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06.08.2025 à 05:24

Quatre-vingts ans après Hiroshima et Nagasaki, l'accélération de la course à l'armement nous éloigne-t-elle de la paix ?

Chaque année depuis 80 ans, les 6 et 9 août, deux villes du Japon se réveillent en observant une minute de silence pour commémorer et transmettre la mémoire que deux bombes atomiques ont laissée sur leur population civile. Mais alors qu'Hiroshima et Nagasaki s'engagent pour la paix et prônent la non-prolifération nucléaire à l'échelle mondiale, les caisses des puissantes industries d'armement tintent de plus belle aux quatre coins du monde. Des États-Unis à l'Europe, de la Chine au Japon, (…)

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Texte intégral (1934 mots)

Chaque année depuis 80 ans, les 6 et 9 août, deux villes du Japon se réveillent en observant une minute de silence pour commémorer et transmettre la mémoire que deux bombes atomiques ont laissée sur leur population civile. Mais alors qu'Hiroshima et Nagasaki s'engagent pour la paix et prônent la non-prolifération nucléaire à l'échelle mondiale, les caisses des puissantes industries d'armement tintent de plus belle aux quatre coins du monde. Des États-Unis à l'Europe, de la Chine au Japon, les dépenses de défense augmentent dans une spirale de réarmement et de nouveaux conflits.

« Plus jamais d'Hibakusha » est le slogan des survivants de la bombe atomique au Japon. « Ne laissons pas l'humanité s'autodétruire avec des armes nucléaires ! Travaillons ensemble pour créer une société humaine, dans un monde sans armes nucléaires et sans guerres ! ». C'est en ces termes que Terumi Tanaka, nonagénaire et survivant de la bombe de Nagasaki, a conclu son discours de réception du prix Nobel de la paix au nom de l'association Nihon Hidankyo. Son plaidoyer en faveur des droits humains est-il plus urgent que jamais ?

Selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), en 2023, les 100 plus grandes entreprises impliquées dans les ventes d'armes et les services militaires ont vu leurs recettes augmenter de 4,2 %, toutes régions confondues, du fait d'une demande mondiale en pleine recrudescence. En tête de liste, on trouve cinq entreprises des États-Unis, suivies d'une entreprise britannique, d'une entreprise russe et de trois entreprises chinoises. Ce classement compte 27 sociétés d'armement européennes (France, Allemagne, Italie, Pologne et Espagne, entre autres), contre 41 américaines. La guerre en Ukraine a stimulé les achats européens de munitions, d'artillerie, de systèmes de défense et de chars, ainsi que la rénovation et la modernisation des arsenaux. C'est ce qui ressort de divers travaux de recherche réalisés par les organisations Fundipau et SIPRI. En termes de ventes, les entreprises russes et du Moyen-Orient ne sont pas, non plus, en reste, la guerre à Gaza et le conflit en Iran laissant même présager une tendance à la hausse. Trois entreprises israéliennes enregistrent des chiffres d'affaires records selon le SIPRI, alors que le bilan des victimes dans la bande de Gaza est déjà estimé à plus de 80.000 morts – dont un tiers d'enfants – et qu'il ne cesse de s'alourdir, un cessez-le-feu définitif n'étant pas encore en vue.

Vingt-trois entreprises asiatiques figurent également dans cette liste, dont plusieurs nouveaux acteurs. Le Japon, avec cinq entreprises, et la Corée du Sud, avec quatre, gagnent du terrain dans la course mondiale, tandis que leurs gouvernements augmentent leurs dépenses de défense, d'une part en raison du climat de menace perçue du fait de la montée en puissance de la Chine et, de l'autre, du fait de leur adhésion au parapluie militaire des États-Unis. La liste des fabricants d'armement comprend, en outre, neuf sociétés chinoises, trois sociétés indiennes, une société basée à Taïwan et trois sociétés turques.

Une décennie de dépenses militaires accrues et « loin de la paix »

Nous assistons à la plus forte hausse des dépenses militaires depuis la guerre froide, comme le montrent les estimations du SIPRI, avec une hausse de 9,4 % et un total de 2.720 milliards USD en 2024. Cette tendance est observée sur dix années consécutives. Par pays, les États-Unis, la Chine, la Russie, l'Allemagne et l'Inde affichent les budgets militaires les plus importants au monde, représentant 60 % du total, mais ils ne sont pas les seuls, loin s'en faut. Plus d'une centaine de pays ont, en effet, rehaussé leur budget militaire. Rien qu'en Europe, Russie comprise, les dépenses militaires ont augmenté de 17 %, créant un effet d'entraînement à l'échelle mondiale.

Selon Jesús Núñez, codirecteur de l'Institut d'études sur les conflits et l'action humanitaire (IECAH), l'intensification de la course aux armements résulte de la rivalité mondiale entre les États-Unis et la Chine, mais il ne s'agit pas du seul facteur. Washington attend de ses alliés du Pacifique qu'ils accroissent leur effort militaire pour l'accompagner dans son endiguement de la Chine, tandis que d'autre part « l'Union européenne a formulé l'objectif d'une autonomie stratégique face à la menace russe résultant de la guerre en Ukraine, mais aussi par crainte que les Etats-Unis cessent d'être le garant ultime de sa sécurité et retirent la couverture qu'ils lui ont apportée au cours des dernières décennies. Voilà ce qui motive le réarmement de l'UE », explique M. Núñez. Il ajoute un dernier facteur, l'agenda local ou régional d'autres conflits : « Des puissances moyennes se disputent le leadership régional et mènent la course. Le Maroc et l'Algérie, par exemple, rivalisent pour le leadership au Maghreb ». Selon l'expert, le contexte actuel reproduit la dynamique des tensions de la guerre froide et « nous éloigne de la paix ».

En juin dernier, 32 dirigeants de l'OTAN réunis à La Haye se sont mis d'accord sur une nouvelle augmentation historique des dépenses de défense, à hauteur de 5 % du PIB national d'ici à 2035. Tous les pays, à l'exception de l'Espagne, ont accepté de s'engager dans la voie de l'armement. Cependant, la priorité donnée à la sécurité militaire se fera au détriment d'autres postes budgétaires, ce qui aura des conséquences économiques et sociales pour les citoyens, avertissent les experts et les activistes. Ainsi, face au réarmement européen, des organisations pacifistes telles que la Campagne contre le commerce des armes (Campaign Against Arms Trade) et le Réseau européen contre le commerce des armes (European Network Against Arms Trade, ENAAT) ont redoublé de critiques à l'égard de plans qu'elles considèrent comme hautement lucratifs pour l'industrie de l'armement, mais néfastes pour les dépenses sociales.

Comment prévenir un conflit ?

« L'ONU est le principal organe de prévention du fléau de la guerre pour les générations futures », affirme M. Núñez à propos de la charte fondatrice des Nations Unies, un dispositif mis en place en 1945 pour maintenir la paix et la sécurité internationales, suivie en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l'homme. Cependant, déplore l'expert, « nous sommes en régression, l'ONU se trouve affaiblie et dans une situation d'impuissance, du fait d'un manque de volonté politique de la part des pays membres ». M. Núñez souligne le rôle de la promotion de la démocratie dans la prévention des conflits violents, mais il met en garde contre le recul croissant des démocraties et la montée de l'autoritarisme, associés à un manque de leadership et au court-termisme qui domine l'ordre du jour des gouvernements nationaux, sans considération pour les générations à venir.

Le cas du Japon est paradigmatique : ce pays augmente également ses dépenses de défense et se dirige vers un objectif de 2 % de son PIB d'ici à 2027.

Malgré une société civile qui prône le pacifisme en raison de son statut de victime de la débâcle nucléaire, le gouvernement nippon n'a pas ratifié le Traité sur l'interdiction des armes nucléaires (TIAN), en vigueur depuis 2021. Un traité qui porte en son cœur Hiroshima et Nagasaki et qui mentionne dans son préambule les survivants de la bombe atomique.

Le Japon se justifie en invoquant le fait qu'aucun État doté de l'arme nucléaire ne l'a ratifié, et en soulignant l'existence du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), dont il est signataire, qui agit davantage comme un outil de dissuasion, sans pour autant freiner le développement nucléaire. La préfecture d'Hiroshima considère toutefois le TNP « essentiel pour parvenir à un monde sans armes nucléaires », et a demandé à plusieurs reprises au gouvernement japonais de revoir sa position.

Le contexte de réarmement mondial ne laisse, toutefois, pas augurer d'une diminution ou d'un arrêt de la modernisation des arsenaux nucléaires, bien au contraire. Aussi, comme le souligne le SIPRI dans un autre rapport récent, « les risques nucléaires augmentent dans le contexte d'une nouvelle course aux armements ». De fait, presque tous les pays dotés de l'arme nucléaire (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Inde, Pakistan, Corée du Nord et Israël – qui maintient son ambiguïté nucléaire) modernisent ou augmentent leurs arsenaux nucléaires et, s'ils ne l'ont pas encore fait en 2024, comme c'est le cas du Royaume-Uni, il faut s'attendre à ce qu'ils le fassent à l'avenir.

Paix et mémoire historique, une lutte permanente

Les survivants des bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki, appelés hibakusha au Japon, sont des témoins vivants et un symbole mondial de la paix. Aujourd'hui octogénaires et nonagénaires, ils sont conscients que le temps presse. En 2024, Nihon Hindankyo, la confédération nippone des associations de survivants, fondée en 1956, s'est vu décerner le prix Nobel de la paix en Norvège pour son dévouement et son impact mondial.

Pour Agustín Rivera, journaliste et auteur de « Hiroshima : Testimonios de los últimos supervivientes (2023) », « leur combat a été sans relâche, cependant leurs efforts ont trop tardé à être reconnus ». Ce journaliste espagnol a suivi pendant des années les traces des derniers survivants de l'atrocité afin de recueillir, avant qu'il ne soit trop tard, leurs témoignages dans un ouvrage délicat d'une grande valeur historique.

M. Rivera rappelle que « le Bureau international de la paix (BIP), une organisation de désarmement récompensée du prix Nobel de la paix en 1910, avait proposé la candidature de Nihon Hidankyo pour ce prix en 1985. Il l'a, à nouveau, proposée en 1994, mais sans succès. Idem en 2005, lorsque l'Agence internationale de l'énergie atomique s'est vu décerner le Nobel ».

Les survivants des bombes atomiques accomplissent depuis des décennies un important travail d'éducation, impliquant les générations futures de Japonais afin que leur mémoire ne sombre pas dans l'oubli et que les jeunes puissent, à leur tour, la transmettre à l'avenir.

Ils sont convaincus, pour reprendre les propos de Terumi Tanaka, que ce n'est que par le témoignage et l'empathie humaine que les gens peuvent devenir « une force de changement » et influer sur les politiques nationales. Le travail qu'ils mènent est un phare pour les droits humains.

29.07.2025 à 12:35

En Bolivie, les femmes qui rendent possible le recyclage urbain travaillent sans droits ni soutien institutionnel

En Bolivie, comme dans d'autres pays d'Amérique latine, les déchets sont souvent jetés sans que l'on se soucie vraiment de leur destination finale. Peu de gens s'arrêtent à penser que, sur ces déchets, de nombreuses personnes – principalement des femmes – ont construit un mode de vie. Invisibles pour la plupart, elles arpentent les villes en quête de matériaux recyclables, les trient et les transportent. Leur travail, essentiel pour la durabilité environnementale, est ignoré par les (…)

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Texte intégral (2244 mots)

En Bolivie, comme dans d'autres pays d'Amérique latine, les déchets sont souvent jetés sans que l'on se soucie vraiment de leur destination finale. Peu de gens s'arrêtent à penser que, sur ces déchets, de nombreuses personnes – principalement des femmes – ont construit un mode de vie. Invisibles pour la plupart, elles arpentent les villes en quête de matériaux recyclables, les trient et les transportent. Leur travail, essentiel pour la durabilité environnementale, est ignoré par les politiques publiques et la société en général.

La Bolivie génère annuellement plus de 1,6 million de tonnes de déchets solides, selon l'Institut national de la statistique (INE). Bien que plus de 22 % soient techniquement recyclables (papier, carton, verre, plastique ou métaux), le système public ne dispose pas des infrastructures nécessaires à leur traitement. C'est dans cette brèche que s'engouffrent les recycleurs de base qui, à la force de leurs mains et de leur savoir-faire, récupèrent les matériaux mis au rebut. À leurs côtés, on trouve également quelques entreprises privées, motivées par le potentiel lucratif d'un secteur en plein essor.

Les recycleurs de base jouent un rôle clé dans l'économie circulaire en empêchant que des tonnes de déchets finissent dans les décharges, les rivières ou les rues. Pourtant, ils travaillent dans la précarité et l'informalité. Si les données officielles font défaut, l'on estime qu'au moins 15.000 personnes vivent de cette activité en Bolivie, la plupart sans contrat, sans assurance maladie, sans droit à la retraite et, surtout, invisibles aux yeux de la société.

Mères et grands-mères, les visages du recyclage

Dans les principales villes du pays, le recyclage urbain est marqué par une forte présence féminine. Ce sont des mères, des grands-mères et des gardiennes d'enfants, souvent accompagnées de leurs enfants ou petits-enfants, qui parcourent les rues et les avenues à la recherche de matériaux recyclables pour subvenir aux besoins de leur famille.

Ruth, 51 ans et mère de cinq enfants, s'est lancée dans le recyclage après avoir travaillé pendant des années comme blanchisseuse et femme de ménage. « Au début, j'éprouvais beaucoup de honte, surtout lorsque les gens me montraient du doigt en disant : “Regarde-moi cette éboueuse !” ou “T'as pas honte de fouiller dans les ordures comme ça !”. »

« C'est une souffrance que beaucoup d'entre nous partageons » confie-t-elle. Ces préjugés ne l'ont toutefois pas découragée. Par la suite, Ruth est devenue l'une des fondatrices de l'Association des éco-collectrices (Asociación Ecorecolectoras) de Cochabamba, misant sur l'organisation collective comme moyen de valoriser leur travail et d'améliorer leurs conditions de vie.

L'histoire de Virginia, 38 ans, apporte un autre éclairage sur le travail de recyclage. Après avoir fui une relation violente, Virginia s'est installée à Cochabamba dans l'espoir d'offrir une vie plus sûre à ses enfants. Au début, elle collectait des matériaux le week-end, tout en travaillant comme nounou. « Au bout de cinq ans, je me suis consacrée entièrement au recyclage. Ça me permettait de passer plus de temps avec mes enfants », explique-t-elle. Pour de nombreuses femmes comme elle, le recyclage n'est pas seulement un moyen de subsistance, mais aussi un moyen de gagner en autonomie.

À Santa Cruz, Claudia, elle aussi âgée de 38 ans et mère de six enfants, dirige l'Association des collecteurs Mangales del Sur. Avec plus de dix ans d'expérience dans ce métier, son histoire révèle la dimension familiale de cette activité : « Avant, je sortais la nuit avec une charrette et mes jeunes enfants. Je n'avais personne pour les garder. Je les emmenais avec moi. Même ma fille aînée devait m'accompagner. Ça a été une période très difficile, que je préfère oublier », confie-t-elle.

Des journées de travail à rallonge et l'absence de services de garde font aussi partie de la dure réalité que doivent affronter ces travailleuses.

Victoria, 46 ans, présidente de l'association EcoWarmis, à La Paz, dirige une organisation composée principalement de femmes seniors. « Certaines d'entre elles travaillent dans le recyclage depuis 30 ans. Elles ne trouvent pas d'autre emploi et, pour venir en aide à leurs filles, beaucoup d'entre elles s'occupent de leurs petits-enfants » explique-t-elle. Elle-même mère de quatre enfants, Victoria raconte que sa mère travaillait elle aussi dans le recyclage. Dans sa famille, comme dans beaucoup d'autres, cette activité est devenue un moyen de subsistance.

L'image sans doute la plus éloquente de cette réalité est celle de Berta, 65 ans, debout sur une montagne d'ordures dans un centre de collecte de Cochabamba. « Merci beaucoup, mademoiselle. Que Dieu vous le rende », dit-elle en souriant, tandis qu'une femme jette un sac poubelle sans même la regarder. Exprimer de la gratitude pour des déchets, même si cela semble absurde, est peut-être le geste le plus symbolique de la valeur que ces femmes parviennent à trouver dans ce que d'autres considèrent comme de vulgaires ordures.

Les recycleuses de base commencent leur journée avant le lever du soleil. Elles travaillent dans une atmosphère nauséabonde, flanquées de monceaux de déchets qu'elles trient à la main, souvent sans équipement de protection adéquat, exposées aux coupures, aux infections et aux produits toxiques.

« Nous sommes exposées à de nombreux risques. Parfois, dans la précipitation, nous nous coupons sur des morceaux de verre. Cependant, nous nous soignons avec les remèdes naturels que nous ont appris nos grands-mères, car accéder à un hôpital n'est pas facile », explique Victoria, laissant entendre que les lourdeurs administratives du système de santé public peuvent rendre l'accès encore plus difficile.

Outre les risques physiques, la discrimination constitue une autre constante. « La société nous méprise parce que nous sommes mal habillées ou sales. Ce travail n'est pourtant pas fait pour être propre : nous nous salissons parce que nous fouillons dans les ordures. Mais on nous regarde avec mépris, et ça fait très mal », explique Claudia.

Malgré les difficultés, les recycleuses, dont beaucoup sont issues de communautés rurales, poursuivent leur travail vaille que vaille, ayant fait du recyclage une source de revenus, d'autonomie et de résilience.

Abandon institutionnel

Le système de gestion des déchets en Bolivie présente d'importantes lacunes : il est fragmenté, inefficace et, bien souvent, privatisé. Selon la chercheuse María Esther Pozo, coautrice du livre Trabajadoras por la Ciudad : aporte de las mujeres a la gestión ambiental de residuos sólidos en América Latina (Les travailleuses pour la ville : contribution des femmes à la gestion environnementale des déchets solides en Amérique latine), la décentralisation a conduit à la sous-traitance du traitement des déchets à des entreprises privées qui n'intègrent pas les recycleurs de base, laissant ceux-ci en marge (« comme simples intermédiaires »), sans droits ni représentation.

D'autre part, bien qu'il existe des réglementations telles que la loi n° 755 de 2015 (sur la gestion intégrale des déchets) et la loi sur la responsabilité élargie des producteurs (Ley de Responsabilidad Extendida del Productor, REP), leur mise en œuvre laisse à désirer. « Elles omettent de tenir compte d'enjeux essentiels tels que la santé, la retraite ou le salaire décent. La plupart des associations [spécialisées dans la collecte de déchets] sont composées de femmes et [les lois] devraient donc prévoir une formation sur la violence sexiste », souligne María Soleto, conseillère technique du Réseau national des recycleurs de Bolivie (Red Nacional de Recicladores de Bolivia, RENARBOL).

Le manque de clarté quant aux responsabilités institutionnelles constitue un obstacle supplémentaire. « Les programmes gouvernementaux qui mentionnent les collecteurs précisent rarement quelle entité sera chargée de la mise en œuvre des mesures. Il existe donc de nombreux vides juridiques », ajoute Mme Soleto.

Face à un tel abandon institutionnel, de nombreuses recycleuses trouvent dans l'organisation collective un moyen de résistance. 

« C'était notre plus grand rêve : avoir un salaire, être reconnues par le gouvernement, mais il n'a pas été exaucé. Nous avons demandé des réunions, envoyé des lettres, mais n'avons reçu aucune réponse », déplore Ruth. Claudia le résume ainsi : « La lutte sera longue, mais il ne s'agit pas d'une faveur. Il s'agit d'un droit. Et il faut bien faire comprendre ça aux autorités. »

Pendant ce temps, la vieillesse approche. « C'est triste de voir mes collègues plus âgées continuer à travailler. Et il en va de même pour nous toutes », remarque Ruth.

Les recycleuses doivent assumer de multiples responsabilités : elles travaillent dans la rue, à la maison, s'occupent de leurs enfants et, bien souvent, de leurs petits-enfants. Certaines, comme Victoria, cumulent un deuxième emploi. « Le week-end, je travaille dans une discothèque, pour avoir de quoi payer le traitement de ma fille », explique-t-elle.

« Bien que la Constitution bolivienne consacre les principes d'égalité et d'équité, nous continuons à faire face à d'importantes disparités, surtout dans des activités comme celle-ci, qui est probablement l'une des dernières que l'on choisirait ; le ramassage d'ordures », indique Mme Pozo. Elle souligne qu'il est urgent de mettre en place des politiques de genre qui répondent aux besoins de ce secteur (notamment en matière d'accès aux filets de protection sociale).

Si les recycleuses de base ne formulent pas toujours leurs revendications en termes de droits, de formalisation ou d'égalité, elles ne manquent toutefois pas d'une connaissance approfondie de leur environnement. Elles savent comment fonctionnent les villes, quels quartiers génèrent le plus de déchets et où se trouvent les matériaux recyclables. Selon María Esther Pozo, ce savoir devrait être le point de départ de politiques publiques plus inclusives et plus efficaces.

Repenser les villes. Moins de discours

Pour Mme Pozo, parler de recyclage implique également de repenser les villes. « Que représentent les villes pour ces femmes ? Comment se déroule leur quotidien ? Elles arpentent les places, les marchés, traversent des quartiers entiers et se rendent dans les zones nord [les quartiers les plus aisés] où, selon elles, les déchets sont de meilleure qualité. Que représente, dès lors, pour elles la zone sud [la périphérie] en termes de déchets ? », s'interroge-t-elle.

Le parcours de ces travailleuses révèle bien plus que de simples itinéraires de collecte ; il met en évidence les profondes inégalités entre le centre et la périphérie, entre ceux qui jettent et ceux qui survivent grâce aux déchets. Visibiliser cette réalité permet de comprendre qui sont celles qui assurent, jour après jour, le fonctionnement le plus élémentaire des villes.

« Sans visibilité, impossible d'avancer. Nous souhaitons que chaque association soit reconnue : qui sont les recycleuses, que font-elles, comment les contacter, quels sont leurs itinéraires quotidiens. Et cela ne peut se faire qu'à travers la sensibilisation, la collaboration entre les municipalités et les organisations », insiste María Soleto.

« Elles contribuent concrètement aux efforts environnementaux et mettent en pratique la prévention des dommages environnementaux, tandis que les discours des universités et des institutions restent lettre morte », affirme Mme Pozo.

En ce sens, la formalisation de ces activités n'est pas seulement une question juridique, mais une condition sine qua non pour progresser vers une économie circulaire véritablement inclusive et équitable. Pour y parvenir, insiste la chercheuse, il faut une volonté politique, un engagement citoyen et des cadres réglementaires solides, avec une approche claire et transversale de l'égalité des genres.

« Ce que je souhaite le plus, c'est que toutes mes camarades aient une assurance maladie, car il y a toujours quelqu'un qui tombe malade et, souvent, faute d'argent ou d'accès à un hôpital, elles ne peuvent pas se faire soigner à temps », explique Virginia. Son témoignage résume une situation urgente et inexorable : sans droits fondamentaux, il ne peut y avoir d'inclusion réelle, ni de transition juste, ni de vraie durabilité.

22.07.2025 à 07:30

En Géorgie, la répression de la contestation anti-gouvernementale passe par le licenciement des fonctionnaires jugés déloyaux

Clément Girardot

Depuis le 28 novembre 2024, des manifestations secouent quotidiennement Tbilissi et d'autres villes de Géorgie. Les citoyens dénoncent la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne annoncée ce jour-là et, plus largement, l'instauration d'un régime de plus en plus autoritaire.
Ces derniers mois, le parti du Rêve Géorgien, reconduit au pouvoir pour quatre ans lors des élections législatives frauduleuses du 26 octobre 2024, a multiplié les lois liberticides et intensifié la (…)

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Depuis le 28 novembre 2024, des manifestations secouent quotidiennement Tbilissi et d'autres villes de Géorgie. Les citoyens dénoncent la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne annoncée ce jour-là et, plus largement, l'instauration d'un régime de plus en plus autoritaire.

Ces derniers mois, le parti du Rêve Géorgien, reconduit au pouvoir pour quatre ans lors des élections législatives frauduleuses du 26 octobre 2024, a multiplié les lois liberticides et intensifié la répression contre les voix dissidentes. Fondé par l'oligarque Bidzina Ivanichvili, le Rêve Géorgien gouverne la nation caucasienne de 3,7 millions d'habitants depuis 2012. Son accession au pouvoir avait même marqué la première transition démocratique du pays après la révolution de 2003 et l'instabilité des années 1990, faisant suite à l'éclatement de l'URSS dont la Géorgie était une des républiques.

Cette formation attrape-tout sans grande assise idéologique a pourtant longtemps incarné une force relativement modérée et pro-européenne, une orientation qui s'est matérialisée par la signature de l'accord d'association UE-Géorgie en 2014 et la libéralisation du régime des visas avec l'espace Schengen en 2017. Face à la menace d'un retour à la domination russe, l'intégration euro-atlantique est une aspiration partagée à la fois par une grande partie des élites et de la population.

« Le gouvernement avait alors déclaré la réforme de l'administration comme une de ses grandes priorités », déclare Raisa Liparteliani, vice-présidente de la Confédération des Syndicats de Géorgie (GTUC).

La mise en application de l'accord d'association avec l'UE devait se traduire par une réforme de la fonction publique afin qu'elle soit davantage efficace, transparente et professionnelle. Mais plutôt que de continuer sur cette voie, le gouvernement géorgien en a choisi une autre.

« Quand nous parlons du Rêve Géorgien, nous parlons d'une seule personne, Bidzina Ivanichvili. À un moment, il a été confronté au choix de se retirer vraiment du pouvoir ou de construire un régime autoritaire. Il a choisi la seconde voie », affirme le juriste Vakhushti Menabde, fondateur du Mouvement pour la Social-Démocratie, un nouveau parti politique né en février 2025 des récentes mobilisations.

Plus de 800 licenciements politiques dans la fonction publique

Comme des milliers de citoyens d'orientations politiques très variées, les membres de cette formation de gauche sont quasi-quotidiennement dans la rue. Face à cette contestation qui dure, les autorités ont adopté une stratégie de répression qui conjugue la force policière, l'intimidation politique et des formes de rétorsions financières et professionnelles. D'après l'Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI), la Géorgie a été rétrogradée de la catégorie 3 à 4, entre 2024 et 2025, à cause de la multiplication des atteintes relevées aux libertés civiles et aux droits syndicaux.

Une cinquantaine de manifestants, principalement arrêtés en décembre, sont encore en prison. Parallèlement, les fonctionnaires sont aussi ciblés : « La plupart de ceux qui ont pris position pour défendre la Constitution lorsque le régime a rejeté le choix géopolitique historique de la Géorgie ont été renvoyés de leurs postes », affirme Vakhushti Menabde.

Plusieurs centaines de fonctionnaires ont notamment signé des pétitions soutenant l'avenir européen de Géorgie, un nombre encore plus important a participé aux manifestations anti-gouvernementales. D'après un rapport publié en avril par l'ONG Transparency International Georgia, ce sont principalement ces personnes qui ont été licenciées. Les méthodes exactes et l'échelle des licenciements diffèrent selon les institutions, mais les directions ont surtout concentré leurs efforts répressifs sur le management intermédiaire.

Dans un grand nombre de cas, les licenciements ont lieu après l'annonce d'une « réorganisation » par le gouvernement et passent par un non-renouvellement du contrat de travail. Dernier en date d'une longue série, le ministère des affaires étrangères a annoncé une « réorganisation » début mai, quelques mois après qu'une ordonnance de la ministre Maka Bochorishvili ait supprimé la sécurité de l'emploi pour certains cadres de l'institution.

« Le nombre de personnes licenciées dépasse maintenant les 800. Il faut souligner que près de la moitié de ces personnes ont entre 8 et 35 années d'expérience professionnelle ».

« Elles incarnent la mémoire institutionnelle du fonctionnement et du développement des services publics géorgiens », explique Giga Sopromadze, un employé de la mairie de Tbilissi limogé fin décembre et fondateur d'un nouveau syndicat de la fonction publique, nommé Article 78 de la Constitution.

Participant actif aux manifestations depuis plusieurs années, il a été remercié de ses fonctions de coordinateur des programmes pour les personnes en situation de handicap pour la capitale géorgienne : « J'ai travaillé avec différents maires depuis 2016 et là, on ne me renouvelle pas mon contrat, car tous les programmes sont soi-disant terminés. C'est un gros mensonge, car quand on regarde Tbilissi, la ville est très loin des standards européens en matière d'accessibilité. »

Ces licenciements sont facilités par l'adoption expéditive de multiples amendements à la loi sur les services publics entre décembre 2024 et avril 2025, qui viennent attaquer un droit du travail déjà peu protecteur pour les fonctionnaires, mais aussi les salariés du secteur privé.

Les principales mesures sont la suppression de la protection légale contre les licenciements pour les cadres de la fonction publique, la requalification des contrats à durée indéterminée en contrats courts, la facilitation des licenciements durant les réorganisations, la réduction de la durée des préavis, la baisse des indemnités de licenciement, ainsi que le renforcement des procédures d'évaluation pouvant mener à des réductions de salaire ou un licenciement.

Dans son examen annuel d'application des normes, l'Organisation internationale du travail a ainsi noté en juin que « cette réforme crée une précarité d'emploi sans précédent et affaiblit les protections du travail des fonctionnaires contre les licenciements arbitraires. De telles conditions compromettent gravement l'environnement nécessaire pour que les fonctionnaires puissent exercer librement leurs droits syndicaux, ce qui soulève de graves préoccupations en ce qui concerne la convention [n°87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical] et la convention (n° 151) sur les relations de travail dans la fonction publique de 1978, que la Géorgie a ratifiée en 2003 ».

Une douzaine d'institutions sont déjà concernées par ces licenciements qui succèdent à la reprise en main des institutions culturelles publiques par le Rêve Géorgien à l'œuvre dès 2021. Des agences, ministères et administrations centrales sont concernées, ainsi que des administrations régionales et des municipalités. Deux organismes ont même été entièrement dissous : le Centre de recherche du Parlement et le Bureau de la fonction publique qui s'occupait principalement de l'évaluation et du recrutement des agents.

En dehors des grandes villes où les médias d'opposition et les organisations politiques ou syndicales disposent de relais, la répression prend avant tout la forme d'une stratégie d'intimidation et de contrôle social. Celle-ci se déploie en premier lieu dans les écoles qui sont souvent, en milieu rural, l'unique institution publique et le principal employeur.

« Si vous ne suivez pas les ordres ou si vous exprimez une opposition, vous êtes perçu avec suspicion et ajouté à une liste noire. Les directeurs d'école lisent ces noms à voix haute devant les autres membres du personnel », explique un activiste de Tbilissi originaire la région d'Iméréthie dans l'Ouest du pays qui préfère garder l'anonymat. En raison de ses activités, sa mère qui est professeure est stigmatisée bien qu'elle soit apolitique : « Elle n'a pas encore été renvoyée, mais le simple fait d'être sur cette liste constitue déjà une forme de pression psychologique. »

Vers un parti-État sur le modèle russe

Ces licenciements et pressions visant les fonctionnaires révèlent un changement de paradigme de l'Etat géorgien qui n'aspire plus à une démocratisation, même imparfaite et qui a relégué la conduite des politiques publiques au second plan pour se concentrer sur la consolidation du pouvoir.

La mainmise politique sur l'administration s'est fortement renforcée. Selon de nombreux observateurs, l'un des principaux objectifs de la répression actuelle est de soumettre la fonction publique au contrôle du parti. Sur le modèle russe ou même azerbaïdjanais, le Rêve Géorgien prend la direction d'une gouvernance où le parti au pouvoir fusionne avec les structures étatiques.

L'attribution de certains postes à responsabilité est de nouveau possible sans procédure de sélection compétitive. Cette disposition pourrait renforcer le népotisme et décourager les employés les plus compétents qui n'auront plus de possibilité de promotion. Les fonctionnaires licenciés n'ont, de leur côté, aucune possibilité de récupérer leur travail, ils perdent donc leurs moyens de subsistance alors que leur employabilité dans le secteur privé est faible.

« Nous ne sommes pas en mesure d'obtenir la réintégration des fonctionnaires licenciés même si nous gagnons de nombreux procès aux prud'hommes, car leur poste de travail a été aboli suite aux réorganisations », explique l'archéologue et paléoanthropologue Nikoloz Tsikaridze, président du Syndicat des travailleurs des sciences, de l'éducation et de la culture.

Cette stratégie hostile aux droits des travailleurs et au droit d'association est contraire aux conventions internationales dont la Géorgie est signataire, notamment la convention n°98 de l'OIT sur le droit d'organisation et de négociation collective. Par ailleurs, la convention n°87 protège la liberté syndicale et garantit le droit des travailleurs de créer librement des organisations sans autorisation préalable de l'État.

La Confédération des Syndicats de Géorgie (GTUC), a entamé une procédure de réclamation auprès de l'OIT concernant les réformes récentes s'attaquant aux droits des fonctionnaires et des syndicats de manière plus large.

Lors de sa 113e Conférence, le comité d'évaluation a émis, le 6 juin dernier, la position suivante : « Nous exhortons le gouvernement à revoir les récents amendements à la loi sur la fonction publique par le biais d'un véritable processus de consultation avec les organisations représentatives des travailleurs ». La vice-présidente de la Confédération, Raisa Liparteliani a expliqué : « Nous comptons utiliser ce document pour défendre les droits des fonctionnaires au niveau national auprès de la Cour constitutionnelle, de la commission tripartite et du Parlement et au niveau international aussi ».

Les positions des organisations internationales, ainsi que celles de l'Union européenne qui menace le pays de sanctions sur le régime de visa, auront-elles une influence sur l'attitude du gouvernement du Rêve Géorgien qui voit derrière toute critique un complot de l'Occident ? Tant que perdure la crise politique entre un pouvoir inflexible et des citoyens mobilisés, la répression au sein de l'administration pourrait se poursuivre tout comme dans le reste de la société, où de plus en plus d'opposants se retrouvent face à la justice ou en détention.

Malgré cela, le respect de la liberté syndicale répond à un besoin d'organisation collective qui se fait ressentir dans différents secteurs de la société. Tout en agissant dans un environnement répressif, les mouvements politiques et syndicaux attachés à la démocratie et à l'orientation pro-européenne de la Géorgie font toujours face au défi d'une meilleure coordination et planification pour pouvoir ébranler le Rêve Géorgien.

17.07.2025 à 11:21

Le travail informel ternit l'image du Maroc en tant que pôle de production textile privilégié de l'Europe

L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.
Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur (…)

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L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.

Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur production auprès de plus de 1.600 fournisseurs locaux, principalement dans le secteur de la mode rapide (fast fashion).

Cela a contribué à ce que 15 % du PIB industriel du Maroc dépende désormais du secteur textile, selon l'Association marocaine de l'industrie du textile et de l'habillement (AMITH). Ces chiffres, bien qu'ils datent de 2021, reflètent bien l'importance du secteur dans l'économie du royaume alaouite. En 2024, le Maroc a exporté pour 2,925 milliards d'euros de produits textiles vers l'UE, dont il est désormais le huitième exportateur de tissus et de vêtements.

Le Maroc représente 3,1 % des importations textiles de l'UE, qui est de loin le premier client du pays africain, absorbant 70 % de ses exportations, notamment vers l'Espagne et la France.

L'informalité au travail, source d'abus

Amal (nom d'emprunt pour éviter des représailles) a travaillé six ans dans une usine marocaine légalement enregistrée, dotée d'installations sur deux étages pouvant accueillir environ 500 employés. Lorsque l'entreprise a changé de mains, le nouveau patron a dégradé les conditions de travail. « Nous cousions 56 vêtements par heure, mais il a fait venir des gens pour en produire 58, voire davantage » explique-t-elle à Equal Times. Pour les travailleuses de son atelier, ce changement « a représenté une pression énorme, sans compter que la qualité n'était plus au rendez-vous », se souvient-elle ; « presque tous les vêtements étaient destinés à Inditex et Mango, je le sais grâce aux étiquettes, la plupart étaient de Zara ».

Le travail auparavant effectué en neuf heures devait désormais être complété en huit heures. Cette augmentation de la cadence « a nui à notre santé, de nombreuses collègues ont quitté l'entreprise, à la fin nous n'étions plus que 400 ». Il s'agissait de la première réduction irrégulière des effectifs, qui allait être suivie de nombreuses autres, jusqu'à son propre licenciement.

Dans l'Indice CSI des droits dans le monde 2025 publié en juin par la Confédération syndicale internationale (CSI), le Maroc a amélioré sa note, passant de 4 en 2024 à 3, ce qui indique des « violations régulières » (jusqu'en 2024 « systématiques ») des droits fondamentaux du travail tels que le droit de grève, la négociation collective et la syndicalisation.

Le royaume maghrébin a ratifié les conventions de l'OIT sur le travail décent, la liberté syndicale, le travail forcé et le travail des enfants et la discrimination. Il s'aligne en outre sur la Recommandation n° 204 de l'OIT visant à réduire le travail informel. Les abus persistent toutefois dans le secteur textile, principalement dans le nord du pays, à Tanger et Kénitra notamment.

Les quartiers de ces villes foisonnent d'ateliers de couture de toutes sortes, y compris des établissements clandestins installés dans des garages et des rez-de-chaussée d'immeubles résidentiels. La sous-traitance représente 60 % de la production, et « tant les entreprises officielles que les entreprises informelles sous-traitent les grosses commandes » à ces ateliers, explique dans un entretien avec Equal Times Lamyae Azouz, secrétaire générale de l'association Attawasoul, à Tanger, une organisation à but non lucratif qui informe les personnes qui y travaillent de leurs droits du travail.

Retour sur la question des salaires

Le salaire de base d'Amal s'élevait à 710 dirhams par mois (67,5 euros, qui, en ajoutant les heures supplémentaires, lui laissaient environ 230 euros par mois). Le contraste est net avec le salaire minimum interprofessionnel au Maroc, qui, en janvier 2025, a augmenté de 5 %, pour atteindre 3.000 dirhams par mois (285 euros). « Mon entreprise a mis six mois pour appliquer cette augmentation dans son intégralité, et dans d'autres, je doute qu'elles le fassent », a déclaré à Equal Times une couturière de l'un de ces ateliers, qui a souhaité rester anonyme.

Selon le syndicat IndustriALL, les abus de salaire sont généralisés, à tel point que le salaire minimum n'est versé que dans les usines dont les effectifs sont syndiqués.

Dans les ateliers textiles au Maroc, « le salaire minimum n'est généralement pas payé à l'heure, mais en fonction d'un volume de vêtements déterminé », indique Azouz, et si l'objectif de production n'est pas atteint, une pénalité salariale est appliquée.

« Il y a parfois des inspections, mais elles ne fonctionnent pas, car elles sont annoncées à l'avance et des dispositions sont prises pour qu'il n'y ait pas de travailleuses mineures ou malades [présentes sur les lieux de travail] », ajoute-t-elle.

Sa collègue chez Attawasoul, Zohra Koubia, a supervisé en 2019 l'étude Perfiles y condiciones laborales en el sector textil de Tánger (Profils et conditions de travail dans le secteur textile à Tanger) pour Setem Catalunya et le réseau d'ONG, de syndicats et d'associations de consommateurs Campagne Vêtements Propres. Six années se sont écoulées depuis, cependant « rien n'a changé », affirme-t-elle.

« Dans les ateliers informels, le Code du travail n'est pas appliqué », dénonce-t-elle, ajoutant que « la plupart des travailleuses sont cheffes de famille, ont migré d'autres régions du pays et n'ont aucune formation ». En effet, 70 % des femmes interrogées dans le cadre de cette étude ont déclaré ne pas avoir de contrat, 6 % d'entre elles étaient liées à leur atelier par un accord verbal et seulement 24 % disposaient d'un contrat signé. Par ailleurs, 36 % d'entre elles n'étaient même pas déclarées au système de sécurité sociale marocain, même si en 2021, il a été décidé d'étendre cette protection à l'ensemble de la population active.

Le problème reste d'actualité, dès lors que « la quasi-totalité des entreprises déclarent moins de salariées et moins d'heures de travail » que ce que suppose leur activité réelle, souligne Mme Koubia. À cela s'ajoutent d'autres abus tels que le non-reversement des cotisations sociales pourtant prélevées sur le salaire. En l'absence d'inspections du travail, ces exactions sont commises en toute impunité, sans compter que bon nombre de travailleuses méconnaissent leurs droits.

Amal, par exemple, n'a appris qu'elle n'avait pas de contrat que le jour où elle a eu besoin de médicaments : « Je pensais qu'étant donné que je travaillais, j'avais une mutuelle, mais le patron ne nous avait pas déclarées », s'indigne-t-elle. Il s'agit là d'une pratique courante, selon IndustriALL, qui déplore que de nombreuses travailleuses du textile se retrouvent sans droit à des congés ni à des soins médicaux parce qu'elles ne sont pas enregistrées dans le système, alors qu'elles développent fréquemment des troubles musculosquelettiques.

Horaires exténuants, insultes et harcèlement sexuel

Dans le secteur textile marocain, les journées sont de huit à neuf heures, y compris les samedis et jours fériés, avec une ou deux pauses toilettes et une demi-heure pour déjeuner. « J'ai enduré cela pour ma famille », affirme Amal. « Mon usine ne disposait d'aucun espace de repos. Qu'il pleuve ou qu'il fasse chaud, nous posions des cartons à même la rue pour nous asseoir et manger », ajoute-t-elle, « et à l'intérieur, le nettoyage était inexistant ».

Puis, un jour, elle a appris que son patron avait loué un étage supplémentaire dans le bâtiment où elle travaillait, mais qu'il l'avait enregistré sous un autre nom et y avait fait venir de nouvelles travailleuses, qui empruntaient une porte d'accès séparée et étaient moins bien payées qu'elle. Leur employeur les rémunérait quand bon lui semblait, sans planning précis.

Il est courant que les travailleuses commencent leur journée sans même savoir si elles feront des heures supplémentaires, lesquelles ne sont généralement pas rémunérées, souligne Mme Koubia. Elle ajoute que, bien que la semaine de travail au Maroc soit légalement de 44 heures, dans la pratique, beaucoup d'entre elles « cousent 14 heures par jour pour pouvoir honorer les commandes ». Si, malgré tout, les commandes de l'entreprise diminuent, il peut arriver, comme cela a été le cas pour Amal, que la « prime de production » soit supprimée et que des irrégularités surviennent dans le montant du salaire perçu et les dates de paiement, irrégularités qui dans son cas se sont prolongées pendant plus d'un an.

À leurs doléances légitimes, l'entreprise a répondu par du harcèlement et des insultes. Selon Mme Azouz, une travailleuse sur deux interrogée par son association à Tanger déclare avoir subi des menaces, des violences verbales et même physiques de la part de ses employeurs. « Ils les humilient, ils les comparent à des ânes, ils refusent d'embaucher des femmes mariées ou enceintes », explique-t-elle. De ce fait, les employées sont généralement des jeunes femmes qui « louent une chambre à plusieurs et vivent dans des conditions précaires ». Il n'est pas rare que la situation dégénère en harcèlement sexuel. Amal se souvient que son chef avait « des comportements déplacés avec les jeunes filles » et que lorsqu'elles l'ont dénoncé auprès des autorités, on leur a répondu : « C'est votre problème ». Bien entendu, ceux qui ont répliqué de la sorte « étaient des hommes », précise-t-elle.

Accidents du travail sans responsabilité pour les marques

Dans les ateliers de couture informels au Maroc, les accidents liés aux mauvaises conditions de travail sont également fréquents, comme notamment « les coups de chaleur en été (d'avril à septembre), car les travailleuses peuvent boire de l'eau, mais n'ont pas droit à des pauses », souligne Mme Azouz.

Très souvent, à l'intérieur, « il n'y a pratiquement pas d'espace pour repasser, alors que le taux d'humidité élevé et la forte concentration des effectifs » favorisent la transmission de maladies, et que « la poussière provenant des tissus est cause d'affections pulmonaires ou d'allergies », précise-t-elle.

Mme Azouz a apporté son aide aux familles des 28 personnes décédées par électrocution lors de l'inondation d'un atelier clandestin à Tanger en février 2021, où des étiquettes Inditex ont été retrouvées. Suite à des manifestations et à la parution d'articles dans la presse, la préfecture de Tanger-Assilah a indemnisé les familles. À l'issue du procès, l'inspection du travail a été mise en cause, mais pas les marques responsables des commandes qui étaient exécutées dans des conditions de travail indécentes.

Le gouvernement national et les autorités locales ont mené des négociations discrètes avec les survivantes : « Ils leur ont dit être disposés à trouver un accord à condition qu'elles cessent de communiquer avec nous [l'association Attawasoul] et les médias », révèle Mme Azouz.

L'affaire n'a donc eu aucune répercussion sur l'écosystème des ateliers de confection, même à Tanger. « L'accident n'a entraîné aucune amélioration sur le plan juridique ou de la sécurité » déplore-t-elle : « le propriétaire a passé quelques mois en prison, cependant il continue de fournir des marques internationales par l'intermédiaire d'une autre entreprise ».

Syndicats persécutés

L'informalité qui règne dans le domaine du travail entrave considérablement la syndicalisation, dans un environnement où la liberté syndicale n'est pas garantie et où les syndicats marocains n'ont pas réussi à empêcher l'adoption d'une loi sur les grèves, en vigueur depuis mars, qui restreint considérablement ce droit et compromet gravement les libertés syndicales.

Dans ce contexte, pour les travailleuses du textile au Maroc, l'adhésion à un syndicat entraîne facilement des menaces et des licenciements, ou « même des accusations inventées de toutes pièces », telles que l'obstruction au travail ou le manque de productivité, « voire l'attribution d'un nombre d'heures réduit et l'isolement », résume Zohra Koubia. Le constat d'IndustriAll est sans équivoque : « Parmi les entrepreneurs, il existe un consensus : former un syndicat, cela revient à une déclaration de guerre ». Ainsi, s'ils se retrouvent face à des travailleurs unis et organisés, « ils peuvent paralyser l'usine, la fermer et la délocaliser » en toute impunité.

Amal en a d'ailleurs personnellement fait l'expérience. « Nous avons tenté, en vain, de parler à notre employeur, puis nous nous sommes adressées aux autorités, mais elles ont fait la sourde oreille », se souvient-elle. « En mai 2022, nous avons fait grève pour défendre nos droits et réclamer les primes non versées, mais l'employeur a appelé la police pour nous expulser ». Amal a écrit à Inditex pour dénoncer ces faits, et entre juillet et octobre, elle et ses collègues ont été licenciées, ce qui « n'a posé aucun problème, car nous n'avions pas de contrat ; nous étions neuf à être enceintes ».

À cette époque, elle avait déjà cinq enfants et en attendait un sixième. « Cela a été extrêmement difficile », confie-t-elle. Elle a travaillé deux semaines dans une autre entreprise, mais a été licenciée lorsque ses employeurs ont appris qu'elle avait appartenu à un syndicat. Dans une troisième entreprise, elle n'a tenu qu'une journée, pour la même raison.

« Lutter pour nos droits nous a coûté cher », reconnaît-elle. « De nombreux syndicats sont achetés par le patron, et moi, tout ce que je voulais, c'était servir de pont entre les deux parties, mais dans mon pays, cela n'est pas perçu ainsi. »

Amal est actuellement en attente de jugement, et bien que son ancienne entreprise ait fermé, elle a été facilement remplacée par de nouveaux ateliers. Elle et ses collègues réclament à leur ancien employeur le paiement de leurs salaires impayés et des indemnités pour leurs années d'ancienneté, qui vont de cinq à seize ans.

« Certaines ont travaillé là toute leur vie et n'ont plus rien », déplore-t-elle. L'employeur a déclaré faillite et doit payer le loyer, les salaires et de nombreuses factures à différents transporteurs et fournisseurs, de sorte que les travailleuses ne savent pas si elles seront un jour payées.

Vers un meilleur avenir

Malgré ce cadre de travail injuste, qui laisse dans la pratique un grand nombre de travailleuses et travailleurs sans protection, le royaume alaouite a élaboré un plan de développement à l'horizon 2035 visant à moderniser son économie et à se positionner comme un marché exportateur hautement performant et à faibles émissions. Pour ce faire, il s'appuiera sur son réseau d'accords commerciaux, qui comprend des traités de libre-échange avec une cinquantaine de pays, tandis que son ministère de l'Industrie soutient des partenariats régionaux de coopération multisectorielle tels que l'Association arabo-euro-méditerranéenne pour la coopération économique (EMA).

Le ministère du Commerce et l'AMDIE s'efforcent également d'attirer les investissements en proposant des subventions et des avantages fiscaux, en facilitant les démarches administratives et en promouvant les infrastructures nationales : premier train à grande vitesse africain, nouvelles autoroutes, 19 aéroports internationaux ou le port de Tanger-Med (le plus grand d'Afrique et de la Méditerranée et le 17e plus actif au monde en termes de volume de conteneurs), ainsi que six zones franches, portées à huit en mars dernier.

Avec ces initiatives, le Maroc « facilite l'accès à plus d'un milliard de consommateurs en Europe, aux États-Unis, au Moyen-Orient et en Afrique », souligne l'AMDIE, parallèlement à son « engagement résolu en faveur de la transition verte et du développement durable ».

En ce sens, le Maroc se trouve en réalité soumis à la pression de ses principaux clients. À l'horizon 2030, l'UE prévoit que tous les produits textiles commercialisés sur son territoire soient réparables, recyclables, fabriqués à partir de fibres recyclées, exempts de substances toxiques et respectueux des droits humains et de l'environnement. Le marché marocain est ainsi contraint d'adapter son système de production. Est-ce possible ? Avec sa stratégie Dayemdurable » ou « viable » en arabe), l'AMITH s'est dotée d'une feuille de route pour 2035. Le secteur textile marocain reconnaît qu'il doit réduire la sous-traitance dans le secteur, remplacer son modèle de confection, qui importe actuellement ses tissus d'Asie et de Turquie, et se doter d'un modèle propre, durable et local, conformément aux règles d'origine de la zone pan-euro-méditerranéenne (Zone PEM, qui bénéficie d'un accès préférentiel à l'UE).

Pour relever les défis implicites en matière d'emploi, des règles sont nécessaires pour obliger les marques européennes à garantir des contrats de travail formels non seulement à leurs fournisseurs directs, mais aussi aux fabricants secondaires et tertiaires auxquels ceux-ci sous-traitent généralement, et dont les actions sont moins visibles, déclarait déjà en 2023 la directrice générale de l'AMITH, Fatima-Zohra Alaoui.

La situation n'a guère évolué et, malgré les objectifs officiels, il reste encore un long chemin à parcourir. En attendant, des milliers de travailleuses comme Amal aspirent simplement à une issue équitable et à des conditions de travail décentes dans les ateliers marocains. « Il n'y a pas d'avenir ainsi », conclut-elle : « Je ne blâme pas les personnes [en Europe] qui achètent ces vêtements. Tout ce que nous souhaitons, c'est avoir des emplois décents, fabriquer des vêtements de qualité et pouvoir assurer une vie digne à nos familles. »

15.07.2025 à 06:30

Solution ou menace, le méthane enfoui sous le lac Kivu divise les populations locales

Margaux Solinas , Paloma Laudet

Une pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans (…)

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Texte intégral (1896 mots)

Une pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans le lac Kivu, constituant une source alimentaire et une ressource économique vitale pour les communautés riveraines du Rwanda et de la République démocratique du Congo. Ils ont été introduits en dans les années 1950 de manière artificielle pour augmenter la production de poissons comestibles dans la région. Ils sont souvent séchés ou fumés pour être conservés et jouent un rôle crucial dans l'économie des villages locaux.

Le pêcheur rassemble environ 500 francs rwandais par jour, soit environ 0,31 centime d'euro, une maigre somme, juste assez pour s'occuper de son bateau en mauvais état et subvenir à sa faim. Claude vit en deçà du seuil de pauvreté (moins d'un dollar par jour) comme 52 % des Rwandais, selon un rapport du Center for Affordable Housing Finance in Africa (CAHF). Et il ignore – et n'a guère d'intérêt – pour le danger silencieux qui agite les eaux tranquilles du lac Kivu. Alors qu'il vend ses derniers sambazas, le tonnerre gronde et de grosses gouttes de pluie se mettent à tomber. Il prend alors ses jambes à son cou, et se précipite sous une cabane en tôle rouillée, dans l'attente d'une éclaircie pour pouvoir rentrer chez lui.

Un manque d'informations sur les dangers du méthane

Outre les poissons pêchés par Claude et autres espèces aquatiques, le lac Kivu contient une forte concentration de méthane, un gaz à effet de serre puissant, incolore et inodore, composé d'une molécule de carbone et de quatre atomes d'hydrogène (CH₄). Principal constituant du gaz naturel, il est produit par la décomposition de matières organiques en l'absence d'oxygène, notamment dans les marais, les rizières, et les intestins des ruminants.

Le méthane contribue de manière significative au réchauffement climatique en retenant la chaleur dans l'atmosphère, mais peut également servir de source énergétique. Il peut être converti en énergie de plusieurs façons : brûlé, il produit de la chaleur et de l'électricité. Sinon il est utilisé dans des systèmes de cogénération pour générer simultanément de l'électricité et de la chaleur où il alimente des turbines à gaz. Ces méthodes permettent de produire de l'énergie tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Et à quelques kilomètres du rugo (maison traditionnelle en terre cuite rwandaise) de Claude, une entreprise, KivuWatt, s'est donné pour but d'extraire et convertir le méthane en énergie pour alimenter la région.

En 2008, seulement 6 % de la population rwandaise avait accès à l'électricité, un chiffre qui serait passé aujourd'hui à 75 % d'après le gouvernement rwandais. À la même période, « le mix énergétique du Rwanda était dominé à 74% par la biomasse et les produits pétroliers (20 %) », d'après l'Agence internationale de l'énergie, « le reste étant constitué de gaz naturel, de charbon et d'hydroélectricité ».

Pour expliquer cette croissance, les ressources énergétiques du lac sont cruciales. En 2020, le Rwanda et la République démocratique du Congo ont signé un accord pour assurer une exploitation sûre du méthane du lac Kivu, tout en préservant la biodiversité de la région à l'image de KivuWatt, piloté par l'Américain ContourGlobal, et de Shema Power Lake Kivu (SPLK), une coentreprise public-privé qui ambitionne à elle seule de couvrir jusqu'à 30 % de la demande électrique nationale. En 2024, cette ressource fournit déjà 14,3 % de l'électricité du pays, marquant un tournant stratégique dans le mix énergétique rwandais.

Contrairement au Rwanda, le gouvernement congolais n'a pas débuté l'extraction du méthane de son côté du lac. En janvier 2020, l'espoir d'un projet d'évacuation du gaz avait vu le jour sous l'initiative de l'ancien ministre national des Hydrocarbures, Rubens Mikindo. Mais en 2025, le projet en est toujours au même stade.

Les autorisations pour la construction d'une usine et pour la production d'énergie stagnent, résultat de l'instabilité de la région, mais aussi de mauvaise gestion de la baie de Kabuno et, selon certaines sources sur place, de la corruption. Seules des stations de dégazage ont été installées. Dans ce contexte de tensions persistantes entre les deux rives du lac, le gaz devient un enjeu aussi géopolitique que sécuritaire.

« Le gaz est emprisonné dans les couches profondes. Il y a une marge de sécurité gigantesque, mais deux scénarios s'opposent chez les spécialistes. Il y a la possibilité de l'extraction massive qui risque d'amener une déstabilisation du lac, et d'autres qui jugent que l'extraction est la solution » explique François Darchambeau, chercheur spécialisé sur le sujet et enquêteur pour l'entreprise KivuWatt.

Malgré sa situation dans une région sujette à une activité sismique importante, il existe un manque significatif de préparation et de compréhension concernant les menaces potentielles pour le lac Kivu comme l'éruption limnique. Ce type d'éruption se produit généralement dans des lacs profonds situés dans des zones volcaniques. Elles représentent un risque important dans cette région sujette aux tremblements de terre, parsemée de volcans actifs, comme l'a montré la catastrophe du lac Nyos (Cameroun) en 1986, qui a tué plus de 1.700 personnes.

La plupart des pêcheurs sont conscients de la présence de méthane, mais ils ne perçoivent pas son extraction comme un danger significatif, étant juste informés de sa présence et de sa transformation en énergie, et non aux conséquences d'une éruption. Certains pêcheurs comme John, capitaine d'un bateau, s'interrogent sur le lien entre l'extraction et l'absence de ressources dans le lac. Il témoigne : « Il y a encore dix ans, nous pêchions des dizaines de kilos par soirée, aujourd'hui, c'est à peine la moitié. Alors, oui, j'ai entendu parler du méthane, j'en conçois les dangers, mais ce qui m'inquiète, c'est seulement la disparition des poissons. Est-ce lié au gaz ? »

Aucune étude n'établit à ce jour de lien direct entre la présence de méthane dans le lac Kivu et les récentes mortalités de poissons. Mais la présence d'entreprises d'extraction pourrait présenter un danger potentiel pour les espèces du lac, et limiter l'espace de pêche pour les habitants des rives. En juin 2022, des épisodes frappants à Kabuno et Minova (RDC) ont été attribués à une intoxication liée à des polluants terrestres, selon l'Observatoire Volcanologique de Goma (OVG). L'hypothèse d'une libération de gaz a été écartée par des experts, dont le professeur Pascal Masilya, qui pointe plutôt la remontée d'eaux pauvres en oxygène provoquant l'asphyxie des poissons par éruption limnique.

Le volcanologue Benoit Smet développe : « Une éruption limnique se produit uniquement lorsque le lac est saturé avec du gaz s'accumulant en profondeur dans une couche permanente qui ne se mélange pas avec la surface. Ce gaz, principalement du méthane, mais contenant également des quantités significatives de CO2, est stocké et dissous dans l'eau. Comme le gaz occupe de l'espace et avec la présence de CO2 aux côtés du méthane, les couches finissent par se mélanger, provoquant la montée du gaz vers la surface à mesure que la pression diminue, menant à la saturation. Selon les mesures récentes, ce phénomène est actuellement localisé à la baie de Kabuno sur le lac (côté RDC), incitant des efforts prudents pour extraire le gaz ». Cette accumulation en profondeur constitue une menace silencieuse : si la saturation est atteinte et que le gaz remonte brutalement à la surface, cela peut entraîner une asphyxie massive des populations riveraines.

L'instabilité politique paralyse les projets d'extraction et la prévention aux risques

De l'autre côté de la rive, en République démocratique du Congo (RDC), de grands panneaux indiquent « Attention Méthane ». Ils bordent le long de la route principale du camp de déplacés internes de Bulengo, situé en périphérie de Goma, la capitale provinciale du Nord-Kivu. Et aux alentours du camp, le gaz s'échappe par endroits, provoquant la mort de certains habitants par asphyxie.

Dans la province, plus d'une centaine de groupes armés circulent, dont le M23, qui est apparu en 2012 après une mutinerie contre le gouvernement de Kinshasa par d'anciens membres du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP). Il tire son nom de l'accord de paix du 23 mars 2009, qu'il accuse le gouvernement de ne pas avoir respecté. Depuis fin octobre 2024 leur progression, fulgurante dans la région, et leur a permis de s'emparer tour à tour des capitales provinciales du Nord et Sud Kivu, étendant leur emprise. La situation politique instable dans laquelle se trouve les habitants de la région permet une prévention minime quant aux risques liés au méthane.

« Il n'y a plus aucune organisation qui prend soin de nous, nous devons nous débrouiller avec nos sacs pour construire des logements » témoigne Sindani Mukuku, 70 ans, originaire de la ville de Saké, à quelques kilomètres du camp.

En face de sa tente, se trouve la maison de Sifa, une femme de 35 ans. Avec son mari et ses cinq enfants, elle cohabite avec les déplacés depuis deux ans. Installée sur le perron de sa maison, devant un tissu violet à fleurs faisant office de porte d'entrée, elle regarde deux de ses enfants jouer dehors. Alors qu'ils courent, ils s'arrêtent net devant un fil de barbelé. « Des experts sont passés pour poser des panneaux de signalisation à risque. Ils étaient avec le gouvernement congolais, mais depuis personne n'est revenu », raconte Sifa, témoignant des dangers enfouis dans le lac.

« La vie est plus douce, avant, c'était dangereux, plusieurs personnes sont mortes. Maintenant, je suis rassurée pour mes enfants, même s'ils connaissaient déjà la localisation des champs de gaz, mais le problème, c'est que le gaz est toujours présent ».

Et certains habitants des rives s'interrogent sur l'extraction. Quand pourront-ils cesser de craindre un accident mortel ? Selon François Darchambeau, les deux rives n'ont aucun plan d'évacuation du littoral. Mais si certains habitants ont conscience des dangers, la plupart des pêcheurs vivent dans une misère accrue et ne font pas de l'extraction du méthane une priorité, ayant pour première inquiétude, comme Claude, de trouver de quoi se nourrir pour la journée.

14.07.2025 à 09:46

Les travailleuses des fleurs turques contestent un modèle économique qui encourage les profits au détriment des personnes

Quand avez-vous acheté des fleurs pour la dernière fois ? Lors d'une visite à l'hôpital ? Pour la Saint-Valentin ? Un anniversaire, peut-être ?
Avez-vous imaginé quelqu'un en train de les cueillir dans un jardin ensoleillé, cultivées avec amour par un jardinier qui fredonne gaiement une mélodie ?
Ouais… Tout ça, c'est du fantasme.
Aujourd'hui, les fleurs sont une marchandise : doucereuse, mondialisée et rentable. Les pétales sont peut-être doux, mais ils cachent la dure réalité des (…)

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Quand avez-vous acheté des fleurs pour la dernière fois ? Lors d'une visite à l'hôpital ? Pour la Saint-Valentin ? Un anniversaire, peut-être ?

Avez-vous imaginé quelqu'un en train de les cueillir dans un jardin ensoleillé, cultivées avec amour par un jardinier qui fredonne gaiement une mélodie ?

Ouais… Tout ça, c'est du fantasme.

Aujourd'hui, les fleurs sont une marchandise : doucereuse, mondialisée et rentable. Les pétales sont peut-être doux, mais ils cachent la dure réalité des nombres. L'industrie mondiale des fleurs, d'une valeur d'environ 27,34 milliards d'euros en 2023 (31,95 milliards de dollars US), est gérée par des marques gigantesques et des géants multinationaux.

Parmi ces marques, on trouve Queen Flowers. Basée au Danemark, l'entreprise fait passer ses fleurs par les célèbres enchères aux fleurs des Pays-Bas et les commercialise dans le monde entier. Sa plus grande serre se trouve en Turquie, dans la petite ville égéenne de Dikili, dans la province d'İzmir.

Pour qui sont ces roses ?

Ce commerce riche en couleur rapporte des milliards de dollars chaque année. Mais cette donnée cache une réalité tout autre : des millions de travailleurs, essentiellement des femmes, exténués par de longues journées de travail. Du Kenya à la Colombie, de l'Égypte à l'Inde, les fleurs sont cultivées dans l'ombre de produits chimiques toxiques, de vols de salaire, de violences sexistes, de travail des enfants et de pratiques antisyndicales.

Le Kenya, par exemple, est le panier à fleurs de l'Europe. Plus de 500.000 personnes y vivent de la culture et de la coupe de fleurs. Les fleurs sont transportées dans des chaînes de froid afin d'en conserver la fraîcheur. Briser la chaîne du froid, c'est perdre de l'argent. La pression est donc très intense. Les journées de douze à quatorze heures sont la norme. Les femmes endurent le harcèlement en silence afin de conserver leur emploi. Souvent, les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées. La décision de se syndiquer peut entraîner le licenciement.

La Colombie est le deuxième pays exportateur mondial de fleurs après les Pays-Bas. Pendant les saisons les plus chargées, les travailleurs travaillent jusqu'à 100 heures par semaine. Les travailleuses doivent prouver qu'elles ne sont pas enceintes pour être embauchées et nombre d'entre elles font état d'abus sexuels fréquents.

Il n'est pas surprenant qu'en Colombie, la Saint-Valentin soit également connue sous le nom de « Journée internationale des travailleuses et travailleurs des fleurs », un moment pour faire grève, manifester et afficher sa solidarité plutôt que d'offrir des chocolats.

Dans les années 1970, la crise pétrolière a rendu le chauffage des serres trop coûteux en Europe. La production s'est donc déplacée vers le sud. Avec un soleil équatorial toute l'année, une main-d'œuvre bon marché et des altitudes plus élevées, l'Afrique et l'Amérique latine sont devenues les nouvelles ceintures florales.

Les multinationales se sont installées dans des paradis fiscaux comme les Pays-Bas, évitant ainsi de payer des impôts dans les pays où les fleurs sont cultivées. Les bénéfices restent en Europe. La pauvreté reste derrière. Les épines dans le pied de l'industrie sont nombreuses : contrats saisonniers, travail des enfants, accidents du travail, vols de salaire, maladies dues aux pesticides et traite des êtres humains.

Une fleur éclot à İzmir

La Turquie n'est pas épargnée : les salaires dépassent à peine le minimum légal, les journées de travail sont longues et les mesures de sécurité les plus élémentaires sont absentes. Mais un événement remarquable s'est produit récemment : pour la première fois dans l'industrie des fleurs du pays, une campagne de syndicalisation a réussi.

Dans la grande serre de Queen à Dikili, dans la province occidentale d'İzmir, quelque 340 travailleurs ont adhéré au Syndicat unifié des travailleurs de l'agriculture et de la sylviculture (DİSK/BTO-SEN). Ils ont réussi à se frayer un chemin dans le droit du travail byzantin de la Turquie et ont rempli toutes les conditions légales pour entamer des négociations collectives en novembre 2024.

La réponse de l'entreprise ? Une obstruction totale.

Elle a refusé le dialogue, esquivé les réunions de négociation et intenté des actions en justice pour retarder les négociations. Elle a proposé aux travailleurs une augmentation ahurissante de 0 %, en pleine crise du coût de la vie.

Et elle ne s'est pas arrêtée là. Les membres du syndicat ont été réaffectés à des tâches dangereuses et exténuantes. Les représentants syndicaux élus ont été licenciés. Certains travailleurs et leurs familles ont été directement menacés, y compris avec des armes à feu.

Pendant ce temps-là, la machinerie des relations publiques de l'entreprise se vante de promouvoir l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes. À l'occasion de la Journée internationale de la femme, l'entreprise a organisé des promotions sur les fleurs. Mais les femmes qui cultivent ces fleurs vivent dans la pauvreté et sont menacées dès qu'elles demandent de la dignité.

Les tactiques d'intimidation n'ayant pas fonctionné, la direction a essayé un nouveau stratagème : la diversion syndicale. Elle a fait rentrer un autre syndicat, plus « complaisant » par la petite porte. Les travailleurs qui ont quitté le syndicat DİSK/BTO-SEN pour adhérer au nouveau syndicat ont été récompensés par une prime de vacances, puis par un mois de salaire supplémentaire.

Lors d'un pique-nique d'entreprise, le copropriétaire turc a ouvertement déclaré qu'il préférait travailler avec le nouveau syndicat.

Cela est non seulement contraire à l'éthique, mais aussi illégal. En vertu des droits pénal et syndical turcs, les employeurs ne peuvent pas manipuler l'adhésion à un syndicat ou favoriser un syndicat par rapport à un autre.

De Dikili à Copenhague

Mais les travailleurs ne plient pas. Leurs manifestations continuent. Ils se sont rassemblés devant le consulat du Danemark à Istanbul. À Dikili, ils brandissent des bannières dans les champs. À Aarhus (la ville d'origine de Queen au Danemark), de jeunes syndicalistes et des immigrés turcs sensibilisent l'opinion publique.

Ce mouvement qui a débuté dans une serre de l'ouest de la Turquie s'étend au monde entier. Et il touche une corde sensible.

Ces travailleurs ne se battent pas seulement pour une augmentation de salaire. Ils contestent un modèle économique qui place l'image au-dessus de l'intégrité, les fleurs au-dessus de l'équité.

Observez ce bouquet de plus près. Ce que vous ne voyez pas, ce sont les journées de travail de 12 heures. Les brûlures chimiques. Le tract syndical glissé en dessous de la gamelle des ouvriers. La mère sous la menace d'une arme à feu pour avoir réclamé un travail décent.

Les fleurs peuvent être belles. Mais la justice ? C'est ce qui les fait vraiment éclore.

11.07.2025 à 09:49

Les conditions de travail dans l'industrie du tourisme : précarité et cadences infernales

Dans plusieurs régions d'Espagne, ainsi que dans d'autres pays européens, l'essor touristique semble avoir atteint un seuil critique. Alors que le ras-le-bol qu'inspire le tourisme de masse dans des villes comme Barcelone ou dans les zones côtières s'intensifie depuis une dizaine d'années, c'est en 2024 que des manifestations historiques ont eu lieu aux Canaries, à Cadix, à Malaga et en Catalogne, notamment.
Par ailleurs, une cinquantaine de plateformes citoyennes ont vu le jour, (…)

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Dans plusieurs régions d'Espagne, ainsi que dans d'autres pays européens, l'essor touristique semble avoir atteint un seuil critique. Alors que le ras-le-bol qu'inspire le tourisme de masse dans des villes comme Barcelone ou dans les zones côtières s'intensifie depuis une dizaine d'années, c'est en 2024 que des manifestations historiques ont eu lieu aux Canaries, à Cadix, à Malaga et en Catalogne, notamment.

Par ailleurs, une cinquantaine de plateformes citoyennes ont vu le jour, lesquelles se sont regroupées, en septembre dernier, au sein du mouvement Ciudades y Pueblos para Vivirdes villes et des villages pour y vivre »). Celui-ci a vocation à lutter contre les préjudices sociaux et environnementaux causés par le tourisme dans ces régions, partant du constat que, à l'instar d'autres activités économiques, le tourisme a, lui aussi, ses limites.

Un argument souvent avancé est que l'économie espagnole dépend du tourisme, qui représente 12,3 % du PIB et emploie 2,93 millions de personnes, selon les données du ministère de l'Industrie et du Tourisme pour 2024. Cela représente 13,4 % de l'emploi total dans le pays. Cependant, la question n'est pas seulement de savoir combien de personnes travaillent dans ce secteur, mais aussi dans quelles conditions.

« La précarité dans le secteur du tourisme est omniprésente », selon Ernest Cañada, coordinateur du groupe de recherche Alba Sud, spécialisé dans le tourisme. Les représentants syndicaux du secteur des services insistent sur le fait que le refus des chômeurs de travailler dans ce secteur, laissant par là-même de nombreux postes vacants, s'explique par une « précarité indéniable ».

« Dû aux dynamiques propres à ce secteur, la demande de main-d'œuvre n'est pas stable et manque de continuité : d'une part, il y a la saisonnalité, qu'elle soit due au climat, aux périodes de vacances des touristes ou à des événements tels que les congrès ou les grands concerts, explique le chercheur.

« Comme la charge de travail n'est pas la même tous les jours ni à toutes les heures, les entreprises cherchent à réduire leurs coûts en imposant une flexibilité maximale à leurs effectifs afin qu'ils s'adaptent aux fluctuations de la demande, ce qui engendre une précarité permanente », ajoute-t-il.

Il existe un deuxième facteur, selon M. Cañada : « Une grande partie des tâches effectuées sont relativement faciles à réaliser sans formation particulière, cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas de professionnalisme ni de qualifications, mais que les coûts peuvent être réduits au détriment de la qualité du travail. Cela a engendré une culture d'entreprise qui a privilégié le recours à une main-d'œuvre abondante et aux pressions baissières sur les salaires. Jusqu'à ce que l'on commence à rencontrer des difficultés pour trouver du personnel. »

Tel est notamment le cas du secteur de l'hôtellerie et de la restauration qui, selon l'enquête sur la population active (EPA), comptait en 2024 une moyenne de 1,85 million de travailleurs, dont un peu plus de 25 % étaient étrangers.

Le tourisme est, du reste, une activité beaucoup plus difficile à délocaliser que d'autres secteurs de l'économie, dans la mesure où « il vend un produit qui ne lui appartient pas à proprement parler, à savoir un lieu », fait remarquer M. Cañada. En d'autres termes, le secteur a besoin d'une main-d'œuvre bon marché, mais localisée en Espagne, et non dans les pays à bas salaires où de nombreux secteurs de l'économie sont allés produire. Trouver une telle main-d'œuvre n'est toutefois pas chose facile, d'autant que les conditions de travail et les salaires sont loin d'être optimaux, et que la touristification entraîne une envolée des prix du logement. Les travailleurs n'y trouvent décidément pas leur compte.

Pour contourner cet écueil, l'association patronale de l'hôtellerie et de la restauration de Cadix a lancé, en 2023, un programme d'embauche à l'origine pour le secteur, une initiative qui n'a pas abouti. L'embauche à l'origine est un mécanisme par lequel des personnes sont recrutées dans leur pays d'origine et obtiennent l'autorisation de travailler en Espagne pendant une période déterminée.

Jusqu'à présent, ce mécanisme a été mis en œuvre dans la province de Huelva pour pourvoir les effectifs de l'industrie des fraises et des fruits rouges – il s'agit en grande partie de travailleurs en provenance du Maroc et, depuis quelques années, du Honduras et de l'Équateur. L'initiative a été vivement critiquée par Jornaleras de Huelva en Lucha, un collectif représentant les travailleuses saisonnières, ainsi que par diverses études académiques.

Les femmes de chambre s'organisent

« Les employeurs se sont habitués à une culture du management dont l'un des principaux dénominateurs était de rendre la main-d'œuvre moins chère. À cette fin, ils ont cherché à mettre en œuvre des politiques antisyndicales, à durcir les relations de travail et à briser la capacité d'organisation », explique M. Cañada.

Face à ces stratégies commerciales, certains collectifs ont réussi à s'organiser et à exposer les conditions du secteur. Le cas des femmes de chambre est emblématique.

En 2016, l'association des femmes de chambre « Las Kellys » (de l'espagnol « las que limpiamos », littéralement « celles qui nettoient ») a vu le jour à Barcelone, avec pour mission de représenter les intérêts d'une profession qu'exercent entre 100.000 et 150.000 personnes en Espagne, dont 97 % de femmes.

Pilar Cazorla, représentante des kellys dans les Asturies, résume ainsi leurs conditions de travail : « Elles sont dures et précaires. Nous souffrons d'une surcharge de travail extrême, avec des cadences infernales et des contrats souvent abusifs. À cela s'ajoute la délocalisation, qui entraîne une diminution de nos salaires et de nos droits. En outre, les problèmes de santé liés à notre travail, tels que les lésions musculaires et le stress, ne sont guère reconnus. »

Les conditions ne sont pas vraiment meilleures dans les hôtels de luxe, comme le montre l'enquête d'Anna Pacheco intitulée Estuve aquí y me acordé de nosotros : Una historia sobre turismo, trabajo y claseJ'étais ici et je me suis souvenue de nous : une histoire de tourisme, de travail et de classe »), publiée par Anagrama éditions.

La situation s'est encore dégradée avec l'essor des sociétés de services qui ont précipité l'externalisation du secteur, comme l'explique Mar Jiménez, porte-parole des kellys à Madrid : « Le premier problème, fondamental, est que nous ne sommes pas rémunérées sous la convention de l'industrie hôtelière, mais sous celle régissant les services de nettoyage, bien que nous relevions de la convention de l'industrie hôtelière. La différence de salaire est de 500 euros par mois, ce qui représente beaucoup d'argent. De plus, les contrats sont à temps partiel non spécifié, et peuvent être d'une, deux, trois ou six heures. À cela s'ajoute l'intensification croissante de la charge de travail : il y a de plus en plus de chambres. Mes consœurs à Malaga font 45 chambres en une journée de travail de huit heures. »

Un autre problème majeur est celui des maladies professionnelles : « Les problèmes de santé liés à notre travail, comme les lésions musculaires et le stress, sont à peine reconnus », indique Mme Cazorla.

Pour Mar Jiménez, il s'agit d'un problème de machisme. « Seules les maladies professionnelles typiquement masculines sont reconnues comme telles. Nous inhalons des produits chimiques à longueur de journée, or les dommages que cela occasionne chez nous ne sont pas reconnus, parce que nous ne les inhalons pas dans le contexte d'une entreprise chimique », dit-elle. Elle le sait d'expérience : « À 63 ans, je me trouve depuis deux ans en incapacité permanente en raison d'une maladie courante. C'est le cas le plus fréquent : nous n'arrivons pas à prendre notre retraite. Depuis que je travaille là-bas, seulement 5 % des femmes de chambre que je connais ont pris leur retraite à l'âge prescrit, et la plupart d'entre elles touchent des pensions misérables. »

C'est pourquoi les kellys, en collaboration avec Territorio Doméstico, un collectif représentant les travailleuses domestiques et de soins, ont lancé la campagne « Sin nosotras no se mueve el mundo » (« Sans nous, le monde s'arrête »), pour dénoncer cette situation et souligner l'importance de leur travail social : « Nous avons consacré notre vie à nous occuper d'autres personnes, à faire le ménage pour d'autres personnes, et nous arrivons à l'âge de 40 ou 50 ans avec un corps qui ne nous permet plus de travailler au même rythme. L'absence de reconnaissance de nos maladies professionnelles nous empêche d'accéder à une pension décente. »

En 2021, les kellys ont lancé le label Fair Tur, qui certifie les hôtels qui garantissent de bonnes conditions à leurs travailleurs et travailleuses, ainsi que le respect de l'environnement.

Laboratoires d'exploitation

Les changements au sein du secteur s'accompagnent également de changements importants dans certains emplois : c'est le cas des navires de croisière, qui sont désormais de plus en plus nombreux dans des ports tels que Cadix et Barcelone. Selon une enquête d'Angela Teberga sur les conditions de travail dans ce secteur, parue en 2021, les travailleurs des navires de croisières travaillent en moyenne 11,3 heures par jour, et souvent sept jours par semaine. Quatre-vingt pour cent des travailleurs interrogés ont déclaré que l'intensité du travail avait augmenté ces dernières années. Tout cela à cause d'une législation laxiste dans un secteur qui bénéficie du recours aux « pavillons de complaisance ».

Bien que la convention du travail maritime de 2006 ait établi des normes internationales minimales en matière de travail, son application reste très limitée en raison du manque de supervision, ce qui, selon Mme Teberga, transforme les navires de croisière en de « parfaits laboratoires » de l'exploitation par le travail.

Un autre secteur où les changements s'accélèrent est celui des guides touristiques. Selon une enquête d'Ernest Cañada, les visites à pied gratuites ou « free tours », dans le cadre desquelles le ou la guide obtient pour seule rémunération un pourboire, entraînent la précarisation d'un secteur déjà peu réglementé.

Est-il encore possible de parler d'un tourisme de qualité alors que les conditions de travail sont indignes ? « Nous voulons que la qualité du tourisme se mesure aussi à la façon dont les travailleuses et travailleurs sont traités, et pas seulement au nombre d'étoiles ou à la quantité de touristes », conclut Pilar Cazorla.

09.07.2025 à 05:30

Les travailleurs demandent une transition juste à la COP30 de Belém

Les négociations intersessions des Nations Unies sur le climat qui se sont tenues à Bonn en juin dernier n'ont pas permis d'accomplir les progrès nécessaires pour mettre fin à l'urgence climatique, ni de prendre en compte l'impact dévastateur des changements climatiques sur les travailleurs et leurs familles.
Les négociateurs sont toutefois parvenus à s'entendre sur un texte qui doit servir de base aux discussions sur un mécanisme de transition juste lors de la prochaine Conférence des (…)

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Les négociations intersessions des Nations Unies sur le climat qui se sont tenues à Bonn en juin dernier n'ont pas permis d'accomplir les progrès nécessaires pour mettre fin à l'urgence climatique, ni de prendre en compte l'impact dévastateur des changements climatiques sur les travailleurs et leurs familles.

Les négociateurs sont toutefois parvenus à s'entendre sur un texte qui doit servir de base aux discussions sur un mécanisme de transition juste lors de la prochaine Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) qui se tiendra plus tard cette année à Belém, au Brésil. Les syndicats travailleront de concert avec les mouvements sociaux pour responsabiliser les gouvernements et mettre en œuvre des solutions climatiques qui font la différence.

Le mouvement syndical mondial place de grands espoirs dans la COP30 qui se tiendra cette année au Brésil et nourrit de nombreuses attentes à cet égard. La Conférence préparatoire sur les changements climatiques (ou SB62), du 16 au 26 juin à Bonn, en Allemagne, a été l'occasion pour le gouvernement brésilien de présenter ses plans.

Cependant, les résultats obtenus au terme de deux semaines de négociations restent en deçà des attentes. Aucun accord n'a pu être trouvé sur le mécanisme de transition juste réclamé par les syndicats et les mouvements sociaux.

Boitumelo Molete, du Congrès des syndicats d'Afrique du Sud (COSATU), a participé aux négociations climatiques de l'ONU depuis la COP26 à Glasgow, en Écosse, en 2021. Pour elle, « la majorité des négociateurs sur le climat sont complètement coupés des réalités que vivent les travailleurs et travailleuses face à l'urgence climatique. Pendant les vagues de chaleur, nos membres tombent malades et voient leurs revenus fondre, alors qu'ils n'ont qu'un accès limité aux soins de santé et aux autres mesures de protection sociale. Les femmes sont particulièrement mises à l'épreuve. Les récentes inondations dans la province du Cap-Oriental, en Afrique du Sud, ont provoqué le déplacement de familles et détruit des habitations. Pourtant, aucun mécanisme de compensation pour les pertes et dommages n'est prévu pour aider à la reprise. Des communautés entières sont livrées à elles-mêmes, sans ressources, sans protection et sans recours. Ce n'est pas ainsi que l'on peut répondre à l'urgence climatique et agir contre les dérèglements climatiques. Nous assistons de fait à une triple crise, celle de la pauvreté, des inégalités et du chômage, et celle-ci ne fait que s'aggraver. Le taux de chômage des jeunes en Afrique du Sud dépasse aujourd'hui 60 % et les jeunes n'ont accès ni à l'éducation, ni à la formation, ni à la reconversion professionnelle, ni à l'emploi. Malgré les promesses, les infrastructures et l'accès ne sont pas à la hauteur des besoins, et aucune urgence n'est accordée à soutenir les personnes laissées pour compte. »

Les négociateurs sur le climat, réunis à Bonn, ont discuté de la manière dont les pays pourraient renforcer la dimension sociale du changement climatique. Pour les syndicats, il existe un lien direct et positif entre la création d'emplois de meilleure qualité, l'amélioration de la protection sociale, la formation et le renforcement des compétences nécessaires pour mettre en œuvre les politiques climatiques ambitieuses qui permettront d'atteindre les objectifs de l'accord de Paris.

« Les syndicats, en tant que représentants officiels des travailleurs, doivent avoir leur place à la table, afin de négocier des accords par le biais du dialogue social et de la négociation collective. Un dialogue social constructif doit avoir lieu au niveau de l'entreprise, dans les secteurs concernés, ainsi qu'aux niveaux national et international », a déclaré Mme Molete.

« En Afrique du Sud, nous disposons du Conseil national du développement économique et du travail (NEDLAC), qui est l'instance à travers laquelle le gouvernement, les travailleurs, les entreprises et les organisations communautaires s'efforcent de coopérer sur les questions économiques, sociales et de développement, par le biais de la résolution de problèmes et de la négociation. Ces institutions doivent être considérablement renforcées, car elles garantissent la justice sociale pour les travailleurs », a-t-elle souligné.

Rien sur nous sans nous

Le mouvement syndical mondial a des demandes concrètes à adresser aux gouvernements afin qu'ils intègrent ces pratiques de dialogue social dans les négociations internationales sur le climat. Les gouvernements parties à la CCNUCC doivent décider de la mise en place d'un mécanisme de transition juste leur permettant de partager leurs bonnes pratiques et d'apprendre les uns des autres. Il est en outre nécessaire de définir les responsabilités.

« Chaque pays doit prendre en compte dans ses plans nationaux sur le climat et dans ses mécanismes de consultation nationale l'impact du changement climatique et des politiques climatiques sur les travailleurs et leurs communautés », a insisté Mme Molete.

« Les pays doivent en rendre compte à la CCNUCC. Par ailleurs, les travailleurs et leurs syndicats doivent également avoir officiellement leur place à la table des négociations de la CCNUCC sur ces questions. Rien sur nous sans nous ! »

À la Conférence de juin sur le changement climatique, à Bonn, les pays en développement ont demandé avec insistance que les « mesures unilatérales restrictives du commerce » soient inscrites à l'ordre du jour. Les pays du Sud réclament un développement industriel équitable et estiment que certaines mesures climatiques prises par les pays développés relèvent du protectionnisme commercial.

« Nous avons besoin de chances équitables en matière de développement industriel afin d'assurer la prospérité de nos populations. Alors que le chômage et la pauvreté restent endémiques, il est inacceptable que nos pays n'aient pas accès aux technologies et aux financements nécessaires à un développement véritable, à même de lutter efficacement contre la pauvreté », a déclaré Mme Molete.

Au terme de deux semaines de négociations à Bonn, un accord a été trouvé sur un texte devant servir de base aux discussions de la COP30, qui se tiendra à Belém, au Brésil, du 10 au 21 novembre 2025. Bien que ce texte laisse encore toutes les options ouvertes, il constitue néanmoins une avancée importante. Le mouvement syndical mondial s'organisera et se mobilisera aux côtés des mouvements sociaux pour que les travailleurs figurent en tête de l'ordre du jour à Belém.

« Nous souhaitons parvenir à un accord sur un programme de travail pour une transition juste qui réponde aux besoins des travailleurs, de leurs familles et de leurs communautés. Plus qu'un simple slogan, la transition juste doit être une réalité vécue, fondée sur le respect, la consultation et l'équité », a déclaré Mme Molete. « Nous, les travailleuses et travailleurs de première ligne, revendiquons une véritable transition juste. Amandla ! »

08.07.2025 à 14:54

Les syndicats dans l'ombre de l'extrême droite européenne

Le siège de la Confédération générale italienne du travail (CGIL) à Rome était vide lorsque des néofascistes ont tenté de s'y introduire par effraction après une manifestation anti-vaccination en octobre 2021.
« Je n'étais pas dans le bâtiment au moment de l'attaque », explique Salvatore Marra, responsable des politiques européennes et internationales de la CGIL. « C'était un samedi après-midi et nos bureaux étaient fermés, mais s'il y avait eu des gens ici, ils auraient été gravement (…)

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Le siège de la Confédération générale italienne du travail (CGIL) à Rome était vide lorsque des néofascistes ont tenté de s'y introduire par effraction après une manifestation anti-vaccination en octobre 2021.

« Je n'étais pas dans le bâtiment au moment de l'attaque », explique Salvatore Marra, responsable des politiques européennes et internationales de la CGIL. « C'était un samedi après-midi et nos bureaux étaient fermés, mais s'il y avait eu des gens ici, ils auraient été gravement blessés, car ces casseurs étaient armés de matraques, de machettes et d'autres armes. Ils ont détruit toute la cave de notre siège ! » Cette attaque a tiré la sonnette d'alarme pour les syndicats européens, cibles historiques de l'extrême droite, et annonciatrice de la vague de gouvernements autoritaires qui déferle actuellement sur le continent.

La police a finalement dû recourir aux gaz lacrymogènes et aux canons à eau pour contenir ce que Maurizio Landini, dirigeant de la CGIL, a qualifié d'« acte de violence fasciste ». « Personne ne devrait penser pouvoir ramener notre pays à son passé fasciste », déclare-t-il.

Les élections de l'année suivante ont toutefois été remportées par le parti Fratelli d'Italia (Frères d'Italie) de Georgia Meloni, dont les origines remontent au parti néofasciste Mouvement social italien (MSI). L'un des candidats de Fratelli d'Italia aux dernières élections européennes était Caio Giulio Cesare Mussolini, l'arrière-petit-fils « post-fasciste » du chef de guerre fasciste italien Benito Mussolini. Depuis l'élection de Mme Meloni, « la liberté d'association fait l'objet d'une répression », explique M. Marra à Equal Times.

« Le droit de grève est attaqué par des décrets de Matteo Salvini [vice-premier ministre italien et leader du parti Ligue du Nord, parti nationaliste et populiste], en particulier dans les transports publics, et un nouveau “décret de sécurité” désormais en vigueur est très répressif. »

Lorsque des milliers de travailleurs du secteur de la métallurgie se sont mis en grève et ont manifesté à Bologne en juin pour réclamer le renouvellement de leur convention collective, la police a immédiatement déposé plainte auprès du procureur général en vertu de la nouvelle législation sur la sécurité.

Le décret, qui est entré en vigueur le mois dernier, prévoit des peines pouvant aller jusqu'à six ans de prison pour les manifestants qui bloquent les routes. Les actions non violentes, telles que le refus de s'alimenter ou le fait de rester assis pendant une émeute dans une prison, sont également criminalisées par la loi.

Les groupes d'extrême droite d'Italie et d'ailleurs, se posent souvent en défenseurs des droits des « travailleurs autochtones », mais leur comportement lorsqu'ils sont au pouvoir trahit une antipathie envers les travailleurs pauvres et un soutien indéfectible aux capitalistes.

Le gouvernement de Mme Meloni a mis fin à la plupart des dialogues sociaux, raboté les prestations sociales et s'en est pris à toute une série de boucs émissaires (migrants, journalistes, membres de la communauté LGBTQI+) tout en érodant les droits des femmes à l'avortement.

« Plus je me penche sur le sujet, plus l'Italie me fait penser à la Turquie en matière de libertés civiles et de droits humains », estime M. Marra. « La dissidence n'est plus la bienvenue. Elle est réduite au silence et punie. »

Sur les cendres de l'austérité : la résurgence de l'extrême droite

Les mesures d'austérité prises en Italie ont trouvé un écho dans toute l'Union européenne, où l'extrême droite est au pouvoir en Hongrie et participe à des gouvernements de coalition en Finlande, aux Pays-Bas et en Slovaquie.

En Suède, le parti d'extrême droite Démocrates de Suède, arrivé deuxième aux élections de 2022, a formé un bloc électoral proche du gouvernement, tandis que l'extrême droite a réalisé d'importants progrès électoraux dans plusieurs autres États, notamment en Autriche, en France, en Allemagne et en Roumanie.

Selon les experts, une décennie de déréglementation des marchés, d'austérité et de baisse des prestations sociales a créé les conditions propices à la montée des partis néofascistes, qui ont tendance à faire campagne en faveur d'États providence ethnonationalistes forts, puis à s'opposer aux mesures qui profiteraient à ceux qui s'en plaignent, intensifiant ainsi les conditions qui favorisent l'essor de leurs partis.

Juliana Chueri, professeure adjointe en politique comparée à l'Université libre d'Amsterdam, explique à Equal Times qu'il ne faut pas oublier que la montée de l'extrême droite « s'est produite dans un contexte de politiques sociales néolibérales et de réduction des prestations sociales, dont les partis de gauche de nombreux pays de l'UE sont également responsables ».

Pourtant, une fois au pouvoir, la politique phare de l'extrême droite a été partout le « chauvinisme social » : la limitation des prestations sociales à une classe « méritante » de citoyens blancs qui travaillent dur, ce qui criminalise également les chômeurs de longue durée en les qualifiant de « parasites de l'État providence », selon Mme Chueri.

Le discours, surtout à l'égard des retraités, était le suivant : « Vous étiez là depuis le début. Vous avez travaillé dans ce pays et vous y avez contribué. Il n'est pas juste que vous ayez été abandonnés et que vous ayez du mal à joindre les deux bouts », déclare-t-elle.

En Finlande, ce message a été relayé par le Parti des Finlandais (Perussuomalaiset, PS), qui est arrivé deuxième aux élections de 2023 et a remporté sept des 19 sièges ministériels, même si l'un de ses ministres a rapidement été contraint de démissionner après que des plaisanteries qu'il avait faites sur Hitler aient été révélées.

Pendant la campagne électorale, le leader du PS, Matti Putkonen (ou « Putkonen l'homme du peuple », comme il s'est lui-même surnommé) a promis de réduire le nombre de réfugiés, de leur refuser les prestations sociales et d'abaisser le prix de l'essence (qui n'a cessé d'augmenter depuis).

Mais M. Putkonen, qui était un ancien ouvrier, « savait parler aux travailleurs », explique Susanna Salovaara, directrice de FinUnions, qui représente les syndicats finlandais à Bruxelles. « Il y avait consacré toute sa vie. »

Le message anti-immigrés de M. Putkonen a été bien accueilli par de nombreux travailleurs qui, selon Mme Salovaara, « préféreraient que l'État verse des allocations familiales à une famille finlandaise vivant en Thaïlande plutôt qu'à un immigré qui travaille et paie ses impôts en Finlande depuis dix ans ».

Une fois au pouvoir, le PS a pourtant mis en place des mesures d'austérité radicales, des réductions d'impôts pour les riches et une réduction des prestations sociales universelles (notamment les allocations de chômage, l'accès aux soins de santé et les allocations de logement) en plus de restrictions sévères sur les contrats de travail et le droit de mener des actions de solidarité ou d'organiser des grèves politiques.

Les Finlandais n'avaient pas fait campagne pour de telles mesures, mais de nombreux travailleurs « accepteront la baisse de leur niveau de vie tant qu'il n'y a pas d'immigrants en Finlande », explique Mme Salovaara. « Ils ne parlent jamais de leurs idées les plus dures. Ils se contentent de les mettre en place subrepticement. »

« Les gens votent pour l'original, pas pour la copie »

La capacité de l'extrême droite à accaparer les votes d'une gauche qui semble avoir abandonné la classe ouvrière est aussi bien documentée que la négligence dont elle fait preuve pour ces électeurs une fois arrivée au pouvoir.

Beaucoup se demandent toutefois si le nouveau programme de l'extrême droite peut raisonnablement être qualifié de « néofasciste ».

C'est une question de vie ou de mort pour les syndicalistes, qui ont été parmi les premières victimes des nazis allemands après leur élection en mars 1933. Ce mois-là, les syndicats ont été dissous et, à la fin de l'année, 27.000 syndicalistes et dissidents politiques avaient été envoyés dans des camps de concentration.

Heureusement, rien de tel ne s'est (encore) produit cette fois-ci, mais les partis d'extrême droite d'aujourd'hui sont-ils faits de la même étoffe ? Les opinions sont partagées. Pour Mme Chueri, le terme « fascisme » est trop catégorique, car la plupart des formations d'extrême droite actuelles « acceptent assez largement la démocratie électorale, du moins sur le papier ».

Elle estime que le plus grand danger réside dans le fait que les idées et le langage de l'extrême droite pourraient se généraliser s'ils étaient repris par les partis libéraux et sociaux-démocrates. « La leçon que nous avons tirée des Pays-Bas est qu'il n'est vraiment pas judicieux de copier les politiques de l'extrême droite, car, au bout du compte, les électeurs voteront pour l'original, pas pour la copie. »

Le cas de la Hongrie

La première percée de l'« alt-right » européenne a eu lieu en Hongrie avec l'élection du parti Fidesz de Viktor Orbán en 2010, dont la campagne n'était pas axée sur l'immigration.

Tamás Székely, président du syndicat VDSZ qui représente les travailleurs de l'industrie chimique, énergétique et des professions connexes en Hongrie, a déclaré que le Fidesz « avait complètement glissé à l'extrême droite » après ces élections, utilisant une « propagande de type nazi » pour diviser et attaquer les groupes de travailleurs, les personnes LGBTQI+, les migrants et les réfugiés, et même les juifs (à travers la diabolisation de George Soros).

Face à une répression incessante, « le taux de syndicalisation est passé d'environ 12-13 % avant l'arrivée du Fidesz à environ 8 % aujourd'hui, en raison des nombreuses attaques lancées au cours des dix dernières années, en particulier dans le secteur public », explique M. Székely à Equal Times.

Un Code du travail introduit en 2011 a considérablement restreint le droit de grève des travailleurs du secteur public et obligé les syndicats à maintenir un « service minimum » acceptable pour les employeurs lorsqu'ils faisaient grève. Les programmes de « workfare », à savoir l'échange forcé de travail contre les allocations de chômage, ont été étendus. On a encouragé les femmes plus âgées à prendre leur retraite. Les jeunes ont été incités à quitter l'école sans qualification, et les besoins en matière de mobilité interne de la main-d'œuvre ont été négligés.

Une loi dite « loi sur le travail forcé » a même été introduite, permettant aux patrons d'exiger 400 heures supplémentaires obligatoires par an, tout en reportant les paiements pendant jusqu'à trois ans.

Dans le même temps, M. Orbán a attaqué les institutions qui assurent un contrepoids, comme la liberté de la presse et l'indépendance de la justice. Il a entrepris de privatiser l'assurance maladie, limité les allocations chômage à trois mois seulement (la durée la plus courte en Europe) et rongé les prestations sociales jusqu'à l'os, tout en augmentant les impôts des plus pauvres et en réduisant ceux des plus riches.

Naturellement, les syndicats sont dans son collimateur. Gabor Scheiring, professeur adjoint de sciences politiques à l'université Georgetown au Qatar et ancien membre du Parlement hongrois, explique à Equal Times que l'offensive du Fidesz a été « dévastatrice » pour le mouvement syndical du pays.

« Elle a redistribué les ressources des communautés ouvrières vers les classes moyennes supérieures et les élites économiques », déclare-t-il. « Elle a également entraîné la destruction des mécanismes institutionnels d'autodéfense de la classe ouvrière, notamment la fragmentation délibérée des syndicats, leur récupération partielle dans certains cas et une répression générale des droits des travailleurs et de la capacité de ces derniers à s'organiser. »

M. Scheiring souligne un fait inquiétant : la Hongrie est devenue un laboratoire de l'illibéralisme, où la recherche de boucs émissaires, le clientélisme et une politique autoritaire fondée sur la peur ont permis d'opérer un transfert massif de richesses des pauvres vers les riches. « On ne peut pas maintenir la démocratie dans un contexte où règnent de telles inégalités obscènes », ajoute-t-il.

Une activiste syndicale hongroise, qui a souhaité rester anonyme par crainte de représailles, a déclaré à Equal Times que le harcèlement des opposants politiques du Fidesz était désormais courant sur les lieux de travail.

« Comme tout le monde sait que je ne suis pas d'accord avec la politique du parti actuellement au pouvoir, ma progression de carrière est freinée depuis un certain temps », explique-t-elle. « À un moment donné, ils ont voulu me licencier. Je leur ai répondu que s'ils le faisaient, j'utiliserais mes relations dans les médias et en politique pour raconter mon histoire. Ils ne m'aiment pas, mais ils ont renoncé à me licencier après cela.

« Malheureusement, je connais de nombreux cas où mes collègues ont été licenciés ou se sont retrouvés dans des situations impossibles à cause de leurs positions syndicales et de leurs convictions politiques », poursuit-elle. « En Hongrie, aujourd'hui, cela n'a rien d'extraordinaire. Nous ne disposons d'aucune protection juridique, d'aucun recours légal. Nos lois le permettent, ce qui empêche les gens de défendre leurs intérêts. »

Dans l'Indice des droits dans le monde 2025 de la Confédération syndicale internationale (CSI), la Hongrie a reçu une note de 4 (sur 5+), indiquant que les droits des travailleurs ne sont pas garantis en raison de la destruction de l'État de droit. Dans le cas de la Finlande et de l'Italie, toutes deux avec une note de 2, l'indice CSI montre comment ces deux pays « ont imposé des restrictions draconiennes aux grèves ». « Le gouvernement de coalition d'extrême droite dirigé par Petteri Orpo en Finlande fournit une nouvelle preuve de la stratégie déployée à l'échelle mondiale pour affaiblir les syndicats et restreindre les droits des travailleurs », peut-on y lire. Dans le cas de l'Italie, l'indice met en garde contre l'« indication claire » que les libertés des travailleurs « sont de plus en plus menacées par la montée de l'extrême droite ».

03.07.2025 à 05:30

Dans la forêt brésilienne, les cultivatrices de coco babaçu en lutte pour les communs

Anne Paq, Sandra Guimarães

Les quebradeiras de coco babaçu ( « briseuses de noix de coco babassou » en français) sont des femmes rurales du nord et du nord-est brésilien, qui vivent de la récolte et de la transformation des fruits du palmier babaçu (attalea speciosa). Cette plante, originaire de la forêt amazonienne, se trouve en grand nombre dans la forêt de Cocais, une zone de transition entre l'Amazonie et le biome semi-aride du nord-est brésilien. Ces palmeraies sont profondément liées à l'identité et à la survie (…)

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Les quebradeiras de coco babaçu ( « briseuses de noix de coco babassou » en français) sont des femmes rurales du nord et du nord-est brésilien, qui vivent de la récolte et de la transformation des fruits du palmier babaçu (attalea speciosa). Cette plante, originaire de la forêt amazonienne, se trouve en grand nombre dans la forêt de Cocais, une zone de transition entre l'Amazonie et le biome semi-aride du nord-est brésilien. Ces palmeraies sont profondément liées à l'identité et à la survie des peuples traditionnels de la région, en plus de jouer un rôle crucial dans la régulation du climat.

Bom Jesus et São Caetano, dans l'état du Maranhão, sont deux « quilombos », ces communautés formées par les descendants d'esclaves africains ayant fui l'oppression pour retrouver la liberté dans les forêts du Brésil. L'arrivée de l'élevage bovin dans ce territoire, pratiqué par les grands propriétaires, certains descendants des anciens maîtres esclavagistes, a déclenché des conséquences écologiques et sociales catastrophiques.

Ici, où les identités « quilombola » et « quebradeira » se superposent, la lutte pour sauver les forêts de palmiers babaçu devient la lutte contre l'héritage esclavagiste et pour préserver les « communs » face à la privatisation des terres et à la destruction d'un mode de vie ancestral. Un combat mené par des femmes que les journalistes Sandra Guimarães et Anne Paq ont rencontrées.

Dona Rosário, une des meneuses de la lutte du quilombo Bom Jesus, est l'une des 400.000 quebradeiras de coco de la forêt des cocais.
Photo: Anne Paq

Dona Rosário exerce ce métier depuis l'enfance, et explique qu'ici le babaçu « est considéré comme une mère ». Chaque partie de cet arbre généreux a une utilité : les noix fournissent du lait et de l'huile pour l'alimentation, mais aussi pour le savon, les coques deviennent du charbon pour la cuisine, les fibres sont transformées en objets artisanaux, et les feuilles servent pour les toits des habitations.

Les arbres poussent en symbiose avec d'autres espèces végétales et les palmeraies abritent des nombreux animaux, formant un écosystème riche en biodiversité. Défendre un palmier babaçu signifie défendre toute la vie autour.

Les forêts de babaçu forment des espaces de vie collective et de collaboration entre les humains et les espèces vivantes qui les constituent. Elles sont un moyen de subsistance pour tous et toutes.
Photo: Anne Paq

« Ce ne sont pas nous qui plantons le babaçu, ce sont les animaux de la forêt », déclare Dona Rosário. La reproduction des palmiers dépend surtout de la cutia, un rongeur trouvé dans toute l'Amazonie. La cutia enterre les noix qu'elle n'a pas mangées et, avec l'arrivée des pluies, ces noix germent et deviennent de nouveaux palmiers.

Dans le quilombo Bom Jesus, les pâturages remplacent inexorablement les forêts de babaçu.
Photo: Anne Paq

Cette harmonie a été brisée à la fin des années 1980, lorsque les membres des familles d'anciens esclavagistes de la région, qui prétendaient être les vrais propriétaires des terres où se trouvent les quilombos et la forêt, ont commencé à clôturer les palmeraies pour y élever du bétail, surtout des buffles. Selon Dona Rosário, ces clôtures remplissent deux fonctions : « Empêcher le bétail de sortir et les femmes d'entrer ».

La déforestation massive provoquée par l'élevage a entraîné la disparition de la faune native, a asséché les sols et privé les membres de la communauté d'accès à leur environnement naturel, condition essentielle pour la reproduction culturelle, sociale et économique des peuples traditionnels.

Seu Zé Ribeiro est l'arrière-petit-fils d'un d'esclave qui a fondé le quilombo São Caetano.
Photo: Anne Paq

Seu Zé Ribeiro, un ancien du quilombo São Caetano, se souvient : « Avant l'arrivée des éleveurs, tout était libre. Nous pouvions aller et venir sans restrictions. Aujourd'hui, tout est clôturé. On est obligé de revenir sur nos pas. Ils ont tout coupé et on marche tout le temps sous le soleil, alors qu'avant, on était toujours à l'ombre. »

Le territoire où se trouvent ces quilombos, la Baixada Maranhense, est traversé par plusieurs rivières et reste partiellement inondé plusieurs mois par an, formant des vastes étendues d'eau.
Photo: Anne Paq

Les potagers collectifs se trouvaient toujours proches des zones inondées, là où la terre est la plus fertile. Les poissons qui vivaient dans ces lacs complémentaient l'alimentation traditionnelle locale. Piétinés par les vaches et les buffles, les potagers ont été détruits et les sols deviennent stériles, ce qui a contribué à l'insécurité alimentaire dans la région. « Nous plantions toute notre nourriture, et nous avions assez pour vivre et partager. Maintenant, il faut tout acheter en ville », se plaint Seu Zé Ribeiro.

Une des leadeuses du quilombo São Caetano, Dona Antônia, a été menacée de mort par les éleveurs.
Photo: Anne Paq

Dona Antônia, une quebradeira vivant aussi dans le quilombo São Caetano, explique, en regardant les buffles se baigner dans l'étang derrière sa maison : « Ils passent la nuit dans l'eau. À cause d'eux les poissons sont presque tous morts et ceux qui survivent sont malades et ne peuvent pas être mangés. Tout le lac pue l'urine de buffle. »

L'eau est aussi contaminée par les pesticides, utilisés sans restrictions dans les pâturages, et qui finissent dans les rivières et les lacs après chaque pluie. Selon Dona Antônia, « les éleveurs utilisent un pesticide appelé “tue tout”. Rien ne survit à ce poison, à part l'herbe cultivée pour le bétail. »

Pour faire face à la destruction de leur monde, les quebradeiras ont créé, au début des années 1990, le Mouvement des Briseuses de Coco Babaçu (MIQCB).
Photo: Anne Paq

Le MIQCB (Movimento Interestadual das Quebradeiras de Coco Babaçu), fort de 400.000 femmes, représente les quebradeiras des quatre États brésiliens qui forment la forêt des Cocais (Maranhão, Tocantins, Pará et Piauí), et les objectifs principaux de ce mouvement de femmes sont « garantir le droit au territoire et l'accès libre aux forêts de babaçu », mais aussi « demander des lois et des politiques publiques pour soutenir l'agroécologie et l'économie solidaire, préserver la socio-biodiversité et améliorer la qualité de vie des peuples traditionnels ». Le MIQCB soutient également la lutte pour la reconnaissance des territoires quilombolas. Être reconnu par le gouvernement comme un quilombo garantit juridiquement leur présence sur ces terres et le droit d'usage de la forêt.

Cette lutte a remporté des victoires importantes, notamment avec l'adoption de la Loi Babaçu Livre (babassou libre), qui garantit un accès public aux palmeraies dans certaines localités. Cependant, cette loi est souvent ignorée par les éleveurs qui, par ailleurs, continuent de brûler les palmiers pour faire de la place aux pâturages.

Un enfant court vers le dernier bout de forêt de babaçu encore « libre ».
Photo: Anne Paq

Atteindre les palmiers babaçus qui sont encore debout est devenu une activité risquée pour les quebradeiras. D'abord, elles doivent passer sous les fils barbelés, en espérant échapper à la vigilance des gardiens au service des éleveurs. Ensuite, il faut traverser des pâturages, souvent aspergés de pesticides. À certains endroits, la nouvelle variété d'herbe plantée par les éleveurs est très dure et coupe la peau des femmes, qui risque de s'infecter au contact des pesticides. Tout cela sous une chaleur écrasante, résultat direct de la déforestation. Enfin, il y a les menaces de mort.

Dona Rosário, très mobilisée auprès du MIQCB, est placée sous un programme de protection pour défenseurs et défenseuses des droits humains, avec deux autres habitantes du territoire. « Les éleveurs pensent que s'ils tuent les personnes les plus visibles dans notre communauté, ils tueront la lutte pour la défense de la forêt », explique-t-elle. Devant les menaces grandissantes, Dona Rosário a même dû quitter sa communauté et se cacher pendant presque un an.

Des femmes traversent la dernière parcelle de forêt de babaçu de leur territoire encore accessible aux quebradeiras, ainsi qu'à toute la population.
Photo: Anne Paq

Dans la forêt, pas loin de sa maison, Seu Zé Ribeiro montre l'emplacement de la cabane où vivait son arrière-grand-père : « Je prie pour que la libération de nos terres ne tarde pas. Je n'arrive plus à travailler la terre, je suis trop âgé, mais je peux tout apprendre aux plus jeunes. »

La question de la transmission des savoirs entre les générations inquiète la communauté. Les jeunes, privés de perspectives sur leurs terres ancestrales, sont contraints de travailler pour les éleveurs, adoptant peu à peu un mode de vie étranger à leurs traditions. « Les jeunes commencent à ne plus nous écouter et à rejeter notre mode de vie traditionnel. L'élevage impacte tous les aspects de notre vie, même les relations à l'intérieur de nos communautés. L'élevage nous a vraiment tout pris », déplore Dona Rosário.

Mais malgré les obstacles, les quebradeiras continuent de résister et leur lutte est une cause collective qui résonne bien au-delà des frontières du Brésil. Si nous voulons protéger la planète et ses écosystèmes, nous devons écouter et soutenir celles qui, comme les quebradeiras, se tiennent en première ligne.

« Sans les femmes, les femmes quebradeiras, les femmes quilombolas, il n'y a pas de forêt. Et sans forêt, il n'y a pas de vie. Je demande qu'il soit fait tout ce qui est possible pour que nous puissions vivre en liberté, vivre en collectivité, en harmonie », conclue Dona Rosário.

01.07.2025 à 10:55

Retraités précaires d'aujourd'hui et de demain : mutualistes et livreurs, les deux faces d'un même combat

En Espagne, malgré des parcours professionnels très différents et des conditions de travail très éloignées, deux groupes professionnels partagent le même destin lorsqu'ils atteignent l'âge de la retraite : les mutualistes, issus de professions libérales (architecture, droit notamment), qui prennent leur retraite aujourd'hui, et les livreurs à domicile sous-traités par les plateformes numériques, un métier récent et précaire qui mène au même destin, sont confrontés à la dure réalité d'une (…)

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En Espagne, malgré des parcours professionnels très différents et des conditions de travail très éloignées, deux groupes professionnels partagent le même destin lorsqu'ils atteignent l'âge de la retraite : les mutualistes, issus de professions libérales (architecture, droit notamment), qui prennent leur retraite aujourd'hui, et les livreurs à domicile sous-traités par les plateformes numériques, un métier récent et précaire qui mène au même destin, sont confrontés à la dure réalité d'une pension insuffisante pour survivre une fois arrivés au terme de leur vie active.

Même si leurs situations sont différentes, paradoxalement, ces deux groupes partagent la même incertitude quant à leur avenir, que certains commencent déjà à rencontrer et que d'autres voient approcher sans aucune garantie pour leur retraite. De plus, ces deux groupes, chacun depuis leur retranchement, partagent également la même lutte pour des conditions de retraite plus justes.

Ana, architecte à la retraite depuis mars 2021, a cotisé pendant 37 ans à la Fraternité nationale des architectes (Hermandad Nacional de Arquitectos, HNA), l'une des mutuelles alternatives au régime spécial des travailleurs indépendants (Régimen Especial de Trabajadores Autónomos, RETA) en vigueur en Espagne. Aujourd'hui, sa pension viagère est d'à peine 415 euros par mois (488 dollars US), versés en 12 mensualités, un montant largement insuffisant pour couvrir ses dépenses de base à Oviedo, dans le nord du pays.

« J'ai cotisé toute ma vie, en pensant que ma retraite serait assurée, mais maintenant je me rends compte que ce que je touche ne me permet pas de vivre », se lamente-t-elle à Equal Times.

Pendant une grande partie de sa carrière, Ana n'a pas eu la possibilité de cotiser à la Sécurité sociale, car, jusqu'en 1998, les architectes et les avocats, notamment, ne pouvaient cotiser que par l'intermédiaire de leur mutuelle. Lorsque la possibilité de changer s'est présentée, elle cotisait déjà depuis 15 ans et avait trois enfants. Si elle avait cessé de payer ses cotisations, elle aurait perdu ce qu'elle avait déjà versé. Aujourd'hui, avec une pension très inférieure au seuil de pauvreté, elle est contrainte de continuer à travailler. « Ce n'est qu'au moment de partir à la retraite que j'ai pris conscience du problème », explique-t-elle, « j'ai posé des questions à la Fraternité et je me suis rendu compte que ma pension n'était pas suffisante pour vivre ».

Le cas d'Ana n'est pas une exception. On estime que 40.000 retraités de la génération du baby-boom espagnol (nés entre 1957 et 1977) se trouvent dans une situation similaire, et que 100.000 autres personnes actuellement actives se retrouveront dans la même situation au fil des ans, après avoir cotisé, pendant des décennies à des mutuelles professionnelles, comme celles des avocats, des procureurs, des ingénieurs ou des architectes.

Contrairement au système public de retraite, les mutuelles sont régies par un modèle de capitalisation individuelle. Autrement dit, chaque professionnel gère son propre fonds sans garantie qu'il soit adapté à l'indice des prix à la consommation (IPC, le principal indicateur de l'inflation) et sans aucun soutien solidaire de l'État, explique à Equal Times Carlos Bravo, expert en politiques publiques pour le syndicat espagnol Comisiones Obreras (CCOO).

« Le problème est que de nombreuses mutualités fonctionnaient à la manière d'une assurance privée », explique M. Bravo : « Elles n'étaient pas conçues pour assurer des pensions viagères décentes, mais plutôt comme un complément, et, dans de nombreux cas, elles étaient mal gérées ou manquaient de transparence. »

Javier Mancilla, architecte à la retraite et membre délégué de l'HNA depuis 2018, a stimulé la création de l'Association nationale des mutualistes architectes (Asociación Nacional de Mutualistas Arquitectos, ANMARQ), qui regroupe des milliers de personnes affectées. Cette plateforme demande au gouvernement espagnol de fournir une « passerelle » permettant de transférer les cotisations versées dans la mutualité vers le RETA, afin que les mutualistes puissent accéder aux pensions du système public dans des conditions comparables.

« Nous ne cherchons pas à obtenir plus que les travailleurs indépendants, nous voulons simplement être traités sur un pied d'égalité », précise M. Mancilla à Equal Times.

Le gouvernement espagnol actuel, par l'intermédiaire du PSOE (le parti social-démocrate autour duquel s'est formée une coalition gouvernementale), a présenté un projet de loi visant à remédier au problème, mais sa proposition exclut une grande partie des personnes concernées, en particulier les retraités, les veuves et les orphelins.

« Une personne encore en activité peut prendre des décisions pour améliorer sa pension, mais un retraité ne peut plus rien faire », alerte M. Mancilla, qui dénonce également le manque d'information et de transparence dont de nombreux mutualistes ont pâti au cours de leur vie professionnelle. Certains architectes retraités ont été contraints de recourir à la « soupe populaire », d'autres dépendent du soutien de leur famille.

La situation est devenue tellement critique que des centaines d'avocats et de procureurs ont manifesté à Madrid à quatre reprises pour réclamer des pensions décentes. Sur leurs pancartes, on pouvait lire des slogans tels que « non aux pensions de misère » et « justice pour nous, qui avons pratiqué la Justice ».

En Espagne, quelque 200.000 personnes pourraient être concernées par cette mesure. D'après les estimations de l'ANMARQ, parmi elles, entre 60.000 et 65.000 sont des architectes et des architectes techniques, tandis que le reste provient principalement du secteur juridique et d'autres professions libérales.

Le 6 mai, la proposition du PSOE a été reçue par le Congrès à Madrid. Des députés tant de gauche que de droite ont soutenu les mutualistes ; au plus grand étonnement de ces derniers. Tout en maintenant leurs critiques à l'égard de la loi qu'ils entendent amender dans les prochains mois, tous les groupes parlementaires sont tombés d'accord pour qu'un jour cotisé à une mutualité corresponde à un jour cotisé en tant que travailleur indépendant dans le RETA.

Seul Vox, le parti d'extrême droite, s'est abstenu. Tous les autres ont soutenu le projet de loi, qui suit actuellement son chemin au Parlement. Le 19 juin, la demande d'amendement de Vox concernant l'ensemble du projet de loi a été rejetée par le Congrès, tous les autres groupes ayant voté contre, hormis le Parti populaire (droite), qui dirige l'opposition en Espagne et qui s'est abstenu. Le processus de dépôt et de débat des amendements se poursuivra au sein de la Commission du travail et de la Sécurité sociale du Congrès dans les mois à venir, et la loi pourrait ne pas être adoptée avant 2026.

Livreurs : entre flexibilité et précarité

Les livreurs qui travaillent de commande en commande pour des plateformes numériques, partent d'un environnement de travail encore plus précaire, mais avancent vers une incertitude similaire avec des pensions de retraite insuffisantes. Javier Pérez est l'un d'entre eux. C'est en 2018 qu'il a commencé à travailler pour Glovo, l'un des principaux portails de commande de nourriture et de vente à domicile présents en Espagne. Sans études supérieures ni expérience professionnelle formelle, la livraison lui a permis de trouver un moyen de subsistance. Étant donné que les supermarchés ouvrent à neuf heures du matin, il commence sa journée de travail dans son quartier, à environ 15 minutes à vélo du centre de Barcelone, même si, en règle générale, il reçoit moins de commandes du centre-ville.

Chaque jour, M. Pérez parcourt la ville à vélo, en se connectant d'innombrables fois à l'application Glovo. Pendant un certain temps, il a travaillé en tant que « faux indépendant », une pratique dénoncée par les syndicats et finalement reconnue comme illégale par le Tribunal suprême, la plus haute cour de justice d'Espagne. Adoptée en 2021, la loi surnommée « loi Rider » (« rider » étant un anglicisme utilisé pour nommer les livreurs en Espagne, ndt) contraint désormais les plateformes à embaucher leurs livreurs en tant que salariés, reconnaissant ainsi explicitement leur relation d'emploi.

La réalité sur le terrain est plus complexe cependant. De nombreuses plateformes ont contourné la réglementation en faisant appel à des sous-traitants ou en modifiant leur modèle d'entreprise.

La société Glovo, par exemple, a finalement annoncé en décembre 2024 qu'elle commencerait à engager directement ses livreurs en Espagne, après avoir accumulé plus de 200 millions d'euros (235,5 millions de dollars US) de sanctions et de cotisations impayées, mais, dans la pratique, la mise en œuvre est lente et inégale. Porte-parole de l'organisation de travailleurs indépendants CGT Riders de Barcelone et livreur, M. Pérez confie :

« J'envisage notre situation avec beaucoup d'incertitude. Nous étions dans la même situation il y a trois ans. Je pensais qu'avec la “loi Rider”, ils nous embaucheraient enfin, même en passant par un sous-traitant, mais non ».

Bien que certains livreurs aient été engagés, beaucoup d'autres continuent d'exercer leur activité, comme s'ils étaient indépendants ou dans des conditions de travail informelles, sans congés payés, sans cotisation réelle et sans garantie de revenu minimum. Par ailleurs, cette précarité est exacerbée par la nature algorithmique du travail en soi. La disponibilité, la rapidité et la localisation influencent le nombre de commandes que chaque livreur reçoit, ce qui entraîne une concurrence féroce entre collègues et une pression constante de ceux-ci pour rester constamment connectés. « Si vous ne travaillez pas aux heures de pointe, vous ne recevez pas de commandes », explique M. Pérez, « et si vous n'avez pas un bon score [c.-à-d. bonnes notes des clients de la plateforme], l'algorithme vous pénalise ». Accepter ce travail « ce n'est pas seulement pédaler », insiste-t-il : « C'est vivre au rythme d'une app », une application de téléphone portable.

Selon un rapport du collectif des travailleurs de ce secteur « Riders x Rights », le revenu net moyen d'un livreur indépendant en Espagne est d'environ 4 à 6 euros de l'heure, après déduction des dépenses, telles que l'entretien du vélo ou de la moto, le carburant et le paiement de la cotisation mensuelle d'indépendant. Dans des villes comme Barcelone ou Madrid, ce niveau de revenu permet à peine de couvrir un loyer partagé et les dépenses de base. Il est donc impossible d'épargner pour l'avenir ou de cotiser pour une pension de retraite décente.

Deux luttes, une même revendication : la dignité au travail

Tant les mutualistes retraités que les livreurs sont confrontés à la précarité résultant de systèmes qui privilégient la flexibilité et l'individualisation au détriment de la sécurité et de la solidarité entre les travailleurs. Les deux groupes réclament des mesures concrètes de la part de l'État pour reconnaître leur contribution à l'économie et à la société et pour leur assurer des conditions de vie dignes.

Les premiers, après une vie entière passée à travailler avec la promesse d'une retraite stable, découvrent à la veille de leur départ à la retraite professionnelle que leur pension est insuffisante pour leur permettre de vivre. Les seconds, au cœur de leur vie active, ne peuvent planifier un avenir sans garanties et sans droits. Entre ces deux extrêmes se trouve un système qui pousse à la responsabilité individuelle sans offrir de mécanismes de protection efficaces.

La Coordinadora de Mutualistas en Lucha, avec des associations comme l'ANMARQ, noue des alliances avec des plateformes syndicales, des partis politiques et les médias afin de rendre visible la nécessité d'une réforme profonde des politiques de sécurité sociale.

« Il ne s'agit pas seulement de corriger certains problèmes, mais de repenser la manière dont nous voulons protéger ceux qui travaillent dans des conditions toujours plus volatiles », explique à Equal Times Marta Boto, assistante au secrétariat confédéral de l'action syndicale et de l'emploi de CCOO, spécialisée dans le droit du travail.

« L'économie de plateforme n'est pas une simple innovation technologique. c'est une forme d'externalisation du travail qui entraîne la perte de droits fondamentaux : la relation de travail, la représentation syndicale, la négociation collective… ».

Ce qui, en surface, peut apparaître comme une modernisation de l'emploi est en réalité un pied de biche destiné à démanteler les acquis historiques du monde du travail.

En Espagne, cependant, le syndicalisme a réagi. Et avec force. La « loi Rider » a constitué le premier grand pas. « Cette victoire a été très difficile à arracher », concède Mme Boto, « mais nous y sommes parvenus grâce à une longue trajectoire d'actions syndicales et à un accord conclu dans le cadre du dialogue social avec le gouvernement et le patronat ». Cette loi, pionnière en Europe et pratiquement unique au monde, a établi un principe fondamental : la présomption de salariat pour les livreurs travaillant pour des plateformes telles que Glovo ou Uber Eats, même lorsque les commandes leur sont transmises par un algorithme et non par un supérieur hiérarchique visible.

Dans un contexte de changements législatifs et de pression sociale, l'année 2025 s'annonce comme une période clé vers davantage de justice sociale en Espagne. La lutte des mutualistes et des livreurs peut sembler éloignée dans sa forme, mais elle converge dans son fond : exiger de l'État qu'il garantisse un avenir digne à tous ceux qui, par leur travail, assurent le fonctionnement de l'économie et des services dont la société a besoin. Comme le résume Ana, l'architecte à la retraite : « Je ne demande pas la charité, je réclame la justice. Et cette justice doit valoir pour tous : pour ceux qui ne travaillent plus et pour ceux qui continuent de lutter. »

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