père souriait, et la petite fille ne comprenait plus si elle devait pleurer ou se réjouir des ravages. Il était rentré alors que la lumière passait du jour à la nuit, Marie-des-Neiges en le voyant avait poussé un cri, sa mère avait levé les yeux au ciel et serré la mâchoire pour garder son calme. Son père l’avait prise par les épaules, c’est un grand jour, il avait dit, ne crains pas mes blessures, ce n’est rien, la grève tient, ils nous matraquent mais elle tient, ils arrêtent certains d’entre nous mais les autres continuent, nous abattrons deux ennemis à la fois, le colonialisme et l’exploitation.
Marie-des-Neiges ne savait pas tous les mots mais elle sentait bien, dans le ton de son père, qu’il se passait des événements importants. Il parlait à sa hauteur, doucement. Sa mère lui avait donné un mouchoir, pour essuyer le sang, et elle aussi avait pris sa fille par les épaules, de l’autre côté, assise derrière elle, de sorte qu’ils lui chuchotaient chacun dans une oreille, détourne tes yeux de la vue des choses vaines, elle disait, citant les psaumes, comme souvent. Ce n’est pas qu’elle trouvait inutile le combat du père, elle soutenait et elle admirait, même, la grève de la Fédération des travailleurs indigènes des chemins de fer de l’Afrique-Occidentale française. Simplement elle voyait de la vanité dans ce retour ensanglanté et joyeux, or ce trait de caractère était un péché mortel, même si sa propre apparence, hautaine, pouvait laisser croire qu’elle s’y complaisait.
Il y avait aussi chez sa mère une certaine condescendance face à la grève des cheminots, qui durait depuis trois mois. Deux ans auparavant, en 1944, alors que la guerre n’était pas terminée, elle avait participé aux mouvements des femmes des Quatre-Communes, Dakar, Saint-Louis, Gorée et Rufisque, pour obtenir le droit de vote comme les citoyennes de métropole. Lorsqu’elle discutait avec son mari, cette antériorité dans la lutte et dans la victoire, évoquée en de subtils sous-entendus, faisait dévier son air sévère : ses paupières plissaient, les coins de ses lèvres remontaient, légers signes du plus profond des contentements.
Le soir où son père était revenu en sang, l’Empire français était presque mort. Il avait connu en 1940 l’humiliation de la défaite, l’occupation nazie. Puis les troupes coloniales avaient joué un rôle important au sein des armées françaises pour la libération du pays. Elles avaient été accueillies avec chaleur dans tous les territoires libérés. Il était temps de mettre l’Empire à bas, son père comme sa mère l’avaient compris, voilà pourquoi ils avaient mené la lutte. Les députés issus des populations colonisées la menaient aussi à l’Assemblée constituante élue en 1945. Ils s’étaient coordonnés pour défendre les droits des colonisés et, en avril 1946, la loi Lamine Gueye, défendue par le député socialiste de Dakar, avait été adoptée par l’Assemblée nationale constituante : elle attribuait la citoyenneté française à tous les ressortissants de l’Empire. La loi précisait : « Tous les ressortissants des territoires d’outre-mer ont la qualité de citoyen, au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires d’outre-mer. Des lois particulières établiront les conditions dans lesquelles ils exercent leurs droits de citoyens ». Le député Édouard Herriot, maire de Lyon, membre du Parti radical et ancien pilier de la IIIe République, avait tonné : « la France ne doit pas devenir la colonie de ses colonies ». Ainsi, il avait exprimé la peur de tous les tenants de l’ancien ordre. Tel était l’enjeu crucial : mesurer l’étendue de l’application de cette loi et la définition de ces « lois particulières ». Les vieux politiciens de l’Empire craignaient de donner plus d’influence aux colonisés et rechignaient à payer pour ces territoires, ils ne voulaient pas de la citoyenneté, ni du droit de vote, ni des droits sociaux.
En quelques mois tout était devenu possible : ceux et celles de France hexagonale, de petite France comme on disait désormais, reconnaissaient la part prise par les colonisés dans la victoire contre le nazisme, tandis que, dans les colonies, la domination ne passait plus. Les luttes sociales dans tout l’Empire et la peur d’une révolution communiste avaient été déterminantes. Il s’en était fallu de peu, de même que pour l’amendement Wallon instituant définitivement la République, en 1875, à une voix près. L’Union française avait remplacé l’Empire, Aimé Césaire en avait été élu président, et, dans l’entre-deux de ces bouleversements profonds, le père de Marie-des-Neiges s’était mis en grève, avec ses camarades, il avait manifesté, et il avait saigné d’un coup de matraque.
Plus tard on reconnaîtrait à ses deux parents le statut de pionniers, étonnant et honorifique détournement d’un vocabulaire d’origine pourtant coloniale. Chacun à sa manière, ils avaient pris part aux profonds changements de ces années-là et à la mise en place de l’Union française. Ce courage et cette action commune étaient sans doute l’un des fondements de ce couple si disparate en apparence, le syndicaliste marxisant et la chrétienne fervente. Ils avaient reçu la médaille qui officialisait leur statut des mains du président Césaire, quelques semaines à peine avant son assassinat par un Européen d’Algérie, et ils n’auraient jamais avoué, ni l’un ni l’autre, qu’ils en tiraient une immense fierté. Être fille de pionniers avait valu à Marie-des-Neiges sa bourse pour l’école normale d’institutrices d’Aix-en-Provence.
Que serait-il advenu si la loi Lamine Guèye (du nom du député affilié SFIO de Dakar, à l’époque), conférant le statut de citoyen à l’ensemble des habitantes et habitants de ce qui s’appelait alors encore, au sortir de la deuxième guerre mondiale, l’Empire français, loi votée par l’Assemblée constituante française le 7 mai 1946, n’avait pas été vidée de l’essentiel de sa substance politique réelle par celle du 5 octobre 1946, restreignant le droit de vote aux seuls citoyens « de statut français » et assimilés, sous prétexte des « insuffisances de l’état-civil » dans les colonies ? Alors, comme le craignait publiquement le député Édouard Herriot de (surtout) triste mémoire, la France aurait-elle été « colonisée par ses colonies » ?
C’est à ce formidable et vertigineux « Et si ? » que nous invite Sylvain Pattieu dans son roman « Une vie qui se cabre », publié en 2024 chez Flammarion. Conduite à travers les yeux de Marie-des-Neiges, jeune élève boursière, d’origine sénégalaise, de l’École Normale d’Instituteurs d’Aix-en-Provence, en 1959, alors que Suzanne Césaire est présidente de la République française, ayant succédé au précédent titulaire du poste, son mari, Aimé Césaire, assassiné par un colon algérien extrémiste, cette investigation uchronique se révèle à la lecture particulièrement puissante et judicieuse, davantage encore dans le contexte de repli identitaire exacerbé et de remplacement fantasmatique et complotiste qui hante une partie de la France contemporaine, cette France historiquement issue en effet de l’hypocrisie assumée de 1946, établissant le double collège électoral dans l’Empire pour permettre aux seuls Français blancs, métropolitains et assimilés de continuer à décider, seuls, pour encore une grosse dizaine d’années, du sort des colonisés – qui obtiendront ensuite fort logiquement, et parfois dans l’extrême douleur, leur indépendance vis-à-vis d’un « vieux pays » leur ayant refusé cyniquement d’être citoyens à part entière.
Madame Condé arrivait dans sa voiture, un long véhicule noir aux jantes épaisses, monte, elle lui disait, d’un ton rude mais petit sourire aux lèvres, et Marie-des-Neiges s’installait sur le siège passager. Elle était heureuse d’avoir été choisie entre les autres élèves. Madame Condé démarrait et faisait rugir le moteur, elle emballait les roues, soulevait la poussière. Elle aimait s’aventurer en dehors de la ville pour rouler vite. Ça n’était plus une automobile mais un élan furieux de métal, de verre et de caoutchouc, la machine fendait l’air, labourait la terre, elle volait par-dessus les nids-de-poule et frôlait les obstacles. Les autres véhicules s’écartaient et klaxonnaient, les vaches et animaux divers valdinguaient en échappant de peu à la mort, les virages se négociaient à la dernière seconde, le soleil ou la pluie importaient peu. Marie-des-Neiges se cramponnait, elle tournait souvent la tête et sur le bord de la route les acacias, les rôniers, les jujubiers se mélangeaient, la vitesse leur faisait prendre couleur commune, larges bandes jaunes et vertes qui s’étiraient tout au long du trajet.
Madame Condé regardait droit devant, elle tenait fermement le volant, elle prenait son plaisir. Elle se vantait d’avoir souvent fait monter des hommes dont l’arrogance laissait place à la peur, aux poings crispés, aux gémissements à mesure que les paysages défilaient de plus en plus vite. Souvent ils sortaient de la voiture sitôt arrêtée, ils se signaient, ils tripotaient leur chapelet ou ils se cachaient pour vomir. Madame Condé s’amusait. Elle roulait pour rouler, parce qu’elle aimait ça, pour la vitesse. Elle avait souvent dû céder aux hommes en toutes sortes de domaines, elle les avait crus et ils lui avaient menti, elle avait dépendu d’eux, alors dans ces escapades au volant elle tenait une revanche taquine.
Marie-des-Neiges aussi avait peur mais elle se sentait flattée de cet honneur. Tout le monde – ou plutôt ceux et celles dont l’avis comptait pour Marie-des-Neiges – tenait madame Condé en haute considération. Elle venait de l’Hexagone, où elle avait fait ses études, et plus tôt encore elle était née et avait grandi en Guadeloupe, à Pointe-à-Pitre. Elle lui avait parlé de son arrivée en petite France à seize ans, pour intégrer le lycée Fénelon. Quand Marie-des-Neiges l’avait connue, elle n’était pas encore la grande écrivaine, personne n’aurait pu s’en douter, même si sa nomination à Dakar avait fait grande impression. Elle venait des Caraïbes, comme le président et la présidente Césaire. Il ne s’agissait pas de la même île que la Martinique mais de loin tout semblait proche. Les Antillais, pensait le père de Marie-des-Neiges, avaient tendance à se croire plus évolués que les Africains, et l’accession successive à la présidence d’Aimé puis de Suzanne n’avait rien arrangé à l’affaire. Il les soutenait l’un et l’autre, mais il en était néanmoins courroucé. Nous sommes plus nombreux, il disait, la logique aurait voulu que ce soit un Africain et non un Antillais qui préside l’Union française.
Madame Condé avait un peu de la morgue désagréable de ses compatriotes. Elle était venue pour connaître l’Afrique, le continent des origines, avec tout le fatras d’illusions, de malentendus et de maladresses que cela supposait. Mais, grâce à sa prestance et à sa hauteur d’âme, on ne lui en tenait pas rigueur. Sa vive intelligence la mettait de toute façon au-dessus. Elle s’était rapidement détachée de la fascination naïve qui l’avait conduite au voyage. Elle faisait bien son travail de professeure. Elle participait aux différents cercles intellectuels et militants de la ville. Les élèves, leurs parents, ses collègues, tous et toutes étaient tombés en admiration.
Huit ans après l’excellent « Et que celui qui a soif vienne » et son entrechoc rusé de la piraterie caraïbe et de la traite des esclaves, cinq ans après l’exceptionnel « Forêt-furieuse » et son échappée belle face aux milices religieuses mafieuses d’une France contemporaine déchirée par l’effondrement énergétique et la guerre civile, « Une vie qui se cabre » réussit un pari pourtant presque insensé, celui de donner à penser et à ressentir, sous une forme subtile très éloignée des caricatures à la serpe que manient trop d’uchronies pourtant infiniment moins ambitieuses, une décolonisation des corps et des esprits plutôt que des territoires, une culture plurielle qui n’ignore ni les frottements éventuellement cruels ni les enracinements volontiers délétères, parvenant à mêler d’un même souffle inattendu le très joueur et le parfaitement sérieux (« Ne laissez jamais dire, d’aucune des parties de l’Union française, qu’elle n’a pas d’histoire »).
En résonance presque permanente avec les années marseillaises du poète jamaïcain-américain (et clochard céleste avant la lettre) Claude McKay (« Banjo », 1929), en imaginant des destins ô combien différents de la réalité historique pour des personnages-clé tels que Suzanne et Aimé Césaire, Maryse Condé (pour laquelle Sylvain Pattieu imagine une mangrove métaphorique que ne renierait peut-être pas Michael Roch), Gerty Archimède, Jenny Alpha ou Georges Pompidou (mais oui !), entre autres, en intégrant de manière joliment sous-jacente certains motifs que l’on trouverait aussi chez Abdourahman A. Waberi (« Aux États-Unis d’Afrique », 2006), Roland C. Wagner (« Rêves de gloire », 2011) ou même Mohamed Mbougar Sarr (« La plus secrète mémoire des hommes », 2021), « Une vie qui se cabre » nous rappelle s’il était nécessaire que l’historien lucide et sans complaisance qu’est d’origine Sylvain Pattieu (songeons ainsi à ses récits-essais « Avant de disparaître » ou « Nous avons arpenté un chemin caillouteux », par exemple) se double bien d’un poète audacieux et spéculatif (que l’on rencontrait aussi au fil des pages de son recueil « En armes ! »), pour nous offrir une rare expérience de pensée, une spéculation romanesque comme bien peu d’uchronies, et même de romans tout simplement, en sont capables.
La ville bouillonnait d’une colère joyeuse, elle débordait, n’épargnait pas les hommes, militants compris. Ne soyez pas des colons dans votre propre maison, disaient les femmes. Laissez-nous être à vos côtés, pas en dessous de vous. Les chefs du RDA, le Rassemblement démocratique africain, le parti des colonisés, avaient craint cet enthousiasme, au début. Puis ils avaient compris le profit qu’ils pouvaient en tirer. Nul ne savait comment voteraient les femmes. Elles avaient rempli les salles de meeting du RDA, elles y avaient crié et chanté. On les voyait rarement à la tribune. Elles avaient néanmoins compté dans le triomphe électoral. Édith prônait l’amour mais pas la nuance. Césaire nous doit tout, elle disait souvent. La France sera sauvée par ses colonies et par ses femmes.
Pourtant, cette époque avait aussi été celle de la tristesse. Certaines compagnes de lutte, des femmes blanches, avaient pris peur. Tout allait trop vite. Elles n’étaient pas prêtes. Elles avaient quitté Dakar pour rentrer dans l’Hexagone, effrayées. Elles combattaient la polygamie, mais ne pensaient pas que les femmes des colonies eussent la capacité de voter. Ça viendra, elles écrivaient. Elles chipotent, elles tergiversent, elles comptent nos droits. Édith leur répondait, longues lettres de déception, grande tristesse face à ses sœurs égarées. Elle avait fini par ne plus écrire, par laisser sans réponse leurs pauvres justifications. Laisse les morts ensevelir leurs morts, elle disait, elles ne sont pas prêtes pour le Royaume de Dieu. Elles y viendront, elles suivront la route que nous défrichons.
Guy était convaincu par Marx : dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat. Néanmoins il tenait à son repas servi, à son linge propre. Il était plus accommodant que beaucoup d’hommes. Il était persuadé cependant que, sans la menace d’une nouvelle grève, l’agitation des femmes n’aurait pas suffi pour que les élections aient bien lieu. Ton bon Dieu et tes bonnes femmes ne suffisent pas, sans la classe ouvrière. Va la chercher dans la brousse, ta classe ouvrière, elle répondait. La plupart du temps, il se taisait, il bourrait sa pipe, il fumait. Tu ne sais pas tout, il y a eu des tractations à Paris. Guy menaçait Césaire. S’il veut nous exploiter, comme les Blancs, il aura affaire à nous. Il n’avait pas pleine confiance en Senghor, qui avait trop de diplômes, et dont le père possédait mille vaches, vingt ânes, des dromadaires, ni en Gueye, trop modéré, ni en Houphouët-Boigny, qui restait un riche planteur de cacao. Il a fait voter la loi contre le travail forcé, rappelait Édith, un doigt pointé vers sa pipe. Il est fort en bondieuseries, comme Senghor, c’est pour ça qu’il te plaît, mais c’est un patron, qui parle pour les autres patrons, les planteurs. L’abolition du travail forcé, la belle affaire, la bourgeoisie a supprimé les privilèges, pendant la Révolution française, ça ne les a pas empêchés de continuer à exploiter.
Parfois les oreilles chauffaient trop, Marie-des-Neiges sortait, elle allait sur sa couche ou dans le jardin, elle entendait de loin la dispute qui se poursuivait. Selon son humeur, ça l’amusait ou ça la fatiguait. Quand Senghor était devenu ministre et que Lamine Gueye l’avait mal pris, le RDA avait scissionné et dans les rues de Dakar se battaient parfois, lors des campagnes électorales, les rouges contre les verts. Édith et Guy n’aimaient pas ces querelles, trop fratricides, et sur cet aspect ils pensaient d’une même tête. Front unique contre le colonialisme qui n’est pas encore totalement mort, disait son père, amour du prochain, disait sa mère.
Ses parents s’accordaient sur un point encore, le principal sans doute pour leur couple. Ils voulaient du bien pour elle, des études. Son père avait beau moquer le gros français de Senghor, son obsession à reprendre ses interlocuteurs sur leurs fautes de grammaire, moquer aussi les poèmes de Césaire – pour qui les a-t-il écrits, plaisantait-il, pas pour moi, en tout cas – sa mère avait beau défendre famille et foyer, ils étaient fiers de sa réussite, de ses bonnes notes à l’école. La voir partir était ce qu’ils craignaient le plus, mais toute leur éducation l’y avait conduite. Sans doute leur plus grande peur, à l’arrivée de l’enfant, avait été d’imaginer ce destin brisé. L’absence d’homme, de mari à qui se consacrer, les avait rassurés.
Ils l’aimaient, c’était sûr, c’est à la fois peu et une sacrée certitude pour cheminer de tranquille manière dans la vie. Cette source de force poussait Marie-des-Neiges, en plusde la confiance de madame Condé.
Hugues Charybde, le 5/05/2025
Sylvain Pattieu - Une vie qui se cabre - éditions Flammarion
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27.04.2025 à 16:52
L'Autre Quotidien
« Monumental » clame en chœur la critique comme un aboiement dit « dépendance, dépendance » selon Gregory Bateson. Après tout, The Brutalist fait tout pour. Tous les moyens mobilisés y appellent en effet la validation unanime du monument supposé : le format 70 mm. (inefficient puisqu'aucune salle ou presque ne peut en garantir la projection), le sujet (l'art après les camps), la star (Adrian Brody dans la suite du Pianiste), la musique (un thème de quatre notes, ronflant et ressassé), l'intermission même puisque le film dépasse les 200 minutes (avec le sentiment d'un costard plus grand que son couturier), jusqu'à la dédicace à Scott Walker, ce géant qui n'en méritait pas tant. À quoi bon d'emblée dévisser la Statue de Liberté, cul par-dessus tête, quand le déboulonnage est une opération aussi démesurément boulonnée ? Une seule ligne du Disparu de Franz Kafka est un glaive taillant en pièce de pareils effets de manche.
Proust parlait déjà d'un art-monument que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont repris pour leur compte en posant que le monument est moins une affaire de mémoire et de commémoration que de fabulation, s'offrant aux persistances d'un événement dont le monument est le composé. Il est vrai que le film légende (son architecte est de pure fiction) mais la fabulation carrèle une concaténation de motifs au service du devoir de mémoire, cette religion laïque de notre temps que lui-même vient pourtant de récuser.
L'architecture y est dans les grandes largeurs en effet le tombeau bétonné des douleurs encore innommables de l'après-guerre et son chef-d'œuvre crypté est une crypte pour l'Amérique qui est alors invitée à devoir céder son bail de terre de rédemption à Israël.
Le monument ment (Israël n'est la rédemption des uns qu'en étant l'enfer génocidaire des autres) en servant surtout une puérile entreprise d'auto-consécration (la fin est apocalyptique avec Adrian Brody vieilli et grotesque, Ariane Labed sollicitée pour l'explication de texte, le thème musical en cerise disco sur un gâteau en béton et le « One for You, One for Me » de La Bionda dont on se souvient surtout pour le Régilait).
Les impairs perpétrés par le film ont le gigantisme des carrières de marbre italiennes. Le monument ? Impair et manque - tout sauf un « monumanque » (Jacques Derrida).
Qu'il se dissolve et s'anéantisse comme ces colosses
On peut l'écrire encore autrement : le troisième film de Brady Corbet est colossal au sens où l'entendait Émile Benveniste quand, étudiant les lois religieuses de Cyrène, il relevait que les colosses, ces statuettes funéraires de cire jetées au feu pour rappeler aux colons leurs obligations, sont des substituts rituels, des doubles érigés au nom des absents. Le film justifierait ainsi son recours au grand-angulaire, aussi maladif que chez Yorgos Lanthimos et Pablo Larrain, sa grande séquence dans les carrières de marbre de Carrare, sa vue aérienne d'un accident de train recouvert des nuages de cendres nazis.
Aucun espace en effet n'y est donné aux absents de l'Histoire, « la souffrance toujours renouvelée des hommes, leur protestation recréée, leur lutte toujours reprise » comme l'écrivent encore Deleuze et Guattari. Tout au contraire part au comblement des trous, tout s'écrit en majuscule (l'Art et l'Histoire). Les prestations sont grimaçantes ou hurlées (un festival signé Adrian Brody), les poncifs pèsent leur pesant de quintaux (le club de jazz et l'héroïne), la forme fait rimer néoclassique avec pachydermique (on fait des courbettes à Coppola, on rivalise avec Paul Thomas Anderson). Toutes les preuves de l'authenticité corrompue par le recours hypocrite à l'IA en sont les publicités truquées.
Loin de se dédier aux absents auxquels l'art rend ses comptes, les grandes orgues du film les brutalisent en les bétonnant des meilleures intentions qui se révèlent les pires. Quand le grand art et la grande histoire convergent seulement dans le tout petit nombril d'un artiste à l'ego disproportionné, on ne peut alors que se rappeler la loi de Cyrène qui prévenait précisément de ceci : « Celui qui n'est pas fidèle à son serment et se parjure, qu'il se dissolve et s'anéantisse comme ces colosses, lui, sa race et ses biens ».
S'il y a un seul sentier relativement intéressant à emprunter dans la carrière d'un film qui se pose en apothéose de celle de son jeune auteur, c'est celui qui passe par le trou du sexe puisqu'il est celui par où tout le film s'abolit. Le poster haut en couleur d'un autre homme au bras d'or après celui d'Otto Preminger, architecte héroïnomane qui se débat avec les démons de l'époque, est mité par l'acidité d'une libido très mal jugulée.
Une scène de fellation avec une prostituée finit en astiquage de vit en plastique et déballage d'abdos et de pectoraux qui détonnent affreusement pour le rescapé des camps. Les retrouvailles avec l'aimée tardant à retrouver le héros en Pennsylvanie se soldent par une hystérie féminine mêlée de culpabilisation masculine, c'est dire le gruau. Plus tard encore, le héros sera violé par son mécène qui n'a pas besoin qu'on le lui rappelle trop pour qu'il sorte du champ sans se faire prier. Seul un film porno vintage semble affecté d'une paradoxale ingénuité qui fait tant défaut au Brutalist, lui qui après tout est à sa façon un monument de pornographie auteuriste - son tombeau en béton.
Le brutalisme définit un style architectural issu du Bauhaus, massif et minimaliste, refusant l'ornement et recourant à des matériaux bruts à l'instar du béton, et qu'ont représenté Marcel Breuer et Le Corbusier. Il existe toutefois d'autres brutalismes aussi. L'homme au bras dur a le bras mort quand son art tient massivement du bétonnage. Et si l'on sait avec Anselm Jappe que le béton est une arme de construction massive pour le capitalisme, le brutalisme conduit à la brutalisation faite au cinéma comme au spectateur, sommé de parachever la consécration de la chape qui lui écrase le front. On rappellera alors que Brady Corbet a interprété dans sa jeunesse l'un des deux anges pervers du remake US de Funny Games de Michael Haneke, autre expert en brutalisme.
Peut-on enfin avouer que, devant The Brutalist, notre ennui aura été monumental, un bâillement colossal ? On corrigerait déjà en citant Jean-Marie Straub qui disait que l'on était responsable de son ennui. C'est dire alors que nos responsabilités sont immenses face à un tel film et une démission critique qui tient de l'agenouillement cimenté (on imagine que Michel Ciment aurait adoré lui aussi mais son nom l'y aurait prédisposé).
Des nouvelles du front cinématographique
20 février 2025
Des nouvelles du front cinématographique, comme autant de prises de positions, esthétiques, politiques, désigne le site d’un agencement collectif d'énonciation dont Alexia Roux et Saad Chakali sont les noms impropres à définir sa puissance, à la fois constituante et destituante. L'Autre Quotidien collabore avec cette revue en ligne autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position.
26.04.2025 à 17:33
L'Autre Quotidien
SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE, ©JC DELALANDE
Cet hommage est également, pour celui qui est devenu prix Viviane Esders 2024, le dévoilement d’un combat qui n’a jamais vraiment dit son nom et que l’auteur revendiquait à l’occasion, dans ce tropisme d’un communiste de gauche, comme il aimait à se nommer en privé, non conformiste pour le moins, libertaire, prenant en son dévers la face lisse d’une histoire personnelle et familiale vue au prisme de cet humour décalé, en son théâtre très privé, parlant silencieusement assez fort de la couleur de cette vie des envers à l’ambivalence notoire, sur un ton politiquement très incorrect. C’est bien ce qui nous a séduit.
Merci, Jean Claude de ce travail qui nous a réjoui, pour ce voyage au bout de la nuit…
« J’ai commencé à pratiquer la photographie à l’âge de 17 ou 18 ans et je ne me suis jamais arrêté depuis. Je m’étais rendu compte qu’il y avait chez moi peu de photo de mes parents jeunes ou de moi enfant. Au départ, j’ai donc photographié mes proches, pour conserver une trace. Dès cette époque, je fais des autoportraits avec cette arrière-pensée que j’allais vieillir, disparaître, et qu’il fallait conserver la mémoire de ce temps présent. »
On pourrait croire Jean Claude Delalande sorti d’un film de Marcel Carné, personnage taciturne, à la Prévert, issu des Enfants du Paradis, d’Hôtel du Nord, comme on l’entend dans la bouche d’Arletty,: « c’est un caractère, ct’homme là »; c’est un peu de ce Paris ouvrier et populaire, dans la voix aigrelette, gouailleuse, à l’accent trainant du titi parisien de MénilMontant qui s’exprime dans ces mémoires familiales, chroniques parisiennes de vie d’un couple sur quarante ans et du roman acerbe de cette vie…
LA VIE PARISIENNE
Rien d’étonnant que cet employé d’assurances ait commencé sa vie en passant par la photographie, voulant remplir de photos cet album manquant de la famille, mais pas n’importe comment. Il commence à photographier cette vie d’employé en noir et blanc, en noir plutôt, très tôt, très vite, dans une subversion de classe; cette respiration lui devient nécessaire.
Amateur passionné, il travaille son écriture, son style, tire le portrait, construit un cadre rigoureux, raconte des histoires qu’il diffuse dans un cercle d’amis, puis plus largement, dans le milieu. Faire rire ou sourire est devenu un vecteur d’intégration, de sociabilité, avec cet humour froid, surréalisant, c’est un buffet froid, en tout point.
Le photographe travaille chaque semaine à une nouvelle idée de situations, inclut personnages, lieux, parle du champ clos de la famille. Les proches, toujours, sont les agents de ce théâtre privé où il se met en scène au premier plan de l’image; auto-fiction, auto-biographie, jeux de rôle, « faut qu’on s’marre… », dira-t-il en rigolant. Il s’attache à ses quotidiens, croquer la vie, inventer, le roi Ubu n’est pas si loin, décrire ces scènes de la vie ordinaire pour en même temps réfléchir une histoire sociale, individuelle globale au fil du temps, pour se souvenir plus tard aussi…il a 30 ans, puis 35, sa vie se fait, il rencontre, il épouse, il devient chef de famille, s’embourgeoise, achète un grand pavillon en proche banlieue parisienne.
Certains soirs on pressent un coup de grisou, une angoisse monte, il faut s’y coller sans tarder, urgences, photographier, respirer, faire feu.
SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE, ©JC DELALANDE
QUARANTE ANS
Quelques quarante années après ces débuts, un corpus de plus de cinq cents photographies rend compte de ces Quotidiens, cinq cents scènes spectrales, joviales, froides, au génie muet, parlent dans ce paradigme de l’inadapté, de la difficulté d’être, de cet employé modèle, traversant la vie qui va (5 galeries sur le site de l’artiste), la vie d’un couple sans enfant, puis avec enfant, un seul, un garçon issu de cette middle class de la banlieue parisienne, de leurs vacances, de leurs rendez-vous, de tous les moments retenus par le photographe, ici, scrupuleusement détournés de leurs vocations premières. Ces évènements extraordinaires sont entre autres, les aventures et les situations de couple, la naissance du fils, et tout ce qui l’accompagne, les courses, les vacances, les fêtes familiales, la « bagnole », ces quotidiens où se dit aussi l’éternel malaise de la vie en société et ses conflits au boulot, la mélancolie, la déception, l’ennui, cette vie qui fait poids, est matière lourde, fissible, atomique.
Il faut alors rejouer systématiquement la partition, prendre le large, voyager dans sa photographie, points secrets, matriciels, pour vivre plus haut, faire roman, s’insurger. Pamphlétaire séditieux, sarcastique, le photographe est Dada, prêt à épouser la cause ubuesque, pour qui sait bien ce que tout ça vaut … Sa photographie est un état d’âme, se venge des contraintes, des « bonjour Madame », on regarde ce désastre là, en pieds nickelés quand un tropisme de classe se fait ferment d’une conscience plus socialisante que politique. Delalande engage une croisade d’images personnelles contre ces conformismes, prend la parole, gueule en silence par le champ de sa photographie, s’insurge, fait spectacle, dynamite les conventions, ne cesse de convoquer ce nous, à travers le miroir de la sphère privée, de la famille nucléaire et de ses relations aux différents groupes sociaux.
TU NOUS VOIS LÀ!
Jean Claude Delalande photographie toujours au présent cette vie qu’il subit dans son conformisme, dans un décalage où il met en scène ce nous restreint, restrictif, avec la complicité de ses proches. Prisme de l’écrivain public, il donne une vision pleine d’humour grinçant à cette chronique, distribuant les rôles comme des cartes à jouer, comme un magicien, sorte de Mandrake, bannissant l’illusion des lendemains qui chantent dans cette thérapie acerbe, inflammable et partagée, histoire de rire en douce et sous le coude, comme si nous étions à la foire du trône et qu’un bonimenteur nous invitait à entrer dans un cabinet bien particulier, un jeu de chamboule-tout, par un coup de pied au cul!
BONIMENTEUR!
Dans cette charge, Jean Claude Delalande se libère, se « bourjouffle » rit de lui même, auto-fiction, certes mais auto-dérision aussi, c’est un humoriste qui reste le personnage central de ces représentations à guichet fermé, il est libre, travaille à sa joie, interpelle le spectateur du regard, du geste souvent, tel un bonimenteur; sa photographie se construit à travers cette auto-fiction dans la provocation, l’extravagance des situations. Les grands humoristes aux quels il fait référence sont implicitement Devos, Pierre Dac, et leurs journaux, l’Os à Moelle, le Canard Enchainé, les bandes dessinées, les Pieds Nickelés, la Rubrique à Brac, l’Écho des Savanes, et bien d’autres… il rejoue en loucedé, en aparté, ces sentences de cinéma burlesque et caustique à la Keaton, aux frères Marx.
Agent d’assurances en semaine, il ne cesse d’occuper son temps libre, les week-end, les vacances, à faire voyager tout son petit monde par l’objectif de la chambre photographique; ici le jardin, là, la campagne ou la mer, en hiver, autour du sapin de Noël, au supermarché ou lors des fêtes familiales, la chambre à coucher, le sexe, l’enfant, la maison et ses séances de bricolage (l’armoire Ikéa), toutes situations inflammables avec leurs charges d ‘exaspération latente poussée à bout pour dé-lire et pointer ces crises en jachère, s’en emparer, les rendre plus soutenables, plus légères, passages de témoins, virtuosités assassines afin de poser ce nous qui monte sur la table …Il semble dire en parallèle de cette production: « si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville….allez vous faire foutre! » Pierrot le fou, Jean Luc Godard.
SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE ©JC DELALANDE
TICTAC, TIC TAC, TIC TAC…
Dans sa déréliction, Jean Claude Delalande, met en scène cet aveu de non conformité, d’insurrections, de grotesque et d’improbable. Tout le réel se décale d’un poil, devient soluble, appréciable, opérations joyeuses et magiques, s’il en est, noueuses du rêve du Grand Soir, ici et maintenant à l’aune du salon, du jardin, de la table, de quoi dé-régler ce chronomètre qui tourne mécaniquement et qui angoisse, tic, tac, tic tac, tic-tac, tout file à vitesse grand V, « tout va disparaitre, et Merde! « Concède t-il. Une formule dystopique d’une anthropologie sociale est née, devient virale, née de l’angoisse de la mort et pour autant de la vie sociale dans cette société française dans son conformisme étriqué.
DE FEMME AU BORD DE LA CRISE DE NERFS À L’ART BRUT
Pour assumer son message, le photographe ne cesse de jouer avec les codes, fait glisser ces compositions vers plus de clins d’œil, de complicités, d’interrogations parfois quasi métaphysiques, en creux. Il y a du Devos, de l’absurde dans ce travail de solitudes plus dérangeant que la seule charge explosive des situations photographiées et des signes éruptifs qui en signalent la charge potentiellement dangereusement explosive. On retrouve ici cette forme de théâtre brut de l’absurde, ni Ionesco, ni Beckett, bien qu’appréciés en tant qu’auteurs, Art Brut déjà, parfois gai, parfois moins, c’est un curieux matériau qui résiste, en tout cas, une bombe à retardement!
BUFFET FROID, FEUX!
Comment ne pas voir alors que Jean Claude Delalande se réveille en plein cauchemar, au milieu de la nuit, s’allume une clope, boit un coup, décroché du sommeil, voyage au bout de sa nuit, insomnies chroniques, pense à sa prochaine photo, l’ombre de Bardamu plane dans la cuisine du pavillon de banlieue, un chien se met à gueuler au loin, ses rêves littéraires ne s’épuisent pas, tant mieux! Ils signent cette constance d’avancer toujours au cœur de la nuit, sans fourcher, sans sourciller, même si l’âge vient, si le chemin se creuse, si l’ombre s’épaissit.
Plus il affirmera ce nous en creux, alors, meilleures seront ces photographies, plus pertinentes devant le naufrage général de l’époque. Je le vois assis, prostré, au centre de la nuit quand tout le monde dort paisiblement alentour… “comment c’est possible! “ se demande t-il. le photographe semble répondre, dans une tribune improbable de sa photographie des quotidiens et de ce qu’ils comptent de frustrations et d’ironies, de convocations au scandale de l’époque, en vain.
Ça lance comme une rage de dent, aille! …Ça fait mal…les forces de la dissolution opèrent toujours au cœur de la nuit, c’est sans doute pourquoi le photographe construit son image à l’équilibre, comme un prestidigitateur, un funambule, un homme de la balle, ce clown blanc, triste, qui vous regarde au fond de l’âme, comme un corps (é)perdus dans le décor… et qui vous somme d’être là, entier, tout entier, pas à moitié, non, non, tout à fait là, branché, pertinent, fervent pour supporter sa démarche, entrer dans ce voyage au bout de la nuit, son voyage, certes, mais aussi celui de tous, inconscients que nous sommes devant la certitude que tout fout le camp!
Il faut pour cela en revenir au regard du personnage central et à son auto-fiction, regard fixe qui déborde, incendiaire, contrefacteur, ubuesque, illusionniste, portant droit dans les yeux le témoignage de ce refus global de toute cette France défaite partiellement dans sa beaufitude et à l’impossibilité de s’y soustraire… Jean Claude Delalande cherche, en communiste de gauche, en anarcho, en son spectateur, l’approbation d’un kamarade, d’un frère, d’un complice, toujours ému de son spectacle, quelle qu’en soit la qualité, pour dire silencieusement toute la charge mentale de sa présence au monde, de son irréalité, de son amabilité, de sa foi d’homme du quotidien à l’ouvrage, de son engagement pour défaire le réel de ces »conneries », voire de son ignominie.
De cet Art Brut incendiaire, également art de la rue, art du temps, anthropologie sociale de gauche, le nous contre le je, nait la réponse du berger à la bergère: sa photographie est une réponse à la voix du JT de Gicquel, qui déverse dans le poste les informations du 13h, du 20H, logorrhée mortifère du constat de cette France du milieu sans panache, veule, prise dans le remugle de sa grisaille et de sa connerie réactionnaire. C’est à n’en pas douter l’essence de son implication d’auteur libertaire qui fustige les apparences de ce théâtre désespérant, en tendant le miroir de ses photographies à ce conformisme ambiant, trouble, cette lente disparition du génie français, de cette désagrégation du peuple de gauche voguant vers le mal absolu.
SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE ©JC DELALANDE
L’ARMOIRE IKEA!
Dans les photographies de Jean Claude Delalande, tout fluctue, tout tangue, tout s’affirme pour s’inscrire dans l’épaisseur de la réalisation de chaque scène, scènette, à y inclure l’heure, l’humeur, le contexte, la fiction, ce qu’il se passait à ces moments là. Pour exemple le montage de l’armoire Ikea tournerait bien au drame dans l’injonction de monter l’armoire, jeu de construction, bricolage… ça sent la crise à plein nez, tout déraille soudain ou pourrait dérailler, si le photographe ne mettait en scène, assez justement ces « bugs » des quotidiens, quand la crise de nerfs est au rendez-vous et que ça aurait pu, hors champ, tourné vinaigre, vraiment… cette charge s’inscrit dans un scénario probable, s’il avait réalisé, en place de sa photographie des court-métrages, dans le même ton. Au moment de photographier, l’image s’ouvre sur un avant et un après, la charge mentale de l’explosion est alors désamorcée, tout s’aplanit.
C’est aussi là que tout un public se retrouve, adule, applaudit, adopte cette montée soudaine de l’image par sa capacité à faire exploser les réactions épidermiques face à ce qui embarrasse les week-ends, leurs obligations, les travaux domestiques, tondre la pelouse, le bricolage, etc. Jean Claude Delalande dynamite ce confinement mental dans les injonctions/disjonctions/explosions, pour trouver une sorte de paix, a minima, contre la télé, l’inadapté, le non performatif; que disent ces photographies alors des joies solitaires du pêcheur à la ligne ou de celles plus emmerdantes du déjeuner dominical … sans oublier les courses, le supermarché et tout le toutim, quand on est fatigué et qu’on n’a pas envie!
JOVIAL RESPECT!
Au final ce qui est réjouissant dans ce corpus d’images est le dynamitage des repères sociaux dans leurs conventions, cette révolution de l’image et la rédemption sauvage qu’en retirent les acteurs s’échappent de l’image, circulent dans le réseau proche des amis, fait rire, fait scandale; voilà qui fait révolution, théâtre, film, photographie, prestige de ce noir et blanc allant aux yeux du spectateur en un partage définitif de ce politiquement incorrect, acerbe abrasif, viral, délirant et jouissif.
On sent que le photographe n’est pas peu fier de ses dispositifs de mise en scène et de sa réussite en matière de photographie, quand il a, grâce aux circonstances, fait entrer tout son monde dans la boite et qu’il a pris les commandes de sa réalisation en choisissant chaque positionnement, minutieusement, afin de marquer l’histoire de cette famille de l’anneau même des lieux et du temps; puis, ensuite de ranger cette épreuve, manie de collectionneur en son album, à sa place.
Saluons l’homme qui a su transcender toutes ces années folles par la sagesse inflammable de ces photographies, il nous offre le plaisir de la dispute, de la discorde, du désaccord, de la joie de l’incendie de tous les repaires caduques d’une société bourgeoise et marchande dans ses désaveux nombreux face aux bonheurs promis, il ne reste du contrat social qu’inhumanités, pollutions, attitudes réactionnaires dans leur volonté de conditionner et de soumettre cette liberté grande qui fait naufrage.
SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE ©JC DELALANDE
C’est pourquoi les déflagrations qui sont à l’œuvre dans le livre à venir ne resteront pas sans réponse et sans respiration. Tant qu’il y aura encore cet espoir de l’humour noir, critique, pour pourfendre les conventions dans leur absurdité, les faux-semblants, tout n’est pas perdu, encore faut-il entrer dans la juste habilité de vivre selon ses propres valeurs, en sociopathe plus qu’en égoïste si nécessaire, hors de l’agression de cette bêtise devenue gangrène sociale. Le champ restreint de cette famille nucléaire offre la possibilité du pestacle, contestation habile, en réactions à cette société du vertige, pour le meilleur des messages dans l’humour revigorant de l’oeuvre.
Il se pourrait que l’on entende plus qu’on ne voie à l’image cette attention portée contre les habitus des quotidiens. Cette chronique évoque l’humeur vagabonde du cinéma de Renoir, la fuite hors des usines hurlantes des foules de travailleurs, de prolos, parce qu’il serait encore possible de lutter ensemble, de vivre ensemble plus haut, plus chaleureusement, sans avoir à renoncer à quoique ce soit de cette liberté de soi, ce nous désormais devenu grand mythe de gauche dans la résurgence des photographies de 1936, celles des Capa, Doisneau, Bresson, Roger-Viollet, G.Krull, Ronis, Chim, Lievin, Stein qui font liens sous-jacents avec ces autres scènes acides de la famille nucléaire en son écrin des quotidiens, en ce mode de vie consumériste, dans le couple sous la forme d’un repli et d’une tautologie identitaire, very selfish…tout ça me semble très présent en cette photographie de l’intimité vue à travers le regard socialisant de l’auteur et de sa capacité à s’en emparer, incluant le registre de propre appartenance sociale au régime des conventions petites bourgeoises, pour s’en dé-prendre justement.
C’est ce que Jean Claude Delalande, né dans un milieu populaire, démontre ici avec brio, sur ces quarante années de production d’une mémoire individuelle à valeur collective, politique et sociale, dans une perspective abrasive et critique, à travers ce nous, subsumé par les rapports sociaux, ici, élégamment sollicité pour faire manifeste et inclure la part de l’immédiateté éruptive, base de son humour, du lien désormais socialisant du rire qui en nait et du décollement du réel qu’il produit en un seul instant, en un éclair… un coup de foudre dira t-on qui met en lumière ce qui était déjà douteux, ce cancer général du narcissisme, pour en dynamiter la puissance de dissolution afin, grâce au rire, d’inventer à nouveau cet air qui nous est si nécessaire pour respirer ensemble autre chose que l’air pollué et nauséeux des conformismes de tout poil, voire pire.
Qu’il est bon de se reconnaitre dans ces scènes de vie quotidienne, de s’y lire, d’en jouir et d’en rire, sans plus désormais à avoir s’en inquiéter, au moins pour quelques temps, encore…Jean Claude Delalande nous a offert, tout au long de ces années la possibilité et le plaisir de la dispute, de la discorde, de l’insurrection, du vertige et de l’équilibre keatonien, de la magie du clown blanc, et somme toute de sa Liberté, commute de la notre, mais fécondante en retour sur les deux.
Grâces soient rendues aux acteurs de ces quotidiens, à sa compagne et à son fils, qui accompagnent tous ces choix dans la ferveur la plus spectaculaire.
Pascal Therme, 28/05/2025.
Le voyage au bout de la nuit de Jean-Claude Delalande
http://www.jeanclaudedelalande.eu/
https://prixvivianeesders.com/
SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE ©JC DELALANDE
25.04.2025 à 13:22
L'Autre Quotidien
Les 25 et 27 juillet, le saxophoniste Albert Ayler a donné des concerts très appréciés en quintette avec la chanteuse et saxophoniste soprano Mary Parks, le bassiste Steve Tintweiss, le batteur Allen Blairman et - lors d'un seul concert - le pianiste Call Cobbs. Puis, les 3 et 5 août, le festival s'est clôturé par deux concerts extraordinaires de Sun Ra et d'un Arkestra tentaculaire de 18 musiciens.
Il s'agit là d'une programmation astucieuse de la part de Caux. Bien que considérés comme des pionniers du free jazz, Ayler et Ra étaient tous deux des aberrations, chacun ayant une approche et une esthétique tout à fait uniques, qu'aucun autre artiste n'a jamais été en mesure d'imiter : Ayler, le prophète des sermons apocalyptiques imprégnés de folk et de gospel ; Ra, le philosophe cosmique de l'afrofuturisme des Nubiens dans l'espace. De plus, la documentation des concerts d'Ayler et de Ra a connu des histoires remarquablement similaires. Tous deux ont été enregistrés dans leur intégralité par la station de radio publique française ORTF. Ils ont tous deux fait l'objet d'un montage publié sur deux 33 tours par le label parisien Shandar en 1971, sous le titre Nuits de la Fondation Maeght Volumes 1 et 2. Les deux concerts d'Ayler ont été publiés dans leur intégralité et sans montage dans le coffret 4 CD Revelations en 2022. Aujourd'hui, avec Nuits De La Fondation Maeght, les concerts de Ra bénéficient du même traitement exhaustif.
Mais il est frappant de constater à quel point les concerts de l'Arkestra sont accessibles, voire même agréables pour les foules, par rapport à ceux d'Ayler. Bien sûr, Ayler ajoute quelques chansons dont les paroles ont été écrites par sa partenaire Mary Parks : des morceaux comme « Heart Love » et « Oh ! Love Of Life », qui faisaient partie de sa tentative quelque peu malavisée d'atteindre un public plus large au cours de ses dernières années d'existence. Pourtant, ses concerts restent, pour la plupart, des récitations austères d'une gravité déchirante. Il est également vrai que les spectacles de Ra contiennent beaucoup d'actions avant-gardistes enflammées. Une grande partie de cette action émane des interludes en solo de Ra. Au piano, il reste un génie suis generis de la création spontanée, passant de rêveries mélodiques nostalgiques à des irruptions soudaines d'intensité violente et vice-versa.
À la même époque, au tournant des années 1970, il avait également commencé ses explorations tumultueuses du synthétiseur Moog qu'il venait d'acheter. Ici, Ra aborde le synthé non pas comme un substitut de guitare électrique, comme le faisaient à l'époque des contemporains tels que Jan Hammer du Mahavishnu Orchestra, mais comme un générateur furieux de sons et de timbres extraterrestres, comme s'ils étaient téléportés d'un lointain avant-poste galactique. Il y a aussi des improvisations de groupe d'une énergie bouillonnante - souvent dirigées par Ra à l'aide d'un lexique de gestes théâtraux - qui vont de l'avant vers le free jazz le plus coruscant, avec les saxophonistes John Gilmore et Marshall Allen qui s'efforcent d'atteindre les limites du cor.
Et pourtant, les spectacles que l'Arkestra a présentés à la Fondation Maeght en août 1970 étaient accessibles, agréables et, surtout, amusants. Au cours des quatre heures de musique, un large éventail d'ambiances est abordé. Il y a les nombreux hymnes et chants - tels que « Satellites Are Spinning » et « We Travel The Spaceways » - interprétés par la chanteuse June Tyson sur un ton doux et familier, avec des chœurs enthousiastes et déchaînés du reste de l'Arkestra qui expriment la philosophie de science-fiction de Ra. Il y a des ballades spatiales qui flottent, des séances de hard-bop musclées pour grand orchestre et des jams modaux de la forêt tropicale riches en percussions. Chacun des deux programmes du soir ressemble à un voyage sinueux mais complet dans les recoins les plus profonds de l'imagination de Ra, faisant appel à toutes ses obsessions et préoccupations.
Il va sans dire que les spectacles de l'Arkestra ont connu un énorme succès, avec des danseurs, des jeux de lumières et des projections psychédéliques qui ont encore plus enivré le public et provoqué une sensation époustouflante. Ce qui est vraiment étonnant, c'est qu'une décennie et demie après la naissance de l'Arkestra à Chicago au milieu des années 1950, il s'agissait de ses toutes premières représentations en dehors de l'Amérique du Nord.
Depuis leur installation à New York au début des années 1960, Ra et al ont traversé des périodes d'extrême pauvreté et de manque d'opportunités, tout en s'accrochant à une vision intransigeante du potentiel libérateur de la musique. Ces premiers concerts en Europe ont marqué le début d'une nouvelle ère, attendue depuis longtemps, de visibilité, de renommée et de respect, qui - comme pour tant d'autres avatars éternels du jazz - étaient plus facilement accessibles de l'autre côté de l'Atlantique qu’aux États-Unis. En 1970, l'Arkestra n'était pas seulement au sommet de sa forme, c'était aussi la première véritable incarnation de l'Arkestra tant apprécié, qui voyage dans le monde entier, et que Marshall Allen a dirigé avec tant de succès au XXIe siècle. Tout commence ici. Indispensable pour les oreilles ouvertes…
Jim Jones et son traducteur masqué, le 28/04/2025
Sun Ra – Nuits de la Fondation Maeght - Strut
25.04.2025 à 12:45
L'Autre Quotidien
Marie Chamant, Lettre arabe, Wao, 1999 — 2000 — Série Lettre arabe Collages et gouache sur papier, caisson — 91 × 111 × 14.5 cm Courtesy of the artist & galerie lilia ben salah, Paris
À travers cette exposition, l’artiste dévoile des séries majeures telles que APOCA ca, apo KAPPA — Creux grec de la main, ainsi que des séries emblématiques comme La Fée Mikado, Écrire inciser cadrer, et son projet collaboratif Centre Poly Cultuel avec les architectes Les Simonnet.
Signes et sons explore la tension entre forme libre et structure invisible, entre écriture et oralité, sonorités du langage et mémoire du signe. L’exposition met en lumière le travail de Marie Chamant sur les signes, les lettres et leur résonance à travers les cultures et les cultes. Son œuvre, engagée en faveur du dialogue spirituel, a donné naissance au projet Centre Poly Cultuel, exposé notamment au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (1967), à l’UNESCO (1969) et à la mosquée Adda‘Wa (1998).
Une sélection de trois livres d’artiste de Marie Chamant est présentée dans l’exposition—parmi la quinzaine de ses livres qui sont consultables à la bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou et à l’Enseigne des Oudin—permettant au public d’approfondir son expérience de l’univers visuel et poétique de l’artiste.
Marie Chamant nous invite à une traversée sensible de son univers : un espace où le verbe devient souffle, où chaque lettre résonne, et où le langage retrouve sa dimension sacrée, vivante, vibratoire.
Liz Demarre, le 28/04/2025
Marie Chamant - Signes et sons -> 31/05/2025
Galerie Liliah ben salah - 6, avenue Delcassé 750018 Paris
Marie Chamant, Lettre Arabe, Alif, 2000 — Collages et gouache sur papier — 25 x 60 Courtesy of the artist & galerie lilia ben salah, Paris
25.04.2025 à 11:48
L'Autre Quotidien
“Grüne Oase” (2024). Frankfurt am Main, Germany. Photo by Ivan Murzin
“COINCIDENCES.” Ensorinstituut, Oostende, Belgium. Produced by The Crystal Ship
“L’antiporta” (2021), paint on wall, dimensions variable. Biblioteca Ugo Tognazzi, Pomezia. Curated by Marcello Smarrelli and Pastificio Cerere for Sol Indiges. Photo by Lorenzo Palmieri
Iacurci met souvent l'accent sur les motifs géométriques, la flore, les vases classiques et les niches qui abritent des objets ou des figures symboliques. Vous pouvez consulter l'ouvrage Mural Masters de Gingko Press, qui présente la nouvelle génération d'artistes de rue, et en savoir plus sur le site web et l'Instagram d'Iacurci. Des bâtiments colorés et du verty sur les tois et autour, une autre idée de la ville à venir- dumoins, on l’espère…
JP Simard avec Colossal Mag, le 28/04/2025
La ville coloriée d’Agostino Iacurci
“Landscape n.1” (2021), wall painting, 27.7 x 7.1 meters. Las Vegas, Nevada. Commissioned by Life is Beautiful
22.04.2025 à 11:59
L'Autre Quotidien
Han Lei Guangdong 1993
Bagarre - Kabylifornie
Craque une noix ----
Laisse les nombreux mots
à l'intérieur de la Bible
Seitō Hirahata
L'été ne dure que du mardi au jeudi.
Proverbe finnois
Ça va, mais c’est quand même une putain de vie.
Louis Calaferte, Requiem des innocents
10.04.2025 à 10:23
L'Autre Quotidien
“Girls on Saturn” (2025)
Son nouvel ensemble d'œuvres, Robitussin, Hotcombs & Grease, évoque des produits omniprésents tels que le décongestionnant en vente libre et les soins capillaires. « En grandissant, j'ai été façonné par les aînés qui m'entouraient, et les objets quotidiens tels que Robitussin, Hotcombs et la graisse sont devenus les réceptacles des rituels qui m'ont ancré dans mon héritage », explique l'artiste. « Ces objets transcendent leur usage banal : ils incarnent des traditions transmises de génération en génération, m'ancrant dans une identité collective. »
“Teddy” (2024), artist-printed photos collaged with paint and glitter in a hand-carved shou sugi ban frame, 43 x 35 x 3 inches
Squirewell découpe et colle des images et des tissus de sa collection avant de photographier la composition, qui est ensuite soumise à un processus d'édition numérique. Chaque pièce est complétée par un cadre élaboré, avec des bords shou sugi ban carbonisés - une technique de brûlage japonaise - et des détails sculptés à la main. Les côtés portent diverses inscriptions reliant le passé et le présent, notamment des lignes de poèmes de Langston Hughes et des glyphes de langues africaines ancestrales tombées en désuétude.
L'identité et l'histoire de nombreux sujets étant inconnues, le travail de Squirewell confère une nouvelle pertinence à leurs images. Comment les pratiques domestiques quotidiennes et l'héritage des générations précédentes ont-ils influencé le présent ? Et comment ces traditions créent-elles une expérience collective plus large ? Enracinées dans ces questions, les œuvres dignes deviennent des reliquaires qui honorent ce qui a été transmis et la façon dont cela continue à informer la vie aujourd'hui.
Robitussin, Hotcombs & Grease est exposé jusqu'au 24 mai à la Claire Oliver Gallery à Harlem. En savoir plus sur Squirewell sur Instagram.
John Patitucco, le 14/04/2025
Stan Squirewell - Vivid Reliquaries
“Teddy’s Lil Sisters” (2024), artist-printed photos collaged with paint and glitter in a hand-carved shou sugi ban frame, 29 x 24 x 2 inches
10.04.2025 à 09:56
L'Autre Quotidien
Maxime Gendron
Vous avez peut-être déjà croisé Maxime Gendron sur sa chaine Youtube L’Archipel Otageek lancée en 2016 avec Antoine Bonnici lancée autour de One Piece, qui s’est depuis diversifiée autour de la pop culture au sens large ; mais aujourd’hui on s’intéresse à un projet de livre, un essai sur l’histoire de la prépublication de bande dessinée depuis le Japon jusqu’en France.
Sur 272 pages, il propose un historique de prépublication de manga au Japon puis en France, en détaillant certains moments clefs et exemples de publications avant de questionner les nouveaux modèles de pré-publications à l’ère du numérique. Avec quelques réflexions sur la paupérisation des artistes, les modèles media mix japonais ou encore la prépublication de manga en France qui connaît un véritable essor [lire aussi notre interview Interview de Robin Emptaz autour du magazine Konkuru].
Le livre est disponible en soutenant la campagne sur Ulule, jusqu’au 8 avril 2025 mais pour en savoir plus, je vous propose un échange avec son auteur.
Maxime Gendron : Depuis un moment maintenant, on entend que la France est le deuxième pays consommateur de manga après le Japon. Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire et à l’économie du manga, j’ai vite compris que les magazines de prépublications sont indissociables du marché japonais.
Je me suis alors demandé pourquoi nous n’en avons pas en France, même les plus connus comme le Shonen Jump. Ce dernier publie pourtant des blockbusters comme Naruto, One Piece ou Dragon Ball qui rencontrent un grand succès dans l’hexagone. C’est à partir de là que j’ai commencé les recherches.
M. G. : Cela peut sembler curieux d’accorder autant de place à la bande dessinée franco-belge dans un livre consacré au manga. Néanmoins, lorsqu’on parle de manga en France, il est impossible de ne pas parler de bande dessinée, dans le sens large.
Au cours de mes recherches, j’ai constaté que les tentatives de mangashi à la française ont échoué alors que le pays a aussi connu un âge d’or de la prépublication de la BD avant de disparaître. Les deux étaient forcément liés. L’histoire de la BD en France est un élément nécessaire pour ensuite comprendre celle du manga.
M. G. : À ce moment-là, je travaillais déjà sur le livre qui était encore au stade du mémoire universitaire. Le guide a été l’occasion de faire une première synthèse des sources rassemblées jusqu’ici.
M. G. : C’est une analyse totalement subjective, mais je pense qu’il y a un double phénomène depuis quelques années. D’abord, les mangas deviennent de plus en plus un divertissement grand public dans le sens où ils ne sont plus seulement lus et achetés par des fans de manga. Désormais, une personne qui a aimé un anime va peut-être lire la suite, mais ne lire aucun autre manga après celui-ci.
Ensuite, je pense que les fans sont de plus en plus curieux des coulisses, ils ont envie de comprendre son histoire, son processus de création. On a observé le même phénomène avec la BD il y a plusieurs années. Tous les acheteurs de BD ne sont pas des passionnés et c’est une bonne chose ! Cela en fait un moyen d’expression artistique accessible à quiconque est un minimum curieux.
À l’inverse, il y a des passionnés de longue date, des spécialistes qui produisent et lisent des livres plus pointus pour analyser les différents aspects de la BD, avec une grande production autour de l’œuvre de Hergé, entre autres. Le manga n’en est pas encore à ce stade, mais je pense qu’il s’y dirige avec de plus en plus d’ouvrages sur le sujet.
M. G. : Je n’ai pas de chiffres précis, en tout cas pas en France, mais grâce à la prépublication, les auteurs perçoivent deux rémunérations : à la page et sur les ventes. Ils sont payés à la planche pour la publication dans les magazines puis un pourcentage sur les ventes des albums distribués en librairie.
Aucune des deux n’est suffisante pour vivre, sauf en cas de gros succès, mais rare et difficile à prévoir. En privant les auteurs de la rémunération à la page, ils ont perdu leur source de revenu la plus stable.
Le système japonais fonctionne de la même manière, mais même comme ça, la somme perçue pour les planches ne suffit généralement pas à couvrir les dépenses pour les produire. Les mangakas sont dépendants de la publication en recueil puis de la vente des droits dérivés pour commencer à être rentables.
M. G. : À l’origine, la prépublication a émergé au Japon parce que c’était le moyen le plus rapide et le moins coûteux pour divertir les enfants après la guerre. Aujourd’hui, le numérique me semble être l’évolution naturelle de ce système, il n’y a pas plus rapide et il ne coûte presque rien quand il n’est pas gratuit. Les ventes numériques ont d’ailleurs surpassé celles du papier (uniquement pour les magazines) depuis 2017.
Concernant la France, je ne sais pas. Est-ce que la prépublication n’a pas fonctionné parce que personne n’a jamais trouvé la bonne formule ? Ou alors parce qu’elle n’est pas adaptée au public ? Les projets actuels nous apporteront sûrement une réponse dans les mois et années à venir.
M. G. : Je ne suis pas distribué, il va donc être très difficile de me retrouver en librairie. Je travaille déjà à organiser une petite tournée de dédicaces, mais le plus sûr pour avoir le livre est de le commander avant la fin de la campagne.
M. G. : Je travaille déjà sur deux nouveaux projets sur lesquels je vais pouvoir me concentrer lorsque la campagne sera finie. Je ne peux pas en dire plus pour l’instant, mais l’un d’eux est une forme de suite à ce livre.
Tous les visuels sont © Maxime Gendron / Kriss
Thomas Mourier, le 14/04/2025
Interview de Maxime Gendron pour son ouvrage Mangashi
-> Les liens renvoient au site Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués.
10.04.2025 à 09:21
L'Autre Quotidien
Le numéro 8 nous donne à voir les photos que pris l'ami de Perec, Pierre Getzler, lors de deux des trois glorieuses journées d'octobre 1974, quand l'écrivain s'assit à une table de café et tenta de capter tout ce qui se passait et ne se passait pas place Saint-Sulpice. Chaque photo cadre un pan d'espace, plus ou moins habité, où souvent n'advient qu'un temps figé, souvent barré par une verticale (un arbre, un poteau, un panneau) comme si, telle une aiguille marquant un éternel midi, l'espace-temps était balisé par de concrets fuseaux horaires. Des voitures, des bus, des passants: une place qui ne laisse place qu'à elle-même, mais qu'il faut quand même décrire, c'est-à-dire, écrire, autrement dit déplier l'image en segments syntaxiques, tout comme les photos de Getzler réécrivent un ensemble en le sectionnant en parties.
Le numéro 9, signée Sophie Coiffier s'efforce de lire certaines images à la lueur de l'œuvre de Perec. En partant de la grille mi-conceptuelle mi-ludique qu'est le jeu de taquin (en gros un puzzle aux pièces carrées ménageant une case vide par où faire passer les autres pièces), l'auteure de L'éternité comme un jeu de taquin, opère donc des rapprochements – comme on fait coïncider des bords – afin que le sens, magnétisé, attire d'autres aventures formelles. Ce pourrait être un exercice, c'est en fait une quête, entre vide et plein, où Perec, de cavalier seul, devient arpenteur de cases.
Le numéro 10, qui s'intitule Le timbre à un franc, est signé par le pataphysicien Jean-Louis Bailly. Il égrène divers croisements avec l'œuvre et l'homme, entre autres comment le chapitre XXII de La Vie mode d'emploiI (qui était alors en cours d'écriture) lui est arrivé par la poste, suite à une démarche que Bailly avait faite auprès de GP, afin de publier un de ses textes dans une revue au titre rousselien, Nouvelles Impressions. C'est aussi, en creux (et en bosses, aussi) un portrait cubiste de Bailly, dont certains angles entrent en relation géométrico-affective avec les textes de Perec.
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Pierre Getzler, Place Saint-Sulpice les 18 & 19 octobre 1974
Sophie Coiffier, L'éternité comme un jeu de taquin
Jean-Louis Bailly, Le timbre à un franc
— tous trois parus à L'Œil ébloui, dans la série des 53 Perec.
Claro, le 14/06/2025
10.04.2025 à 08:58
L'Autre Quotidien
« Exercices d’incendies » (1994), « Vestiges de fillettes » (1997), « Captures » (2004), « Biographie des idylles » (2008), « Photogénie des ombres peintes » (2009), « Acrobaties dessinées » (2012), « Sunny Girls » (2015), « Colloque des télépathes » (2017), « Cinéma de l’affect » (2020), « Cassandre à bout portant » (2021), « Fréquence Mulholland » (2023), et à présent « Sauvons l’ennemie » (publié chez Poésie Flammarion en ce début 2025) : en poésie contemporaine, fort peu de travaux parviennent à créer, dans l’enchaînement même de leurs titres – en avant de leurs contenus patiemment distillés -, tissés d’inquiétante étrangeté et de malice rusée, les contours d’une œuvre au long cours, toujours renouvelée sans jamais s’oublier ni se renier.
C’est bien de cela dont il s’agit à chaque fois que l’on évoque Sandra Moussempès : en une trentaine d’années et une douzaine de recueils, une quête en profondeur s’est élaborée, quête jouant pourtant de la légèreté et du diaphane, quête jamais achevée dont chaque étape s’offre à la fois comme une percée et comme une surprise de lumière cohérente.
Mes périodes préférées – l’ère victorienne & le Hollywood des années 70 – se télescopent sans cesse en crash karmique
personne ne sait où nous irons nous réemboîter ni pour qui
(p 103)
Dès l’origine, son accélérateur personnel de particules provoque à dessein des télescopages d’univers réputés disjoints, en vue d’une fusion charnelle éventuelle, ou de la création d’hybrides surprenants. Les pondérations ou les coefficients – dont ces différents microcosmes, à l’étendue variable, sont affectés – varient au fil des entreprises, bénéficient de zooms occasionnels portant une investigation plus précise, mais reprennent ensuite leur place dans une ronde toujours subtilement autobiographique, dans laquelle deux d’entre eux se distinguent indéniablement, par leur constance et par leur épaisseur échafaudée au fil de l’écriture récurrente : l’ère victorienne et le Hollywood des années 70, mais très précisément ni n’importe quelle ère victorienne ni n’importe quel Hollywood seventies.
Ère victorienne toute prise dans ses corsets et ses engoncements, mais riche de ses échappées spirites éventuellement malicieuses et de ses interstices secrets que ne renierait pas une A.S. Byatt, Hollywood maladif, cinéphile et trompeur, tissé d’étoffe lynchienne, bien sûr (on y reviendra ci-dessous), mais sachant aussi mêler presque inextricablement les bas-fonds non linéaires d’un James Ellroy aux arpentages presque oniriques d’un Steve Erickson (« Zéroville » ou « La mer est arrivée à minuit », leur densité et leur onirisme assumé, ne sont parfois pas si loin).
Au-delà de ses localisations, identifiées ou diffuses, la masse fissile critique qu’élabore Sandra Moussempès dans ses multiples creusets repose discrètement sur une multitude de tractations et d’échanges, entre vivants, fantômes, pas tout à fait vivants et presque morts. On y trouve des pactes et des trahisons, des cercles secrets et des emprises, officialisées ou non sous leurs formes sectaires. On y trouve surtout, avec ce recueil-ci, une dureté nouvelle mais pourtant sereine, tranquille serait-on tenté de dire, du côté corollaire de certaines fausses promesses sororales (au risque de faire grincer quelques dents à l’occasion) et de celui des ruptures parfois fort nécessaires.
Les bons sentiments à l’eau de ronce et les sucres d’orge empoisonnés sont les dénominateurs communs à la dissertation géante
retrouvée des dizaines d’années avant les faits
les jeunes séquestrées
les adeptes devenues dyslexiques entraînant la créativité ou le chaos
les réalités à ne pas dire
tout cela devait tisser une immense toile constituant
le premier guet-apens pour les plus adaptés
au monde commun
(p 128)
L’amour sous hypnose étant le boudoir typique d’ébats naturalisés
L’ennemie en tailleur se souvient très bien de sa phase « fée décousue »
(p 102)
De fausses sisters nous comprendront – mais tireront à vue sans réddition –
la sororité est flageolante
(p 100)
Placé directement sous les feux de la rampe lors du recueil précédent (« Fréquence Mulholland », 2023), David Lynch hante à nouveau en joueuse majesté « Sauvons l’ennemie ». Ses figures les plus connues comme celles plus secrètes se glissent dans le décor, en une danse de pics jumeaux et de velours bleus, à savourer pour leurs vertus ici nettement propitiatoires.
Tout a explosé avec la recherche de la Vérité
dans un décor de campus imaginaire et de sectes hippies
là où d’inquiétantes étudiantes disparaissent
aspirées par une forêt de doublures cinéphiles
(p 131)
Si Cindy Sherman est sans équivoque une autres des figures-clé dans le panthéon doucement obsessionnel de Sandra Moussempès, c’est qu’elle offre à son tour une forme de fil d’Ariane dans ce tourbillon de miroirs et de labyrinthes où s’esquissent, borgésiens en diable au-delà des apparences, tant de chemins qui bifurquent.
Parfois je me sauve d’une vie en poudre
Appelée Cindy la femme-tige
Je la laisse glisser sur mes épaules
Après l’avoir rendue liquide
je bois la vie dont personne ne voulait
en ajoutant un ingrédient clé
la vie sans prénom se transforme en gel compact
appelé alors nostalgie de la complexité
en complément de Cindy femme-fantôme
Cindy la-pute-qui-se-maquille
Cindy Cindy
Pleine de grâce qui êtes aux cieux
(p 177)
Musée d’elle-même
la narratrice augmente le volume dans son esprit
assise avec les corps invisibles en cercle de jeunes exorcisées
NOUS AUTRES créatures en fil à retordre
Invoquant un protocole sonore
pour chaque dépendance affective en herbe
On entend les voix au loin dans une forêt de tessitures
les techniques divinatoires sont plus vivaces que la cinéphilie
(p 134)
« Sauvons l’ennemie » ne serait sans doute pas complet, si n’y rôdaient en toute liberté les musiques et les voix de l’intérieur et de l’ailleurs, les chants sachant devenir incantations qui font désormais partie intégrante, subtilement centrale, de l’œuvre de Sandra Moussempès. Mais les fantômes de cantatrices et d’icônes rock savent aussi s’y faire sorcières lorsque ce glissement est salutaire, voire requis dans certains cas.
Pour trois bouteilles remplies de vide et d’aiguilles roses
je fais le vœu amer
de me refléter plus tard dans la bouteille mauve fermée grâce aux ventouses
je lui donnerai en offrande un œil de serpent
buvez votre potion avec dévotion
priez sans une princesse que vous ne voulez plus dans votre vie
(p 139)
Les fantômes qu’invoque toujours avec une grâce inquiète Sandra Moussempès, dans toutes leurs transmutations et leurs réincarnations, savent en effet se faire prophétesses maudites ou pythies discrètes (Cassandre, même hors de son recueil « à bout portant » de 2021, n’est jamais très loin), enchanteresses ou empoisonneuses, diseuses d’aventure pas nécessairement bonne, concocteuses de philtres et mixeuses de flow, combattantes diaphanes et guerrières innocentes, dénonciatrices résolues et incantatrices mystérieuses. La magie de ces entreprises toujours paradoxales (dont le titre lui-même, « Sauvons l’ennemie« , témoigne avec rigueur) irrigue avec une douce férocité ces 180 pages.
Ma voix se justifie
Par l’écriture
Ma vie se justifie
Par l’assemblage
Cette façon de boire le thé bouillant
Sans me brûler
(p 27)
Peut-être encore davantage que dans ses recueils précédents, Sandra Moussempès nous offre ici une poésie profondément féministe, intime et politique, une poésie soigneusement codée pour éviter les impasses de la trace directe – dont trop de ses sœurs restent friandes -, une poésie qui force le langage à détecter, incarner et traduire l’étrangeté même qui se terre au cœur des icônes les plus emblématiques d’une culture patriarcale sachant, comme le capitalisme, toujours se réinventer derrière de nouveaux masques et de nouvelles modes à consommer. Un travail au long cours, précieux et éblouissant, de justesse, d’inventivité et de passion maîtrisée, de surprise et d’humour.
Hugues Charybde, le 14/04/2025
Sandra Moussempès - Sauvons l’ennemie - éditions Flammarion
L’acheter chez Charybde, ici
03.04.2025 à 16:04
L'Autre Quotidien
Elles déclaraient le mois dernier à FIP ceci à propos de leur inspiration du moment :
”On a beaucoup tourné l’an dernier, et on a passé presque tout notre temps sur la route, mais on avait aussi l’ambition de pouvoir sortir de nouvelles choses donc on est contentes de pouvoir enfin le faire (rires). Je dirais que les morceaux que nous avons enregistrés ces derniers mois parlent non seulement de notre histoire personnelle, mais aussi de notre façon de percevoir la vie d'une manière très spécifique, autour de là où nous voulons aller et d’où proviennent nos influences. Les artistes avec qui nous jouons sur Call Me Back par exemple viennent du sud global et incarnent une approche très forte sur le plan artistique et musical, comme les Kabusa Oriental Choir qui sont issus de la diaspora nigériane ou SadBoi qui est une chanteuse noire très affirmée. Donc l’idée est aussi d’introduire aujourd'hui dans notre musique des projets auxquels nous nous sentons vraiment connectées, que nous écoutions déjà parce qu’ils nous parlent et qu’ils sont cool, tout simplement.”
Cet album répond à la définition de la pop de 2025; à savoir il trouve sa raison et son allant en empruntant partout - dans le monde- aux sons et aux rythmes de l’actualité. Actualité aussi musicale que politique en écran large à tisser des liens entre hip-hop, techno, rock barré et, évidemment, afrobeat pour danser. Méfiez-vous donc de tous ceux qui n’appliquent pas cette règle, à côté de la plaque, ils finiront tous sur Tik Tok , sans existence prope, produits manufacturés autant que déjà oubliés. On ne dira pas cela de cet album. Poiur uen fois, sa facilité d’accès repose sur l’écoute du monde qui l’entoure et de ce qu’il évoque pour nos deux sirènes. Go !
Jean-Pierre Simard, le 10/04/2025
Sirens of Lesbos - i got a song, it's gonna make millions - Sirens of Lesbos
03.04.2025 à 12:51
L'Autre Quotidien
En 1924, Magritte a commencé à travailler pour le créateur de mode belge d’avant-garde Norine, dirigée par Honorine « Norine » Deschrijver et son mari Paul-Gustave Van Hecke. Par chance, Van Hecke possédait également des galeries d’art, notamment la Galerie L’Époque à Bruxelles, et a été un fervent partisan du surréalisme. Magritte a accepté que Van Hecke le rémunère pour peindre et commercialiser ses œuvres. Les présentations des collections Couture Norine étaient des événements mondains, souvent agrémentés de jazz. Par exemple, le samedi 25 juillet 1925, le Gala des Choses en Vogue a été organisé au Kursaal d’Ostende. Evelyne Brélia y a interprété la chanson Norine Blues (ci-dessus). Les paroles ont été écrites par Georgette et René Magritte, et la musique composée par son frère Paul Magritte. René Magritte en a également réalisé les illustrations.
Ces expériences dans le domaine commercial ont sans doute influencé la vision artistique de Magritte, lui permettant de jouer avec les codes visuels et de développer le langage surréaliste qui le rendra célèbre. Ainsi, avant de défier nos perceptions avec ses peintures énigmatiques, Magritte a su maîtriser l’art de séduire le public à travers des créations graphiques élégantes et innovantes. Toutes tentatives pour s’éloigner au plus de l’Art Déco en en redéfinissant les usages et les buts. Evidemment, la suite aura lieu à Paris à s’ouvrir sur le monde des rêves - et des cauchemars .
Jimmy Soprano, le 10/04/2025
René Magritte affichiste bruxellois
28.03.2025 à 12:32
L'Autre Quotidien
AFRICAN MEMORIES DJENNÉ, MALI, 1990, ©JC BÉCHET
A feuilleter African Memories on se prend à rêver aux rives du voyage de ce jeune photographe alors parti à la découverte de l’ Afrique, à la fin des années 90, recherchant cette aventure humaine avec ces rencontres avec ces paysages désertiques ou semi-désertiques du Sahara jusqu’aux rives du fleuve Niger, entre 1988 et 1990, aux visites de villes mythiques, Mopti, Gao, Djenné, ou celle plus connue dont le nom résonne toujours ici comme l’appel d’un ailleurs, Tombouctou, dont Paul AUSTER fera le titre d’un de ses romans et qui représentait cet Eden pour les occidentaux, qu’ils fussent new-yorkais ou parisiens, ce paradis lointain, sonnait haut dans l’imaginaire, au delà de ce monde. Pour Mr Bones, le personnage central de Tombouctou, un chien, il est une évidence, Willy, qui a disparu, est désormais à Tombouctou, l‘au-delà des bienheureux. C’est à n’en pas douter une vertu et un appel.
Si le pays est présent et hante la photographie de Jean-Christophe Béchet à travers les berges du fleuve Niger ou les images du désert sous un vent de sable ; le photographe est aimanté plus précisément par cette vie qui flue, qui bouge. Il s’éprend, à travers de nombreux portraits en noir et blanc et au Rolleiflex 6×6 des corps et des visages, de ces africains dont il partage les quotidiens ; de ce peuple des villes, urbains avant tout, dans cette humanité généreuse de la vie légère, sans attache durable, qui s’invente au fur et à mesure de ses déplacements. « Jean-Christophe Béchet est un photographe qui arpente les grandes villes du monde depuis plusieurs décennies pour y saisir des moments d’urbanité où l’esprit documentaire cohabite avec une poésie de l’étrange et de l’énigme », écrivait Sylvie Hugues, à l’occasion de la sortie du livre Macadam Color Street Photo, en juin 2022.
AFRICAN MEMORIES Assamaka, Niger, 1990, ©JC BÉCHET
Je retrouve cette première expérience du jeune photographe, embarqué dans un voyage de trois ans qui photographie par passion, par nécessité, par gout, cherchant son expression et la trouvant multipliée par les sujets qu’elle inventorie, des vues urbaines à celles des panneaux annonçant un guérisseur traditionnel qui soigne tout, à lire le panneau photographié, le sourire vient immédiatement, parce que cet humour décolle le sérieux de cette société occidentale pressée en tous points, oublieuse du rire et des temps morts, du temps, du farniente, du s’entropenfaire ; c’est ce qui sourd de ces visages, un à propos nonchalant et une attention particulière aux choses de la vie, un tropisme bien utile à tout photographe qui a choisi de pérégriner et suivre ce mouvement le plus longtemps possible. Jean-Christophe Béchet photographie jeunes et moins jeunes, plutôt des garçons et des hommes au travail, quelques paysages, in the middle of the word, au centre du monde, comme on disait alors. Loin, bien loin des berges de la Seine et du boulevard Saint Germain.
Jean-Christophe Béchet croit au plus profond de lui en sa photographie, la teste, s’éprouve à nourrir ce regard dont il attend intuitivement beaucoup, trouve le plus souvent dans cette approche presque tactile une certaine satisfaction à photographier ; une proximité de partage et de voyage se crée avec ceux qui sont les sujets d’un moment, ces compagnons africains avec lesquels il tisse des liens amicaux. Ce qui fait image en lui, texte, son, mouvements, références, dans cette fraicheur séduisante est sans doute le résultat de son éblouissement chronique, du charme qu’il tire d’être en situation de création, de témoin ; regarder à travers l’œilleton de l’appareil photo en situation est une expérience séduisante et précieuse pour le jeune photographe, dont l’image s’est curieusement creusée dans la confrontation d’un monde qui a aujourd’hui disparu et dont la réalité passée est venue s’inscrire en dévers de la disparition de toute une Afrique ouverte au monde, hospitalière, généreuse. Cette Mama Africa, chère à Archie Shepp, à Pharoah Sanders, et tous ces musiciens noirs américains venus vivre un peu plus à Paris et en France, pour le plus grand plaisir d’un métissage culturel vibrant.
Douala, Cameroun, 1989 ©JC BÉCHET
On retrouve aussi ce qu’était encore pour toute une génération le voyage et ce qu’il représentait comme expérience personnelle à la Plossu, dans cette poésie du dialogue qui se noue, ou pas, immédiatement ou plus lentement, dans l’immersion, avec un territoire, un pays, le Mexique. Puis ces iles éoliennes pour Bernard Plossu, qui ont fait références pour toute une génération de photographes voyageurs et bien au delà, marcher dans les pas de celui qui a ouvert un chemin, reproduire une expérience topique où le regard s’ouvre avec le cœur et l’esprit, passe par la peau, la sensation, ne s’abstrait pas si intensément qu’il ne se transmette directement à son lecteur, dans un passage de relais. La question du destin s’y attache inévitablement, dans une réponse à une question rémanente : qu’ai-je à y faire, à y vivre, qu’ai-je à en dire, par quelle intensité poétique ces dialogues réservés entre soi et le pays donnent-ils la bonne approche, la distance souhaitée, le bon angle, afin qu’apparaissent les signes qui encoderont positivement cette photographie, au-delà du document, dans l’inscription d’un regard qui fait œuvre en se donnant à cet autre spectateur, récepteur de ces voyages. Qualités du regard qui est en même temps rencontres, autobiographie, si singuliers qu’il appartient de fait à tous ? Tout ceci est voyage, véritablement. Ces dialogues amoureux font rencontres dans un retour du sujet sur lui même.
Comme l’avoue Jean-Christophe Béchet, il fallait sans doute que le temps vienne et que cette première expérience s’oublie pendant plus de 35 ans afin qu’elle puisse revivre en s’intégrant rétrospectivement à la production du photographe par la suite, ou, jeune bien sûr, le monde était ouvert, sujet passionnant parce qu’impliquant une poétique de l’instant plus ou moins décisif ouvert par le changement d’habitus, la séduction et le plaisir de la différence, du climat, des langues, des déplacements. D’une vie à l’africaine qui sait séduire, dépossédant le photographe de ses repères parisiens afin d’ouvrir sa sensibilité à ces différences et à le rendre apte à s’éprendre de la nouveauté, dès lors que les rencontres se multiplient et que ce temps d’immersion reste un levain du regard, l’occasion de photographier juste, en auteur de cette écriture. S’élabore alors une chronique de l’instant, un cinéma à la Jean Rouch, assez ethnographique s’y est glissé paradoxalement, même si ce n’est pas le but atteint, recherché par ces african memories. Un regard poétique aimanté s’immerge dans la foule, s’attache à voir juste.
AFRICAN MEMORIES ©JC BÉCHET
Jean-Christophe Béchet dira qu’il a de fait peu photographié, dans une attention plutôt littérale comme les pages d’un roman qui s’écrit au jour le jour, journalier de ce qui s’est écrit sur le vif et dans le temps. Et dont le propos, dès que refermé, devient ce livre d’abord improbable, puis abandonné, enfin prêt et publié, dans une sorte de simplicité assez touchante. Quelques unes de ces photographies resteront en mémoire, actives de ce qui échappait en partie au photographe et qui lui revient au-delà des pages pour alimenter ces souvenirs, non pas passivement, mais électivement, quelques trois décennies et demi après leur prise de vues.
« Aujourd’hui, j’ai revisité et réorganisé ces photos. Je remarque néanmoins qu’avec le temps, le statut des images évolue : certains souvenirs s’effacent tandis que d’autres s’affirment » écrit Jean-Christophe Béchet dans la préface. C‘est d’ailleurs tout ce qu’il mentionne comme problématique en ouverture de cette expérience africaine, de cette mémoire qui à mon sens, trouve sa juste réponse, à la fois dans ces pages et sans doute plus ouvertement, plus secrètement en son for intérieur, en cette rêverie qui perdure à l’ombre du Léthé, dans ces anamnèses épiphaniques qui nous surprennent toujours et nous illuminent, issues d’odeurs, de situations, venues de cet infra- temps, toujours contigües à ce que nous sommes devenus, enfouies en nos mémoires plurielles, non pas si différent comme l’écrit Jean-Christophe. Ni loin, ni proche, mais dans cette épaisseur mémorielle qui, parfois, comme dans le film intérieur de sa vie, répond aux stimuli de cet inconscient et nous dévoile alors ce cadeau précieux de l’étant, essence d’un monde parallèle, comparable à cette eau de vie en nos veines qui continue, en sa magique ferveur, à ravir ce cœur qui , hier, n’avait pas trente ans.
« Certaines prises de vue gagnent en puissance quand d’autres tombent dans la répétition ou le cliché. Il est essentiel de trouver le juste milieu entre le souvenir de ce passé et le désir de créer une œuvre contemporaine à partir de photos qui ont plus de 35 ans. Le défi d’African Memories est là ! » , s’inscrivant objectivement dans cette semaine de la grande exposition Paris Noir du Centre Pompidou qui a électrisé tout Paris, remettant à l’honneur les complicités dont l’éclairage, en cette période chahutée, fait un bien fou…
Pascal Therme, le 31/03/2025
Jean-Christophe Béchet - African Memories -> 20/04/2025
Galerie Art-Z 27/29, rue Keller 75011 Paris
Jean-Christophe Béchet, African Memories, édition Eric Cez, Editions Loco, 2024, 152 pages
Né en 1964 à Marseille, Jean-Christophe Béchet vit et travaille depuis 1990 à Paris.
Mêlant noir et blanc et couleur, argentique et numérique, 24x 36 et moyen format, polaroids et “accidents” photographiques, Jean-Christophe Béchet cherche pour chaque projet le “bon outil”, celui qui lui permettra de faire dialoguer de façon pertinente une interprétation du réel et une matière photographique.
Son travail photographique se développe dans deux directions qui se croisent et se répondent en permanence. Ainsi d’un côté son approche du réel le rend proche d’une forme de « documentaire poétique » avec un intérêt permanent pour la “photo de rue” et les architectures urbaines. Il parle alors de ses photographies comme de PAYSAGES HABITÉS.
En parallèle, il développe depuis plus de quinze ans une recherche sur la matière photographique et la spécificité du médium, en argentique comme en numérique. Pour cela, il s’attache aux « accidents » techniques, et revisite ses photographies du réel en les confrontant à plusieurs techniques de tirage. Il restitue ainsi, au-delà de la prise de vue, ce travail sur la lumière, le temps et le hasard qui sont les trois piliers de l’acte photographique.
Depuis 20 ans, ce double regard sur le monde se construit livre par livre, l’espace de la page imprimée étant son terrain d’expression “naturel”. Il est ainsi l’auteur de plus de 20 livres monographiques.
Ses photographies sont présentes dans plusieurs collections privées (HSBC, FNAC…) et publiques (Bnf, Maison Européenne de la Photogaphie, …). Elles ont été montrées dans plus de soixante expositions, notamment aux Rencontres d’Arles en 2006 (série « Politiques Urbaines ») en 2012 (série « Accidents ») et exposées plusieurs fois à la MEP (Maison Européenne de la Photographie, Paris) ou à la BNF («L’épreuve de la Matière », « Noir et Blanc : une esthétique de la photographie»).
Après avoir été longtemps représenté à Paris par « Les Douches la Galerie » (2005/2020), il travaille aujourd’hui avec « La galerie des Photographes » et la « Galerie ART-Z » à Paris.
26.03.2025 à 12:11
L'Autre Quotidien
À l’heure où les I.A. omniprésentes remplacent le rêve transhumaniste chez les entrepreneurs, poursuivant cette « économie des promesses » selon la formule d’Yves Frégnac où la science sert plus les capitaux que l’inverse, Ezra Claytan Daniels propose une bande dessinée qui questionne aussi bien l’étique que nos identités et ce qui les constitue.
Les érudits Hank et Molly Nonnar s’offrent, à la fin de leur vie, un espoir : celui d’être transférés dans un corps neuf pour continuer à vivre ensemble. Alors que leurs clones sont mis en route dans un labo clandestin, l’expérience prend un tour inattendu quand leurs clones se révèlent être plus que de simples corps. Si les neurosciences penchent aujourd’hui sur le côté inséparable du corps et de l’esprit pour définir l’individu ; dans l’album, la science de pointe de ce transhumaniste effrayant reste basée sur la dualité du corps et de l’esprit, voire de l’âme au sens religieux qui serait le siège de la personnalité. Ici, le rêve d’immortalité devient une lutte pour la survie et les planches glissent doucement vers l’horreur.
Le dessinateur déforme les corps, les traits et les proportions pour accentuer le malaise et les intentions, pas si nobles, des uns et des autres. Tout en utilisant une palette de couleurs réduites, son trait va chercher aussi du côté de l’épure et de l’école européenne de la ligne claire avec un beau travail sur les corps, les formes et les expressions pour créer une tension permanente.
En restant autour de ce casting réduit, il aborde le racisme, l’exclusion, la fin de vie, mais également la foi, la transmission, l’héritage, l’appropriation ou la création. Cette mini-société presque confinée dans son centre d’expérimentation permet à l’auteur de questionner notre société à travers cet espoir contre nature. Entre le malaise graphique et la pertinence des interrogations en sous-texte, Ezra Claytan Daniels nous prend à rebrousse-poil avec intelligence et malice.
Un très beau conte noir, que l’on peut lire en miroir du film de Tod Browning, La Monstrueuse Parade (ou Freaks en V.O.) dans une version qui explore les travers de notre époque tout rejouant l’histoire d’amour, de vengeance, d’acceptation de soi où les monstres ne sont pas toujours ceux qu’on imagine.
Vingt ans de travail pour ce livre dévoile Ezra Claytan Daniels dans les notes qui accompagnent ce livre — en regard d’une préface de Darren Aronofsky— qui regroupe ses goûts pour l’horreur, la science-fiction qu’il combine avec le souvenir de ses grands-parents, mais également une envie de réflexion sur ce qui nous constitue comme êtres humains.
Tous les visuels sont © Ezra Claytan Daniels / 404 graphic
Thomas Mourier, le 31/03/2025
Ezra Claytan Daniels - Âme augmentée 404 graphic
-> Comme d’habitude, les liens renvoient sur Bubble où vous pouvez vous procurer les œuvres évoquées