15.06.2025 à 17:39
Antoine Laurent
Le régime d’Orbán vise à faire taire toute voix d’opposition par des lois liberticides, mais aussi par des pressions financières, à la façon de la Russie de Poutine.
<p>Cet article Roulette russe pour la presse hongroise : à quand le coup fatal ? a été publié par desk russie.</p>
Le 13 mai 2025, l’un des deux partis du gouvernement hongrois, Fidesz, a présenté un projet de loi sur la « transparence de la vie publique » au Parlement de Hongrie. La publication du texte, qui vise officiellement à protéger le pays des ingérences étrangères, a provoqué une vague d’indignation en Hongrie et en Europe. Son examen, initialement prévu à la mi-juin, a été reporté à l’automne. Afin de comprendre en quoi ce projet de loi constitue une menace existentielle pour la liberté de la presse, notre auteur examine le cas du journal Átlátszó, dont la situation délicate risque de s’étendre autres médias indépendants du pays.
Le soir du 28 mai, c’est une scène bien étrange qui se déroule aux alentours du parlement de Hongrie, à Budapest. Une marche soviétique, solennelle et tout en chœur, inonde l’espace sonore, tandis qu’une jeune femme vêtue de l’uniforme de police de la Hongrie socialiste s’avance au pas sur l’esplanade. En arrière-plan, des grilles de chantier forment des enclos, dans lesquels on aperçoit quelques personnes. « Ceci est une manifestation spéciale contre la dernière loi du régime de Viktor Orbán », en référence au projet de loi sur la transparence de la vie publique proposé par le Fidesz, précise la jeune femme en uniforme, que nous appellerons Napsugár.
« Régime », le mot est fort ; aussi fort que le projet qui inquiète la presse indépendante et la société civile hongroise. Pour cause, par cette loi, le gouvernement serait en mesure de dresser une liste des organisations représentant selon lui une menace pour la « souveraineté hongroise » – un concept d’ailleurs assez vaguement défini.
Une fois inscrites sur cette liste, ces organisations ne pourraient plus recevoir de fonds de l’étranger sans autorisation, deviendraient inéligibles au don d’1 % de l’impôt sur le revenu que les contribuables de Hongrie peuvent choisir de verser à une association dont ils souhaitent soutenir le travail, tandis que la possibilité de recevoir des dons classiques se verrait compliquée à l’extrême. En cas de violation de l’interdiction de percevoir des fonds étrangers, une organisation concernée serait passible d’une amende équivalente à 25 fois la somme perçue, payable sous 15 jours.
Enfin, ces organisations pourraient faire l’objet d’enquêtes approfondies de la part de l’autorité hongroise en charge de la lutte contre le blanchiment d’argent. Leurs dirigeants seraient officiellement considérés comme des « personnalités politiques », et devraient se soumettre à une déclaration de patrimoine.
« C’est vraiment similaire à ce qu’ils ont fait en Russie », souligne Napsugár, en référence à une série de lois russes, promulguées entre 2012 et 2022. Visant officiellement à protéger la souveraineté russe des influences étrangères, ces lois permettent en réalité de priver les médias, les ONG ou toute initiative individuelle opposée au gouvernement d’un quelconque soutien étranger et de jeter le discrédit sur ces organisations en les forçant à se déclarer comme « agents de l’étranger ».
« Nous protestons contre cette loi en construisant une prison, indique une autre manifestante du nom d’Anna en désignant les enclos établis sur la place, parce que [si cette loi était votée] la moitié de la Hongrie serait incarcérée », exagère-t-elle à dessein, afin de souligner que rares sont celles et ceux qui n’ont jamais reçu une somme quelconque provenant de l’étranger. « On a donc décidé de construire cette petite installation sous l’ancien bureau de Viktor Orbán », achève-t-elle en désignant la façade du parlement.
Outre se faire photographier en prison, les visiteurs se voient offrir la possibilité de déclarer leurs revenus provenant de l’étranger sur un registre fictif répertoriant leurs empreintes digitales. La performance, qui se déroule dans une ambiance potache, est organisée par le Kutya Párt, ou Parti hongrois du chien à deux queues, un parti satirique particulièrement critique de la politique menée par M. Orbán, au pouvoir en Hongrie sans interruption depuis 2010.
Pour en savoir plus sur les conséquences de l’adoption éventuelle de ce projet de loi, un détour par la rédaction du journal d’investigation Átlátszó – dont le nom signifie transparence en hongrois – semble s’imposer. Passées les solides grilles qui protègent la porte d’entrée de la rédaction, c’est une ambiance nettement plus fébrile que l’on découvre. Et pour cause : ce média indépendant a tout du candidat idéal aux sanctions prévues par le projet de loi sur la transparence de la vie publique.
Spécialisés dans les affaires de corruption, ses journalistes ont à plusieurs reprises dénoncé les pratiques douteuses de certains membres du Fidesz (voir ici ou ici). En outre, le journal critique régulièrement la politique industrielle et environnementale du gouvernement (ici ou ici) ; des activités qui ne vont pas sans quelques complications. Átlátszó, indique le rédacteur en chef et fondateur du journal, Tamás Bodoky, est ainsi poursuivi en justice « cinq à dix fois par an ». Cependant, précise notre hôte, le journal n’est que rarement inquiété. « Nous nous appuyons sur des faits, et nous en vérifions l’exactitude. Nous ne diffusons aucune fausse information. Au cours des cinq dernières années, je ne pense pas que nous ayons perdu un seul procès. » Átlátszó, on s’en doute, n’est donc pas à proprement parler le média favori du Fidesz.
À première vue, révéler des affaires de corruption ne s’apparente guère à une menace pour la souveraineté d’un État. Pourtant, d’après M. Bodoky, ce sont justement ces révélations qui expliqueraient la situation délicate dans laquelle se trouve le journal. En juin 2024, explique-t-il, Átlátszó a fait l’objet d’une enquête par un organisme bien particulier, le Bureau de la protection de la souveraineté (BPS), un organisme administratif placé sous l’autorité du gouvernement et dont la mission consiste, pour l’heure, à mener et publier des enquêtes sur les organisations représentant une menace pour la souveraineté hongroise.
Le rapport d’enquête du BPS, publié en octobre dernier, conclut notamment que « les activités d’Átlátszó révélées dans le rapport posent un problème de souveraineté à la Hongrie » et que « l’étendue des dommages causés par [le journal] est considérable ». Ses auteurs présentent le journal comme un relais de la politique d’influence américaine – d’après M. Bodoky, les deux précédents budgets du journal ont bénéficié d’une aide indirecte de l’agence des États-Unis pour le développement à hauteur de 10 à 15 %. Les auteurs du rapport soulignent de plus que « le financement par des réseaux étrangers est une condition préalable à la création et au fonctionnement d’Átlátszó, sans lequel l’organisation ne pourrait pas fonctionner, ou seulement à une échelle bien moindre ».
Malgré ce constat, aucune procédure judiciaire n’a été ouverte à l’encontre du journal ou des membres de la rédaction. Átlátszó, en revanche, a décidé d’attaquer en justice le rapport d’enquête du BPS. « Nous avons exigé que ce bureau prouve ses allégations, détaille M. Bodoky, mais la semaine dernière [le 20 mai, NDLR], il y a eu une audition et ils ne se sont pas présentés. Ils ont envoyé une lettre à la cour indiquant qu’ils n’avaient pas à prouver [leurs déclarations] dans la mesure où ce qu’ils ont publié n’était qu’une opinion. »
Une simple opinion, sur l’oubli de laquelle le journal pourrait parier, si elle n’était pas amplement relayée auprès du public. M. Bodoky relève ainsi qu’une « proportion croissante des références [en ligne à notre journal] sont liées au BPS », notamment au sein des « médias gouvernementaux », lesquels dominent de façon écrasante le paysage médiatique hongrois – un phénomène décrit de longue date par de nombreux médias dont RFI, Le Monde, ou l’association Reporters sans frontières.
Une simple opinion, cependant, dont le texte du projet de loi sur la transparence semble se faire l’écho. Dans son rapport d’enquête, le BPS indique qu’Átlátszó travaille à « influencer les processus décisionnels publics et sociaux » ; le projet de loi quant à lui, vise à cibler les organismes cherchant à influencer « les processus décisionnels de l’État et de la société ».
Une « simple opinion » donc, qui s’apparente à une campagne de communication visant à préparer les Hongrois à l’adoption de la loi sur la transparence… dont la mise en œuvre reposera principalement sur le BPS. En cas d’adoption, c’est en effet à cet organisme, sur la base de ses enquêtes, que reviendrait la responsabilité de proposer une liste d’organisations menaçant la souveraineté hongroise au gouvernement, lequel disposerait du pouvoir de la valider par décret.
La mise à l’index d’Átlátszó serait d’ailleurs d’autant plus aisée que le journal, contrairement à la plupart des médias historiques hongrois, dispose du statut d’organisation à but non lucratif, l’une des catégories d’organisations visées par le projet de loi.
Si M. Bodoky a décidé de donner un tel statut au journal, explique-t-il, c’est par volonté de lui garantir une indépendance éditoriale la plus large possible, en se prémunissant de tout conflit d’intérêt économiques ou politiques entre de potentiels investisseurs et la rédaction. M. Bodoky parle d’expérience. Auparavant journaliste auprès du site d’information Index.hu, il a rencontré des difficultés à plusieurs reprises pour publier ses premiers articles d’investigation dans les années 2000.
Selon Zalán Zubor, journaliste d’Átlátszó spécialisé dans les affaires de corruption liées aux ONG, le choix d’opter pour le statut d’organisation à but non lucratif doit être mis en rapport avec un environnement particulièrement hostile au financement de la presse. En Hongrie, explique notre interlocuteur, les revenus générés par la publicité constituent la principale source de revenu des journaux traditionnels hongrois ; une source de revenu que le Fidesz est accusé de vouloir tarir (en imposant massivement les bénéfices générés par la publicité) et de manipuler en faveur des médias proches de sa ligne politique (en leur accordant des publicités d’État sans rapport avec leur audience) et ce depuis plusieurs années, comme le rapportent Courrier international ou RFI.
En outre, ajoute M. Zubor, ces pratiques se doublent de pressions exercées sur les agences publicitaires ; au point que « même de grandes entreprises n’osent plus faire de publicité dans les journaux d’opposition ou indépendants, par peur ensuite de se voir écarter [de potentiels marchés publics] ». Afin de contourner ce qui s’apparente à une tentative de prise de contrôle de la presse par le Fidesz et ses soutiens financiers, opter pour le statut d’organisation à but non lucratif s’est donc progressivement imposé comme une nécessité pour les créateurs de médias souhaitant garantir l’indépendance de leur ligne politique.
D’après M. Zubor, pour Átlátszó comme pour les autres médias fondés ces dernières années, ce choix « s’est avéré plutôt efficace » en rendant les journaux « plus résistants ». Ainsi, se souvient M. Bodoky, six mois après le lancement d’Átlátszó, en 2011, « je pouvais payer mon salaire et une année plus tard […] nous pouvions embaucher des journalistes ». La rédaction en compte aujourd’hui douze. Les médias qui bénéficient du statut d’organisation à but non lucratif sont éligibles aux dons des particuliers ainsi qu’au don d’1 % de l’impôt sur le revenu. En outre, il leur permet d’effectuer des demandes de bourses de la part de fondations hongroises ou étrangères spécialisées dans le soutien à la presse.
C’est d’ailleurs ce dernier avantage qui explique la dimension internationale des finances d’Átlátszó mise en évidence par le rapport du BPS. « Je dirais qu’il y a un peu de vrai dans ce qu’ils disent [à ce sujet], indique M. Bodoky, car environ 50 à 60 % de notre budget annuel provient de subventions et de projets étrangers. Mais, précise-t-il, il ne s’agit pas d’un seul donateur, d’une unique entité étrangère qui nous donnerait cette somme. Il est question d’une douzaine de bailleurs de fonds, y compris des programmes, comme le Journalism Fund [une association belge spécialisée dans le soutien au journalisme indépendant et d’investigation, NDLR]. » Ces fonds, précise le rédacteur, proviennent « en partie de l’Union européenne, en partie des États-Unis ».
Pour Átlátszó comme pour les autres médias disposant du même statut, une inscription sur la liste des organisations réputées nuisibles en vertu de la loi sur la transparence équivaudrait donc tout bonnement à la faillite.
Même si, comme l’explique M. Bodoky, le journal a constitué des réserves qui lui permettraient de continuer à fonctionner pendant un temps, il n’en demeure pas moins que la réputation d’indépendance d’Átlátszó serait un peu plus dégradée dans l’opinion, puisque les membres du bureau de l’association qui publie seraient officiellement considérés comme des personnalités politiques. Plus grave encore, en l’état actuel du texte, les sources des journalistes seraient menacées. En cas de contrôle, l’autorité de lutte contre le blanchiment pourrait en effet exiger de la rédaction qu’elle lui transmette différentes informations, « données personnelles et protégées y compris ».
Une telle situation serait une catastrophe pour les médias indépendants subsistant en Hongrie, mais également pour les autres acteurs de la société civile bénéficiant du statut d’organisation à but non lucratif, dont certains ont également fait l’objet d’une enquête du BPS au cours de l’année passée. C’est le cas de l’ONG Transparency International, spécialisée dans la lutte contre la corruption, ou encore de l’association environnementale hongroise Göd-ÉRT.
Depuis plus de trois ans, la Hongrie figure au dernier rang des pays de l’Union européenne dans l’indice de perception de la corruption publié annuellement par Transparency International. Göd-ÉRT s’est illustré par son opposition à la politique du gouvernement Orbán visant à favoriser l’installation d’usines de fabrication de batteries en Hongrie. L’organisation a attaqué en justice l’entreprise Samsung pour ses manquements aux normes environnementales, comme l’a d’ailleurs rapporté Átlátszó.
Pour comprendre ce soudain déchaînement du gouvernement Orbán contre les voix dissidentes, indique József Makai, journaliste en charge des Balkans et de l’Ukraine à Átlátszó et enseignant à l’université Kodolányi de Budapest, il est « important de replacer les choses dans leur contexte ».
« Nous sommes à environ dix mois des élections [législatives], poursuit-il. Une nouvelle force politique [le parti Respect et Liberté de Peter Magyar, NDLR], arrive en tête des sondages. […] Il est évident qu’il a gagné la confiance des gens. Le Fidesz est en grand danger. Ils ont donc besoin d’éliminer tout ce qui ne va pas dans leur sens. » En outre, d’après M. Makai, cette manœuvre aurait l’avantage de permettre au Fidesz de faire appel à son électorat, en recourant à une tactique qui, jusqu’ici, a fait son succès. « C’est le cœur de la politique du Fidesz : avoir un ennemi, mener un combat, faire campagne contre quelqu’un. […] Toujours être dans le conflit, toujours être à la recherche d’un nouvel ennemi – ou d’un ancien, s’ils n’en trouvent pas de nouveau », détaille-t-il sans ambages.
À propos d’ennemi de longue date, indique M. Makai, il est possible que le projet de loi sur la transparence ait également été conçu par le Fidesz comme un moyen de « prendre sa revanche sur George Soros » – une hypothèse qu’envisage également M. Bodoky. Réputé philanthrope (un qualificatif que les gouverneurs de la banque d’Angleterre ne partageraient pas nécessairement), ce milliardaire est accusé, depuis des années, par les gouvernements Orbán successifs de s’ingérer dans les affaires publiques du pays.
La fondation de M. Soros, Open Society (qui a soutenu Átlátszó) milite entre autres pour la liberté de la presse. Elle apporte depuis l’étranger son soutien financier à différentes organisations basées en Hongrie : visés par les attaques incessantes du Fidesz, ses dirigeants se sont résolus à fermer leur branche hongroise en 2018. L’événement, largement relayé par la presse européenne et américaine, a provoqué une vague de critiques ; mais qu’importe.
Qu’importe car « Orbán et le Fidesz n’ont pas peur du conflit », souligne M. Makai, qu’il s’agisse des critiques de l’opposition (aujourd’hui sous-représentée au Parlement hongrois, où le Fidesz dispose d’une écrasante majorité absolue), des manifestations, voire des réprimandes des eurodéputés ou de la Commission européenne. Au niveau européen, souligne M. Makai, même les recours en justice se sont jusqu’ici révélés sans grand effet.
En juin 2024, rappelle-t-il, la Hongrie a été condamnée à verser une amende de 200 millions d’euros pour non-respect du droit d’asile et à verser un million d’euros par jour tant que sa politique migratoire n’aura pas été mise en conformité avec les règles européennes. Pourtant rien n’y fait : à ce jour, le gouvernement Orbán refuse de payer. Lasse, la Commission s’est résolue à suspendre une partie des aides européennes qui sont versées au pays. En vain.
Pour la rédaction d’Átlátszó, ce ne sont donc pas les protestations, d’où qu’elles viennent, qui empêcheront le Fidesz de voter son projet – une source requérant l’anonymat indique même que le gouvernement réfléchirait à adopter par décret une version du texte spécifiquement orientée vers les médias et ce avant même l’examen du texte général prévu à l’automne.
Ces mêmes protestations devraient par ailleurs rester sans effet en ce qui concerne le projet d’amendement de la constitution évoqué par le Fidesz au mois de mars et qui semble faire office de complément au projet de loi sur la transparence. Cet amendement, présenté lui aussi comme une mesure de protection de la souveraineté, permettrait la suspension de la nationalité hongroise de certains binationaux considérés comme dangereux. Les personnes visées pourraient se voir interdites de séjour en Hongrie, comme le rappellent Euronews ou Reuters.
Selon M. Makai, qui dispose d’une double nationalité serbe et hongroise, comme pour les sympathisants du Kutya Párt, ces projets de loi et cette rhétorique de l’ennemi omniprésent ne sont pas sans rappeler l’atmosphère politique des régimes autoritaires ; qu’il s’agisse de la Russie de Vladimir Poutine, de la Serbie de Slobodan Milošević ou encore de l’URSS. « Souvenez-vous de l’époque où le régime communiste […] a cessé d’avoir recours au Goulag de manière systématique, explique-t-il. Ils ont commencé par se tourner vers les institutions psychiatriques [pour y interner les opposants, NDLR] et, à la fin, ils se sont mis à expulser d’Union soviétique les dissidents pour les envoyer à l’Ouest, en Suisse par exemple. On les emmenait à l’aéroport puis on les débarquait de l’avion avant de leur lancer : “Au fait, avant que j’oublie : vous venez perdre votre nationalité.” Eh bien, ça me rappelle un peu tout ça. Peut-être nous mettront-ils dans un avion… ou peut-être pas. »
<p>Cet article Roulette russe pour la presse hongroise : à quand le coup fatal ? a été publié par desk russie.</p>
15.06.2025 à 17:39
Gabrielius Landsbergis
« Les premiers coups de feu de la prochaine grande guerre pourraient être tirés dans mon pays », alerte l’ancien ministre des Affaires étrangères de la Lituanie.
<p>Cet article Le moment Pearl Harbor de l’Europe pourrait arriver trop tard a été publié par desk russie.</p>
L’ancien ministre des Affaires étrangères de Lituanie livre ici le scénario d’une guerre future de la Russie contre un petit pays membre de l’OTAN, la Lituanie. À quel moment l’OTAN va-t-elle intervenir ? Tout de suite ? Pas sûr ! Passionnant, sombre, terriblement réaliste.
En 1917, après le naufrage du paquebot Lusitania [coulé par un sous-marin allemand, NDLR], les États-Unis sont finalement intervenus dans ce qui était jusqu’alors considéré comme une guerre « européenne ». En 1941, la Seconde Guerre mondiale faisait rage depuis deux ans lorsqu’une attaque directe sur le territoire américain [à Pearl Harbor, situé à Hawaï, où la flotte du Pacifique était stationnée, NDLR] a obligé les États-Unis à rejoindre les Alliés.
Dans les deux cas, il a fallu un acte frappant pour réveiller les États-Unis endormis et les pousser à mettre leur puissance au service de conflits qui allaient définir le XXe siècle.
Récemment, l’ « opération Spiderweb » ukrainienne a frappé la Russie en profondeur derrière les lignes ennemies, dans une attaque d’une audace impressionnante que plusieurs blogueurs militaires russes ont qualifiée de « Pearl Harbor » russe. Il est très clair que toute la Fédération de Russie est en état de guerre. Mais aujourd’hui, plus de trois ans après que la Russie a lancé le plus grand conflit en Europe depuis 1945, l’Occident reste somnolent, incapable de prendre des mesures décisives pour assurer la victoire de l’Ukraine, ou peu disposée à le faire.
Si l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie et ses attaques hybrides sur le territoire de l’OTAN ne suffisent pas à déclencher l’alarme Pearl Harbor de l’OTAN, nous devons nous poser la question suivante : que faudra-t-il pour que l’Occident se réveille ?
Dans la série humoristique britannique classique Yes, Prime Minister, un conseiller décrit un scénario de « tactique du salami », dans lequel l’Union soviétique intensifie progressivement ses attaques hybrides et lance des opérations spéciales, découpant le salami européen morceau par morceau. Ces tactiques brouillent suffisamment les pistes pour que le Premier ministre britannique se demande s’il vaut la peine de recourir à l’escalade nucléaire… jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Cet épisode fictif a été diffusé pour la première fois en 1986. Aujourd’hui, je pense que cela n’est peut-être plus de la fiction.
Imaginez : à la suite d’une cyberattaque sur un train en transit entre Moscou et Kaliningrad, le train, qui transporte des citoyens russes, est contraint de s’arrêter en Lituanie. L’incident coïncide avec des exercices militaires russo-bélarusses près de la frontière lituanienne.
Les autorités lituaniennes s’empressent de réagir. La situation s’aggrave : les passagers russes du train affirment être menacés.
Le président russe déclare une crise humanitaire et ordonne à son armée de « sécuriser » le train et de protéger les passagers. Les troupes russes franchissent la frontière.
La Lituanie résiste. Des coups de feu sont tirés. La Russie affirme qu’il s’agit simplement d’une opération de sauvetage et envoie des renforts.
La Lituanie invoque l’article 5 du traité de l’OTAN, mais tous les États membres ne s’accordent pas sur le fait qu’il s’agisse d’une attaque. Certains parlent d’un incident civil mal géré et demandent plus d’informations.
Les États-Unis, désireux de rétablir leurs relations avec la Russie, refusent d’agir.
Tandis que les alliés de la Lituanie hésitent, les forces russes affluent, protégées par des drones qui mitraillent les unités lituaniennes. Les réservistes et les paramilitaires s’engagent courageusement et se battent pour chaque village. Mais finalement, les troupes russes établissent leur contrôle sur une grande partie de la Lituanie. Les forces de l’OTAN stationnées dans le pays, craignant d’être encerclées ou capturées, se retirent en Pologne pour attendre de nouveaux ordres. La Russie prend rapidement le contrôle de l’espace aérien, bloquant tout ravitaillement par voie aérienne. La Lituanie est coupée du monde et incapable de se défendre sans entrer en guerre totale avec la Russie. Le gouvernement lituanien est accusé de non-coopération par la Russie et sommé de se dissoudre. L’indépendance de la Lituanie est une nouvelle fois anéantie par Moscou.
Après cela, alors que les alliés discutent encore de la marche à suivre, Poutine lance la menace éprouvée du Kremlin qui ne manque jamais de paralyser les Occidentaux : « Une intervention de l’OTAN risquerait d’entraîner une escalade nucléaire. »
À ce stade, je m’attends à de nombreuses déclarations au sujet des réunions à venir afin d’élaborer de nouveaux plans d’action. Ces tergiversations diplomatiques pourraient s’avérer fatales. Une attaque sans réponse contre un État membre de l’OTAN et de l’UE déclencherait une série de conséquences qu’aucune action diplomatique ferme ne pourrait annuler. Les alliances existeraient toujours sur le papier, mais leur crédibilité, et donc leur utilité, seraient brisées.
Ce n’est qu’à ce moment, voyant les armées de Poutine marcher vers l’ouest, que la coalition transatlantique se mobiliserait pleinement. L’économie européenne passerait en mode guerre : les usines commenceraient à produire des munitions, des chars, des avions et des drones. La mobilisation serait le principal moyen de dissuader Poutine de poursuivre sa marche, et elle serait lancée immédiatement. Les discussions, s’il faut consacrer 3 ou 5 % du PIB à la défense, susciteraient des sourires ironiques et rappelleraient la naïveté du passé.
Pendant ce temps, la Chine saisit l’occasion. Alors qu’une partie de l’Europe est en feu, Pékin passe enfin à l’action contre Taïwan.
Les États-Unis, réalisant que les événements prennent désormais une tournure plus grave qu’un naufrage ou même l’incendie d’un port à Hawaï, se réveillent de leur profond sommeil pour protéger leurs intérêts dans la région indo-pacifique et réparer le partenariat transatlantique vital dont dépendent désormais indéniablement leur sécurité et leur prospérité.
Il y aurait une ruée tardive pour rétablir la présence américaine en Europe et rétablir l’équilibre dans la région indo-pacifique. Mais, comme pour la flotte de Pearl Harbor, cette réaction serait trop tardive pour sauver mon pays, la Lituanie.
Il y aurait bien sûr de nombreux discours et promesses de récupérer les territoires occupés, de ne jamais reconnaître l’occupation. Mais Poutine parierait que, avec le temps, ces promesses s’estomperaient et qu’il finirait par obtenir l’essentiel de ce qu’il voulait vraiment. En effet, lorsque l’URSS a annexé mon pays pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Occident a fait une promesse similaire de non-reconnaissance, mais néanmoins, nous avons passé le demi-siècle suivant en tant que république soviétique pleinement intégrée.
Une attaque contre l’OTAN est-elle donc impensable ? Loin de là.
En fait, le moment opportun pour Poutine pourrait arriver plus tôt que nous ne l’attendons. L’Ukraine nous a fait gagner du temps en sacrifiant une quantité incroyable de sang et de richesses. Mais Poutine sait que le temps presse et que l’Europe devient peu à peu plus capable de repousser son agression. Il n’attendra donc pas 5 à 10 ans que l’Allemagne, la Pologne ou les États baltes achèvent leur réarmement. Il est logique de frapper plus tôt, avant que l’Europe ne soit prête. Et la situation à court terme vient de s’améliorer encore pour Poutine, alors que les États-Unis reconsidèrent leur position en Europe.
L’invasion de l’Ukraine aurait pu être le Pearl Harbor européen, le réveil brutal qui nous aurait mis en état de guerre. Malheureusement, nous n’avons pas saisi cette occasion.
Au lieu d’attendre d’être réveillés par une nouvelle crise, nous devrions nous réveiller maintenant. Mieux vaut tard que jamais.
Ce n’est pas de la science-fiction. C’est notre calendrier, la trajectoire sur laquelle nous nous trouvons actuellement en raison des politiques que nous avons choisies. Nous avons encore le temps de relever le défi, de changer de direction et d’éviter la tragédie, mais pour l’instant, nous tergiversons, attendant qu’une catastrophe nous pousse à nous sauver nous-mêmes.
Traduit de l’anglais par Desk Russsie
Lire la version originale
<p>Cet article Le moment Pearl Harbor de l’Europe pourrait arriver trop tard a été publié par desk russie.</p>
15.06.2025 à 17:39
Edward Lucas
Aujourd’hui, la meilleure chance de survie pour l’Europe, face au danger russe imminent, est la défense de l’Ukraine. Mais sommes-nous prêts à jouer notre va-tout ?
<p>Cet article Le problème n’est pas la force de la Russie… mais notre faiblesse a été publié par desk russie.</p>
Nous publions un discours que le chercheur britannique Edward Lucas a récemment prononcé à Londres. Selon lui, Trump a radicalement changé le monde, mais notre mal est plus profond. Pendant des dizaines d’années, les Européens n’ont pas essayé de se préparer à une nouvelle guerre, en se fiant à la défense américaine. Aujourd’hui, la meilleure chance de survie pour l’Europe, face au danger russe imminent, est la défense de l’Ukraine. Mais sommes-nous prêts à jouer notre va-tout ?
Je ne vais pas vous mettre en garde contre une guerre future ni vous expliquer comment l’éviter. Je suis ici pour vous parler d’une guerre qui est déjà en cours. La situation va empirer avant de s’améliorer, et je ne suis pas du tout convaincu que nous allons gagner.
Il est facile de blâmer le président Trump, et j’aurai beaucoup à dire plus tard sur son administration incompétente et cynique. Mais nous ne pouvons pas blâmer Trump, ni les Américains, pour les erreurs que nous avons commises nous-mêmes.
Tout cela, nous nous le sommes fait à nous-mêmes.
Nous l’avons fait parce que nous étions naïfs.
Nous l’avons fait parce que nous étions complaisants.
Parce que nous étions arrogants.
Et surtout parce que nous étions cupides.
Et maintenant, nous en récoltons les conséquences.
J’ai passé la majeure partie de ma vie à m’occuper de la région que nous appelions autrefois l’Europe de l’Est. J’ai vécu derrière le rideau de fer. Je suis probablement la seule personne dans cette salle à avoir été interrogée par le KGB – quelqu’un d’autre veut revendiquer ce titre ? J’ai été arrêté, expulsé, battu, espionné. J’ai couvert deux guerres et trois révolutions. J’ai intenté deux procès en diffamation contre de dangereux oligarques russes.
En 2018, j’ai été le premier témoin à comparaître devant la commission du renseignement et de la sécurité dans le cadre de l’enquête sur la Russie. Protégé par la loi sur les secrets officiels et le privilège parlementaire, j’ai pu avertir la commission la plus importante du Parlement des dangers qui menacent notre démocratie, et parler ouvertement de ce dont j’ai été témoin, ce que je ne peux pas faire ici devant vous.
Je n’ai jamais été aussi pessimiste qu’aujourd’hui.
La raison principale est que le monde a changé, il a changé à une vitesse fulgurante, et cela nous met gravement en danger.
En regardant autour de moi, je ne vois personne, même parmi cette vénérable assemblée, qui soit susceptible d’avoir un souvenir précis du monde avant le 11 décembre 1941. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que c’est le jour où Franklin D. Roosevelt a déclaré la guerre à l’Allemagne nazie. Ce lien forgé en temps de guerre a été le fondement de l’alliance anglo-américaine, le socle sur lequel s’est construite pendant des décennies ce que nous appelons aujourd’hui l’Occident.
Il a servi de base au débarquement du jour J, au plan Marshall et à la reconstruction de l’Europe après la défaite des nazis, au pont aérien de Berlin, à la création de l’OTAN, aux efforts militaires et politiques colossaux déployés d’abord pour ne pas perdre la guerre froide, puis pour la gagner, à la reconstruction de l’Europe de l’Est après l’effondrement du communisme, au système financier et commercial mondialisé et fondé sur des règles qui a sorti des milliards de personnes de la pauvreté, et bien d’autres choses encore.
Ce monde a pris fin il y a un peu moins de cinq mois. Il a pris fin lorsque l’administration Trump a voté aux Nations Unies aux côtés de la Russie et contre les plus anciens et les plus proches alliés des États-Unis, sur une question de paix et de guerre en Europe. Ce n’était pas une aberration. Cela s’inscrit dans une tendance : l’utilisation des droits de douane comme arme ; l’intimidation du Groenland, du Danemark et du Canada ; la suppression des renseignements et d’autres aides à l’Ukraine ; les insultes gratuites à l’égard des alliés – « des profiteurs qui se donnent des airs », « des pays nés par hasard », selon le vice-président, qui n’ont pas fait la guerre depuis 30 ou 40 ans. Des pays décadents. Des pays qui doivent payer pour leur défense, comme s’il s’agissait d’un racket ; l’affirmation stupéfiante selon laquelle l’Union européenne a été créée pour nuire aux États-Unis ; le refus du secrétaire d’État de rencontrer le chef de la diplomatie européenne.
Un étonnant document publié récemment par le département d’État dit :
Partout en Europe, les gouvernements ont transformé les institutions politiques en armes contre leurs propres citoyens et contre notre héritage commun. Loin de renforcer les principes démocratiques, l’Europe est devenue un foyer de censure numérique, de migrations massives, de restrictions à la liberté religieuse et de nombreuses autres atteintes à l’autonomie démocratique.
La menace est claire :
Le recul démocratique de l’Europe n’affecte pas seulement les citoyens européens, mais aussi, de plus en plus, la sécurité et les liens économiques des États-Unis, ainsi que la liberté d’expression des citoyens et des entreprises américains.
Comme me le rappellent mes amis américains partisans de Trump, les États-Unis sont intervenus vigoureusement dans la politique intérieure européenne pendant la guerre froide, en utilisant des outils financiers, juridiques et de propagande. À l’époque, l’objectif était de sauver l’Europe du communisme. Aujourd’hui, il s’agit de la sauver du « wokisme ».
Je ne suis pas nostalgique d’un âge d’or mythique du transatlantisme. Cette relation a toujours été difficile. Les États-Unis ont mené les négociations les plus dures avec la Grande-Bretagne pendant la lutte contre Hitler, et nous ont à nouveau mis à genoux après la guerre. Quelqu’un sait-il quand nous avons enfin fini de rembourser notre dette de guerre aux États-Unis ? (En 2006.)
Quelqu’un se souvient-il de 1956 ? Les États-Unis ont coupé l’herbe sous le pied de la Grande-Bretagne et de la France, censées être leurs plus proches alliés, pendant la crise de Suez.
Quelqu’un se souvient-il de la guerre du Vietnam ? De la guerre en Afghanistan ? En Irak ? Quelqu’un se souvient-il de la doctrine Nixon, qui exigeait que les Allemands de l’Ouest paient pour les bases américaines sur leur territoire ? Nixon a également imposé des droits de douane à ses alliés et a fait exploser le système financier mondial.
Les erreurs militaires américaines qui ont mis à rude épreuve notre alliance ne manquent pas, tout comme les erreurs diplomatiques. Les États-Unis ont souvent bâclé leur politique européenne. Ils ont mal interprété l’effondrement du communisme en essayant de maintenir l’Union soviétique, ils ont soutenu le régime corrompu et de plus en plus autoritaire d’Eltsine dans les années 1990 et ont systématiquement sous-estimé la menace que représentait Poutine.
Mais ces difficultés et ces désaccords n’étaient que des nuances comparées à ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui.
Vous vous demandez peut-être pourquoi je n’ai pas mentionné la Russie. En effet, nous devrions certainement nous inquiéter de la guerre contre l’Ukraine qui dure depuis trois ans, des crimes de guerre, des enfants kidnappés, des milliards de dollars de dommages, du million de victimes tuées ou mutilées, des millions d’autres traumatisées, endeuillées ou sans abri. Nous devrions certainement nous inquiéter de la formidable machine de guerre russe, du fait qu’à l’heure actuelle, la Russie dépense plus que toute l’Europe en matière de défense.
Croyez-moi, je pourrais vous ennuyer pendant des heures sur ce sujet.
Mais je vais laisser de côté la menace russe, pour une raison simple. La Russie n’est pas invincible, ce n’est pas ça le problème. La Russie n’est pas la Chine. Son économie est équivalente à celle de l’Italie. Sa population représente un tiers de celle de l’Europe.
500 millions d’Européens supplient 380 millions d’Américains de les défendre contre 140 millions de Russes qui, en trois ans, n’ont pas réussi à vaincre 40 millions d’Ukrainiens. N’est-ce pas pathétique ?
Pourquoi Poutine, comme ses prédécesseurs et peut-être ses successeurs, s’en tire-t-il avec son impérialisme meurtrier et sa politique militaire ?
Parce qu’il est déterminé et que nous ne le sommes pas. Il est prêt à prendre des risques et nous ne le sommes pas. Il souffrira économiquement et nous ne voulons pas souffrir.
Le problème n’est pas la force de la Russie, mais notre faiblesse. La guerre en Ukraine est un échec catastrophique de la dissuasion occidentale. Nous avons peur d’affronter la Russie, et Poutine le sait. Nous avons plus peur d’une défaite russe que de ce qui nous attend aujourd’hui : la victoire de la Russie.
Nous ne voyons pas de chars russes rouler dans les rues de Bruxelles, Paris, Berlin et Rome. L’élite dirigeante européenne n’a pas été arrêtée au petit matin et déportée dans des camps de travail pour couper des arbres. Les commissaires du Kremlin n’ont pas imposé de contrôle sur le débat public, les médias et le monde universitaire. Personne ne risque de perdre son emploi pour avoir plaidé en faveur de l’unité et de la détermination face aux menaces de Washington et de Moscou. En bref, rien n’empêche les dirigeants européens de diriger, et de le faire efficacement, sauf eux-mêmes.
L’Ukraine nous a fait gagner du temps. Elle l’a payé de son sang, de sa sueur et de ses larmes. Nous avons gaspillé ce temps. Nous avons tergiversé. Nous nous sommes rangés derrière l’administration Biden. Elle aussi a tergiversé. Nous n’avons jamais imposé de véritables sanctions à la Russie. Nous avons gelé les avoirs de la banque centrale, soit 300 milliards de dollars, mais nous ne les avons pas saisis. Nous avons fourni des armes à l’Ukraine au compte-gouttes. Nous avons fourni de l’argent au compte-gouttes. Si nous avions donné à l’Ukraine ce dont elle avait besoin au début de la guerre, celle-ci serait terminée.
Et le monde a changé. Trump considère Poutine comme un ami et l’Europe comme un ennemi.
Les carottes ne sont pas encore tout à fait cuites. Il est encore possible que Poutine aille trop loin, agace suffisamment Trump pour que celui-ci commence à exercer au moins une certaine pression sur la Russie.
Il est également possible que le chaos au sein de l’administration Trump s’apaise. Il est possible que la pression des marchés, des électeurs, des tribunaux et des républicains au Congrès freine le processus.
Il est possible, si nous avons de la chance, que nous assistions à un retrait ordonné de la puissance américaine en Europe. Un transfert ordonné du partage des charges.
Mais même cela serait une énorme pagaille. Si nous jetons de l’argent sur le problème, déchirons les règlements antérieurs, sacrifions notre fierté nationale, nous pourrions peut-être remplacer la majeure partie de la présence militaire américaine en Europe en l’espace de six ou sept ans. Une décennie est beaucoup plus probable.
Mais nous n’avons pas une décennie. Nous n’avons même pas six ans.
La machine de guerre de Poutine fonctionne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an. Si nous obtenons une sorte de cessez-le-feu en Ukraine, la capacité militaire de la Russie va monter en flèche. Elle n’aura plus de pertes sur le front. Elle aura plus de chars, plus de munitions, plus de véhicules, plus de roquettes, plus de drones, plus de bombes. Avec l’impératif politique de maintenir la xénophobie et le sentiment anti-occidental à leur paroxysme.
Alors que nous avons besoin d’au moins six ans pour compenser le retrait américain, la Russie peut être prête à nouveau dans deux ou trois ans, pendant que Donald Trump sera toujours à la Maison-Blanche. Voire plus tôt. L’Europe se renforce de jour en jour. Pourquoi Poutine attendrait-il que nous soyons prêts ? Il n’a pas besoin de lancer une attaque à grande échelle contre l’OTAN, il lui suffit d’attaquer ce qui reste de la crédibilité de l’OTAN. Une annexion de territoires quelque part dans les États baltes, ou de certaines îles de l’Arctique, de la mer Baltique ou ailleurs, suivie de démonstrations de force nucléaire, de tirs d’essai de missiles et de cyberattaques. Acceptez le fait accompli, ou faites face à une guerre nucléaire…
Le but de cette attaque ne sera pas de gagner un pont, un village, une route ou un champ. Il s’agit de détruire l’OTAN en exposant nos divisions. Les pays en première ligne se battront. Ils savent ce qui est en jeu.
Mais qu’en est-il du reste d’entre nous ? Qu’en est-il des États-Unis ? Cette administration voudra-t-elle vraiment une confrontation totale avec le Kremlin pour ce que J. D. Vance qualifie d’ « escarmouche frontalière » ?
Les F-35, les HIMARS, les ATACMS et toutes les autres armes américaines de haute technologie, fonctionnant avec des systèmes de guidage et des logiciels américains, fonctionneront-ils quand nous en aurons besoin ? Je ne parierais pas là-dessus. De plus, sans les États-Unis, l’appareil de planification et de commandement de l’OTAN est paralysé.
Les États baltes, la Pologne, la Finlande, la Norvège… tous se battront seuls. Une grande question se pose pour notre pays : allons-nous les rejoindre et risquer que des bombes et des roquettes russes tombent également sur nos villes ? N’oubliez pas que nos défenses aériennes sont si faibles que nous ne pouvons défendre une grande ville que pendant une journée. Après cela, nous serons dans une situation pire que celle de l’Ukraine.
Poutine a l’initiative. Donald Trump aussi. Comme je l’ai mentionné, sa priorité, pour une raison ou une autre, est désormais l’amitié avec la Russie. Il est prêt à sacrifier l’Ukraine pour cela. Et, je le crains, les alliés européens aussi. Que se passera-t-il si Trump nous dit de forcer l’Ukraine à accepter l’accord qu’il aura conclu avec Poutine ? Nous dirons non. Et ensuite ?
Cela ouvrirait la voie à un retrait désordonné et hostile des États-Unis de l’Europe, une politique de la terre brûlée dans laquelle les États-Unis se comporteraient de manière vindicative et capricieuse envers les Européens. Si tel est le cas, nous nous dirigerons vers une collision inévitable, à laquelle nous ne survivrons pas. Nous sommes pris entre le marteau russe et l’enclume américaine.
Et ce n’est pas le pire. Le sentiment de trahison et la défaite imminente pourraient provoquer une implosion politique, économique et sociale en Ukraine. Il en résulterait un État résiduel aigri et défaillant – pensez à la Bosnie, mais en dix fois pire – et des millions de réfugiés furieux et misérables se dirigeant vers l’ouest, dont beaucoup seraient endurcis par les combats et traumatisés. Cela serait extrêmement déstabilisant pour toute l’Europe.
Il y a ensuite une autre grande inquiétude. Une méthode pourrait émerger du chaos politique. Certains fans de Kissinger à Washington veulent un nouvel accord avec Moscou qui changerait la donne, un accord dans lequel les Américains donneraient carte blanche à la Russie en Europe en échange de la fin du partenariat entre le Kremlin et Pékin.
Une partie du mal est déjà faite. Nous avons envoyé un message mortel au monde entier : le chantage nucléaire fonctionne. L’Ukraine n’aurait jamais dû échanger son arsenal nucléaire de l’ère soviétique contre la bonne volonté et les promesses vides du mémorandum de Budapest, signé en 1994. Le traité de non-prolifération, sans parler de l’espoir de débarrasser le monde des armes nucléaires, est mort, tout comme la garantie nucléaire américaine. Les pays d’Asie (et d’Europe) qui ne possèdent pas d’armes nucléaires se demandent désormais, dans le plus grand secret, s’ils doivent se doter de l’arme atomique, quand et comment. Cela ne s’arrêtera pas là. La Chine et la Russie considéreront ces projets comme des menaces existentielles et brandiront la menace de la guerre pour les empêcher. Ce qui se passe autour du programme nucléaire iranien est un avant-goût de ce qui nous attend dans les ruines de la Pax Americana.
Alors, comment faire face à tout cela ?
Une option consiste à se bercer d’illusions. Beaucoup de nos alliés n’arrivent pas à croire que les États-Unis aient changé. Comme un conjoint victime de violence conjugale, ils trouvent des excuses. Ce doit être un malentendu. C’est notre faute, nous l’avons mis en colère. Il finira par revenir à la raison.
Une autre option consiste à faire preuve de bravoure. Très bien, nous ferons cavalier seul. Dites à Trump d’aller se faire voir. Défendez le Groenland. Envoyez le roi au Canada. Répondez à ses droits de douane par des droits de douane. Envoyez une force militaire symbolique en Ukraine, même sans le soutien des États-Unis. Improvisez une sorte de force de dissuasion nucléaire à l’aide de sous-marins britanniques et d’avions français. Tentez quelques menaces : faites payer les États-Unis pour leurs bases. Formez de nouvelles alliances. Flirtez avec la Chine.
Mais quand on bluffe, il faut penser à ce qui se passera si le bluff est découvert. Par un simple message sur les réseaux sociaux, Trump peut retirer le parapluie nucléaire américain de l’Europe, en déclarant simplement qu’il ne risquera pas une troisième guerre mondiale pour des bellicistes. Il ne peut pas se retirer de l’OTAN, mais il peut transformer l’alliance en une coquille vide. Les troupes américaines en Europe seront de retour dans leurs casernes à la tombée de la nuit et de retour aux États-Unis dans l’année.
Si nous envoyons nos troupes en Ukraine, que se passera-t-il si la Russie les attaque ? Nous n’étions pas prêts à défendre correctement l’Ukraine lorsqu’elle était en train de gagner. Sommes-nous vraiment prêts à le faire maintenant qu’elle est en train de perdre ?
La Grande-Bretagne, en tant que plus proche allié des États-Unis, est dans la position la plus faible.
Notre force de dissuasion nucléaire, par exemple, repose sur des missiles Trident fabriqués aux États-Unis. Ceux-ci nécessitent un entretien régulier. Que se passera-t-il lorsqu’un de nos sous-marins nucléaires hors d’usage arrivera à King’s Bay, en Géorgie, et qu’on nous répondra « désolé, pas de rendez-vous aujourd’hui » ? Nous pourrons peut-être maintenir notre force de dissuasion pendant six mois, voire un an. Mais ensuite ?
Comme Donald Trump l’a dit à Zelensky, « vous n’avez pas les cartes en main ».
Pour être honnête, beaucoup de choses se passent actuellement. Le livre blanc sur la défense de la Commission européenne est un pas en avant notable. La Banque du réarmement, un projet dont je suis co-auteur, recueille de plus en plus de soutien. En coulisses, j’entends des rumeurs de discussions animées sur des sujets allant de la conscription aux armes nucléaires.
Les responsables politiques devront s’exprimer clairement et fermement sur tous ces sujets auprès de leurs électeurs. Ils devront également faire preuve d’humilité. Tous ces changements dans notre défense, notre dissuasion, notre résilience et notre sécurité seront désormais beaucoup plus coûteux, risqués et perturbateurs. Mais tout cela prend du temps. Et nous n’avons pas le temps.
Mais il y a une chose que nous pouvons faire dès maintenant. C’est soutenir l’Ukraine. Elle a de loin les forces armées les plus importantes et les plus aguerries d’Europe ; de loin l’industrie de défense la plus innovante et la plus productive. C’est un pays où les gens ne se contentent pas de croire en nos valeurs, mais sont prêts à mourir pour elles. Si l’Ukraine gagne, nous gagnons tous. Si elle perd, nous perdons tous.
J’aimerais être optimiste. Sur le papier, nous pouvons encore renverser la situation. Dans la pratique, j’en doute. Rien de ce que j’ai vu ces derniers mois et ces dernières années ne me laisse penser que nous sommes prêts à parer les dangers qui nous menacent. Je pense encore moins que nous sommes suffisamment prêts pour y survivre.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
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