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15.06.2025 à 17:40

Dire « non », tout simplement

Mykola Riabtchouk

Ceux qui sont contre le régime de Trump aux États-Unis et ailleurs ont une obligation morale de dire « non » à haute voix. Comme les dissidents de l’époque soviétique. 

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Texte intégral (3937 mots)

Le régime de Trump emprunte dangereusement certaines caractéristiques des régimes autoritaires et totalitaires du passé. Cependant, il est plus « doux » et sournois, et finalement acceptable pour de nombreux citoyens qui se laissent séduire par les sirènes du trumpisme. Pour l’analyste ukrainien, ceux qui sont contre ce régime aux États-Unis et ailleurs ont une obligation morale de dire « non » à haute voix. Comme les dissidents de l’époque soviétique. 

Il m’arrive de recevoir des excuses de la part de mes amis étrangers pour les déclarations, les mesures ou les politiques de leur gouvernement à l’égard de l’Ukraine. Il s’agit le plus souvent de Hongrois, parfois de Polonais ou de Slovaques et même, une fois, d’un Suisse et d’un Japonais – parce que, comme je l’ai appris, leur gouvernement préférait détruire des armes périmées plutôt que de les donner à l’Ukraine. Dernièrement, j’ai commencé à recevoir des déclarations de ce type de la part d’Américains. 

Je me sens un peu déconcerté parce que je ne suis pas en position d’accepter ou d’exiger de telles excuses : mes collègues et amis ne sont pas obligés de s’excuser puisqu’aucun d’entre eux n’est responsable des décisions de leurs gouvernements respectifs. Cependant, la responsabilité n’est pas synonyme d’obligation de rendre des comptes ; une exemption de celle-là ne nous dispense pas de celle-ci.

Je l’ai ressenti de manière aiguë il y a quelques années, lorsqu’un de mes compatriotes, un ancien détenu au casier judiciaire bien rempli et aux liens, non prouvés mais manifestes, avec une mafia régionale, a profité d’élections libres et assez équitables (selon les normes ukrainiennes) pour arriver au pouvoir. Ironiquement, il a gagné, bien qu’il ait obtenu un demi-million de voix de moins que lors de l’élection de 2005, lorsqu’il a perdu avec 44 % des voix contre 53 % pour son adversaire pro-européen (« orange ») Viktor Iouchtchenko. Cinq ans plus tard, en 2010, il a gagné (50 % à 46 % contre sa nouvelle rivale « orange » Ioulia Timochenko), car cette fois-ci, deux millions d’électeurs « orange » ne se sont tout simplement pas présentés dans les bureaux de vote. Ou ils sont venus uniquement pour rayer les deux candidats, protestant ainsi contre l’inefficacité de l’équipe « orange » qui avait suscité tant d’attentes au départ.

À l’époque, je n’étais pas responsable de la victoire de Ianoukovytch, mais j’avais des comptes à rendre, à la fois en tant que citoyen et en tant qu’auteur. En avais-je fait assez au cours des cinq dernières années pour discipliner le gouvernement « orange », pour tempérer ses querelles internes et pour qu’il se mette enfin au travail ? Pouvais-je faire davantage pour persuader mes concitoyens que le « non » n’était pas une solution, en particulier dans les régimes hybrides qui oscillent entre démocratie non consolidée et autoritarisme non consolidé, et où les enjeux sont donc élevés et l’équilibre très précaire ?

L’action humaine et les institutions défaillantes

Il est peut-être trop simple et complaisant de dire « j’ai fait tout ce que j’ai pu ». En fait, nous ne savons pas. Nous pouvons évaluer plus ou moins objectivement notre capacité d’action, mais pas notre capacité de cognition : Le terme « tout » est trop nébuleux, car nous ne pouvons pas savoir avec la clarté et la précision voulues ce qui aurait pu être fait et quelle option choisir parmi la longue liste des possibilités. Il pourrait être encore plus facile de dire (après Montesquieu) que les gens ont généralement le gouvernement qu’ils méritent mais, là encore, le diable se cache dans les détails. Cette formule en apparence sage et quasi-philosophique est trop générale, elle néglige le simple fait que les gens sont très différents : certains peuvent « mériter » un meilleur gouvernement, tandis que d’autres peuvent mériter bien pire.

La plupart d’entre nous ont la chance de vivre dans des démocraties, même imparfaites, qui donnent un sens à nos voix bien au-delà des isoloirs. Le droit implique le devoir, la possibilité implique la responsabilité. Tous les gouvernements ont tendance à abuser de leur pouvoir et de leurs ressources s’ils ne sont pas correctement contrôlés. Ils se permettent d’outrepasser les règles autant que les citoyens le leur permettent. Pendant trente ans, j’ai observé les transformations postcommunistes en Europe de l’Est, en enseignant également sur ce sujet et en écrivant un livre qui a été publié à Varsovie en 2021. Deux choses m’ont impressionné dès le début : premièrement, la façon dont le système communiste a été installé dans la région après la Seconde Guerre mondiale et la façon dont, en quelques années, tous les germes de la démocratie naissante, de l’État de droit, des droits civiques et des libertés ont été progressivement étouffés par la coercition, le chantage et les opérations secrètes des services de sécurité soviétiques et de leurs alliés locaux. Et deuxièmement, comment le même système a pénétré de manière très différente des sociétés locales pour être finalement déraciné avec une rapidité et une profondeur très variables selon les pays.

Une certaine « dépendance à l’égard de la trajectoire initiale » entre manifestement en jeu : les pays qui ont connu des traditions démocratiques ou, au moins, celles de l’État de droit dans le passé semblent avoir mieux réussi leurs transformations actuelles. La société civile a été la clé des changements, mais le travail des acteurs gouvernementaux y a également participé, ce qui explique en grande partie, par exemple, la plus grande résistance de la Pologne aux tendances autoritaires par rapport à la Hongrie, même si ces deux pays (ainsi que la Tchécoslovaquie) ont joué un rôle prépondérant dans la résistance antisoviétique et le « retour à l’Europe » tant vanté. Les trajectoires post-soviétiques de l’Ukraine et de la Moldavie vis-à-vis de la Russie et du Bélarus sont également exemplaires à cet égard.

Il y a quelques jours, j’ai assisté au Podiumdiskussion à l’Institut historique allemand de Washington, où un expert polonais, un expert hongrois et deux experts américains ont discuté du thème « Résilience et résistance dans les démocraties fragiles. Perspectives historiques de l’Allemagne, de la Hongrie et de la Pologne ». La discussion s’est toutefois concentrée sur les États-Unis. La sympathie du nouveau président américain pour les dirigeants autoritaires, notamment le Hongrois Viktor Orbán, est bien connue ; ses attaques contre les institutions américaines, le système judiciaire en particulier, ressemblent pour beaucoup à la tristement célèbre Gleichschaltung (mise au pas) allemande des années 1930, même si elles ont été menées à une échelle différente, dans un contexte différent et dans des circonstances différentes. Dans ce contexte, Karolina Wigura a soutenu que l’expérience polonaise de résistance à des tendances similaires pourrait être utile aux Américains et aux Européens qui rejettent l’autoritarisme.

Michael Brenner, professeur d’histoire et titulaire de la chaire d’études israéliennes à l’American University de Washington, a mis en évidence cinq défaillances institutionnelles qui ont facilité la prise de contrôle de l’État et la consolidation de la dictature en Allemagne : le monde des affaires était plutôt conciliant avec les nazis, voire les soutenait ; il en allait de même pour le système judiciaire allemand, traditionnellement enclin à favoriser les conservateurs et partial envers la gauche et les libéraux ; les partis conservateurs acceptaient tacitement la progression d’Hitler, pensant qu’ils seraient en mesure de trouver un modus vivendi avec lui ; les gauchistes étaient divisés et préoccupés par les luttes intestines, projetant leur hostilité également sur les syndicats ; et l’Église était non seulement divisée, mais elle se concentrait presque exclusivement sur ses paroisses plutôt que sur une vision plus large. 

Les analogies avec les États-Unis d’aujourd’hui sont peut-être tirées par les cheveux, mais l’anxiété est dans l’air, alimentée de manière récurrente par les ordres très douteux du président et, surtout, par ses attaques extraordinairement brutales contre les tribunaux et les juges désobéissants. Le discours de M. Brenner a largement repris, consciemment ou non, l’article du professeur Jeffrey Herf intitulé “We Are Uncomfortably Close to 1933” (Nous sommes inconfortablement proches de 1933), publié au début du mois de mars dans Persuasion. « L’évolution du pouvoir exécutif en Allemagne sous la dictature hitlérienne, affirme le professeur Herf, reste le cas le plus célèbre dans l’histoire moderne de l’utilisation des mécanismes de la démocratie pour détruire une démocratie. » La relation entre Hitler et les partis politiques conservateurs était au cœur de cette histoire d’échec démocratique. Les événements des six dernières semaines soulèvent la question des similitudes et des différences entre l’érosion du pouvoir du Parlement en Allemagne à l’époque, et la réponse des sénateurs républicains à Donald Trump au pouvoir aux États-Unis aujourd’hui.

Avertissements manqués

Il y a un an et demi, Robert Kagan, rédacteur en chef adjoint du Washington Post, publiait un article sombre dont le titre même contenait un message clair et sans ambiguïté : « Une dictature de Trump est de plus en plus inévitable. Nous devrions cesser de faire semblant. » Il soutient que les signes d’un désastre à venir étaient de plus en plus évidents depuis 2015, mais que les Américains se laissaient aller passivement, menant leurs affaires comme d’habitude, ne prenant aucune mesure effective pour changer de cap : « Comme les passagers d’un bateau, nous savons depuis longtemps qu’une chute d’eau se profile à l’horizon, mais nous pensons que nous trouverons le chemin de la rive avant de tomber dans le vide… Nous sommes aujourd’hui plus proches de ce point que nous ne l’avons jamais été, et pourtant nous continuons à dériver vers la dictature, espérant toujours une intervention qui nous permettrait d’échapper aux conséquences de notre lâcheté collective, de notre ignorance complaisante et volontaire et, surtout, de notre manque d’engagement véritable en faveur de la démocratie libérale. »

Le principal problème de Trump en tant que président doté d’un pouvoir énorme, est, selon Kagan, qu’il « ne sera pas contenu par les tribunaux ou par la règle du droit […]. Le pouvoir de Trump vient de ses partisans, pas des institutions du gouvernement américain, et ses électeurs dévoués l’aiment précisément parce qu’il franchit les lignes et ignore les anciennes frontières… Un système judiciaire qui n’a pas pu contrôler Trump en tant que particulier [dans le passé] ne le contrôlera pas mieux lorsqu’il sera président des États-Unis et qu’il nommera son propre procureur général et tous les autres hauts fonctionnaires du ministère de la Justice. Pensez au pouvoir d’un homme qui se fait élire président malgré les mises en accusation, les comparutions devant les tribunaux et peut-être même les condamnations. Obéira-t-il à une directive de la Cour suprême ? Ou demandera-t-il plutôt combien de divisions blindées possède le président de la Cour suprême ? […] Comme César, Trump exerce une influence qui transcende les lois et les institutions gouvernementales, fondée sur la loyauté personnelle inébranlable de son armée de partisans. »

Le sénateur Mitt Romney, l’un des républicains qui ont voté en faveur de la condamnation de Trump lors du procès en destitution de 2021, a reconnu dans une conversation avec son biographe McKay Coppins que « les menaces physiques de partisans de Trump ont joué un rôle dans la décision de certains de ses collègues de voter en faveur de l’acquittement ». Selon lui, de nombreux hommes politiques s’inquiétaient non seulement de leur carrière, mais aussi de leur sécurité physique et de celle de leur famille. Il a avoué qu’il dépensait 5 000 dollars par jour (!) en services de sécurité pour sa famille et lui, ce qui est loin d’être à la portée de tous les dissidents du parti. L’intimidation et le chantage semblent devenir de plus en plus un instrument des loyalistes de Trump contre les transfuges potentiels de leur camp.

Les critiques de Trump et du trumpisme ne prétendent pas que ceux-là sont des copies conformes d’Hitler et des nazis, ils demandent plutôt aux conservateurs d’aujourd’hui, principalement aux républicains, par analogie avec les conservateurs allemands des années 1930, « s’ils serviront de catalyseurs ou de remparts contre le danger d’un gouvernement autoritaire ». Tant à l’époque qu’aujourd’hui, deux évolutions inquiétantes sont observables : « la volonté des élus d’abandonner leurs prérogatives face à des urgences inventées et à un leader autoritaire disposant d’une base de partisans fidèles » ; et « l’absence d’un pare-feu politique contre la droite autoritaire ».

La dictature annoncée par Trump, comme le prédit Robert Kagan, ne sera certainement pas « une tyrannie communiste, où presque tout le monde ressent l’oppression et voit sa vie façonnée par elle ». Dans les tyrannies conservatrices et antilibérales, les gens ordinaires sont confrontés à toutes sortes de limitations de leurs libertés, mais ce n’est un problème pour eux que dans la mesure où ils accordent de la valeur à ces libertés, ce qui n’est pas le cas de beaucoup de gens. Le fait que cette tyrannie dépende entièrement des caprices d’un seul homme signifie que les droits des Américains seront conditionnels plutôt que garantis. Mais si la plupart des Américains peuvent vaquer à leurs occupations quotidiennes, ils pourraient ne pas s’en préoccuper, tout comme le font de nombreux Russes et Hongrois. Mais les perspectives d’une telle évolution dans la première démocratie du monde sont tout à fait décourageantes. 

La doublure argentée

Dans ce contexte morose, on peut toutefois être encouragé par les nouvelles en provenance de Kyïv concernant la démission de quelques fonctionnaires de l’ambassade américaine, dont l’ambassadrice Bridget Brink, qui a servi pendant près de 30 ans sous cinq présidents – elle a commencé sa carrière dans les dernières années de Bill Clinton. Dans une déclaration, publiée dans le Detroit Free Press, elle reconnaît que sa décision a été très difficile à prendre : pendant trois mois, elle a essayé de s’adapter à la nouvelle ligne politique, jusqu’à ce qu’elle renonce pour des raisons à la fois politiques et morales.

« Malheureusement, a-t-elle déclaré, la politique depuis le début de l’administration Trump a été de faire pression sur la victime, l’Ukraine, plutôt que sur l’agresseur, la Russie. En tant que telle, je ne pouvais plus, en toute bonne foi, mener à bien la politique de l’administration […]. Pendant trois ans, j’ai entendu les récits, vu la brutalité et ressenti la douleur des familles dont les fils et les filles ont été tués ou blessés par des missiles et des drones russes qui ont frappé des terrains de jeu, des églises et des écoles. Au cours de ma carrière passée dans des zones de conflit, j’avais déjà vu de mes propres yeux des atrocités de masse et des destructions gratuites, mais nous n’avons jamais vu une violence aussi systématique, aussi répandue et aussi horrible… Je ne peux pas rester les bras croisés alors qu’un pays est envahi, qu’une démocratie est bombardée et que des enfants sont tués en toute impunité. Je pense que la seule façon de garantir les intérêts des États-Unis est de défendre les démocraties et de s’opposer aux autocrates. La paix à tout prix n’est pas la paix du tout, c’est l’apaisement. » 

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Ambassadrice Bridget Brink : image tirée d’une vidéo à l’occasion de la Journée des Forces armées de l’Ukraine // État-major des Forces armées de l’Ukraine

Une semaine plus tard, dans une interview accordée à PBS News, elle a ajouté plusieurs points, tout en évitant diplomatiquement une réponse directe à une question sur les « autres personnes de l’ambassade en Ukraine, d’autres personnes du service extérieur qui partagent vos préoccupations, qui vous parlent de cela » : « Je pense qu’à l’heure actuelle, surtout après les nombreuses coupes budgétaires et la manière dont elles ont été effectuées, le débat est moins ouvert et les gens ont peur de s’exprimer. Pour moi, c’est très dangereux. Je n’ai jamais vu ce genre d’atmosphère dans notre pays au cours de ma vie professionnelle. J’en ai vu beaucoup à l’étranger… Mais je pense que le fait que cela se produise dans notre pays, une démocratie, la plus grande, la plus forte et, à mon avis, la meilleure du monde, est tout à fait déconcertant. »

Elle a également clarifié une question importante qui est souvent mal comprise en Occident et ailleurs, à savoir que la guerre russe en Ukraine n’est pas une guerre de territoire, mais une guerre d’identité : la Russie s’efforce de modifier le tissu même de la culture et de l’identité ukrainiennes. Et pire encore : « Je pense, et j’en suis horrifiée, que Vladimir Poutine veut rayer l’Ukraine de la carte en tant que pays, en tant que peuple, en tant que culture. Pour moi, cela rappelle certaines des périodes les plus sombres de l’Europe. Je n’aurais jamais pensé auparavant être amenée à démissionner et à m’exprimer publiquement. Mais je pense que les enjeux sont si importants, non seulement pour l’Ukraine, non seulement pour l’Europe, mais aussi pour les États-Unis. Et nous devons être du bon côté de l’histoire. »

Certes, un moineau ne fait pas le printemps, comme le disent les Ukrainiens. Et la démarche de l’ambassadrice Brink ne changera pas le cours narcissique de la politique internationale de Trump, pas plus qu’elle n’incitera de nombreux autres serviteurs de l’État et hommes politiques à suivre son exemple. Mais elle a démontré au moins deux choses. Premièrement, qu’il n’est pas nécessaire de s’en remettre à un gourou géopolitique équipé de théories « réalistes » pour comprendre les développements en Ukraine, mais qu’il suffit de les approcher de première main, sur le terrain. Et, deuxièmement, que le système politique américain n’est pas complètement pétrifié, mais qu’il y a (et qu’il y aura toujours probablement) des personnes honnêtes et courageuses en son sein, capables de s’exprimer, d’agir et peut-être, en fin de compte, de « faire venir le printemps ».

C’est en fait la conclusion à laquelle est parvenue l’oratrice polonaise Karolina Wigura à la fin du débat à l’Institut historique allemand. Elle s’est essentiellement inspirée de la description faite par Robert Kagan des « tyrannies conservatrices et antilibérales » – des dictatures douces qui recourent davantage à la corruption et à la cooptation qu’à la coercition, à la manipulation et à la désinformation qu’à la censure. La relative douceur est leur avantage, un mimétisme qui rend les tendances dictatoriales presque indiscernables. Mais c’est aussi leur point faible, car ils ne peuvent pas réprimer à grande échelle et persécuter ouvertement les opposants. Ils doivent agir dans l’ombre, pour exercer leur pression secrètement et silencieusement. La recette de la résistance est donc fondamentalement la même qu’il y a longtemps, sous le communisme moribond (et en grande partie « mou ») : allumer la lumière, couper le son, éviter toute discussion informelle avec « eux », rendre publiques toutes leurs ouvertures, toutes leurs tentatives de corruption et de chantage. Il suffit de leur dire « non », comme nos mentors, les anciens dissidents soviétiques, nous l’ont appris lorsque nous étions étudiants. 

Et, surtout, essayer de dépasser les clivages partisans et d’unifier l’opposition pour une cause commune.

La résilience et la résistance de la démocratie sont une bonne chose. Mais il peut être utile de réfléchir aussi à son affirmation.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

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15.06.2025 à 17:40

Retour d’Ukraine : « C’est arrivé près de chez vous »

Kristian Feigelson

L'auteur relate ses difficultés à obtenir et à transporter les colis avec du matériel médical, et réfléchit sur la guerre, la mémoire, l’organisation de l’aide humanitaire.

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Texte intégral (5687 mots)

Sociologue et chercheur à l’IRCAV (Sorbonne Nouvelle), l’auteur évoque son voyage en Ukraine, dont l’un des objectifs était de fournir du matériel médical à un hôpital d’Odessa. Il raconte en particulier son séjour à Tchernivtsi, grande ville multiculturelle ayant fait partie de l’Empire austro-hongrois, puis de l’URSS, avant de devenir une ville ukrainienne. Il relate ses difficultés à obtenir et à transporter des colis de matériel médical, et réfléchit sur la guerre, la mémoire, l’organisation de l’aide humanitaire.

Rentrant récemment d’une mission en Ukraine, je souhaite partager mes impressions. Ce n’est qu’une photographie d’une situation vécue dans un temps limité, lors d’une mission d’une douzaine de jours où j’ai pu recueillir différents témoignages d’Ukrainiens. Dans cette guerre qui dure déjà depuis plus de 3 ans, et que je qualifiais de « drôle de guerre »25, j’avais voulu être utile au plus petit niveau sur l’échelle de la solidarité, dans le cadre d’un conflit meurtrier qui concerne aujourd’hui toute l’Europe. J’écrivais ainsi mi-mai dans ma note d’intention adressée à différents amis, réseaux ou associations concernées : « Depuis un premier voyage en 1977, j’avais connu l’Ukraine et j’y étais retourné ensuite à la chute de l’URSS pour animer des séminaires à Kyïv en tant que professeur. J’avais toujours admiré cet esprit de résistance qui anime l’Ukraine, devenu depuis un pays indépendant et souverain. Après l’invasion russe en 2022, j’ai pris position régulièrement dans les médias pour tenter d’éclaircir le contexte russo-ukrainien, puis co-organisé l’an passé un festival de documentaires ukrainiens sur cette guerre, mais cela ne remplissait pas à mon avis la fonction essentielle d’une véritable solidarité, fondée sur des aides plus concrètes. Agir n’a aucun sens sans un minimum d’action réelle. » Fidèle à ces questionnements et soucieux de me rendre sur le terrain, sans doute en raison de ma déformation professionnelle de sociologue, j’avais l’idée de pointer certains paradoxes de cette société en guerre. Mais je voulaiss aussi, à la demande expresse d’une femme médecin à Odessa, sœur d’une amie exilée à Stockholm, fournir à l’équipe de son hôpital du matériel médical essentiel (notamment des gants stériles et des mèches hémostatiques pour chirurgie de guerre), alors que les populations civiles et les hôpitaux sont bombardés au quotidien.

Un parcours du « combattant » ?

Rechercher des fonds et réunir la commande médicale à Paris en 10 jours relevait déjà d’un parcours d’obstacles. J’avais pourtant au préalable sollicité depuis plusieurs mois quelques associations françaises qui s’occupent de l’Ukraine, et qui étaient susceptibles de pouvoir m’aider dans cette entreprise. Une association ne me répondit jamais. Une autre qui s’occupait de transporter du matériel militaire me rappela justement que mon projet ne rentrait pas dans son domaine de compétences. Une troisième, plus soucieuse de son impact médiatique me sollicita plutôt pour signer des pétitions dans les journaux, ce que je fis d’ailleurs. Une dernière se préoccupait plutôt de se rendre à un prochain festival documentaire à Kyïv. Aucune de ces associations ne souhaita vraiment diffuser ma note d’intention à ses membres, qui explicitait pourtant la finalité de ma mission et que j’autofinançais au départ. Cela me permit finalement de mesurer à Paris l’écart entre les discours et les réalités sur l’Ukraine.

De fait, rentrant juste des États-Unis où j’étais devenu chercheur associé à l’Université NYU, j’avais pu me rendre compte du travail d’aide médicale à l’Ukraine effectué par des associations américaines, comme Kind Deeds et BlueCheck Ukraine, malgré les mesures récentes décidées par l’administration Trump. Dans le contexte d’un système médical américain onéreux et loin d’être un modèle enviable pour l’Europe, elles ont pu par exemple travailler de concert avec l’hôpital universitaire de Staten Island face à New York, spécialisé dans l’équipement de prothèses médicales, pour soigner les grands blessés de guerre. Grâce aux communautés locales et à une importante ONG en lien avec Médecins sans Frontières, cet hôpital peut prendre en charge des blessés ukrainiens pour trois mois de réhabilitation, avec un coût par soldat d’environ 35 000 euros tous frais payés. D’ailleurs, nombre de ces soldats repartent ensuite se battre courageusement sur le front ukrainien. Le président Zelensky avait pu visiter cet hôpital unique lors d’une visite officielle aux soldats blessés en septembre 2023.

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Visite de Volodymyr Zelensky au Staten Island University Hospital // president.gov.ua

À mon retour d’Ukraine, je me demandais pourquoi des structures médicales en Europe aussi bien équipées ne pouvaient faire de même alors que cette guerre est à trois heures de vol de Paris ? Sans aucun doute, le système de financement américain via des fondations privées permet de lever assez vite des fonds à la différence du système français fonctionnant plutôt sur des fonds publics. La principale et la plus innovante parmi la centaine d’organisations aidant l’Ukraine reste sans doute BlueCheck Ukraine. Elle s’inspire d’un modèle anglo-saxon philanthropique fondé avant tout sur l’esprit de charité. Celle-ci a récolté et reversé depuis 2023 plus de 4,5 millions de dollars à tout un réseau d’aide médicale et d’assistance dans près d’une vingtaine de régions en Ukraine. Les fonds sont transférés en Ukraine en moins de 72 heures.

Passer par les services d’un hôpital en France s’avérait aussi impossible, notamment pour avoir accès à l’achat de stocks non utilisés. Sur les conseils d’un ami professeur de médecine dans un grand hôpital parisien, m’interrogeant sur la façon d’obtenir ou de commander des stocks de gants chirurgicaux non vendus en pharmacie, ou de pouvoir les faire financer, j’ai contacté différents sites d’économies solidaires. Mon texte explicatif pour préciser ma démarche incluant le mot « Ukraine », tous refusèrent d’accueillir ma proposition : comme on me le précisa ensuite, l’emploi des termes « aide à l’Ukraine » repéré par les algorithmes devient un terme repoussoir, susceptible de générer des escroqueries au nom de l’Ukraine. Finalement, seule une plate-forme américaine d’économie solidaire hébergée en Irlande accepta mon projet autofinancé, puis seule une association franco-géorgienne répondit favorablement pour diffuser mon appel ! Mes démarches d’aides au financement auprès de mes réseaux professionnels furent globalement couronnées d’assez peu de succès, certains jugeant sans doute cette initiative peu appropriée sans toutefois la désapprouver ouvertement.

Partagés entre indifférence affichée et sympathie amusée, les quelques militants de « la cause ukrainienne » que j’avais sollicités pour m’accompagner ou m’aider à cette occasion à Odessa se récusèrent tous26. Pourtant je me rendais dans une région relativement épargnée !

Toute autre fut la réaction du corps médical comme des pharmaciens ou grossistes en matériel médical contactés en France, tous soucieux de bien vouloir m’aider en connaissance de cause. Par malchance, je fus confronté à une rupture générale de stock du matériel médical commandé, à une dizaine de jours de mon départ. Malgré de nombreuses difficultés, j’ai finalement réuni un budget, et un distributeur de matériel médical me livra à Paris au prix fort quelques cartons de son stock, tandis qu’un grossiste de Clermont-Ferrand accepta dans le temps imparti de faire partir en urgence d’autres cartons à Nice, qui devaient m’être livrés ensuite à la frontière roumano-ukrainienne grâce à l’aide d’autres collègues. Mais là encore, je n’étais pas au bout de mes surprises. Si une grande majorité s’acquitta par esprit de solidarité de cette tâche consistant pour  chacun à transporter un carton médicalisé, une petite minorité s’y refusa, prétextant des surtaxes éventuelles d’avion à payer ou encore leurs appréhensions à transporter ces cartons médicalisés ! Or les véritables inquiétudes de professeurs bien informés devraient, me semble-t-il, d’abord concerner l’Ukraine blessée, meurtrie et dévastée. J’ai donc connu, avant mon départ, toute une série de contraintes et difficultés inattendues, mais aussi d’obstacles inappropriés, qui précédèrent ceux que je pensais rencontrer en Ukraine sur le terrain.

En Ukraine

Seules quelques options s’ouvraient pour franchir la frontière ukrainienne, aucun avion n’étant autorisé à atterrir ou à survoler le pays. Un de mes amis l’avait franchie l’an dernier grâce à l’appui d’une association d’aide à l’Ukraine dont il était membre, pour véhiculer par la route du matériel à Lviv dans l’Ouest de l’Ukraine. Mais le retour par la frontière polonaise, avec plusieurs heures d’attente en bus, s’était avéré cauchemardesque. Une autre solution se présentait par la Moldavie pour rejoindre Odessa. Un premier voyage de 8 heures de train pour faire seulement 300 km et traverser la Transylvanie me permit d’atteindre la frontière roumaine. Puis le franchissement en bus de la frontière ukrainienne se passa sans encombre en moins d’une heure d’attente avec un couloir réservé au bus roumain (celui du retour fut plus long et fastidieux via un service de voiture privée ukrainienne sur un autre poste frontière en zone rurale entrecoupée de barrages militaires routiers). Je m’inquiétais moins de la guerre (un drone russe était tombé la veille à proximité) que de mon passeport français où était apposé un visa scientifique russe pourtant expiré.

Mais l’arrivée à Tchernivtsi, grande ville ukrainienne, sous une pluie battante, se fit dans de bonnes conditions grâce à l’aide d’une collègue ukrainienne. Je fus logé dans un des hôtels de la ville, qui me rappela la période soviétique – grand et désert, sombre et lugubre malgré la gentillesse de tout le personnel. Un couvre-feu était imposé entre minuit et 4 heures du matin et la sirène retentit une nuit, signe inquiétant de l’intensification des attaques nocturnes de drones russes sur une grande partie de l’Ukraine, mais aussi de leur capacité à atteindre la frontière proche de la Roumanie et à y provoquer des coupures d’électricité par intermittence et autres dégâts.

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Monument à Paul Celan à Tchernivtsi. Photo : Galia Ackerman

Tchernivtsi, siège du premier congrès juif en 1908 légitimant la langue yiddish, est la ville natale du poète Paul Celan, exilé par la suite en France, dont la statue moderne trône dans un square. Sa population juive, à 40 % avant la Seconde Guerre mondiale, fut anéantie d’abord lors des pogroms organisés par des supplétifs roumains des nazis, puis ces derniers poursuivirent l’extermination27. Un grand cimetière juif à l’abandon à l’écart de la ville témoigne de ce que fut cette richesse culturelle juive disparue aujourd’hui de toute l’Europe centrale. Une synagogue en chantier à l’entrée du cimetière, financée par l’Allemagne, annonce une réouverture pour 2019 mais reste inachevée pour cause de guerre, alors que la grande synagogue en centre-ville fut transformée après-guerre par les Soviétiques en salle de cinéma ; on l’appelle « Kinagogua ». Ironie du sort, on y programmait comme à Paris le dernier Mission impossible avec Tom Cruise. Une petite synagogue hassidique dans l’ancien quartier juif du ghetto reste encore en activité pour une communauté de moins de 2 000 personnes. La ville fut incorporée à l’URSS de Staline, avec ses banlieues soviétisées, mais son centre historique resta globalement fidèle à l’héritage architectural austro-hongrois rappelant à la fois Lviv, Cracovie, Vienne, voire Saint-Pétersbourg. Ville frontière mais aussi ville vivante, jamais en repos à la différence de celles visitées du côté roumain, Tchernivtsi témoigne maintenant d’un leg ukrainien avec sa place centrale où trône la statue du poète Chevtchenko sur fond d’un immense drapeau ukrainien. Aucun touriste pratiquement, mais la ville accueille une importante communauté d’étudiants indiens venus y faire leurs études de médecine, tout comme d’ailleurs Cluj en Roumanie compte près de 2 000 jeunes Français inscrits dans des cursus médicaux.

Avec plus de 350 000 habitants, Tchernivtsi fait face aujourd’hui à l’afflux important de réfugiés du front de l’Est, soit près d’un tiers de sa population28. La ville témoigne aussi de son multiculturalisme religieux : nombre d’églises orthodoxes, gréco-catholiques, protestantes, uniates ou encore une église arménienne, cette dernière ayant été transformée par les autorités soviétiques en aire de stockage avant d’être réhabilitée après 1991 (quoique la population arménienne ait totalement disparue aujourd’hui de la ville). Le patriarche Kirill de Moscou – un ancien du FSB qui prêche une guerre sainte et fratricide en Ukraine, au nom d’une unité mythique du monde slave comme d’une lutte contre un Occident collectif et dépravé –, est vilipendé et considéré comme persona non grata en Ukraine. La cathédrale affiliée au Patriarcat de Moscou a été annexée, dans un pays très croyant ; celles de Nice en France sont d’ailleurs récemment passées sous contrôle de l’État russe29.

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Ici a vécu Celan. Photo : Galia Ackerman

À la différence de la Russie, toutes les statues de Lénine ont disparu en Ukraine, effaçant un passé totalitaire30. La ville se distingue aussi par ses nombreuses spécialités culinaires et compte des restaurants asiatiques, japonais, indiens, thaï ou encore géorgiens et casher, bien que le seul restaurant français apprécié ait fermé juste après l’invasion russe. Le parc automobile est totalement rénové, majoritairement allemand comme coréen, et on n’y croise pratiquement plus d’anciennes voitures soviétiques. L’économie numérique est omniprésente dans l’espace public, tant dans les lieux touristiques parsemés de QR Code que dans les menus des restaurants. Les supermarchés sont bien achalandés, en ville et à la périphérie de grands centres commerciaux jusqu’à y trouver même des marques de vodka française inconnues en France ou du Coca-Cola américain rebaptisé « Rodina » (Patrie). Pourtant, malgré cette apparente abondance, les salaires moyens sont estimés à 500 euros et chaque habitant cumule un ou deux emplois, souvent précaires.

L’université, ancien siège de l’archevêché, construite en 1863 dans un style ottoman par un architecte pragois venu de Vienne et située dans un grand jardin, rappelle les campus anglo-saxons. Invité à donner un séminaire par mes collègues ukrainiens à l’université, j’ai présenté une recherche sur la construction de l’ennemi et du traître dans le cinéma soviétique des années 1960, à partir de trois films de fiction primés à l’Ouest dans de grands festivals internationaux de l’époque, Cannes, Berlin et Venise. Ces films avaient permis, dans un contexte de guerre froide et sur un mode romancé, de contribuer au discours soviétique dominant de l’époque sur la Paix, entre l’invasion de Budapest en 1956 et l’installation des missiles à Cuba en 1962. Ces films de trois générations de réalisateurs soviétiques (Quand passent les cigognes (1957) de Kalatozov, La ballade du soldat (1959) de Tchoukhraï, L’enfance d’Ivan (1962) de Tarkovski) effacent paradoxalement l’image du nazi pour faire émerger la figure héroïque du soldat russe au détriment des autres « peuples punis de l’URSS », qui participèrent massivement à l’effort de guerre31. On se devait de rappeler que 6 millions d’Ukrainiens avaient combattu dans l’Armée rouge, 120 000 dans l’armée polonaise, et moins de 13 000 dans la Légion UPA/Bandera aux côtés de l’armée allemande. En 1945, on avait évalué le total des seules pertes ukrainiennes à 3 à 4 millions de soldats et 5 millions de civils en Ukraine. Sans oublier les millions de soldats des républiques du Caucase et d’Asie centrale, actifs sur le front de l’Est mais absents dans tous ces films. Devant un parterre d’enseignants et d’étudiants, attentifs mais souvent ignorants de ces films comme de ce passé soviétique récent, je reprenais cette question du nazisme comme figure répétitive et fallacieuse légitimant l’invasion russe. Il y a déjà 20 ans, lors d’un séminaire en sociologie à l’Université de Saint-Pétersbourg, j’avais fait la même observation sur ce clivage générationnel d’une mémoire aujourd’hui occultée32.

Comment finalement appréhender cette guerre sans référence à un héritage soviétique toujours présent, oblitérant déjà le pacte germano-soviétique de 1939 ? À la différence de l’Allemagne d’après-guerre où un véritable travail de la mémoire avait été entrepris depuis plusieurs générations, dans la Russie post-soviétique, toutes ces entreprises furent quasiment vouées à l’échec ou bannies, comme Memorial. Aujourd’hui, dans la Russie de Poutine, on réhabilite Staline et on inaugure sa statue monumentale dans une station centrale du métro à Moscou, la Taganskaïa, ou on rebaptise l’aéroport de Volgograd « Stalingrad international ».

Et la guerre actuelle ?

Celle-ci est à la fois présente et lointaine. Tchernivtsi est équivalente en population à Marioupol, ville martyre comme bien d’autres, située à quelques centaines de kilomètres plus au sud. Tout aussi grande que Bordeaux, Marioupol, port stratégique au bord de la mer d’Azov, reliée à la mer Noire, fut presque entièrement rayée de la carte dès le début de l’invasion russe de février 2022. Le documentaire 20 jours à Marioupol (2023), que j’ai présenté à la Sorbonne en décembre 202433, mentionnait 35 000 morts civils, tués au cours de l’ « Opération militaire spéciale » au nom d’une soi-disant lutte contre le nazisme. Un chauffeur de taxi réfugié de Marioupol, qui avait vécu ces événements en direct, me parla plutôt d’un bilan chiffré de 100 000 morts civils. La ville est désormais occupée par les Russes qui en font maintenant la promotion immobilière en Russie pour y installer leurs compatriotes.

On ressent dans la population un mélange à la fois de détermination et d’usure, d’individualisme et de solidarité collective. Les bureaux de recrutement militaire fonctionnent en recrutant aussi sur des contrats à durée déterminée, mais aucun homme sans autorisation spéciale n’a le droit de quitter aujourd’hui l’Ukraine34. Comme partout en Ukraine, le cimetière central à la sortie de la ville est couvert de milliers de tombes, chacune aux couleurs du drapeau ukrainien. Nombre de cercueils sans être enterrés reposent à même sur la terre fraîche. Les photos de très jeunes soldats tués parsèment la ville et rappellent l’ampleur de cette guerre au quotidien. Chaque famille est touchée de près ou de loin35.

Après dix années de guerre, les tensions sont palpables au sein de la société ukrainienne. Dans la rédaction du journal local Molodoï Boukovinets que j’ai pu visiter, une partie souhaite pouvoir négocier les territoires occupés par la Russie, une autre refuse toute concession. Certains jugent que cette économie de guerre est profitable à une minorité et participe aussi d’une corruption en Ukraine. Tous invoquent le grand nombre de morts rendant des négociations difficiles, à la fois avec Poutine – traité d’assassin – et avec Trump – considéré comme un traître à l’Ukraine. La plupart des gens, ici, mettent leur foi en l’Europe, dont ils regrettent le manque d’implication militaire, tout en partageant depuis Maïdan ses valeurs démocratiques, comme le montrent les bâtiments officiels, tous recouverts de drapeaux ukrainiens et européens.

Pour ces Ukrainiens que j’ai rencontrés, la Russie de Poutine a lancé une vaste offensive non seulement contre l’Ukraine en première ligne mais contre l’ensemble de l’Europe. Bien qu’en partie russophone, la population refuse majoritairement de parler le russe, comme dans tous les pays d’Europe centrale qui furent occupés par les Soviétiques36. Les programmes de télévision, pourtant soumis à la censure militaire, diffusent en boucle les informations du front et, actualité oblige, les dernières attaques massives de drones russes sur les villes ukrainiennes, et celles des drones ukrainiens, victorieux, sur la Russie. Ils alternent avec d’autres programmes de divertissement ou de séries latino-américaines doublées, comme s’il fallait aussi oublier cette guerre et continuer à vivre, sinon survivre. Cependant, la région que j’ai visitée rappelle une terre martyre et renvoie à une autre histoire, celle de l’Europe centrale marquée à la fois par Hitler et Staline37. Aujourd’hui, l’Ukraine est confrontée à une nouvelle économie de la mort russe, « smertonomika », alimentée par le lobby militaire et décrétée par Poutine sans qu’on en mesure à terme les réelles perspectives38.

Épilogue

Aller à Odessa, ma destination prévue, s’avéra finalement dangereux avec l’intensification ces jours-ci des bombardements russes sur la ville. Je dus y renoncer sur place. Le voyage demandait encore près de 13 heures de train ou de bus à l’aller avec un retour incertain étant donné le contexte actuel. Néanmoins, je pus livrer l’ensemble de mes colis médicaux à Odessa. Grâce à un service postal privé très efficace, signe aussi de l’esprit d’entreprise, à la fois créatif et innovant des Ukrainiens, l’ensemble de ce matériel médical destiné aux médecins de l’hôpital d’Odessa fut livré en une nuit. Sans doute quelques vies pourront être sauvées. J’avais pourtant bien conscience que c’était une goutte d’eau dans un océan.

<p>Cet article Retour d’Ukraine : « C’est arrivé près de chez vous » a été publié par desk russie.</p>

15.06.2025 à 17:39

Roulette russe pour la presse hongroise : à quand le coup fatal ?

Antoine Laurent

Le régime d’Orbán vise à faire taire toute voix d’opposition par des lois liberticides, mais aussi par des pressions financières, à la façon de la Russie de Poutine.

<p>Cet article Roulette russe pour la presse hongroise : à quand le coup fatal ? a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (4761 mots)

Le 13 mai 2025, l’un des deux partis du gouvernement hongrois, Fidesz, a présenté un projet de loi sur la « transparence de la vie publique » au Parlement de Hongrie. La publication du texte, qui vise officiellement à protéger le pays des ingérences étrangères, a provoqué une vague d’indignation en Hongrie et en Europe. Son examen, initialement prévu à la mi-juin, a été reporté à l’automne. Afin de comprendre en quoi ce projet de loi constitue une menace existentielle pour la liberté de la presse, notre auteur examine le cas du journal Átlátszó, dont la situation délicate risque de s’étendre autres médias indépendants du pays.

Le soir du 28 mai, c’est une scène bien étrange qui se déroule aux alentours du parlement de Hongrie, à Budapest. Une marche soviétique, solennelle et tout en chœur, inonde l’espace sonore, tandis qu’une jeune femme vêtue de l’uniforme de police de la Hongrie socialiste s’avance au pas sur l’esplanade. En arrière-plan, des grilles de chantier forment des enclos, dans lesquels on aperçoit quelques personnes. « Ceci est une manifestation spéciale contre la dernière loi du régime de Viktor Orbán », en référence au projet de loi sur la transparence de la vie publique proposé par le Fidesz, précise la jeune femme en uniforme, que nous appellerons Napsugár. 

« Régime », le mot est fort ; aussi fort que le projet qui inquiète la presse indépendante et la société civile hongroise. Pour cause, par cette loi, le gouvernement serait en mesure de dresser une liste des organisations représentant selon lui une menace pour la « souveraineté hongroise » – un concept d’ailleurs assez vaguement défini.

Une fois inscrites sur cette liste, ces organisations ne pourraient plus recevoir de fonds de l’étranger sans autorisation, deviendraient inéligibles au don d’1 % de l’impôt sur le revenu que les contribuables de Hongrie peuvent choisir de verser à une association dont ils souhaitent soutenir le travail, tandis que la possibilité de recevoir des dons classiques se verrait compliquée à l’extrême. En cas de violation de l’interdiction de percevoir des fonds étrangers, une organisation concernée serait passible d’une amende équivalente à 25 fois la somme perçue, payable sous 15 jours.

Enfin, ces organisations pourraient faire l’objet d’enquêtes approfondies de la part de l’autorité hongroise en charge de la lutte contre le blanchiment d’argent. Leurs dirigeants seraient officiellement considérés comme des « personnalités politiques », et devraient se soumettre à une déclaration de patrimoine.

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Des participants à la performance du Kutya Párt déclarent leurs revenus provenant de l’étranger avant leur incarcération // Antoine Laurent

Comme un air de Kremlin

« C’est vraiment similaire à ce qu’ils ont fait en Russie », souligne Napsugár, en référence à une série de lois russes, promulguées entre 2012 et 2022. Visant officiellement à protéger la souveraineté russe des influences étrangères, ces lois permettent en réalité de priver les médias, les ONG ou toute initiative individuelle opposée au gouvernement d’un quelconque soutien étranger et de jeter le discrédit sur ces organisations en les forçant à se déclarer comme « agents de l’étranger ».

« Nous protestons contre cette loi en construisant une prison, indique une autre manifestante du nom d’Anna en désignant les enclos établis sur la place, parce que [si cette loi était votée] la moitié de la Hongrie serait incarcérée », exagère-t-elle à dessein, afin de souligner que rares sont celles et ceux qui n’ont jamais reçu une somme quelconque provenant de l’étranger. « On a donc décidé de construire cette petite installation sous l’ancien bureau de Viktor Orbán », achève-t-elle en désignant la façade du parlement.

Outre se faire photographier en prison, les visiteurs se voient offrir la possibilité de déclarer leurs revenus provenant de l’étranger sur un registre fictif répertoriant leurs empreintes digitales. La performance, qui se déroule dans une ambiance potache, est organisée par le Kutya Párt, ou Parti hongrois du chien à deux queues, un parti satirique particulièrement critique de la politique menée par M. Orbán, au pouvoir en Hongrie sans interruption depuis 2010.

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Napsugár prend la pause devant les prisons fictives construites par le Kutya Párt. Photo par J. M., le 23 mai 2025. Sur le panneau, on peut lire : 

Chers prisonniers !
Cette semaine, le Kremlin tient une session délocalisée au Parlement hongrois. Au cours de sa présence, il votera une loi proposée par le Fidesz visant à rendre la vie civile impossible. Le Parti du chien à deux queues y a vu une opportunité commerciale et construit une prison pour les médias non russophones, ou ceux traduits du russe vers le hongrois, ainsi que pour les organisations civiles.
La route vers la prison s’arrête ici (tout comme votre liberté) et nous vous remercions de visiter notre tout nouveau centre de détention – une preuve supplémentaire que notre pays est bel et bien en voie de développement. Participez à notre initiative, aidez le gouvernement et incarcérez-vous de votre propre initiative !
Au mur des portraits judiciaires, choisissez votre crime, prenez une photo, puis sélectionnez votre cellule personnelle. Prenez votre dernière photo pour le monde extérieur et installez-vous confortablement.

Átlátszó, ou l’investigation qui dérange

Pour en savoir plus sur les conséquences de l’adoption éventuelle de ce projet de loi, un détour par la rédaction du journal d’investigation Átlátszó – dont le nom signifie transparence en hongrois – semble s’imposer. Passées les solides grilles qui protègent la porte d’entrée de la rédaction, c’est une ambiance nettement plus fébrile que l’on découvre. Et pour cause : ce média indépendant a tout du candidat idéal aux sanctions prévues par le projet de loi sur la transparence de la vie publique.

Spécialisés dans les affaires de corruption, ses journalistes ont à plusieurs reprises dénoncé les pratiques douteuses de certains membres du Fidesz (voir ici ou ici). En outre, le journal critique régulièrement la politique industrielle et environnementale du gouvernement (ici ou ici) ; des activités qui ne vont pas sans quelques complications. Átlátszó, indique le rédacteur en chef et fondateur du journal, Tamás Bodoky, est ainsi poursuivi en justice « cinq à dix fois par an ». Cependant, précise notre hôte, le journal n’est que rarement inquiété. « Nous nous appuyons sur des faits, et nous en vérifions l’exactitude. Nous ne diffusons aucune fausse information. Au cours des cinq dernières années, je ne pense pas que nous ayons perdu un seul procès. » Átlátszó, on s’en doute, n’est donc pas à proprement parler le média favori du Fidesz.

Le bureau de la protection de la souveraineté, tumulte avant-coureur

À première vue, révéler des affaires de corruption ne s’apparente guère à une menace pour la souveraineté d’un État. Pourtant, d’après M. Bodoky, ce sont justement ces révélations qui expliqueraient la situation délicate dans laquelle se trouve le journal. En juin 2024, explique-t-il, Átlátszó a fait l’objet d’une enquête par un organisme bien particulier, le Bureau de la protection de la souveraineté (BPS), un organisme administratif placé sous l’autorité du gouvernement et dont la mission consiste, pour l’heure, à mener et publier des enquêtes sur les organisations représentant une menace pour la souveraineté hongroise.

Le rapport d’enquête du BPS, publié en octobre dernier, conclut notamment que « les activités d’Átlátszó révélées dans le rapport posent un problème de souveraineté à la Hongrie » et que « l’étendue des dommages causés par [le journal] est considérable ». Ses auteurs présentent le journal comme un relais de la politique d’influence américaine – d’après M. Bodoky, les deux précédents budgets du journal ont bénéficié d’une aide indirecte de l’agence des États-Unis pour le développement à hauteur de 10 à 15 %. Les auteurs du rapport soulignent de plus que « le financement par des réseaux étrangers est une condition préalable à la création et au fonctionnement d’Átlátszó, sans lequel l’organisation ne pourrait pas fonctionner, ou seulement à une échelle bien moindre ».

Lourd constat sans poursuites : dans quel but ?

Malgré ce constat, aucune procédure judiciaire n’a été ouverte à l’encontre du journal ou des membres de la rédaction. Átlátszó, en revanche, a décidé d’attaquer en justice le rapport d’enquête du BPS. « Nous avons exigé que ce bureau prouve ses allégations, détaille M. Bodoky, mais la semaine dernière [le 20 mai, NDLR], il y a eu une audition et ils ne se sont pas présentés. Ils ont envoyé une lettre à la cour indiquant qu’ils n’avaient pas à prouver [leurs déclarations] dans la mesure où ce qu’ils ont publié n’était qu’une opinion. »

Une simple opinion, sur l’oubli de laquelle le journal pourrait parier, si elle n’était pas amplement relayée auprès du public. M. Bodoky relève ainsi qu’une « proportion croissante des références [en ligne à notre journal] sont liées au BPS », notamment au sein des « médias gouvernementaux », lesquels dominent de façon écrasante le paysage médiatique hongrois – un phénomène décrit de longue date par de nombreux médias dont RFI, Le Monde, ou l’association Reporters sans frontières.

Une simple opinion, cependant, dont le texte du projet de loi sur la transparence semble se faire l’écho. Dans son rapport d’enquête, le BPS indique qu’Átlátszó travaille à « influencer les processus décisionnels publics et sociaux » ; le projet de loi quant à lui, vise à cibler les organismes cherchant à influencer « les processus décisionnels de l’État et de la société ».

Une « simple opinion » donc, qui s’apparente à une campagne de communication visant à préparer les Hongrois à l’adoption de la loi sur la transparence… dont la mise en œuvre reposera principalement sur le BPS. En cas d’adoption, c’est en effet à cet organisme, sur la base de ses enquêtes, que reviendrait la responsabilité de proposer une liste d’organisations menaçant la souveraineté hongroise au gouvernement, lequel disposerait du pouvoir de la valider par décret.

Associations : enlever l’ultime bastion

La mise à l’index d’Átlátszó serait d’ailleurs d’autant plus aisée que le journal, contrairement à la plupart des médias historiques hongrois, dispose du statut d’organisation à but non lucratif, l’une des catégories d’organisations visées par le projet de loi.

Si M. Bodoky a décidé de donner un tel statut au journal, explique-t-il, c’est par volonté de lui garantir une indépendance éditoriale la plus large possible, en se prémunissant de tout conflit d’intérêt économiques ou politiques entre de potentiels investisseurs et la rédaction. M. Bodoky parle d’expérience. Auparavant journaliste auprès du site d’information Index.hu, il a rencontré des difficultés à plusieurs reprises pour publier ses premiers articles d’investigation dans les années 2000.

Selon Zalán Zubor, journaliste d’Átlátszó spécialisé dans les affaires de corruption liées aux ONG, le choix d’opter pour le statut d’organisation à but non lucratif doit être mis en rapport avec un environnement particulièrement hostile au financement de la presse. En Hongrie, explique notre interlocuteur, les revenus générés par la publicité constituent la principale source de revenu des journaux traditionnels hongrois ; une source de revenu que le Fidesz est accusé de vouloir tarir (en imposant massivement les bénéfices générés par la publicité) et de manipuler en faveur des médias proches de sa ligne politique (en leur accordant des publicités d’État sans rapport avec leur audience) et ce depuis plusieurs années, comme le rapportent Courrier international ou RFI.

En outre, ajoute M. Zubor, ces pratiques se doublent de pressions exercées sur les agences publicitaires ; au point que « même de grandes entreprises n’osent plus faire de publicité dans les journaux d’opposition ou indépendants, par peur ensuite de se voir écarter [de potentiels marchés publics] ». Afin de contourner ce qui s’apparente à une tentative de prise de contrôle de la presse par le Fidesz et ses soutiens financiers, opter pour le statut d’organisation à but non lucratif s’est donc progressivement imposé comme une nécessité pour les créateurs de médias souhaitant garantir l’indépendance de leur ligne politique.

Aides en provenance de l’étranger : tarir la dernière source

D’après M. Zubor, pour Átlátszó comme pour les autres médias fondés ces dernières années, ce choix « s’est avéré plutôt efficace » en rendant les journaux « plus résistants ». Ainsi, se souvient M. Bodoky, six mois après le lancement d’Átlátszó, en 2011, « je pouvais payer mon salaire et une année plus tard […] nous pouvions embaucher des journalistes ». La rédaction en compte aujourd’hui douze. Les médias qui bénéficient du statut d’organisation à but non lucratif sont éligibles aux dons des particuliers ainsi qu’au don d’1 % de l’impôt sur le revenu. En outre, il leur permet d’effectuer des demandes de bourses de la part de fondations hongroises ou étrangères spécialisées dans le soutien à la presse.

C’est d’ailleurs ce dernier avantage qui explique la dimension internationale des finances d’Átlátszó mise en évidence par le rapport du BPS. « Je dirais qu’il y a un peu de vrai dans ce qu’ils disent [à ce sujet], indique M. Bodoky, car environ 50 à 60 % de notre budget annuel provient de subventions et de projets étrangers. Mais, précise-t-il, il ne s’agit pas d’un seul donateur, d’une unique entité étrangère qui nous donnerait cette somme. Il est question d’une douzaine de bailleurs de fonds, y compris des programmes, comme le Journalism Fund [une association belge spécialisée dans le soutien au journalisme indépendant et d’investigation, NDLR]. » Ces fonds, précise le rédacteur, proviennent « en partie de l’Union européenne, en partie des États-Unis ».

Le silence ; puis les élections

Pour Átlátszó comme pour les autres médias disposant du même statut, une inscription sur la liste des organisations réputées nuisibles en vertu de la loi sur la transparence équivaudrait donc tout bonnement à la faillite.

Même si, comme l’explique M. Bodoky, le journal a constitué des réserves qui lui permettraient de continuer à fonctionner pendant un temps, il n’en demeure pas moins que la réputation d’indépendance d’Átlátszó serait un peu plus dégradée dans l’opinion, puisque les membres du bureau de l’association qui publie seraient officiellement considérés comme des personnalités politiques. Plus grave encore, en l’état actuel du texte, les sources des journalistes seraient menacées. En cas de contrôle, l’autorité de lutte contre le blanchiment pourrait en effet exiger de la rédaction qu’elle lui transmette différentes informations, « données personnelles et protégées y compris ».

Une telle situation serait une catastrophe pour les médias indépendants subsistant en Hongrie, mais également pour les autres acteurs de la société civile bénéficiant du statut d’organisation à but non lucratif, dont certains ont également fait l’objet d’une enquête du BPS au cours de l’année passée. C’est le cas de l’ONG Transparency International, spécialisée dans la lutte contre la corruption, ou encore de l’association environnementale hongroise Göd-ÉRT.

Depuis plus de trois ans, la Hongrie figure au dernier rang des pays de l’Union européenne dans l’indice de perception de la corruption publié annuellement par Transparency International. Göd-ÉRT s’est illustré par son opposition à la politique du gouvernement Orbán visant à favoriser l’installation d’usines de fabrication de batteries en Hongrie. L’organisation a attaqué en justice l’entreprise Samsung pour ses manquements aux normes environnementales, comme l’a d’ailleurs rapporté Átlátszó.

Pour comprendre ce soudain déchaînement du gouvernement Orbán contre les voix dissidentes, indique József Makai, journaliste en charge des Balkans et de l’Ukraine à Átlátszó et enseignant à l’université Kodolányi de Budapest, il est « important de replacer les choses dans leur contexte ».

« Nous sommes à environ dix mois des élections [législatives], poursuit-il. Une nouvelle force politique [le parti Respect et Liberté de Peter Magyar, NDLR], arrive en tête des sondages. […] Il est évident qu’il a gagné la confiance des gens. Le Fidesz est en grand danger. Ils ont donc besoin d’éliminer tout ce qui ne va pas dans leur sens. » En outre, d’après M. Makai, cette manœuvre aurait l’avantage de permettre au Fidesz de faire appel à son électorat, en recourant à une tactique qui, jusqu’ici, a fait son succès. « C’est le cœur de la politique du Fidesz : avoir un ennemi, mener un combat, faire campagne contre quelqu’un. […] Toujours être dans le conflit, toujours être à la recherche d’un nouvel ennemi – ou d’un ancien, s’ils n’en trouvent pas de nouveau », détaille-t-il sans ambages.

À propos d’ennemi de longue date, indique M. Makai, il est possible que le projet de loi sur la transparence ait également été conçu par le Fidesz comme un moyen de « prendre sa revanche sur George Soros » – une hypothèse qu’envisage également M. Bodoky. Réputé philanthrope (un qualificatif que les gouverneurs de la banque d’Angleterre ne partageraient pas nécessairement), ce milliardaire est accusé, depuis des années, par les gouvernements Orbán successifs de s’ingérer dans les affaires publiques du pays.

La fondation de M. Soros, Open Society (qui a soutenu Átlátszó) milite entre autres pour la liberté de la presse. Elle apporte depuis l’étranger son soutien financier à différentes organisations basées en Hongrie : visés par les attaques incessantes du Fidesz, ses dirigeants se sont résolus à fermer leur branche hongroise en 2018. L’événement, largement relayé par la presse européenne et américaine, a provoqué une vague de critiques ; mais qu’importe.

Une rumeur mais pas d’entraves

Qu’importe car « Orbán et le Fidesz n’ont pas peur du conflit », souligne M. Makai, qu’il s’agisse des critiques de l’opposition (aujourd’hui sous-représentée au Parlement hongrois, où le Fidesz dispose d’une écrasante majorité absolue), des manifestations, voire des réprimandes des eurodéputés ou de la Commission européenne. Au niveau européen, souligne M. Makai, même les recours en justice se sont jusqu’ici révélés sans grand effet.

En juin 2024, rappelle-t-il, la Hongrie a été condamnée à verser une amende de 200 millions d’euros pour non-respect du droit d’asile et à verser un million d’euros par jour tant que sa politique migratoire n’aura pas été mise en conformité avec les règles européennes. Pourtant rien n’y fait : à ce jour, le gouvernement Orbán refuse de payer. Lasse, la Commission s’est résolue à suspendre une partie des aides européennes qui sont versées au pays. En vain.

Pour la rédaction d’Átlátszó, ce ne sont donc pas les protestations, d’où qu’elles viennent, qui empêcheront le Fidesz de voter son projet – une source requérant l’anonymat indique même que le gouvernement réfléchirait à adopter par décret une version du texte spécifiquement orientée vers les médias et ce avant même l’examen du texte général prévu à l’automne.

Ces mêmes protestations devraient par ailleurs rester sans effet en ce qui concerne le projet d’amendement de la constitution évoqué par le Fidesz au mois de mars et qui semble faire office de complément au projet de loi sur la transparence. Cet amendement, présenté lui aussi comme une mesure de protection de la souveraineté, permettrait la suspension de la nationalité hongroise de certains binationaux considérés comme dangereux. Les personnes visées pourraient se voir interdites de séjour en Hongrie, comme le rappellent Euronews ou Reuters.

Selon M. Makai, qui dispose d’une double nationalité serbe et hongroise, comme pour les sympathisants du Kutya Párt, ces projets de loi et cette rhétorique de l’ennemi omniprésent ne sont pas sans rappeler l’atmosphère politique des régimes autoritaires ; qu’il s’agisse de la Russie de Vladimir Poutine, de la Serbie de Slobodan Milošević ou encore de l’URSS. « Souvenez-vous de l’époque où le régime communiste […] a cessé d’avoir recours au Goulag de manière systématique, explique-t-il. Ils ont commencé par se tourner vers les institutions psychiatriques [pour y interner les opposants, NDLR] et, à la fin, ils se sont mis à expulser d’Union soviétique les dissidents pour les envoyer à l’Ouest, en Suisse par exemple. On les emmenait à l’aéroport puis on les débarquait de l’avion avant de leur lancer : “Au fait, avant que j’oublie : vous venez perdre votre nationalité.” Eh bien, ça me rappelle un peu tout ça. Peut-être nous mettront-ils dans un avion… ou peut-être pas. »

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