09.06.2025 à 07:00
Sur leur lieu de travail, les personnes peuvent être exposées à des virus ou des maladies et elles ne sont pas toujours bien protégées. Depuis la pandémie de Covid-19, la nécessité d'une régulation internationale pour prévenir et protéger les travailleurs et travailleuses pourrait amener l'Organisation internationale du travail (OIT) à élaborer une nouvelle convention au niveau mondial. De quel « danger » parle-t-on ?
Un « danger biologique » est une menace sur la santé humaine causée (…)
Sur leur lieu de travail, les personnes peuvent être exposées à des virus ou des maladies et elles ne sont pas toujours bien protégées. Depuis la pandémie de Covid-19, la nécessité d'une régulation internationale pour prévenir et protéger les travailleurs et travailleuses pourrait amener l'Organisation internationale du travail (OIT) à élaborer une nouvelle convention au niveau mondial.
Un « danger biologique » est une menace sur la santé humaine causée par un agent pathogène, une substance biologique ou des circonstances sanitaires non-contrôlées. Concrètement, il peut s'agir de bactéries, virus, parasites, champignons, prions (protéines infectieuses), allergènes, toxines ou encore du matériel génétique ou des fluides corporels. Ceux-ci peuvent causer des maladies, blessures, infections, allergies ou intoxication, qui peuvent par ailleurs engendrer des séquelles. La menace peut être d'origine végétale, animale ou humaine.
Actuellement, les experts techniques sont chargés d'établir des catégories et d'harmoniser les classifications déjà établies à travers le monde. Il s'agit aussi de prendre en compte l'émergence de nouveaux dangers, comme certaines zoonoses. Ainsi, la pandémie de Covid-19, qui aurait fait près de 7 millions de morts dans le monde, a été causée par un virus zoonotique : le SARS-CoV-2.
Tous les travailleurs et leurs familles qui pourraient être exposés à ces dangers biologiques. Cependant, certains métiers sont plus à risque que d'autres, notamment ceux où il s'agit d'être en contact avec des animaux (l'élevage, principalement), ou des marchandises organiques. Dans l'agriculture, les travailleurs peuvent être aussi touchés par des maladies liées aux plantes (notamment les poussières et pollen) et aux insectes. Mais aussi les services d'entretien et de gestion des déchets, les services de santé et de techniques de laboratoire.
Garantir un « lieu de travail sûr et sain » est un objectif que l'OIT défend depuis sa création en 1919, à travers plusieurs conventions internationales qui sont des références s'imposant aux États-membres. Il existe par exemple déjà une convention sur les dangers des produits chimiques (la Convention n°170 datant de 1990). Les organisations syndicales réclament une convention depuis 1993, mais ce n'est qu'en mars 2021 – après la pandémie de Covid-19 – que le conseil d'administration de l'OIT a convenu qu'une nouvelle norme sur la protection de la santé et de la sécurité au travail contre les risques biologiques serait négociée lors des Conférences internationales du Travail de l'OIT en 2024 et 2025.
En juin 2024, à Genève, les délégués des pays-membres ont donc participé à une première séance de la commission normative qui travaille à la rédaction d'un futur texte réglementaire. Les enseignements de la pandémie de Covid-19 et son impact parfois désastreux sur l'organisation du travail sont une base importante des discussions en cours.
Il s'agit encore de discuter de comment protéger les personnes affectées contre la perte de revenus ou d'emploi. La convention doit garantir que les états et les employeurs prennent en compte l'ensemble des cas de figure possibles et les personnes qui pourraient être affectées, sans oublier les travailleurs et travailleuses du secteur informel. Des questions se posent sur la vulnérabilité plus grande de certaines catégories : les femmes, les personnes âgées ou fragiles, les communautés marginalisées…etc.
Par ailleurs, le volet « prévention » sera développer. Car l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) considère que le lieu de travail est particulièrement indiqué pour mener à bien des campagnes de santé publique, notamment sur la grippe, le paludisme, le VIH/sida ou la tuberculose.
Du 2 au 13 juin 2025, la Conférence internationale du travail se réunit à nouveau pour affiner le texte sur les nouvelles normes, avec pour objectif une possible nouvelle convention et une recommandation.
Pour en savoir plus :
– Collecteurs de déchets médicaux : des professionnels trop souvent non protégés, non formés, sous-payés et sous-estimés (equaltimes.org)
– En Inde, la pandémie n'a fait qu'aggraver la situation des agents de l'assainissement, déjà stigmatisés et exploités (equaltimes.org)
06.06.2025 à 09:03
Les traducteurs professionnels sont depuis des décennies aux premières loges de l'impact qu'ont les nouvelles technologies sur le monde du travail. Cette position les a forcés non seulement à s'adapter à un contexte toujours plus incertain et mouvant, mais leur a également permis d'observer, au fil du temps, comment chaque innovation technologique, tout en leur fournissant des outils utiles pour leur métier, vient généralement rajouter une couche supplémentaire de complexité, de (…)
- Actualité / Monde-Global, Négociation collective, Travail décent, Santé et sécurité, Politique et économie, Travail précaire, Avenir du travail, Charles KatsidonisLes traducteurs professionnels sont depuis des décennies aux premières loges de l'impact qu'ont les nouvelles technologies sur le monde du travail. Cette position les a forcés non seulement à s'adapter à un contexte toujours plus incertain et mouvant, mais leur a également permis d'observer, au fil du temps, comment chaque innovation technologique, tout en leur fournissant des outils utiles pour leur métier, vient généralement rajouter une couche supplémentaire de complexité, de déshumanisation et de perte de contrôle sur les conditions dans lesquelles ils traduisent, voire sur la nature même de leur travail.
Dans ce métier où la maîtrise des langues est fondamentale, avec toute la richesse des usages et des nuances, des codes linguistiques, des subtilités de ton et de sens, des doubles sens et des innombrables occasions où seules une véritable immersion culturelle et une connaissance approfondie du contexte de chaque texte permettent d'obtenir un résultat de qualité qui se lit aussi fidèlement et naturellement que dans la langue d'origine, toute la valeur du traducteur réside précisément dans l'expérience qu'il a accumulée, dans sa sensibilité et dans son appréciation personnelle.
Or, les technologies présentées comme un progrès semblent en réalité servir à orienter la profession vers une logique ultra-capitaliste, où la rentabilité compte plus que la qualité et où le travailleur n'est plus au centre de la situation (ni même à la marge parfois) ; une évolution qui semble anticiper assez précisément ce vers quoi de nombreuses autres professions spécialisées pourraient se diriger.
Avec les capacités croissantes de l'intelligence artificielle (IA), ce n'est pas seulement le monde de la traduction qui se transforme, mais aussi celui des employés de bureau, des auditeurs, des avocats, des recruteurs, des gestionnaires, des publicitaires, des analystes, des journalistes et de nombreux types d'artistes et de professionnels de la créativité, qui voient poindre à l'horizon une menace que de nombreux traducteurs affrontent déjà aujourd'hui.
D'après l'une des études menées ces dernières années sur le secteur, qui avait recueilli le plus de réponses (plus de 7.000 personnes interrogées dans 178 pays), il y aurait environ 640.000 traducteurs professionnels dans le monde, dont trois quarts travaillent à leur compte. C'est précisément cette majorité de traducteurs qui subit une détérioration rapide de leur profession à cause des technologies. Dans le cadre de cet article, nous avons discuté avec une douzaine de traducteurs issus de plusieurs pays d'Europe et des Amériques. Tous exercent une partie de leur activité en tant que collaborateurs sous-traitants, régulièrement sollicités par des agences de traduction.
Jean-Jacques (nom d'emprunt, comme tous les traducteurs cités), qui peut se targuer de près de 30 ans d'expérience professionnelle avec le français, l'anglais, l'espagnol et le néerlandais, notamment, nous explique qu'après avoir satisfait à une série de tests, les traducteurs indépendants peuvent être intégrés à la base de collaborateurs de ces grandes entreprises dont « les clients ont généralement besoin de traductions régulières et d'une certaine sécurité dans leurs opérations », explique-t-il à Equal Times. « Évidemment, elles prélèvent une commission en qualité d'intermédiaire et peuvent faire pression sur les tarifs des traducteurs, car elles fournissent généralement un travail plus régulier ». Ce sont les plus grandes agences (qui captent un cinquième du marché) qui font que leur métier n'est plus ce qu'il était, car « elles intègrent de nombreuses technologies visant à accélérer le travail, réduire leurs coûts et maintenir ou augmenter leurs marges bénéficiaires », explique-t-il.
Jean-Jacques a toujours fait preuve d'ouverture d'esprit et de curiosité à l'égard des progrès technologiques dans son domaine d'activité. Il est tout le contraire d'un technophobe et, pourtant, il constate par lui-même que les conditions de travail et la nature même de son travail se sont progressivement dégradées.
L'IA et la traduction sont intimement liées depuis les années 1940, nous rappelle-t-il lui-même. Il a commencé à constater les limites des systèmes de traduction automatique dès 2003 et a assisté avec intérêt à la façon dont la traduction basée sur les réseaux neuronaux a permis, depuis 2016, aux grandes agences de l'intégrer dans leurs outils de traduction assistée par ordinateur (TAO).
« Leur principale tâche consiste à segmenter les textes en unités de traduction. Il s'agit généralement de phrases, mais il peut également s'agir d'un seul mot, faisant partie du titre d'un rapport, par exemple. Ces logiciels de TAO présentent ensuite le document à traduire sous forme de grille avec, à gauche, la phrase dans la langue d'origine et une case à droite pour insérer la traduction ». Les outils de TAO stockent ensuite chaque segment traduit dans des bases de données appelées « mémoires de traduction » (MT) qui s'enrichissent au fur et à mesure que de nombreux traducteurs y contribuent. Ces mémoires qui peuvent atteindre des tailles considérables. À titre d'exemple, les institutions européennes mettent leurs mémoires de traduction à disposition du public et contiennent des milliards de segments dont la traduction est déjà retenue pour l'avenir.
Ce faisant, « si une phrase identique ou similaire à celle à traduire apparaît dans la mémoire de traduction, les outils de TAO permettent de la suggérer au traducteur afin d'accélérer le travail », explique-t-il. « Évidemment, les agences ont sauté sur l'occasion et cette capacité à récupérer des textes préalablement traduits signifie également que l'envoi d'un texte à un traducteur lorsqu'il est accompagné d'une mémoire de traduction complète leur permet de réduire le tarif pour chaque phrase qui existe déjà dans la mémoire » avec des « tarifs différents » par mot « selon qu'il s'agit de correspondances parfaites ou d'une analogie pour chaque segment à traduire avec la mémoire de traduction ». De la sorte, si le tarif payé pour une nouvelle phrase est de 100 %, il peut tomber à 30-50 % du tarif de départ pour une phrase qui présente un taux de similitude élevé.
Cette façon de travailler, avec un prétraitement automatique des textes, s'est déjà imposée comme une norme dans le secteur, où « travailler avec des agences revient à automatiquement accepter ce type de tarification ». Qui plus est, la charge mentale et la nature même du travail sont totalement déformées en faveur d'un modèle de fonctionnement déshumanisé et aliénant.
Étant donné que les entreprises pré-traduisent automatiquement tout ce qui peut l'être, à la place d'un texte propre à traduire librement, « nous recevons presque toujours des fichiers déjà segmentés, contenant de nombreuses phrases déjà traduites et avec des suggestions de traduction automatique pour les segments qui n'ont pas d'équivalence dans la mémoire de traduction ». Ce faisant, le traducteur cesse d'être traducteur : « il ne s'agit plus tant de traduire que de réviser et corriger les segments proposés par la machine lorsqu'il existe des correspondances exactes », regrette Jean-Jacques.
Outre la charge mentale que représente le fait de corriger plutôt que de traduire librement, « ces outils ne comprennent pas le texte, ils peuvent donc proposer des traductions très proches, mais qui ne correspondent pas au contexte dans lequel elles s'inscrivent ». En d'autres termes, « même si l'on me paie moins parce que le texte semble correspondre, je dois corriger les erreurs et le réécrire entièrement ». À cela s'ajoute le fait que les outils de traduction automatique, à l'instar d'autres IA génératives, souffrent d'« hallucinations » et « peuvent subitement ajouter ou supprimer des parties d'une phrase, ce qui rend la correction de ce type de textes extrêmement fastidieuse, car il faut absolument tout vérifier ».
Rosa, traductrice de l'anglais et du français vers l'espagnol forte de deux décennies d'expériences similaires, partage entièrement l'avis de Jean-Jacques. « Beaucoup de gens ne se rendent pas compte qu'une machine ne peut pas remplacer un être humain ni que la traduction automatique laisse fortement à désirer », affirme-t-elle. Bien qu'elle travaille volontiers avec ses principaux clients directs, elle explique qu'avec les agences, « seule la rentabilité compte et, dans cette optique, la traduction est devenue une marchandise qu'on nous soutire au prix le plus bas possible, au détriment des traducteurs, traités comme des vaches à lait ». Malheureusement, constate-t-elle, « tout leur est égal : depuis la qualité du produit, tant qu'il est vaguement acceptable (et je passe mon temps à corriger de véritables horreurs), jusqu'à la façon dont nous sommes traités ; elles ne pensent qu'à leurs précieux bénéfices, et ce, le plus vite possible. Ces agences sont donc celles qui exigent le plus, paient le moins et nous traitent le plus mal ».
« L'un de mes clients est une grande entreprise qui sous-traite la gestion de ses traductions à une agence, qui à son tour sous-traite les traductions à une agence de traduction. Cette dernière fait appel à des traducteurs indépendants pour que nous réalisions leurs traductions sur une plateforme infernale », explique-t-elle. « Au final, je me retrouve à traduire des segments dans de minuscules cases, où certains termes sont en outre soulignés en différentes couleurs — afin de tirer parti des mémoires de traduction du système et, bien sûr, de ne pas nous payer ces termes —, au milieu d'une page avec cinquante mille fonctions, ce qui crée une confusion extrême et est visuellement épuisant, et qui fait partie d'un système mondial extrêmement compliqué », ce qui fait perdre « énormément de temps » et d'énergie dans des tâches qui n'ont rien à voir avec la traduction proprement dite, et ce pour un prix « inférieur de moitié à ce que je touche dans des conditions normales ».
« Je l'accepte par nécessité, mais ce n'est pas l'envie qui me manque de les envoyer paître », assure-t-elle, car « ils essaient d'automatiser tout au maximum, afin de réduire leurs propres coûts, tandis que nous devons investir notre temps dans une multitude de tâches administratives, informatiques et bureaucratiques pour venir à bout d'une simple traduction ou révision ».
« Et si la mécanique se grippe à cause d'une correction ou d'une erreur, la pagaille est telle qu'entre les messages et les alertes, le réviseur, en qualité de responsable final, est obligé de remplir plusieurs documents expliquant ce qui s'est passé, la façon d'éviter que cela se reproduise à l'avenir — rabaisse-toi, repens-toi ! — et il est pénalisé par une période sans travail ni révisions. C'est de la folie furieuse », explique-t-elle.
« Il s'agit de grandes entreprises qui n'y connaissent rien en traduction, mais tout en bénéfices », ajoute Rosa. « À titre d'exemple extrême, il existe des plateformes entièrement automatisées » qui paient jusqu'à 7 fois moins que dans des conditions normales et qui recrutent en envoyant « un e-mail automatisé annonçant qu'une traduction est disponible sur la plateforme. Il faut alors y accéder à toute vitesse et, comme un groupe de chiens affamés, essayer d'attraper un morceau de proie à se partager entre plusieurs, car on traduit les segments qui restent encore libres » (c'est-à-dire des mots ou des phrases hors contexte) « et, en quelques minutes, voire quelques secondes, la traduction est bouclée ».
Après une révision, « si on te corrige quelque chose, on te menace, de manière automatique également, de te déconnecter du système si des corrections devaient à nouveau être nécessaires ; des corrections qui sont parfois très discutables ». Et cette tendance à privilégier la rentabilité au détriment de la qualité est l'aspect le plus destructeur de tous : « il existe des plateformes qui mettent les traductions aux enchères et c'est la personne disposée à accepter le prix le plus bas qui remporte le marché. En plus, cette traduction passe ensuite par un réviseur qui est rémunéré en fonction des corrections qu'il apporte, lesquelles sont déduites de la rémunération du premier traducteur », déplore-t-elle. « Je ne sais pas quel type de traduction cela donne, mais permettez-moi de douter de sa qualité ainsi que, sans aucun doute, de la qualité de vie et de la satisfaction des traducteurs ».
L'avancée technologique qui rend possible les pré-traductions automatisées et qui, dans certaines entreprises et organisations, commence déjà à remplacer le travail humain pour les textes les plus prévisibles ou impersonnels, tels que les tableaux comptables et les documents bureaucratiques, est l'IA basée sur les réseaux neuronaux que Jean-Jacques a vue émerger en 2016.
« En général, l'IA sans supervision humaine peut éventuellement servir à effectuer des tâches monotones, mais, même dans des domaines très techniques, elle se trompe souvent », explique à Equal Times José F. Morales, professeur de Logique computationnelle et chercheur au département d'IA de l'Université polytechnique de Madrid (UPM) et à l'Institut IMDEA Software.
Une IA de traduction « aura du mal à comprendre les connotations d'un texte ou à mettre de l'émotion là où il le faut », et son utilisation commence déjà à dégrader les langues : « Certains usages étranges de l'anglais sont en train d'être normalisés par les traducteurs automatiques et l'IA, ce qui les fait apparaître dans de plus en plus de textes et incite les gens à les considérer comme corrects. Ensuite, les IA elles-mêmes se nourrissent de ces textes et sont entraînées avec et la boucle est bouclée », un cercle vicieux qui pourrait s'aggraver de manière exponentielle dans les années à venir, souligne-t-il.
Pourtant, il nous assure qu'il s'agit d'un outil utile et que « pour les traductions, comme pour presque tout, l'IA fonctionne toujours de la même manière. Nous devrions traiter l'IA comme s'il s'agissait d'un étudiant que nous supervisons : nous pouvons lui demander de faire un travail à condition que nous disposions de nos propres critères nous permettant de savoir si son résultat est bon ou non ».
Il y a également un problème de lisibilité, fait remarquer Rosa : le style qui résulte d'un usage abusif de l'IA peut relever du supplice pour un lecteur humain. « Une machine ne peut pas remplacer un humain, sauf pour des textes impersonnels, répétitifs et dépourvus du moindre style littéraire », affirme-t-elle, et si les traducteurs sont mis à l'écart au point de rendre leur métier intenable, « je m'inquiète pour l'avenir, non seulement du mien, mais aussi de l'art de l'écriture, car à long terme, sans intervention, le même sort pourrait être réservé au journalisme et à la littérature ».
Pour sa part, Alina, traductrice qui travaille principalement du russe vers l'espagnol et l'anglais, et qui a également des notions d'arabe, de suédois, d'allemand, d'ukrainien, de tatar et de biélorusse, voit les choses clairement : « Le sujet de l'IA nous met face à une dichotomie éternelle, car elle est à la fois un outil et une menace », assure-t-elle. Effectivement, « le fait que l'IA apprenne de nous me donne le vertige », de sorte que « nous-mêmes, les traducteurs, lui apprenons à traduire, à s'améliorer… Nous apprenons à la machine à nous remplacer ».
En quête de réponses sur la façon de relever ce défi, Equal Times s'est entretenu avec la sociologue Lindsay Weinberg, directrice du Laboratoire de justice technologique de l'université Purdue (Indiana, États-Unis), et Robert Ovetz, politologue spécialisé dans les organisations à but non lucratif et les mouvements ouvriers, professeur à l'université d'État de San José (Californie, États-Unis). Ils suggèrent tous deux de rejeter catégoriquement l'ingérence de l'IA, la ligne rouge pouvant être tracée à la défense du travail créatif considéré comme ne pouvant être effectué (et rémunéré) que par un être humain, en s'inspirant pour cela de la résistance couronnée de succès des auteurs et scénaristes hollywoodiens.
S'ils s'y opposent, les traducteurs, « comme nous, les professeurs d'université », seront probablement présentés comme « des technophobes anxieux qui refusent de s'adapter à leur époque », plutôt que comme des défenseurs « de la qualité et de l'intégrité de nos conditions de travail », souligne Mme Weinberg. De plus, on affirmera que l'IA est « supérieure, plus efficace ou plus fiable qu'un traducteur humain », alors que d'innombrables exemples prouvent que « ce n'est pas le cas ». Face à une conception mécanique du travail, réduite à des zéros et des uns, la traduction « exige une sensibilité culturelle et une conscience du contexte, deux types de connaissances hautement qualitatives, imperméables à l'automatisation ».
Par ailleurs, les traducteurs free-lance sont isolés les uns des autres par définition, tandis que les associations professionnelles de chaque pays ou région sont généralement loin de constituer une force syndicale ou unitaire capable d'opposer une résistance organisée. Même si certains pays semblent suffisamment conscients de la nature du problème, d'autres ont une perception plus naïve de l'IA.
« Ils sont très fragmentés, ils travaillent à domicile, ils font appel à des intermédiaires » et, en outre, « ils n'ont aucun contact direct avec les utilisateurs de leur travail », observe M. Ovetz : « s'ils souhaitent remédier à cela, ils doivent cartographier la structure de leur travail et identifier qui se trouve à la fin de la chaîne d'approvisionnement de leur produit », c'est-à-dire « ils doivent identifier d'où vient le travail qui leur est confié, la façon dont il est distribué et où il va », étant donné que « la clé pour s'organiser est de comprendre la chaîne d'approvisionnement, afin de pouvoir trouver les points faibles pour la perturber et défendre leurs intérêts ».
Et c'est là que les traducteurs peuvent « trouver des alliés », car « certains de ces clients disposent de personnel syndiqué, ils pourraient donc agir conjointement avec eux, ou les amener à changer la manière dont le travail est attribué, ou dont ils sont payés, ou dont les produits finis leur sont livrés », comme c'est le cas avec les clients qui ne sont pas des agences.
De fait, il recommande d'insister pour que les traducteurs aient accès au texte original et sur « la façon dont le processus d'automatisation dégrade le produit final ». Ainsi, « la tactique consisterait à s'organiser autour de cela et à discréditer le processus de travail » automatisé, en tenant bien compte du fait que « la technologie est utilisée pour rationaliser la tâche, la diviser en petites parties et sous-traiter ou automatiser différents éléments de celle-ci, où ce qui reste est confié aux traducteurs humains ».
En effet, comme l'a souligné Jason Resnikoff, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Groningue aux Pays-Bas, lors d'une récente conférence de l'Institut syndical européen sur l'automatisation, « les discours sur le progrès technologique sont généralement défavorables aux travailleurs, et résister à ces discours est dangereux en soi », mais les syndicats et les travailleurs devraient le faire malgré tout.
« L'employeur dira, par exemple, quelque chose comme “ces gens ne sont pas réalistes, ils ne se rendent pas compte de l'évolution de l'économie” », déclare Mme Weinberg.
« Je pense que les syndicats vont devoir encaisser le coup pendant un certain temps », estime M. Resnikoff : « Il revient aux syndicats de trouver les moyens de refuser les modifications des moyens de production décidées par les employeurs sans s'opposer au progrès, ce qui les oblige à imposer leur propre définition du progrès ».
Il convient peut-être à nouveau de ne pas perdre de vue cette idée de « société juste » pour que l'automatisation cesse d'être, comme elle l'a été depuis le XXe siècle, un « perturbateur du tissu de l'emploi », estime M. Resnikoff. À cela s'ajoute la question de savoir comment renverser le mouvement de dégradation supplémentaire que connaît le statut du traducteur, à l'instar d'autres emplois hautement qualifiés, qu'Elena, traductrice de l'anglais et du français vers l'espagnol avec plus de trois décennies d'expérience, dépeint très bien.
Un peu comme les « sans-culottes » de 1789, « je me considère “sans-patron” », déclare-t-elle, car « fiscalement, nous sommes traités comme une entreprise, mais je considère que nous sommes dans une catégorie inadéquate ». Elena se considère comme une « travailleuse indépendante ou indépendante involontaire », puisque, comme de nombreux collègues free-lance, elle effectue un travail similaire, dans la pratique, à celui d'un salarié, mais comme « une travailleuse qui a été déconnectée d'une entreprise employeuse et classée comme indépendante », et tout cela « en perdant les droits et les protections associés à un emploi salarié ».
C'est pourquoi elle appelle les syndicats à défendre également la cause des « employés sans patron » : « On nous traite comme une entreprise, alors que ce n'est pas le cas, parce qu'en tant qu'indépendants individuels, nous avons beau travailler dur, nous n'allons pas générer de bénéfices — comme une entreprise peut le faire — parce que notre travail échange notre temps contre de l'argent, et que notre tête et nos efforts ont une limite physique. » C'est précisément le problème que les employeurs, à travers l'IA, tentent d'éliminer de l'équation, sans tenir compte du fait que, sans traducteurs humains, la qualité nécessaire pour rendre les textes précis et utiles, voire intelligibles ou directement lisibles pour leurs lecteurs humains, est impossible.
D'où l'importance de s'organiser et de sensibiliser tout le monde à la faiblesse de ce système, insiste M. Ovetz : les traducteurs doivent sans relâche aller vers les nouveaux arrivants « de leur domaine et les préparer à ce qu'ils vont rencontrer ». Et il prévient : « ils doivent tendre la main à ces personnes et les associer à leurs efforts, faute de quoi tout le monde sera divisé ».
Cet article a été publié avec le soutien de LO Norway.
04.06.2025 à 12:50
04.06.2025 à 12:48
04.06.2025 à 12:44
04.06.2025 à 09:55
La négociation collective doit se trouver au cœur de la prochaine Conférence internationale du Travail (CIT), à l'heure où les pays membres font face à la lenteur des progrès à l'échelle mondiale en matière de formalisation de l'économie informelle, et ce malgré l'adoption, il y a dix ans, d'une Recommandation historique.
La Recommandation (n° 204) sur la transition de l'économie informelle vers l'économie formelle a été adoptée en 2015. Elle définit les principes visant à combler les (…)
La négociation collective doit se trouver au cœur de la prochaine Conférence internationale du Travail (CIT), à l'heure où les pays membres font face à la lenteur des progrès à l'échelle mondiale en matière de formalisation de l'économie informelle, et ce malgré l'adoption, il y a dix ans, d'une Recommandation historique.
La Recommandation (n° 204) sur la transition de l'économie informelle vers l'économie formelle a été adoptée en 2015. Elle définit les principes visant à combler les lacunes en matière de travail décent dans l'économie informelle, par le biais de la formalisation. Dans le rapport qu'elle présentera lors de la 113e session de la CIT, l'OIT met l'accent sur les approches innovantes susceptibles d'accélérer et d'intensifier la mise en œuvre de la R204.
À l'approche de la Conférence internationale du travail, la négociation collective, un domaine clé où l'innovation revêt une importance cruciale, risque de ne pas être suffisamment prise en compte. La R204 affirme que tous les travailleurs de l'économie informelle, quel que soit leur statut professionnel, y compris les travailleurs indépendants ou pour compte propre, ont le droit de négocier collectivement.
Les travailleurs indépendants ne sont employés par personne et n'emploient personne. Ils ont créé leurs propres emplois pour subvenir aux besoins essentiels de leur foyer, soit pour survivre dans une économie qui offre peu de possibilités d'emploi, soit pour faire face à des chocs économiques. Parmi eux, on trouve des vendeurs de rue, des collecteurs de déchets, des cireurs de chaussures, des vendeurs de journaux, des transporteurs et bien d'autres.
Les revenus quotidiens de ces travailleurs dépendent entièrement de la possibilité qu'ils ont de travailler. Or, celle-ci dépend de l'accès qu'ils ont à l'espace (pour commercer, trier les déchets, garer leur véhicule), aux services (tels que les soins de santé, la garde d'enfants) et à l'infrastructure (par exemple, l'assainissement, le stockage des marchandises). Engager le dialogue avec les gouvernements locaux sur ces enjeux est impossible à faire individuellement.
La R204 appelle les États membres à créer un « cadre favorable » pour que les travailleurs puissent faire valoir leur droit à la négociation collective et participer au dialogue social sur le processus de transition. Reste à savoir en quoi consiste exactement ce « cadre favorable ».
Les travailleurs pour compte propre, qui représentent près de 50 % des personnes exerçant dans l'économie informelle, continuent d'être exclus de la législation du travail qui promeut le droit à la négociation collective. Ils sont ainsi exposés au harcèlement et à la violence, exclus des villes et aussi exclus de l'économie.
Pour faire en sorte que la vision énoncée dans la R204 se réalise, la 113e session de la CIT doit aller au-delà des grandes déclarations et traiter la négociation collective non pas comme une réflexion après coup, mais comme la base du processus de transition à l'économie formelle. Nous présentons ci-dessous trois moyens d'y parvenir.
Le dialogue social – terme générique qui englobe un large éventail de modalités de consultation et de négociation sur des questions liées à la politique du travail, à la politique économique et à la politique sociale – est fondamental pour la promotion de la démocratie dans le monde du travail. Il facilite les échanges bipartites, tripartites ou multipartites entre travailleurs, gouvernements, entreprises et autres parties prenantes. Le dialogue social est centré, à juste titre, sur le débat sur la formalisation.
Comme le souligne l'OIT, bien trop souvent, les interventions sur la question de la formalisation ont été planifiées et conçues sans une participation adéquate des travailleurs de l'économie informelle. Or, cette participation doit être significative. Il est souvent supposé que les résultats négociés seront bénéfiques pour toutes les parties prenantes. La voix des travailleurs risque de passer au second plan lorsque des intérêts puissants dominent.
La négociation collective obéit à un processus formel, défini par une loi. Elle a pour objectif de parvenir à un accord (pour une durée déterminée). Les dispositions de cet accord peuvent être exécutées devant un tribunal. Les lois qui définissent le processus de négociation collective prévoient généralement une procédure en cas d'impasse entre les parties à la négociation, ainsi qu'une protection légale en cas de recours à des moyens de pression lorsqu'une partie refuse de négocier ou ne négocie pas de bonne foi. Elles prévoient en outre une procédure de règlement des litiges en cas de non-respect des conditions de l'accord par l'une ou l'autre partie.
Les deux modes de négociation sont essentiels au processus de transition de l'économie informelle à l'économie formelle dans la mesure où ils permettent aux travailleurs d'être représentés en tant que groupe dans les processus de prise de décision. Il est toutefois important de reconnaître qu'ils ne sont pas identiques. Si le dialogue social peut donner aux travailleurs une voix dans les décisions politiques, la négociation collective leur permet de participer au processus menant à la définition de leurs conditions de travail par le biais d'une convention exécutoire.
Partout dans le monde, les travailleurs de l'économie informelle ont formé des organisations pour négocier collectivement avec les acteurs qui ont un impact sur leur travail. Il y a beaucoup d'enseignements à tirer de ces efforts, même s'ils échappent souvent à l'attention des gouvernements et même des syndicats.
Si ces efforts de syndicalisation reçoivent si peu d'attention, c'est peut-être parce que la négociation collective est différente pour ces travailleurs : les personnes avec lesquelles ils négocient – et les enjeux de ces négociations – n'entrent pas dans le moule des relations industrielles traditionnelles.
En l'absence de législation habilitante, les travailleurs pour compte propre ont recours à la R204 pour amener les collectivités locales à engager des négociations collectives.
Ainsi, la Zimbabwe Chamber of Informal Economy Associations (ZCIEA) a signé des protocoles d'accord avec 19 collectivités locales entre 2019 et 2021. Ces accords ont eu pour effet d'établir des relations collectives entre les autorités locales et la ZCIEA, une organisation qui compte plus de 205.000 membres dans tout le pays. D'autres exemples de travailleurs pour compte propre ayant conclu des conventions collectives avec les municipalités incluent les vendeurs de rue à Monrovia, au Libéria, et les collecteurs de déchets à Pune, en Inde.
La législation du travail présuppose l'existence d'une relation de travail. Comme les travailleurs indépendants n'ont pas de relation contractuelle avec un employeur, ils sont exclus de la législation du travail. Ils ne peuvent pas enregistrer leurs organisations en tant que syndicats ; leurs organisations n'ont pas le droit de s'organiser sur le lieu de travail, ni de mener des négociations avec les autorités locales sur les conditions de travail de leurs membres.
Il est indispensable de mettre à jour le droit du travail et de promulguer des lois sectorielles sur la négociation collective, conçues pour tenir compte des réalités du travail informel.
L'innovation en matière de réforme législative est essentielle – et il y a beaucoup à apprendre.
Indépendamment du débat sur la formalisation, il est de plus en plus reconnu que le champ d'application du droit du travail doit être élargi pour inclure les travailleurs de l'économie informelle.
La recherche conceptualise la manière dont le droit du travail peut évoluer pour inclure les travailleurs à compte propre. Plusieurs pays se trouvent à l'avant-garde en matière de lois sur la négociation collective pour les travailleurs indépendants. C'est notamment le cas des artistes au Canada, des acteurs, des musiciens de studio et des journalistes indépendants en Irlande, ainsi que des travailleurs indépendants du « secteur culturel » aux Pays-Bas.
Le droit de négociation collective est bien plus que le droit d'être entendu : il s'agit du droit de s'organiser, de négocier en tant que groupe et, lorsqu'on n'est pas entendu, de participer à des protestations collectives (en retirant son travail ou ses services).
Par exemple, si une municipalité refuse de négocier avec les vendeurs de rue au sujet de leurs conditions de travail, ces derniers pourraient retenir leurs frais de fonctionnement quotidiens, et la municipalité ne serait pas autorisée à confisquer leurs marchandises ou à les harceler. Au lieu de cela, elle serait tenue de négocier jusqu'à ce qu'accord s'ensuive.
Certes, la transition de l'économie informelle vers l'économie formelle est un processus graduel, à plusieurs étapes, et il n'existe pas de solutions toutes faites.
Sans une participation significative des travailleurs de l'économie informelle – en tant que partenaires sociaux – les gouvernements auront du mal à adapter les stratégies aux besoins spécifiques de l'économie et du marché du travail de leur pays.
Une réforme législative reconnaissant les personnes travaillant à compte propre comme des travailleurs à part entière, bénéficiant de droits collectifs, est un élément clé de ce processus.
Cette 113e session de la CIT ne doit pas être une occasion manquée de garantir que le droit à la négociation collective – consacré par la Déclaration de l'OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail – soit également mis en œuvre pour les travailleurs pour compte propre. L'innovation est de mise – et les travailleurs sont organisés et prêts à œuvrer avec leurs gouvernements pour y parvenir.
03.06.2025 à 05:30
Une vidéo largement diffusée sur WhatsApp montre un motocycliste équipé d'un sac à haute visibilité orange de la plateforme de livraison à domicile Rappi – créée en Colombie en 2015 – se faire agresser par un groupe d'individus. Le livreur résiste et empêche ses assaillants de lui dérober le cube isotherme, qui symbolise désormais la réalité du travail pour des dizaines de milliers de travailleurs informels en Colombie et dans de nombreux autres pays d'Amérique Latine.
Une boîte (…)
Une vidéo largement diffusée sur WhatsApp montre un motocycliste équipé d'un sac à haute visibilité orange de la plateforme de livraison à domicile Rappi – créée en Colombie en 2015 – se faire agresser par un groupe d'individus. Le livreur résiste et empêche ses assaillants de lui dérober le cube isotherme, qui symbolise désormais la réalité du travail pour des dizaines de milliers de travailleurs informels en Colombie et dans de nombreux autres pays d'Amérique Latine.
Une boîte omniprésente, toujours exposée aux éléments, perpétuellement en mouvement, itinérante et sans nationalité, apparemment sans attaches, mais qui renferme l'ultime entrave pour quiconque l'endosse : un algorithme programmé par les plateformes technologiques dont celles-ci se servent pour suivre à la trace leurs coursiers, ainsi que pour gérer la relation de travail qu'elles entretiennent avec les personnes qui en dépendent.
La vidéo a été prise alors que le livreur se trouvait sur le parking de l'un des points de collecte de la plateforme de livraison à domicile à Bogota, en Colombie. La présence de deux policiers à moto qui s'approchent pour le protéger ne suffit pas à dissuader les assaillants. Ceux-ci s'acharnent sur la moto du coursier à coups de bâtons et de casques, le poussent et tentent de le faire tomber, alors même que deux autres policiers arrivent sur les lieux. La scène illustre à bien des égards les tensions et les conflits qui opposent les différentes factions de livreurs syndiqués – pro-entreprise d'un côté et pro-travailleurs de l'autre – alors que le projet de réforme du code du travail du président Gustavo Petro navigue entre deux eaux : son examen en cours au Congrès de la République et l'appel à un référendum populaire pour en empêcher l'éventuelle abrogation.
Depuis l'entrée en fonction du premier gouvernement de gauche de l'histoire du pays en août 2022, les travailleurs et les organisations syndicales ont été sur le pied de guerre pour faire aboutir des revendications syndicales historiques, dont, notamment, une majoration pour travail de nuit à partir de 18 heures, une majoration de 100 % pour le travail du dimanche et des jours fériés, l'élimination de la sous-traitance par le biais de contrats syndicaux et, dans le cas des plateformes, la possibilité pour les travailleurs de négocier leur type de contrat ainsi que la garantie du paiement des cotisations de sécurité sociale.
En accord avec l'esprit et la volonté populaires de faire des réformes du travail une réalité, le Congrès colombien a adopté ces dernières années de nombreuses initiatives visant à réglementer les relations entre les plateformes et les personnes qui travaillent avec et pour elles. Parmi elles, le projet de loi 406 de 2025, qui « réglemente l'embauche de personnes et les cotisations de sécurité sociale sur les plateformes numériques et met en œuvre la prime supplémentaire pour les travailleurs liée à la croissance économique, entre autres dispositions ». Par ailleurs, le projet atteste qu'actuellement plus de 200.000 personnes fournissent des services par le biais de plateformes numériques en Colombie, « sans que leur statut contractuel, leur affiliation, leurs cotisations et leurs contributions au système de sécurité sociale ne soient clairement définis ou réglementés ».
Suite à l'arrivée d'Uber dans le pays en 2013, Laura Vargas, mère et cheffe de famille, a décidé, pour faire face à ses difficultés économiques et d'emploi, de se procurer un véhicule, de s'inscrire sur la plateforme et de se lancer dans le transport de passagers. « Pas grand monde n'est prêt à se lancer dans une activité à haut risque, à cause de l'insécurité et des vols. Je croulais sous les dettes et c'était soit mourir de faim, soit faire quelque chose pour subvenir aux besoins de ma famille », confie-t-elle dans un café du centre de Bogota, à quelques pâtés de maisons du Congrès.
Elle est invitée à une réunion avec des sénateurs chargés de l'examen de la loi 406 et est accompagnée de Jairo Alonso Vaquén, John Alexander Rico et Angélica Ordoñez, avec qui elle a créé, il y a sept ans, l'Association colombienne des conducteurs de plateformes (ACCAPP), un syndicat reconnu par le ministère du Travail et affilié à la Central Unitaria de Trabajadores (CUT). Depuis 2020, l'ACCAPP a mis ses connaissances du secteur au service de diverses initiatives de réforme de la loi travail et emploi soumises à examen au Congrès.
« Les plateformes refusent de nous reconnaître en tant que travailleurs à part entière. Pour elles, nous ne sommes pas des travailleurs, mais des ‘chauffeurs associés'. C'est là une stratégie pour éviter que l'État ne les considère comme des entreprises de transport et qu'elles ne se voient dès lors obligées de reconnaître l'existence d'une relation », explique Alonso Vaquén. « Ces dernières années, nous nous sommes regroupés au sein d'un syndicat pour faire reconnaître que nous sommes subordonnés à une plateforme, à un algorithme, que nous avons des horaires et un salaire », ajoute M. Vargas.
Au siège de la Confédération des travailleurs de Colombie (Confederación de Trabajadores de Colombia, CTC), dans le quartier de Teusaquillo de la capitale colombienne, se tient une réunion préparatoire en vue des célébrations du 1er mai. Yudi Aya y a été invitée en tant que représentante légale du Sindicato Nacional de Trabajadores de Applicaciones (SINATRAPP). Mme Aya explique à Equal Times avant le début de la session de planification :
« En 2022, nous nous sommes officiellement enregistrés en tant que syndicat au ministère du Travail, c'est le seul moyen de lutter pour les droits des travailleurs ». Son organisation représente les livreurs, les conducteurs de personnes, les travailleurs des centres d'appel et les travailleurs domestiques, « parce que la plateforme numérique engendre une subordination pour tous, sans distinction ; la subordination et l'absence de droits et de garanties en matière de travail vaut pour tout le monde », explique-t-elle.
Depuis deux ans, le syndicat des travailleurs des plateformes SINATRAPP, qui compte 1.200 membres et est présent dans 12 villes, tient une table de dialogue et de négociation à Bogota avec la plateforme numérique Rappi. Son cahier de revendications porte principalement sur la reconnaissance de la relation de travail, ainsi que sur la régulation des décisions de l'algorithme, qui pénalise les utilisateurs par des blocages excluant toute possibilité de recours et encourage les classifications par quantité de livraisons, en vertu desquelles les zones les plus sollicitées sont réservées aux nouveaux travailleurs ou à ceux qui ont moins de temps à consacrer à leur travail. La prétendue liberté de travailler à sa convenance est en pratique supprimée par les décisions algorithmiques de la plateforme. Seuls les travailleurs à temps plein ont accès aux commandes les plus rémunératrices.
Lors de la dernière réunion au ministère du Travail, le 10 avril, ils ont claqué la porte. « Ils nous ont tous menés en bateau, pas seulement nous, mais aussi le ministère, il n'y avait pas de représentant légal de Rappi, ils ont usé de manœuvres dilatoires pour retarder les processus auxquels l'organisation syndicale est partie prenante », a déclaré la représentante syndicale.
Depuis l'arrivée en Colombie de ce que l'on appelle désormais le « capitalisme de plateforme » ou les « économies collaboratives » il y a plus d'une décennie, les travailleurs mènent leur combat non seulement dans la rue, au Congrès ou aux tables de négociation mises en place par les syndicats, mais aussi dans le langage : un véritable galimatias sémantique dont les entreprises se servent sous couvert de marketing pour éluder ou repousser leurs responsabilités en matière de travail, et pour justifier et promouvoir leur forme d'intermédiation, tout en s'enrichissant et en se développant par le recrutement et l'exploitation flagrante d'une main-d'œuvre précaire aux quatre coins du monde.
Pourtant, les entreprises technologiques aiment à présenter leurs plateformes comme des outils permettant à tout particulier d'offrir des services et de générer des revenus supplémentaires de manière flexible et à sa convenance, sans horaires ni obligations, selon des conditions générales discrétionnaires acceptées de manière autonome et indépendante par les utilisateurs.
Aussi, se voudraient-elles exemptes de « travailleurs » et de toute « relation de travail », tandis que leur engagement se limiterait à la prestation d'un service et à la génération de profits pour leurs propriétaires. Toutefois, comme le signalent depuis plusieurs années une multitude d'organisations et de professionnels, la réalité est beaucoup plus nuancée et préoccupante. Face à la remise en cause de ce modèle économique et dans le souci de défendre ses intérêts, une nouvelle association a vu le jour il y a cinq ans sous le nom d'Alianza In. Celle-ci représente les plateformes et les entreprises technologiques d'Amérique latine et cherche à influencer les réglementations nationales.
Parmi les avancées, José Daniel López, directeur exécutif du syndicat (critique à l'égard des contraintes réglementaires imposées aux entreprises technologiques), cite l'accord conclu avec le ministère du Travail visant à garantir la sécurité sociale à plus de 120.000 coursiers des plateformes de livraison numérique. Dans le cadre de cet accord, qui doit encore être validé par le Congrès dans le cadre de la réforme du travail, les plateformes s'engagent à prendre en charge 60 % des cotisations d'assurance maladie et de retraite et 100 % des cotisations liées aux risques professionnels. Le texte de la réforme laisse à la discrétion des plateformes l'embauche de travailleurs indépendants ou salariés. « Laisser à l'employeur le pouvoir de décider si nous sommes salariés ou indépendants est un acte inacceptable, nous nous sentons instrumentalisés, avec cette réforme, nous allons à l'encontre de la réalité de notre secteur. Il est essentiel que la réforme n'aboutisse pas à favoriser les employeurs. Ce n'est ni équitable ni concerté, c'est une atteinte et une violation », déclare Yudy Aya du SINATRAPP.
Alianza In encourage ou soutient par ailleurs la création de syndicats enclins à conclure des accords unilatéraux, comme par exemple l'Asociación de Domiciliarios Independientes de Aplicaciones (ASDIAPP). Créé en 2023 et comptant environ 300 membres, ce syndicat s'oppose à la réforme du travail, considérant que la priorité accordée aux contrats à durée indéterminée et la réduction de l'externalisation constituent un frein à la flexibilisation de la main-d'œuvre et augmentent le taux de chômage. Le conflit entre ces deux points de vue opposés conduit parfois à des affrontements de rue, comme le montre la vidéo WhatsApp, à un moment où le débat public bat son plein.
Parallèlement, des syndicats comme SINATRAPP, ACCAPP et UNIMEDP (Unión de Trabajadores de Plataformas), membre de la Confederación General de Trabajadores (CGT), s'opposent aux négociations unilatérales avec les syndicats favorables aux entreprises et aux accords bipartites – impliquant exclusivement les syndicats des plateformes et le gouvernement – où ils dénoncent l'ingérence des syndicats des plateformes au profit des entreprises. « Nous étions inclus dans le texte de la réforme du travail, cependant, en un tour de main, il a été procédé à des modifications et deux mots en ont été retirés. Nous étions des conducteurs de mobilité, or il n'était plus question que de ‘conducteurs de livraison' », explique Laura Vargas, pour illustrer les tactiques employées pour limiter le champ d'application de la législation à certaines catégories de travailleurs. Pour sa part, Anderson Quintero, représentant de la section de Bogota du syndicat SINATRAPP, estime que « ce n'est pas tant la question de savoir si nous sommes légaux ou non, si nous sommes régularisés ou non, qui est la plus préjudiciable, mais plutôt le mécontentement face au manque de participation active du gouvernement. Ce qu'il faut, c'est plus d'attention de la part des politiques ».
Grâce au soutien des organisations internationales et régionales de travailleurs, telles que la Confédération syndicale internationale (CSI) et la Confédération syndicale des travailleuses et des travailleurs des Amériques (CSA), les syndicats locaux ont bénéficié de formations et de conseils sur la manière d'unir leurs forces et de faire pression pour garantir des négociations tripartites (gouvernement, employeurs et travailleurs).
C'est ainsi qu'ils ont créé cette année l'Organisation des travailleurs des plateformes de Colombie (Organización de Trabajadores de Aplicaciones por Colombia, OTAC). Celle-ci a pour mission d'intégrer les revendications de tous les travailleurs de plateformes et de promouvoir une consultation populaire pour sauver la réforme du travail. Elle pose au public une question qui résume leur lutte : « Êtes-vous d'accord avec le fait que les travailleurs des plateformes aient la possibilité de négocier leur type de contrat et qu'ils bénéficient d'une couverture sociale ? ».
« L'OTAC a été créée dans le but d'unir les dirigeants, et d'empêcher la fragmentation, car nous pensons que, non seulement en Colombie, mais aussi au niveau international, nous devons former un bloc solide face à cette situation avec les organisations proches du patronat. Au lieu de s'engager dans un processus d'intégration et de résolution des conflits, celles-ci mènent une guerre contre les travailleurs pour le simple fait d'exiger le respect de leurs droits. Le fait même que nous ayons à les exiger est déjà cruel en soi, car après tout si une règle existe, c'est bien pour être respectée », a déclaré Yudy Aya.
Pour tenter de clarifier ce conflit social, qui illustre l'approfondissement des transformations du travail liées à l'expansion du capitalisme des plateformes, lequel redéfinit à son tour les processus de production et favorise le démantèlement des systèmes de protection sociale et des acquis sociaux, l'OTAC a présenté un cahier de revendications global qui comprend la sécurité sociale sur un pied d'égalité avec les travailleurs ordinaires, la rémunération des heures supplémentaires et des jours fériés, reflétée par une augmentation du tarif horaire ; des primes non liées à des critères de performance ; des prestations sociales égales pour tous, non soumises aux statuts d'une plateforme particulière ; des aides à la formation pour les travailleurs et leurs familles ; et la reconnaissance explicite de leur statut de travailleurs.
En mars 2025, le taux de travail informel en Colombie atteignait des niveaux jamais vus depuis la pandémie de Covid-19. Sur 23,7 millions de travailleurs enregistrés par le département administratif national de statistique (DANE), 57,7 %, soit 13,6 millions, occupaient un emploi informel et ne cotisaient pas à la sécurité sociale. La lutte de l'OTAC et des syndicats de travailleurs des plateformes pour une réforme du travail garantissant leur formalisation vise, en définitive, à mettre fin au travail informel qui caractérise le secteur et à interdire les formes d'emploi qui offrent des revenus minimaux, sans garanties légales, et qui privilégient le profit des entreprises technologiques.
L'euphémisme des « économies collaboratives » tient au fait que l'activité qu'elles promeuvent ne vise pas à la « collaboration » ou au « partage », comme le soulignent les sociologues Francisco José Fernández Trujillo et Javier Gil García dans leur texte Mecanismos y dinámicas del trabajo en las plataformas digitales : los casos de Airbnb y de las plataformas de reparto (mécanismes et dynamiques du travail sur les plateformes numériques : les cas d'Airbnb et des plateformes de livraison), mais qu'elle serait plutôt utilisée « comme une stratégie de marketing pour faciliter l'invisibilisation des nouvelles formes d'exploitation du travail et de concentration de la richesse engendrées par ces mêmes plateformes ».
02.06.2025 à 08:00
Victor Le Boisselier
Pour prendre le pouls de la fréquentation touristique à Palerme, une balade sur la Via Maqueda, artère principale du centre historique, s'impose. Depuis le début du printemps, les arrivées en Sicile ont explosé et Italiens comme étrangers déambulent dans ce qui est devenu un dédale de cafés, de glaciers, de bars et de restaurants. L'affluence est telle que les promeneurs avancent en piétinant, jouent parfois des coudes pour gagner quelques mètres. Un chanteur de rue entonne au loin Sarà (…)
- Actualité / Italie, Emploi, Économie informelle, Droits du travail, Commerce, Politique et économie, Salaires et revenusPour prendre le pouls de la fréquentation touristique à Palerme, une balade sur la Via Maqueda, artère principale du centre historique, s'impose. Depuis le début du printemps, les arrivées en Sicile ont explosé et Italiens comme étrangers déambulent dans ce qui est devenu un dédale de cafés, de glaciers, de bars et de restaurants. L'affluence est telle que les promeneurs avancent en piétinant, jouent parfois des coudes pour gagner quelques mètres. Un chanteur de rue entonne au loin Sarà perché ti amo, un air traditionnel. En anglais, espagnol, allemand ou français, les rabatteurs invitent les passants à s'attabler dans leur restaurant.
Les transformations liées au tourisme dans la capitale sicilienne sont difficiles à ignorer. Depuis dix ans et le classement de son architecture arabo-normande au patrimoine mondial de l'UNESCO, Palerme est devenue une destination de choix. Elle apparaît régulièrement dans les classements de villes à visiter durant l'année. Entre 2014 et 2023, le nombre d'arrivées est passé de 650.000 à 836.000. Celui des nuitées de 1,420 million à 1,885 million. Si la crise sanitaire du Covid-19 l'a freinée temporairement, elle n'a pas stoppé l'évolution. Rien qu'entre 2022 et 2023, les arrivées à Palerme ont augmenté de 15 %.
Pour absorber ce flux, une masse de travailleurs précaires s'emploie donc à accueillir les voyageurs, changer leur literie, nettoyer les cuisines des restaurants, rabattre les clients, débarrasser les tables… Avec ou sans contrat, pour toute la saison ou seulement en extras, ils et elles sont au cœur d'un paradoxe notable : si l'industrie liée au tourisme est devenue le moteur économique de Palerme et de la Sicile, les travailleurs du secteur sont eux cantonnés à un statut des plus précaires.
Pendant près de trois ans, Ginevra [prénom modifié] a enchaîné les boulots dans les appartements de location à courte durée de type Airbnb. En 2022, alors que la saison commence, elle trouve, grâce à des connaissances, quelques extras : « On m'appelait pour des check-in payés 10 euros (11,36 dollars US) , ou pour faire le ménage pour 5 euros ( 5,68 dollars US) de l'heure ». Elle raccroche une fois l'été passé, faute d'heures suffisantes et d'un salaire décent, malgré les désagréments : « Pour un check-in, on te donne rendez-vous à telle heure. Mais si le client arrive avec trois heures de retard, tu attends et tu es payée le même prix ». Alors qu'elle pense quitter la ville faute d'opportunités, elle se voit confier la conciergerie de huit appartements. Cinq jours par semaine, elle est chargée d'échanger avec les clients, de gérer la logistique du ménage, de l'approvisionnement des produits d'entretien ou de première nécessité… Et même de rénover des appartements lorsque cela est nécessaire. Le tout pour 500 euros (568 dollars US) par mois.
« On m'avait vendu un temps partiel, car chaque petite tâche devait prendre peu de temps. Mais je répondais aux messages dès le réveil et pouvais aider des touristes à entrer dans un appartement à une heure du matin. En plus de gérer toutes les urgences ».
Elle finit par démissionner alors qu'elle n'a aucun plan B. Elle rebondit finalement dans un Bed&Breakfast pour servir les petits-déjeuners : « J'ai envoyé énormément de CV, je me suis déplacée, mais les seuls emplois que j'ai trouvés étaient via des connaissances ». Depuis janvier dernier, elle a quitté le secteur pour un poste à distance dans l'évènementiel.
Pendant les trois dernières années au service des voyageurs, elle n'aura jamais eu de contrat, jamais cotisé. Elle observe amèrement : « Avec l'expérience, tu as surtout envie de pouvoir progresser dans l'entreprise. Or tu ne peux pas ».
Dans une région où le taux de chômage dépasse les 30 % chez les jeunes (16,6 % au niveau national), ces derniers sont souvent contraints d'accepter ces conditions de travail ou de quitter l'île. « Aujourd'hui, si tu veux faire autre chose que du tourisme à Palerme, il faut partir », résume le chercheur indépendant en urbanisme Federico Prestileo en grossissant volontairement le trait.
Depuis sept ans, ce Palermitain étudie la « touristification » de sa ville. Au sein de groupes locaux comme internationaux, il participe à un travail de sensibilisation, de réflexion collective et de plaidoyer contre le tourisme de masse. Il recadre le contexte palermitain : « La chose importante à Palerme, contrairement, par exemple, à Barcelone, c'est cette monoculture du tourisme ». Dans la ville, l'industrie a été réduite à peau de chagrin et une nouvelle économie peine à émerger.
Pour le tourisme, elle s'est donc concentrée sur ses atouts : « La ville n'étant pas une station balnéaire, l'offre s'est centrée sur les visites guidées et les monuments historiques. Et donc forcément sur la restauration et la boisson, surtout à l'heure où la street food est devenue virale sur les réseaux sociaux ». Les derniers chiffres publiés par la ConfCommercio, la confédération du commerce, tendent à lui donner raison, du moins pour le centre historique de Palerme. Durant la période 2019-2024, pourtant entrecoupée par la crise sanitaire de 2020-21, le secteur « hôtels-bar-restaurants » a été dopé de 30 % dans cette partie de la ville.
Ibrahima [prénom modifié], d'origine ivoirienne, confirme les propos du chercheur. A Palerme, le trentenaire a connu principalement des expériences dans la restauration. La saison dernière, il était employé légalement pour nettoyer les cuisines d'un restaurant près du port. Avant ça, il travaillait comme commis. Des missions qu'il débute parfois sans contrat, mais qu'il ne poursuit pas s'il n'est pas déclaré après quelques semaines. « Au-delà du fait que le contrat soit nécessaire pour le permis de séjour, travailler au noir n'est pas correct », explique-t-il avant de préciser :
« L'année dernière, je gagnais 50 euros (56.80 dollars US) pour une journée de huit ou neuf heures. Dans les autres boulots, le salaire pouvait être de 30, 35, 40 euros ». Toujours soumis à la temporalité du tourisme, il répète souvent : « L'hiver, c'est chaud, il n'y pas de boulot. »
Combien sont-ils à partager ces conditions ? Dans ce secteur, la grande part de travail informel rend difficile de donner des indicateurs fiables. Selon la fédération hôtelière Federalberghi, il y aurait eu en 2023, selon la saison, entre 14.500 et 22.500 travailleurs dans le tourisme dans la province de Palerme. Mais les travailleurs sans contrat n'apparaissant pas dans cette étude, ce qui rend le tableau incomplet.
Car, sur place, beaucoup le savent : les entraves au droit du travail sont quasiment la norme. En 2024, 92,3% des établissements du secteur de l'hébergement et de la restauration contrôlés par l'inspection du travail en Sicile ont présenté des irrégularités. Mais les moyens humains manquent aussi pour endiguer véritablement le phénomène estime la syndicaliste Alessia Gatto : « À Palerme, les inspecteurs du travail sont trop peu nombreux pour effectuer le travail nécessaire ». Depuis 2020, cette dernière est membre de la CGIL, principal syndicat italien en nombre d'adhérents, et s'occupe notamment des questions liées à l'industrie touristique à Palerme.
Elle explique qu'il y a certes le travail au noir, mais aussi, beaucoup de travail « gris », c'est-à-dire une situation où le contrat existe, mais n'est pas respecté. « L'employé a un contrat à temps partiel, mais travaille 10 heures par jour » illustre-t-elle. Souvent, le statut ne correspond pas à son rang, ce qui diminue son salaire, observe Alessia Gatto : « Un chef de salle va par exemple être embauché comme serveur et donc ne pas avoir le salaire correspondant à sa fonction ». Elle remarque également la multiplication des contrats à la journée : « Dans ces situations, tomber malade signifie courir le risque de ne pas être rappelé ».
Même son de cloche, à l'Unione Sindacale di Base (USB), où la branche sociale du syndicat organise des permanences pour accompagner les travailleurs. Marco Militello, un des représentants de l'organisation, dépeint la situation : « Toutes les personnes que j'ai accompagnées ne sont pas embauchées en règle. Souvent, la quantité de travail effectuée n'est pas reconnue dans son entièreté, les cotisations sont donc moindres. Les jours libres ou non-travaillés ne sont quant à eux même pas payés ».
Pour le syndicaliste, ces contrats au rabais et les faibles salaires entraînent la création de travailleurs pauvres, en particulier les jeunes et les exilés, qui doivent parfois cumuler plusieurs emplois pour boucler les fins de mois. Pour ces derniers, souvent cantonnés à des tâches subalternes, Marco Militello remarque qu'ils touchent parfois des salaires moindres que leurs collègues italiens pour des fonctions équivalentes. Une double peine difficile à dénoncer lorsqu'un contrat de travail est essentiel pour obtenir un permis de séjour.
« Depuis 10 ans, on présente le tourisme comme une ressource, mais pourtant d'une certaine manière, il appauvrit le territoire », prend à contre-pied Federico Prestileo. Le chercheur voit également un autre écueil pour les travailleurs : le secteur qui les emploie entraîne l'augmentation des loyers, les chassant du centre historique où ils travaillent.
Par ailleurs, la réalité économique d'un marché aussi concurrentiel fait que certaines entreprises réduisent leurs marges et les dépenses – dont les salaires qui peuvent être nivelés vers le bas. Les Airbnb gérés à la manière d'hôtels, malgré des prix moindres ou les restaurants, proposant des menus dégustation toujours moins chers, doivent réaliser leurs bénéfices sur d'autres dépenses.
Surtout, il devient de plus en plus difficile – même si pas impossible – de survivre avec un comportement vertueux. Dans un bar-restaurant du centre historique, un couple de gérants anonymes raconte avoir un nombre incalculable d'histoires sur le sujet. Après avoir tenu un établissement ne vivant presque que du tourisme, ils se sont installés dans des rues moins passantes et ne peuvent pas se permettre d'employer. Le gérant-barman résume la situation : « Aujourd'hui, la concurrence n'est pas le problème. Le problème, c'est la concurrence de ceux qui ne sont pas en règle ». L'entrepreneur pointe du doigt le grand nombre d'établissements pour qui les amendes affectent moins leurs profits que de rentrer dans les clous. Même si pour lui, ce sont surtout les taxes appliquées lors de l'embauche d'un travailleur qui rendent difficile le respect des règles. Il développe : « Si pour employer quelqu'un, on doit dépenser près de 2.000 euros (2.250 dollars US) afin de le payer 1.200, on préfère trouver un accord avec lui et payer 1.500 euros (1.688 dollars US) qu'il met directement dans sa poche. Ce raisonnement est d'autant plus vrai quand une structure a beaucoup de salariés ». Certains de ses pairs soulignent quant à eux la difficulté de trouver une main d'œuvre qualifiée, celle-ci ayant préféré émigrer en quête d'un meilleur salaire.
Face à ces constats, les actions syndicales tentent de faire bouger les lignes. La CGIL organise depuis quelques étés l'action nationale « Mettiamo il Turismo SottoSopra » (« Mettons le tourisme sens dessus dessous »), suivie notamment à Palerme, où les syndicalistes déambulent dans les rues afin de sensibiliser les travailleurs à leurs droits. Depuis 2022, l'USB organise la fausse campagne de recrutement « Cercasi schiavi » (« Recrute esclaves »). L'annonce satirique explique recruter des esclaves pour les restaurants, hôtels, bars ou Airbnb en échange de « salaires de misère et d'aucun droit ». Une manière d'alerter sur les conditions de travail des saisonniers.
Les consultations avec les syndicats sont cependant souvent effectuées une fois le rapport de travail avec l'employeur terminé. « Créer un contact, notamment sur leur lieu de travail, est difficile », regrette Alessia Gatto. Du côté de l'USB, les dernières distributions de tracts ont entraîné de nombreuses sollicitations affirme Marco Militello : « Nous avons décidé de réunir d'abord les moyens humains nécessaires à une prise en charge correcte et commencerons prochainement notre travail ».
Les syndicats espèrent « stimuler le courage » comme le dit Marco Militello. D'autant plus que certaines réformes nationales ont abîmé les acquis sociaux ces dernières années selon les deux représentants. L'un cite l'assouplissement du recours aux CDD et à leur renouvellement. L'autre la transformation en début d'année du licenciement pour absences injustifiées à répétition en démission volontaire. Le tout alors que le reddito di cittadinanza, le revenu de solidarité de base, a été supprimé en 2024.
Dans ce contexte, un référendum sur le travail et la citoyenneté est organisé les 8 et 9 juin prochains. Il portera notamment sur l'usage des contrats à durée déterminée et sur l'abrogation d'une norme du Jobs Act, loi sur le travail promue par l'ancien Premier ministre Matteo Renzi en 2014. « La diminution des acquis sociaux débute avec cette réforme ayant facilité les licenciements », clame Alessia Gatto. Dans un marché de l'emploi où les perspectives peuvent être limitées comme celui de Palerme, être licencié est « une tragédie », pointe encore la syndicaliste.
Conscients que le tourisme a permis justement de créer des emplois dans la ville, les syndicalistes et militants demandent un respect plus important du droit du travail et une répartition plus équitable des revenus. « Et surtout qu'ils permettent de créer une autre activité, ici à Palerme », conclut le chercheur Federico Prestileo.
27.05.2025 à 05:00
Jamal Boukhari
En février 2025, la vie de Georges Nasser, 34 ans, originaire d'un village du gouvernorat de Minya, en Haute-Egypte, s'est transformée en cauchemar. Georges et une dizaine d'autres jeunes de son village ont été envoyés en Russie par un intermédiaire, avec une promesse de travailler dans le secteur de la construction, assorti d'un salaire de 3.000 dollars américains (USD) par mois. L'homme, qui était en réalité un trafiquant d'êtres humains, leur avait assuré que le conflit en Ukraine avait (…)
- Actualité / Fédération de Russie , Égypte, Droits humains, Pauvreté, Jeunesse, Armes et conflits armésEn février 2025, la vie de Georges Nasser, 34 ans, originaire d'un village du gouvernorat de Minya, en Haute-Egypte, s'est transformée en cauchemar. Georges et une dizaine d'autres jeunes de son village ont été envoyés en Russie par un intermédiaire, avec une promesse de travailler dans le secteur de la construction, assorti d'un salaire de 3.000 dollars américains (USD) par mois. L'homme, qui était en réalité un trafiquant d'êtres humains, leur avait assuré que le conflit en Ukraine avait créé un besoin urgent de main-d'œuvre dans les usines russes et que le pays avait besoin de travailleurs.
Tout au long de son voyage, le jeune Égyptien a rêvé de ce salaire qui aurait dû changer sa vie et celle de ses deux petites filles. « Ce salaire promis par le trafiquant, on ne peut pas l'espérer en Egypte, même en travaillant pendant un an », relate-t-il à Equal Times.
Toutefois, l'espoir d'une vie meilleure s'est rapidement évanoui pour Georges Nasser et ses compagnons dès leur arrivée, en février 2025, à Moscou. « Nous n'avons trouvé ni usine ni contrat de travail. J'ai payé plus de 2.000 dollars pour ce voyage », témoigne-t-il, avec une désillusion palpable dans sa voix. « On a trouvé en revanche une proposition inattendue : rejoindre les rangs de l'armée russe en échange d'un salaire de 3.000 dollars et de la nationalité russe. Pendant un moment, j'ai hésité à accepter cette offre », confie le jeune homme. « Mais face à la pression de mon épouse et de mes amis, j'ai finalement décidé de rentrer en Égypte ». Démuni, Georges a dû solliciter l'aide de ses proches pour financer son billet de retour.
Au cours des dernières années, la Russie a su séduire de nombreux étudiants arabes aspirant à des études supérieures, notamment dans des domaines prestigieux tels que la médecine et l'ingénierie. En Égypte, ces filières sont hautement sélectives, exigeant des notes supérieures à 95 % au baccalauréat pour l'admission. Face à ces critères rigoureux, de nombreux jeunes Égyptiens rêvant de devenir médecins ou ingénieurs, sans avoir obtenu les mentions requises, se tournent vers des alternatives à l'étranger. La Russie est devenue une destination privilégiée, offrant des coûts de scolarité relativement abordables et des conditions d'admission moins strictes. Des estimations russes de 2023 indiquaient déjà la présence de plus de 32.000 étudiants originaires du Moyen-Orient sur leur territoire, dont environ la moitié sont des Égyptiens.
Mais depuis le début de l'offensive russe en Ukraine, le recrutement de citoyens arabes, en particulier les étudiants inscrits dans les universités russes, a pris une ampleur alarmante. Car, après trois ans de conflit, l'armée de Vladimir Poutine manque de soldats . En janvier 2024, la branche anglophone de la chaîne d'information russe Russia Today (RT) parlait dans un article en terme positif d'un de ces groupes stationné près de Soledar, dans la région de Donetsk. D'après le média russe, il était composé de « soldats du Niger, de l'Égypte, de la Syrie et de la Moldavie », puis affirmant : « Ils ont étudié en Russie et ont tellement aimé le pays qu'ils sont allés le défendre ».
Après être revenu de sa mésaventure et conscient de l'ampleur de cette manipulation, Georges a agi pour mettre en garde d'autres victimes. « Le trafiquant préparait un nouveau groupe de 25 jeunes de mon village pour le voyage. Je les ai informés de cette arnaque pour qu'ils n'aient pas à subir la même désillusion », explique-t-il.
Son plaidoyer a été aidé par la diffusion, au même moment, d'une vidéo qui a provoqué une onde de choc à travers l'Égypte. Le youtubeur ukrainien Dmytro Karpenko filme Mohamed Radwan, un jeune Égyptien originaire du gouvernorat de Louxor, capturé par les forces ukrainiennes alors qu'il combattait aux côtés des troupes russes. Dans la vidéo, le jeune homme, le visage marqué et vêtu d'une tenue de prisonnier, s'entretient par téléphone avec sa mère en Haute-Égypte, suscitant l'effroi de cette dernière face à son apparence. Dans la vidéo, la mère n'arrête pas de répéter en criant : « Pourquoi tu as fait ça ? ».
L'histoire de Mohamed Radwan ressemble à celle de beaucoup d'autres. Arrivé en Russie en 2021, afin de poursuivre des études de médecine, avec l'espoir qu'après ses études, il puisse améliorer la situation économique de sa famille, confrontée à une crise économique toujours plus intense en Égypte.
Car la guerre en Ukraine a des répercussions sur l'économie égyptienne, notamment car elle a fait durement augmenter les coûts de l'énergie et des denrées alimentaires. Ces dernières années, la livre égyptienne a dégringolé, divisant par deux sa valeur face au dollar et à l'euro, alimentant une inflation galopante. Les prix des produits de première nécessité ont triplé, surtout celui du blé que le pays importait en grande partie de ces régions affectées par le conflit. Enfin, si les chiffres officiels sur la pauvreté font défaut, les données de la Banque mondiale de mai 2019 estimaient déjà à environ 60 % la proportion d'Égyptiens vivant dans la pauvreté ou la vulnérabilité.
Très vite, le rêve de Mohamed Radwan se brise et son parcours doit prendre un tournant dramatique lorsqu'il a été arrêté par la police russe pour des accusations liées à un supposé trafic de drogue. Afin d'échapper à une peine de sept ans d'emprisonnement, les autorités russes lui auraient proposé une alternative qu'il ne pouvait refuser : rejoindre les forces armées russes. Selon sa mère, citée par des médias égyptiens, Mohamed aurait été victime d'un « piège russe ».
Des vidéos diffusées par le même youtubeur ukrainien montrant d'autres citoyens égyptiens capturés en Ukraine après avoir servi dans les rangs de l'armée russe. « De nombreux étudiants arabes ont été séduits par les offres alléchantes de l'armée russe », a confié à Equal Times un étudiant en médecine de l'université de Kazan, en Russie. Ce témoin décrit un système de recrutement où les autorités russes alternent entre incitations financières et menaces pour enrôler les jeunes ressortissants étrangers.
« La crise économique en Égypte, conjuguée à l'augmentation du coût de la vie en Russie, a rendu difficile pour de nombreux étudiants de s'acquitter des frais de scolarité et de leurs dépenses. Depuis 2023, la Russie a durci les règles, exigeant le paiement intégral des frais au début de l'année académique (qui étaient avant payables en plusieurs fois au cours de l'année). La police interpelle les étudiants en difficulté financière. Ceux qui ne peuvent pas payer se retrouvent sous la menace d'une arrestation policière et d'une expulsion », explique l'étudiant. « Pour les convaincre, la police leur dit qu'ils seront chargés des postes administratifs », explique l'étudiant.
Toutefois, le travail administratif n'est qu'un mensonge. « Ces jeunes sont envoyés dans un camp d'entraînement sommaire de trois semaines avant d'être déployés au combat. J'ai perdu un ami, tué par une explosion, et un autre a été blessé puis renvoyé au front avant même d'être complètement rétabli », explique le jeune Égyptien. « Je connais des étudiants marocains, syriens et africains qui ont également rejoint les forces russes en croyant à cette offre », précise l'étudiant. Des informations qui sont corroborées par les autorités d'autres pays, comme le Togo, qui ont alerté sur ces filières entre l'Afrique et la Russie.
Les méthodes russes s'exercent aussi en ligne. Moscou déploie une offensive sur les réseaux sociaux. En avril, plusieurs médias révélaient que des Chinois avaient rejoint l'armée russe après avoir été approchés sur TikTok. Sur Telegram, la chaîne Sadiq Rossia (« Ami de la Russie »), cherche elle à convaincre des followers arabophones de rejoindre les forces russes, toujours avec des promesses financières alléchantes.
Comptabilisant plus de 3.700 abonnés, Sadiq Rossia se présente dans la description d'une chaîne qui « soutient l'armée de la Fédération de Russie dans le domaine des opérations militaires spéciales ». Les offres diffusées sur la chaîne sont conçues pour séduire les recrues potentielles : « Une prime à la signature de contrat oscillant entre 8.000 et 30.000 dollars, des congés payés après six mois de service, l'obtention d'un passeport russe sous six mois, et l'intégration à des brigades d'élite ». La chaîne va jusqu'à afficher des numéros de téléphone et l'adresse d'un bureau de recrutement.
Des contenus multimédias viennent appuyer cette campagne. La chaîne publie régulièrement des vidéos et des photographies montrant des individus originaires du Maroc, d'Égypte et d'autres pays arabes, présentés comme ayant signé des contrats avec l'armée russe pour « combattre le nazisme », selon les termes employés par la chaîne. Certaines de ces vidéos mettent en scène des mercenaires qui s'adressent à leurs compatriotes, les encourageant à suivre leur exemple.
« L'idée d'attirer des troupes étrangères est devenue un phénomène général. La Russie ne fait pas exception, il y a aussi des étrangers qui combattent pour l'Ukraine, venant de la Pologne, des États-Unis, et d'autres », explique à Equal Times, Norhane al Cheikh, professeur des relations internationales, à l'université du Caire. Toutefois, elle souligne que les incitations financières et la promesse de la citoyenneté russe constituent des facteurs d'attraction qui ont un plus fort impact quand elles ciblent délibérément les personnes économiquement vulnérables.
Pour contrer cette campagne de recrutement des Égyptiens, le gouvernement du Caire a décidé fin février d'imposer une autorisation sécuritaire préalable à tout voyage de ses citoyens vers la Russie. De plus, le ministère de l'Intérieur a annoncé le retrait de la nationalité égyptienne à tout individu ayant rejoint les forces russes, dont Mohamed Radwan, et autres.
« Il a fallu une intervention rapide de l'État pour vérifier l'identité des voyageurs et pourquoi ils se dirigent vers la Russie », explique Norhane al-Cheikh, mettant en lumière la préoccupation des autorités égyptiennes face à ce flux de potentiels combattants.
23.05.2025 à 10:34
Akhator Joel Odigie a été élu secrétaire général de la CSI-Afrique en novembre 2023. Cette organisation panafricaine, dont le siège se trouve à Lomé, au Togo, représente plus de 17 millions de membres et 107 centrales syndicales affiliées à travers 52 pays africains.
Avec pour mission déclarée de « représenter les travailleurs en Afrique, en s'appuyant sur l'unité, le plaidoyer et le renforcement des capacités, afin de réaliser le travail décent et l'égalité pour la justice sociale », la (…)
Akhator Joel Odigie a été élu secrétaire général de la CSI-Afrique en novembre 2023. Cette organisation panafricaine, dont le siège se trouve à Lomé, au Togo, représente plus de 17 millions de membres et 107 centrales syndicales affiliées à travers 52 pays africains.
Avec pour mission déclarée de « représenter les travailleurs en Afrique, en s'appuyant sur l'unité, le plaidoyer et le renforcement des capacités, afin de réaliser le travail décent et l'égalité pour la justice sociale », la CSI-Afrique joue un rôle actif dans la défense des intérêts des travailleurs à travers le continent, même si quelque 83 % des travailleurs africains travaillent dans le secteur informel.
Avec ses plans visant à « améliorer la défense et la protection des droits des travailleurs et à stimuler la régénération syndicale », énoncés dans la Déclaration de Kigali sur l'organisation et la négociation collective pour les syndicats africains, publiée en octobre 2024 par la CSI-Afrique, M. Odigie s'entretient avec Equal Times au sujet de certains des défis et opportunités auxquels est confronté le mouvement syndical africain.
Vous occupez le poste de secrétaire général de la CSI-Afrique depuis maintenant un an et demi. Quelles sont vos impressions en tant que dirigeant des travailleurs africains en cette période particulièrement tumultueuse de l'histoire mondiale ?
Effectivement, nous traversons une période difficile. Il se passe beaucoup de choses sur les plans politique, social et économique. Toutefois, ceux d'entre nous qui exercent des fonctions dirigeantes avons été élus pour mener à bien des tâches difficiles. Nous sommes conscients des difficultés et nous relevons le défi. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous apitoyer sur notre sort. Il est également vrai que bon nombre des problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont pas neufs ; c'est simplement que la situation s'est exacerbée. L'émergence de Trump aux États-Unis et de ses politiques a des répercussions sur l'ensemble de la planète. Par exemple, nous avons pu voir ce qui se passe lorsque l'on déclare une guerre tarifaire unilatérale et fantaisiste. Elle entraîne une hausse des prix, car en fin de compte, un droit de douane est une taxe. Cela affecte les populations et rend l'accès à l'emploi difficile, parce que, lorsque vous imposez des droits de douane élevés à un pays comme le Lesotho, vous finissez par faire perdre leur emploi à des milliers de personnes, car ce qu'elles produisent n'est plus compétitif et personne ne l'achète.
À l'heure actuelle, les accords bilatéraux ou multilatéraux ne sont plus respectés et les règles mondiales n'ont plus cours. À titre d'exemple, du jour au lendemain, les droits de douane imposés par les États-Unis ont plongé l'African Growth and Opportunities Act dans le coma [AGOA, une loi états-unienne qui permettait aux pays africains éligibles d'exporter certaines marchandises vers les États-Unis sans payer de droits de douane, en vue de stimuler la croissance économique sur le continent]. Les conséquences sont directes pour l'emploi, les salaires et le bien-être des travailleurs et de leurs familles. En Afrique, en raison des taux de chômage et d'informalité très élevés, chaque travailleur doit subvenir aux besoins de six personnes à sa charge.
Revenons au moment où vous avez entendu pour la première fois que les nouveaux droits de douane imposés par les États-Unis allaient augmenter de 50 % le coût des exportations du Lesotho vers les États-Unis [à savoir les diamants et les jeans]. Quelle a été votre réaction et, concrètement, comment les syndicats peuvent-ils réagir à une telle situation ?
Nous l'avons rejetée. Nous avons réclamé la suppression de ces droits de douane. Cependant, nous réaffirmons aujourd'hui plus que jamais notre attachement au multilatéralisme. Si nous convenons tous que le commerce offre des possibilités de croissance et de prospérité partagée, il se doit d'être fondé sur des règles, que nous devons tous respecter. Or, ce n'est pas le cas à l'heure actuelle.
Pourtant, cette situation nous offre également une occasion d'appeler les dirigeants africains à déclarer que le moment est peut-être venu pour le continent de se doter de son propre régime commercial. Le volume des échanges entre pays africains est inférieur à celui des échanges avec les pays extérieurs à la région. C'est pourquoi nous voyons un énorme potentiel dans la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), qui constitue le plus grand bloc commercial au monde, avec plus de 1,3 milliard de personnes [dans 54 pays du continent]. Si nous parvenons à réorganiser nos régimes commerciaux, à fournir les infrastructures nécessaires pour faciliter les échanges entre nous, à rendre les procédures, les pratiques et les systèmes de paiement plus conviviaux, si nous sommes capables de faire cela, si nous sommes capables d'investir davantage dans les compétences et l'éducation afin d'accroître la productivité, alors nous pourrons développer le commerce et les opportunités commerciales entre nous. Peut-être qu'avec le temps, nous n'aurons plus à nous soucier des régimes commerciaux imposés d'ailleurs.
Quels sont les défis les plus pressants auxquels les syndicats africains font actuellement face ?
Nous sommes conscients du défi que représente l'économie informelle, car l'économie de l'Afrique est en grande partie informelle. Cela relève en soi d'un projet néolibéral visant à maintenir le continent dans un état de dysfonctionnement structurel permanent. Nous devons donc tout mettre en œuvre pour formaliser l'économie africaine. Mais nous devons d'abord organiser ces travailleurs, car la formalisation nécessite de pouvoir s'exprimer et d'être représenté pour pouvoir mener à bien l'ensemble du processus. Par ailleurs, les travailleurs informels sont disproportionnellement représentés par les femmes, les jeunes, les migrants et d'autres groupes vulnérables. En tant que syndicats, nous devons donc aller à leur rencontre pour essayer de les organiser.
Ensuite, nous devons nous attaquer au problème de la fragmentation des syndicats. Les entreprises deviennent de plus en plus grandes, à tel point que certains pays vont adopter des lois antitrust afin qu'elles ne deviennent pas trop grandes et ne se transforment pas en monopoles. Mais vous constaterez que les syndicats se fractionnent en petits groupes. Or, il est difficile de se battre quand on est si petit. Nous devons mettre un terme à cette atomisation et en déterminer les causes profondes. Nous investissons davantage dans les syndicats en respectant leurs statuts et nous les encourageons également à les réviser de manière à accueillir des catégories de travailleurs qui n'étaient pas membres jusqu'à présent, en particulier les travailleurs informels. Nous souhaitons également améliorer notre capacité à fournir des services à nos membres.
L'Afrique compte la population la plus jeune au monde : environ 60 % des Africains ont moins de 25 ans et on estime que d'ici 2035, le nombre de jeunes Africains entrant sur le marché du travail chaque année sera supérieur à celui du reste du monde réuni. Que faites-vous pour attirer davantage de jeunes dans les syndicats ?
Le continent africain est jeune, il est donc important de montrer aux jeunes que nos syndicats leur appartiennent. Nous investissons actuellement dans la création de cellules syndicales qui renforceront les liens entre le mouvement étudiant et le mouvement syndical. Plus que jamais, nous faisons intervenir les syndicats dans les universités — nous pourrions même commencer à les introduire dans les écoles secondaires — afin d'expliquer aux jeunes ce que font les syndicats et comment nous pouvons les aider. Dans certains pays, comme le Nigeria, la Zambie et le Malawi, les efforts visant à établir des liens entre les campus et les syndicats commencent à porter leurs fruits. Nous souhaitons montrer aux jeunes que les sujets qui les préoccupent sont aussi les nôtres.
Vous avez évoqué certains obstacles au commerce. Selon vous, quels sont les autres facteurs qui continuent d'entraver le développement de l'Afrique ?
Si nous ne nous attaquons pas à nos problèmes structurels, l'Afrique restera en marge de l'économie mondiale et restera le dilemme du développement mondial. Nous n'en sommes pas fiers. Nous savons comment nous en sommes arrivés là. Nous ne voulons pas nous lamenter ni jouer les victimes, mais je parle de l'esclavage, du colonialisme et désormais du néocolonialisme. Il semble y avoir une volonté de maintenir l'Afrique dans son rôle de producteur de matières premières, de simples coupeurs de bois ou porteurs d'eau, et nous disons que c'en est assez. Il est temps pour nous, Africains, de tracer et de définir notre propre chemin vers le progrès à notre manière.
Face à l'insécurité qui règne sur le continent, des djihadistes aux bases militaires étrangères qui surgissent un peu partout, il suffit de gratter un peu la surface pour découvrir tout un réseau de soutiens financiers provenant d'intérêts extérieurs à l'Afrique, qui utilisent les élites locales pour empêcher nos populations de s'organiser. Tout cela est bien documenté, et c'est pourquoi nous souhaitons élargir notre plaidoyer à nos frères et sœurs du Nord pour leur dire : « Parlez-en à vos gouvernements ». Le recours à la dette pour maintenir l'Afrique dans un état de dépendance doit cesser.
Il est inacceptable que les pays africains empruntent à un taux d'intérêt quatre fois plus élevé que celui de l'Allemagne. Comment est-on censé être compétitif dans ces conditions ? Aujourd'hui [le jour où M. Odigie s'entretient avec Equal Times], la Conférence de l'Union africaine sur la dette s'achève à Lomé, au Togo. Nous, travailleurs africains, attendons la déclaration qui sera faite à Lomé, où nous continuerons à faire pression pour l'annulation de la dette. Tant que nous serons soumis à un régime d'endettement insoutenable, l'Afrique ne pourra pas financer son propre développement, en particulier la protection sociale. C'est le message que nous transmettrons à Séville lors de la quatrième Conférence internationale sur le financement du développement [en juillet] et à Doha lors du Sommet mondial sur le développement social [en novembre] : vous devez annuler ou restructurer la dette et, plus important encore, nous avons besoin d'une architecture financière mondiale qui soit démocratique, inclusive et transparente. De plus, en matière de changement climatique, l'Afrique ne contribue qu'à hauteur de 4 % à la pollution mondiale, mais, sur le plan des effets de ce changement climatique, la dévastation est disproportionnée en Afrique. Le « financement du développement » doit donc signifier le financement de l'atténuation et de l'adaptation. Une transition juste n'est pas possible si elle est uniquement guidée par le secteur privé et un programme néolibéral.
Depuis votre entrée en fonction, les syndicats ont été la cible de nombreuses attaques sur le continent, notamment en Eswatini et au Nigeria. Que fait la CSI-Afrique pour soutenir et protéger les droits des syndicats sur le continent ?
La situation actuelle au Nigeria est préoccupante [note de la rédaction : les syndicats nigérians ont fait l'objet de « harcèlement, d'attaques et d'intimidation de la part de la police », comme en témoignent l'agression et l'arrestation du président du Congrès du travail du Nigeria (NLC, Nigeria Labour Congress), Joe Ajaero, en novembre 2023, et sa détention en septembre 2024 dans le cadre d'enquêtes en cours pour complot criminel, financement du terrorisme et subversion, entre autres accusations. Alors qu'il ne faisait l'objet d'aucune inculpation, il a été appréhendé par des agents de sécurité et il lui a été interdit de se rendre au Royaume-Uni pour assister au congrès de la Confédération syndicale britannique, ce qui a suscité une condamnation généralisée de la part du mouvement syndical].
Malgré tout, nous entretenons des relations constructives avec le gouvernement. Pendant que toutes ces attaques avaient lieu, nous avons mobilisé le soutien en faveur des syndicats au Nigeria, et nombre de nos affiliés en Afrique ont fermement condamné ces actions. Nous avons écrit une lettre au président de la République du Nigeria pour dénoncer ces actions et demander que justice soit faite. Je leur demande d'examiner et de réformer les processus de relations industrielles afin que les droits des travailleurs et des syndicats soient garantis et respectés. Nous avons également écrit aux agences de sécurité pour exiger qu'elles rendent des comptes sur tous ces fronts. En outre, nous avons fourni aux syndicats nigérians un soutien pour renforcer leurs capacités, afin qu'ils puissent mieux se protéger et signaler les infractions. Parallèlement, j'ai rendu visite au ministre du Travail dans son bureau ; il s'est montré ouvert et réceptif. La réunion avec tous ses fonctionnaires a été constructive, puis j'ai rendu une visite de courtoisie à l'inspecteur général de la police, qui s'est également montré très réceptif. Les deux fois, ces institutions ont réuni leurs plus hauts représentants pour assister à ces réunions. L'inspecteur général a pris certains engagements pour améliorer ses relations avec le NLC. Il a déclaré qu'il pensait qu'il y avait eu un petit malentendu et que ses services s'efforceraient de le résoudre. Comme vous le savez, le Nigeria figure sur la longue liste du rapport de l'Organisation internationale du Travail concernant le Comité de l'application des normes. Mais après avoir eu une discussion fructueuse avec eux, nous souhaitons tendre la main au gouvernement nigérian afin de discuter de la manière dont nous pouvons explorer le dialogue de manière constructive. Je suis convaincu, compte tenu de cette première expérience, qu'ils seront ouverts à cette idée.
Dans le même ordre d'idées, en Eswatini [monarchie absolue où les syndicats sont sévèrement réprimés, comme en témoignent le meurtre de Thulani Maseko, avocat spécialisé dans les droits humains et les droits syndicaux, et l'exil forcé de Sticks Nkambule, secrétaire général du Syndicat des travailleurs des transports, des communications et des secteurs connexes du Swaziland, survenus tous deux en 2023]. Notre affilié en Eswatini, le Congrès des syndicats du Swaziland (TUCOSWA), nous a déjà informés que le gouvernement était en contact avec eux, mais nous leur avons conseillé de veiller à ce que des organismes extérieurs soient [présents] lors de ces discussions. Je prévois également de me rendre en Eswatini en septembre et j'espère y rencontrer des représentants du gouvernement.
Dernière question : il vous reste encore quelques années à la tête de la CSI-Afrique et une longue liste de défis à relever. Que souhaitez-vous que l'on retienne de votre mandat de secrétaire général ?
Par la grâce de Dieu — et je le dis de manière très spirituelle, j'espère que vous me citerez — par la grâce de Dieu, j'espère laisser derrière moi un mouvement syndical africain fort, qui rassemble davantage de membres, qui a plus d'influence sur le terrain et qui est plus uni que jamais. Nous espérons attirer davantage de jeunes et faire en sorte que la voix des syndicats soit respectée sur tout le continent. Nous espérons changer l'image que les gouvernements africains ont des syndicats. Nous souhaitons améliorer les possibilités de dialogue social en les institutionnalisant et en les utilisant. Et lorsque je quitterai ce poste, nous aurons construit des relations solides et robustes avec nos frères et sœurs d'Amérique latine et de toute la diaspora africaine. Car pour moi, la question du racisme est très importante. Partout où je vais, je constate que les hommes noirs et les femmes noires occupent majoritairement les échelons inférieurs de la société. La discrimination est énorme. Nous souhaitons pouvoir contribuer à une mobilisation mondiale des personnes noires, aux côtés d'autres communautés, sociétés et économies, afin d'œuvrer ensemble pour un progrès commun.
21.05.2025 à 11:14
Le constat est cinglant. Après des années d'inflation galopante, de baisse du pouvoir d'achat et d'insécurité croissante, la promesse d'une prospérité partagée n'a pas été tenue.
Dans une déclaration commune rare publiée sous la bannière du Labour 7 (L7), les syndicats des pays du G7 ont lancé un appel direct aux dirigeants : changez de cap avant qu'il ne soit trop tard. Leur message est clair : à moins d'un changement radical de politique économique, les gouvernements et les banques (…)
Le constat est cinglant. Après des années d'inflation galopante, de baisse du pouvoir d'achat et d'insécurité croissante, la promesse d'une prospérité partagée n'a pas été tenue.
Dans une déclaration commune rare publiée sous la bannière du Labour 7 (L7), les syndicats des pays du G7 ont lancé un appel direct aux dirigeants : changez de cap avant qu'il ne soit trop tard. Leur message est clair : à moins d'un changement radical de politique économique, les gouvernements et les banques centrales risquent de pérenniser la stagnation à long terme, d'accroître encore les inégalités et d'attiser la polarisation sociale.
La flambée de l'inflation en 2022-2023 a entraîné une crise du coût de la vie qui oblige les familles travailleuses des pays du G7 à se couper en quatre pour subvenir à leurs besoins essentiels. Aujourd'hui, même un emploi à temps plein ne garantit pas un niveau de vie acceptable aux travailleurs et à leur famille. Les banques centrales ont réagi en haussant fortement les taux d'intérêt, mais cette stratégie s'est avérée coûteuse. Les entreprises ont modéré leurs investissements, les prêts hypothécaires se sont renchéris et la demande des consommateurs s'est affaiblie. La réaction des banques centrales a freiné la reprise de l'économie, qui peinait déjà à se remettre des effets de la pandémie.
Même si les prix commencent à se stabiliser, les contrecoups de la politique monétaire restrictive se font encore ressentir. Une grande partie de la dette contractée par les entreprises et les ménages alors que les taux d'intérêt étaient bas arrive à échéance et doit être refinancée, cette fois à des coûts nettement plus élevés.
Une situation qui pèse sur le budget des ménages et fragilise le bilan des entreprises, avec pour conséquence un ralentissement de la consommation et des investissements. Des répercussions sur le marché du travail également, où l'on assiste à une augmentation des licenciements et à un gel des embauches non seulement dans des secteurs tels que la construction et l'industrie manufacturière, particulièrement sensibles aux variations des taux d'intérêt, mais aussi dans l'ensemble de l'économie.
Dans ce contexte, le L7 a lancé un appel énergique en faveur d'une transition économique urgente. Nous demandons instamment une accélération des baisses des taux d'intérêt et un passage à une politique budgétaire expansionniste. Au cœur de notre proposition se trouvent la création d'emplois de qualité, l'investissement social et la résilience économique, abandonnant enfin les cadres d'austérité modérée qui ont fini par dominer les politiques de la plupart des pays du G7 et au-delà.
Si l'inflation a dominé l'actualité ces dernières années, il est clair que la menace la plus importante réside désormais dans la stagnation prolongée et la détérioration du marché du travail, tant en termes de création d'emplois que de conditions de travail. Le L7 avertit que la poursuite d'une politique monétaire restrictive risque de faire baisser l'inflation en dessous des objectifs des banques centrales et de déclencher une spirale descendante néfaste de contraction économique, entraînant une restructuration de l'emploi et une hausse du chômage. À moins d'un changement de cap, le G7 pourrait sombrer imperceptiblement dans la récession.
La politique budgétaire n'a pas non plus été à la hauteur. Au nom de la discipline et afin d'éviter d'alimenter l'inflation, les gouvernements ont adopté des politiques budgétaires trop prudentes, voire des mesures d'austérité pure et simple, entraînant un grave sous-investissement dans les services publics, tout en retardant les investissements essentiels dans les infrastructures et la transition écologique.
Irresponsables sur le plan budgétaire, ces choix sont tout aussi irresponsables sur le plan social. La déclaration du Labour 7 appelle de toute urgence à un accroissement des investissements dans la protection sociale, l'éducation, les soins de santé, les politiques actives en faveur du marché du travail, les énergies propres et abordables, ainsi que les infrastructures vertes. De tels investissements sont non seulement nécessaires pour stimuler la demande et l'emploi et accélérer la reprise économique, mais ils sont également essentiels pour préparer les économies aux chocs climatiques et géopolitiques à venir.
Pour financer ces priorités, les syndicats préconisent une refonte en profondeur de la politique fiscale : introduction d'une fiscalité plus progressive sur la fortune et les revenus du capital, augmentation des taux d'imposition des sociétés, imposition des bénéfices exceptionnels et taxe sur les transactions financières, le tout soutenu par une coopération internationale renforcée afin de prévenir l'évasion et la fraude fiscales.
Il ne s'agit pas de propositions radicales, mais de mesures de bon sens visant à rééquilibrer un système où le fardeau a été transféré de manière disproportionnée sur les travailleurs, tandis que les multinationales et les grandes fortunes continuent de prospérer, souvent grâce aux gains exceptionnels résultant de la crise.
Les guerres commerciales en cours ne font qu'exacerber ces difficultés. La récente hausse des droits de douane a déjà perturbé les chaînes d'approvisionnement mondiales et entraîné des coûts supplémentaires pour les investisseurs, les producteurs et les consommateurs. Comme le souligne la déclaration du L7, ce sont les travailleurs à faible revenu qui paient le prix fort dans cette nouvelle ère de guerre commerciale.
Le choix politique qui s'offre au G7 n'est pas seulement économique, il est moral et générationnel. Les décideurs économiques vont-ils persévérer dans un statu quo qui privilégie la restriction budgétaire à court terme au détriment d'une prospérité partagée à long terme ? Ou sauront-ils saisir cette occasion pour amorcer une reprise plus juste et plus inclusive, centrée sur les travailleurs, qui rétablisse la confiance dans les institutions publiques et s'attaque aux causes profondes de l'instabilité économique ?
La réunion de cette semaine à Banff est plus qu'une simple discussion politique : il s'agit d'un référendum sur l'avenir du travail, de l'équité et de la solidarité dans certains des pays les plus riches du monde. Les voix des travailleurs se sont clairement fait entendre. Reste à voir si les décideurs politiques du G7 seront à l'écoute ou s'ils les abandonneront au feu croisé des politiques macroéconomiques.
15.05.2025 à 10:00
la rédaction d'Equal Times
En 2025, les Nations unies ont proclamé l'Année internationale des coopératives, reconnaissant leur rôle-clé dans le développement durable, la justice sociale et la résilience économique.
À travers cette initiative, l'ONU souhaite promouvoir une meilleure reconnaissance des coopératives à l'échelle mondiale, encourager les États à soutenir leur développement, et mettre en lumière les bonnes pratiques qui permettent à ces structures de répondre aux défis actuels : crise climatique, (…)
En 2025, les Nations unies ont proclamé l'Année internationale des coopératives, reconnaissant leur rôle-clé dans le développement durable, la justice sociale et la résilience économique.
À travers cette initiative, l'ONU souhaite promouvoir une meilleure reconnaissance des coopératives à l'échelle mondiale, encourager les États à soutenir leur développement, et mettre en lumière les bonnes pratiques qui permettent à ces structures de répondre aux défis actuels : crise climatique, précarisation du travail et inégalités économiques.
Une coopérative est une association autonome de personnes unies volontairement pour satisfaire leurs besoins économiques, sociaux et culturels communs par le biais d'une entreprise détenue collectivement et contrôlée démocratiquement. Les membres participent activement à la prise de décision, selon le principe « une personne, une voix », indépendamment de leur apport en capital. Cette gouvernance égalitaire distingue les coopératives des entreprises classiques, où le pouvoir est souvent proportionnel à l'investissement financier. Ce modèle favorise une gestion plus horizontale et une transparence accrue.
Il existe trois millions de coopératives dans le monde et elles peuvent être de toute tailles. La plus grande coopérative du monde, Mondragon Corporation, créée au Pays basque espagnol en 1956, compte 80.000 employés et génère un chiffre d'affaires de 11 milliards d'euros dans divers secteurs. On trouve des coopératives d'entreprises, dans les domaines de l'agriculture, de l'artisanat, du commerce, de l'industrie mais aussi dans les secteurs bancaires et d'assurances (mutuelles), ou dans celui des services médicaux (comme par exemple le réseau de santé Unimed, au Brésil). Enfin, on trouve des coopératives d'usagers, dans la grande distribution (à l'exemple de Coop Italia), dans le logement (copropriétés coopératives, coopératives HLM, habitat pour le troisième âge), et même dans le secteur des technologies open source et l'économie numérique de partage (cf. les coopératives 4.0).
Les coopératives réinvestissent généralement leurs excédents dans l'activité, les salaires, la formation ou des projets d'intérêt collectif (comme par exemple les coopératives de garde d'enfants ou de soins à domicile en Inde). Elles jouent un rôle essentiel dans le développement économique local, notamment en milieu rural ou dans des secteurs délaissés par les grands groupes. En créant des emplois durables et inclusifs, elles favorisent l'autonomie des territoires, comme en Palestine, dans la production d'huile d'olive. Au Japon, le système coopératif - l'un des plus développés du monde-, a contribué significativement à l'essor du pays après la Seconde Guerre mondiale.
Dans les pays en développement, les coopératives d'épargne et de crédit aident les petits entrepreneurs dans leurs activités, comme par exemple en République démocratique du Congo, en leur accordant des micro-crédits et un soutien administratif. Un rôle essentiel pour les sortir du travail informel, et ce, même en Europe. « La coopérative donne plus de force aux gens. Elle nous donne le sentiment que nous pouvons changer notre vie », témoignage un vendeur à la sauvette, à Madrid.
Car les coopératives permettent à des populations souvent marginalisées – femmes, jeunes, travailleurs précaires – de reprendre le pouvoir sur leur outil de travail, par exemple pour les travailleurs des plateformes en Amérique Latine. Ce modèle limite les inégalités, améliore les conditions de travail et encourage la solidarité intergénérationnelle et interculturelle.
Les coopératives ont démontré une résilience supérieure face aux crises économiques. Selon un article de The Conversation leur modèle centré sur les membres, et non sur le profit à court terme, leur permet de résister plus efficacement aux chocs financiers, voire également aux chocs climatiques, comme au Rojava. Elles privilégient la continuité de l'activité, la préservation des emplois et l'adaptation locale. Cette orientation vers le long terme et le bien commun les rend moins vulnérables aux logiques spéculatives et aux pressions des actionnaires.
Leur gouvernance participative encourage aussi l'innovation collective en période difficile. Ainsi, il arrive que des employés, parfois avec l'aide de syndicalistes, transforment eux-mêmes leur entreprise en coopérative, comme dans l'industrie textile en Tunisie, ou l'usine Fralib de production de thé, en France.
Les pratiques coopératives offrent des pistes concrètes pour réformer le secteur privé. Comme le souligne un autre article de The Conversation, les entreprises classiques gagneraient à s'inspirer de la gouvernance partagée, de la transparence financière et de l'ancrage territorial des coopératives. Dans un contexte où les consommateurs, les salariés et les investisseurs sont de plus en plus attentifs aux valeurs et à l'impact social des entreprises, les principes coopératifs peuvent renforcer la confiance, l'engagement des équipes et la fidélité des clients. Certaines grandes entreprises ont d'ailleurs déjà adopté des pratiques participatives ou solidaires issues de l'économie sociale.
Malgré leurs nombreux atouts, les coopératives doivent surmonter plusieurs obstacles : garantir la participation réelle de leurs membres dans un monde en mutation rapide, maintenir une gestion rigoureuse tout en respectant leurs valeurs, et accéder à des financements adaptés. Elles sont souvent confrontées à une méconnaissance de leur fonctionnement, voire à un manque de reconnaissance institutionnelle.
Pour renforcer leur impact, notamment pour la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) de l'ONU, il est essentiel de soutenir leur développement par la formation, des politiques publiques incitatives, et une meilleure visibilité dans l'espace économique. C'est l'un des objectifs de l'Année internationale des coopératives : favoriser leur montée en puissance dans les transitions à venir.
Pour aller plus loin :
- Visitez le site de l'Alliance Coopérative Internationale, pour découvrir l'histoire du mouvement coopératif et quelques chiffres mondiaux.
– Connaître la Recommandation 193 de l'Organisation internationale du Travail (OIT) qui recommande depuis 2002 la structuration coopérative du travail, afin notamment de garantir le « travail décent » et l' « émancipation des plus pauvres par la participation au progrès économique », en créant des emplois, et favoriser une protection et une assistance mutuelle.
13.05.2025 à 11:57
L'image d'une personne à vélo transportant un sac à dos isotherme, cubique et de couleur vive qui traverse la ville à toute vitesse est devenue familière dans le monde entier. Ces sacs à dos jaunes, rouges, orange ou bleus, affublés d'un logo facilement identifiable, ne sont que la partie émergée de l'iceberg du changement radical qui impacte de plus en plus de secteurs d'activité : de la livraison de repas aux services de soins ou de nettoyage. Dans tous ces pays, les plateformes numériques (…)
- Reportages photos / Pologne, Négociation collective, Travail décent, Santé et sécurité, Pauvreté, Travail, Économie numérique, Travail précaire, Syndicats, Charles KatsidonisL'image d'une personne à vélo transportant un sac à dos isotherme, cubique et de couleur vive qui traverse la ville à toute vitesse est devenue familière dans le monde entier. Ces sacs à dos jaunes, rouges, orange ou bleus, affublés d'un logo facilement identifiable, ne sont que la partie émergée de l'iceberg du changement radical qui impacte de plus en plus de secteurs d'activité : de la livraison de repas aux services de soins ou de nettoyage. Dans tous ces pays, les plateformes numériques sont de plus en plus présentes, affectent un nombre croissant de travailleurs et transforment profondément notre façon de travailler et d'interagir.
Ce modèle pose des défis importants en matière de droit du travail et la nouvelle directive européenne cherche à les relever. En Pologne, sa mise en œuvre suscite autant d'attentes que d'inquiétudes. Les États membres ont deux ans pour la transposer dans leur législation nationale, et l'approche choisie par le gouvernement polonais sera déterminante, compte tenu d'une particularité du pays ; que la directive n'aborde pas explicitement.
Les conditions de travail des livreurs sont à peu près analogues partout en Europe : instabilité, longues journées de travail et nécessité de cumuler plusieurs emplois pour s'assurer un revenu. La particularité de la Pologne réside toutefois principalement dans le fait que la grande majorité des livreurs travaillent dans le cadre d'un contrat de location signé avec un intermédiaire appelé « partner flotowy ».
« L'utilisation de contrats de location sert à minimiser la charge fiscale qui devrait être supportée par l'employeur, qu'il s'agisse de la plateforme ou d'un intermédiaire », explique Karol Muszyński, assistant-maître de conférences en sociologie du travail et en économie à l'université de Varsovie et partenaire du projet de recherche-action Fairwork, qui établit des classements des plateformes sur la base des conditions de travail, du contrat, de la rémunération, de la gestion du travail et de la représentation.
« De plus, le fait que les travailleurs signent ces contrats avec un intermédiaire les prive de toute protection. En cas de plainte, ils ne peuvent pas se tourner vers les plateformes, alors que ce sont elles qui décident des conditions de travail, des salaires et des heures de travail. La responsabilité, quelle qu'elle soit, reste donc très floue. »
Tomek [nom d'emprunt], livreur chez Glovo, vit à Poznań et combine cette activité avec son travail d'indépendant dans le secteur de l'audiovisuel. L'instabilité et le sentiment d'injustice dans son travail font partie de son quotidien. Récemment, l'application a taxé son profil de frauduleux, sans lui fournir la moindre explication.
« Une autre fois, on m'a donné un délai de 24 heures par e-mail pour transférer l'argent collecté en espèces aux clients. Cinq heures plus tard, mon compte était déjà bloqué. J'ai perdu une semaine pendant laquelle je comptais gagner l'argent pour payer mon loyer », explique-t-il. Dans les deux cas, le seul moyen de se plaindre était un agent conversationnel (« chatbot ») et l'intermédiaire avec lequel Tomek avait conclu un contrat n'a rien voulu savoir des mesures prises par la plateforme.
L'une des difficultés principales du travail sur les plateformes est le manque de transparence et la complexité des règles appliquées. De nombreux livreurs pour des entreprises telles qu'Uber ou Glovo doivent se renseigner par eux-mêmes (sur YouTube ou des forums) sur la façon dont leurs paiements sont calculés ou sur le fonctionnement de l'algorithme. En d'autres termes, ils sont confrontés à la difficulté de comprendre le système afin d'améliorer leurs performances et d'augmenter leurs gains.
« Sur Pyszne.pl [membre du réseau Just Eat], ces intermédiaires n'existent pas. Nous sommes recrutés par des agences de travail intérimaire, pour une période pouvant aller jusqu'à 18 mois. Ensuite, nous signons un contrat de service (“umowa zlecenie”, en polonais) avec la plateforme », explique Stanisław Kierwiak.
Le contrat de prestation de services, également appelé contrat de mandat, est à mi-chemin entre un contrat de travail et l'activité d'un travailleur indépendant : ceux qui le signent ne sont pas considérés comme des employés, mais ils ne sont pas non plus obligés de s'enregistrer en tant que travailleurs indépendants ou autoentrepreneurs. En Pologne, ces contrats sont apparus en 2007, lorsque la priorité a été donnée à la promotion de l'emploi avec une faible charge fiscale et une plus grande flexibilité. Ils sont considérés comme des contrats « pourris », car, bien qu'ils donnent l'illusion d'une relation de travail, ils peuvent être résiliés sans préavis ni justification. D'un point de vue formel, ils sont soumis à une faible retenue à la source qui devrait être répartie entre l'employeur et la personne recrutée, mais, dans la plupart des cas, les intermédiaires des plateformes transfèrent l'intégralité de la charge aux livreurs.
En Pologne, près d'un million de personnes travaillent dans le cadre de contrats de ce genre et pas seulement sur des plateformes. Ainsi, le débat européen sur la distinction entre employé et faux indépendant ne reflète pas entièrement la réalité polonaise.
Les plateformes soulignent que, pour les livreurs, ce sont les revenus rapides et la flexibilité qui comptent le plus. « Notre enquête interne révèle que 80 % des livreurs ne souhaitent pas passer à un contrat de salarié », explique Aleksander Rosa, porte-parole de Pyszne.pl. « Car cela diminuerait leurs revenus, ils bénéficieraient de moins de flexibilité et ne pourraient pas travailler pour plusieurs plateformes à la fois. Je pense que nous devrions leur garantir ces trois éléments. La directive devrait réglementer notre secteur, mais un trop grand durcissement aura l'effet inverse de celui escompté. »
Aucune donnée fiable ne permet de savoir combien gagnent réellement les livreurs. Toutefois, selon les représentants syndicaux et les travailleurs consultés, il n'est pas rare que le revenu moyen soit inférieur au salaire horaire brut minimum. Par ailleurs, la liberté est illusoire, car toutes les conditions sont imposées par les plateformes et, même quand une commande n'est pas rentable, le livreur n'a pas toujours la possibilité de la refuser. Quant à la flexibilité et à la possibilité de combiner le travail pour plusieurs plateformes, cela se traduit souvent par du stress et un épuisement.
« L'un des plus grands facteurs de stress pour une personne est l'incertitude », explique Dorota Merecz-Kot, médecin à l'Institut de psychologie de l'université de Łódź et collaboratrice d'une étude sur les risques pour la santé et la sécurité dans le travail sur les plateformes qui est sur le point de s'achever dans plusieurs pays européens. « Les algorithmes et les exclusions sans explication » face auxquels « vous ne pouvez pas faire appel ou présenter votre version des faits » créent un « sentiment de discrimination et d'injustice systémiques qui, sur le long terme, crée la certitude que vous n'êtes personne et que votre opinion n'a aucune importance. Avec le temps, on en vient même à se sentir incapable de se battre pour soi-même », ajoute-t-elle.
La protection du droit du travail dans ce secteur est très complexe. La majorité des livreurs travaillent seuls, ce qui rend difficile la création de liens entre eux, sans parler du nombre indéterminé de travailleurs migrants sans papiers qui sous-louent l'utilisation de comptes et qui, par crainte de perdre une source de revenus, préfèrent privilégier leur invisibilité. Selon Mme Merecz-Kot, ils ne se perçoivent pas non plus comme un groupe professionnel unifié, ce qui limite leur capacité à exprimer des revendications collectives ou à exercer une pression pour négocier des améliorations. Pourtant, des initiatives individuelles et collectives ont vu le jour.
Tomek a participé aux manifestations des livreurs de Glovo (à Poznań en 2023), qui ont conduit à la création de l'Inicjatywa Pracownicza Kurierów (Initiative des travailleurs des livreurs). Bien que l'initiative ne puisse pas agir officiellement comme un syndicat, en raison de l'absence de relation contractuelle avec la plateforme, elle a obtenu des améliorations, telles que des primes en cas de conditions météorologiques défavorables. Au travers d'un groupe Telegram, ils ont réalisé des enquêtes sur les conditions de travail auxquelles ont participé jusqu'à 300 livreurs. Armés de ces données, ils se sont présentés au ministère du Travail au cours de l'été.
« Nous leur avons présenté notre réalité et leur réaction a été l'étonnement ; en particulier concernant des questions telles que les contrats de location », explique Tomek. « Ce qui, moi, m'a encore plus étonné est le fait que l'application est active en Pologne depuis cinq ans et qu'ils ne savaient pas comment elle fonctionnait réellement. Ils nous ont dit qu'ils allaient se pencher sur le dossier. Nous attendons toujours. »
Les tarifs dynamiques de la plateforme ne prennent pas en compte des facteurs, tels que le trafic ou les temps d'attente, ce qui réduit leurs revenus. Leurs revenus hebdomadaires provenant d'Uber s'élèvent à environ 300-500 zlotys (de 70 à 116 euros ou 80 à 132 dollars US).
Dans le cas de Pyszne.pl, le syndicat est né d'une manière innovante. « Après plusieurs discussions au sein de la Confédération du travail des jeunes (Konfederacja Pracy Młodych), nous avons décidé d'organiser un “happening” », se souvient Stanisław Kierwiak. « Nous avons installé des tables, des chaises et des transats au siège et avons commencé à commander de la nourriture en ligne. À mesure que les livreurs arrivaient, nous leur proposions de la consommer eux-mêmes tout en discutant de leur situation. La réaction a été très positive et nous avons décidé de créer un syndicat. Contrairement à ce qui se passe sur d'autres plateformes, nous pouvons le faire parce qu'il n'y a pas d'intermédiaires sur Pyszne.pl et le fait de formaliser la lutte nous assure également une protection. »
L'expansion de la syndicalisation parmi les livreurs et les autres travailleurs des plateformes dépend également de la sensibilisation à l'importance de la lutte collective pour les droits du travail. Le modèle de travail développé en Pologne depuis son ouverture au libre marché ne facilite toutefois pas la tâche. Selon des experts tels que M. Muszyński, la négociation collective est rare et limitée à des secteurs tels que celui des mines. Ailleurs, ce sont les accords individuels qui prédominent, comme aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Dans ce contexte, la sensibilisation du public et des travailleurs eux-mêmes devient un élément clé pour faire avancer la défense de leurs droits.
Zentrale, un groupe de livreurs activistes issus de plusieurs villes de Pologne, investit son énergie à la fois dans la sensibilisation du public et dans le dialogue et le lobbying auprès des acteurs clés en vue d'éventuelles réformes.
« En Pologne, la question contractuelle passe au second plan », explique Wojtek Dereszewski, l'un des fondateurs de Zentrale. « Ce qui compte le plus pour les livreurs, c'est la rémunération. Il serait formidable que la Pologne améliore cet aspect, mais je suis très sceptique sur ce point, compte tenu de la situation politique actuelle et des tendances historiques dans la manière dont les droits du travail sont traités ici ».
« La plupart des personnes qui travaillent dans ce secteur sont jeunes », explique Mme Merecz-Kot. « Peut-être qu'à cette étape de leur vie, ils n'ont pas encore la mentalité tournée vers le long terme qui leur permettrait de se battre pour leurs droits. Mais c'est à cela que sert l'État : être conscient des effets sociaux à long terme de toute action ou inaction. Pas besoin de beaucoup d'imagination pour comprendre ce qui arrivera dans un avenir proche à des personnes surchargées, effectuant des travaux pénibles pendant de longues heures et souvent exposés aux intempéries. Il ne s'agit pas d'économiser pour générer du capital à l'avenir. La moindre économie dans le système lié à ce secteur nous coûtera cher par la suite. Elle engendrera des pertes tant au niveau individuel qu'au niveau global. Les plateformes se sont installées pour de bon. La question est désormais de savoir sous quelle forme et dans quelles conditions. »
09.05.2025 à 07:00
La sécurité est un drôle d'élixir. Plus vous en avez, moins il y en a pour les autres… c'est du moins ce que dit la sagesse populaire. L'expérience d'Erik Helgeson tend à démentir cette idée.
M. Helgeson, 42 ans, est vice-président du Syndicat des dockers suédois (Svenska hamnarbetarförbundet). Il est très attaché à la sécurité de ses membres, mais aussi à celle des civils de Gaza, dont certains ont été tués par des armes qui pourraient avoir transité par le port de Göteborg, où il a (…)
La sécurité est un drôle d'élixir. Plus vous en avez, moins il y en a pour les autres… c'est du moins ce que dit la sagesse populaire. L'expérience d'Erik Helgeson tend à démentir cette idée.
M. Helgeson, 42 ans, est vice-président du Syndicat des dockers suédois (Svenska hamnarbetarförbundet). Il est très attaché à la sécurité de ses membres, mais aussi à celle des civils de Gaza, dont certains ont été tués par des armes qui pourraient avoir transité par le port de Göteborg, où il a travaillé pendant 20 ans.
De fait, M. Helgeson y était tellement attaché qu'en février de cette année, il a pris la tête d'un blocus symbolique de 20 ports suédois de six jours contre des cargaisons militaires destinées à Israël. Son employeur, DFDS, a réagi en le licenciant, au motif qu'il avait enfreint la loi sur la protection de la sécurité de la Suède.
La loi, adoptée en 2018, vise à protéger les « activités critiques pour la sécurité contre l'espionnage, le sabotage [et] les infractions terroristes », mais, selon M. Helgeson, son utilisation contre des activistes syndicaux soulève la question de savoir la sécurité de qui l'entreprise, et la loi, protègent vraiment.
« Certains employeurs semblent considérer cette loi comme un outil permettant non seulement de protéger les ports et d'autres entreprises contre les infiltrations criminelles, mais aussi de leur donner carte blanche pour faire ce qu'ils veulent, à des personnes dont ils veulent se débarrasser pour d'autres raisons », déclare-t-il à Equal Times.
« Je crains que de nombreux employeurs s'intéressent à cette affaire — en voyant que les preuves contre moi sont si minces — et qu'ils élaborent leurs propres plans pour éliminer les dirigeants syndicaux ».
Le syndicat de M. Helgeson entretenait une tradition de solidarité internationale remontant à la guerre du Vietnam et au coup d'État au Chili de 1973, au cours duquel une génération d'activistes syndicaux a été assassinée.
En 2010, il a participé au chargement de la tragique flottille de la liberté qui avait tenté de briser le blocus israélien de la bande de Gaza. Des soldats israéliens sont montés à bord de la mission humanitaire et ont tué neuf des activistes qui s'y trouvaient. Selon les preuves présentées à la Cour internationale de justice, certaines victimes « ont reçu plusieurs balles au visage alors qu'elles essayaient de se couvrir la tête, ou par l'arrière, ou encore après s'être rendues et avoir supplié les forces de défense israéliennes de cesser de tirer sur les civils ».
Outré, M. Helgeson avait alors tenté de s'embarquer dans la flottille suivante, mais le navire de tête avait été saboté en Grèce. Finalement, il a pu visiter la bande de Gaza en novembre 2011.
« C'était pendant une période calme, mais ils ont bombardé le commissariat de police pendant que j'étais là », déclare-t-il. « On pouvait encore observer une certaine brutalité latente dans tous les aspects de la société. Les gens luttaient à leur manière — certains activistes syndicaux luttaient également avec les autorités du Hamas — mais le problème principal était le blocus naturellement, les niveaux de chômage record, l'isolement, la pauvreté flagrante dans les camps de réfugiés — et aussi les jeunes enfants qui buvaient de l'eau impropre à la consommation et souffraient de maladies. Cela m'a vraiment marqué ».
À l'époque, les dirigeants israéliens justifiaient le blocus de Gaza en invoquant la sécurité nationale. Mais le déni de toute sécurité courante aux Gazaouis a fini par provoquer une attaque qui a anéanti le sentiment de sécurité même d'Israël.
De retour en Suède, M. Helgeson s'était lancé dans l'activité syndicale du port, prenant la tête d'un conflit industriel avec Mærsk entre 2015 et 2017, qui a débouché sur une fermeture de six semaines, puis sur un litige national. « Nous avons répondu par la menace d'une grève illimitée et les employeurs ont fini par céder », se rappelle M. Helgeson. En fin de compte, le syndicat avait obtenu une convention collective de travail (CCT) nationale.
C'est, selon lui, la véritable raison pour laquelle DFDS voulait le dégager des docks et la raison pour laquelle l'entreprise n'a pas été en mesure de fournir au syndicat, aux journalistes ou aux autorités judiciaires des détails sur la manière dont la sécurité nationale avait été menacée par l'action des dockers.
Lorsque la question lui a été posée de savoir en quoi le syndicat avait menacé la sécurité, « la direction est restée très vague », indique M. Helgeson. « Leur argument consistait à dire : "Nous avons reçu tous ces appels de la part de nombreux acteurs" — ils laissaient entendre que l'armée les avait contactés —, mais ils ne voulaient fournir ni précisions, ni détails, ni éléments de preuve. Notre avis, à l'époque et aujourd'hui, est qu'il s'agissait d'un écran de fumée ».
Les allégations de l'employeur à l'encontre de M. Helgeson — à savoir qu'il serait responsable de l'examen des remorques et des conteneurs de fret par les dockers — sont contestées par ce dernier et le syndicat, au motif que les dockers n'avaient ni la capacité ni l'intention de le faire. Selon eux, l'action était essentiellement symbolique et visait à lancer le débat sur les agissements d'Israël dans la bande de Gaza.
La police et le Chancelier de justice de Suède ont rejeté la demande de l'entreprise d'enquêter sur le comportement de M. Helgeson, car aucun soupçon d'activité criminelle n'a été constaté. Mais cela n'a pas empêché les messages menaçants adressés à M. Helgeson, qui ont commencé à arriver après que DFDS a publié un communiqué de presse annonçant qu'il avait été licencié pour des raisons de sécurité nationale.
« Nous avons reçu des menaces — y compris une menace de mort — puis nous avons été harcelés par des personnes anonymes ayant apparemment des opinions d'extrême droite, principalement sur messagerie vocale », déclare M. Helgeson. « J'ai eu une peur bleue parce qu'il pouvait y avoir des "loups solitaires" dans ces groupes menant une croisade pour la sécurité nationale. J'étais vraiment effrayé à l'idée d'être cloué au pilori dans la presse et d'attirer les pires fous qui existent, ce qui constituerait une menace pour ma famille et mes enfants ».
Les menaces de mort à l'encontre des partisans de la paix se sont multipliées depuis le 7 octobre 2023 et la rapporteure spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, en a également été victime. Bien qu'elle ne connaisse pas les détails du cas de M. Helgeson, elle a déclaré à Equal Times que les manifestations de solidarité des travailleurs, telles que les récentes actions des dockers au Maroc, étaient plus que nécessaires.
« En temps de crise, lorsque des crimes contre l'humanité sont perpétrés, il est absolument nécessaire que les travailleurs se mettent en grève », déclare-t-elle. « Il s'agit là d'une obligation morale pour chacun d'entre nous. C'est aussi notre système qui est complice des agissements d'Israël.
« L'histoire nous jugera, nous et ceux qui restent silencieux aujourd'hui ; leur responsabilité est aussi engagée. Nous devons user de notre pouvoir et de notre capacité à provoquer le changement. Unis, nous sommes bien plus puissants que l'establishment lui-même ».
Elle ajoute que si elle avait été travailleuse des docks « contribuant au massacre d'enfants, de mères et de grands-parents à Gaza… ma santé mentale aurait été bien plus affectée qu'elle ne l'est aujourd'hui, en ma qualité de chroniqueuse d'un génocide ».
La masse d'informations sur la manière dont le fait de participer à l'oppression dégrade aussi bien la qualité de vie de l'oppresseur que celle de la victime est un aspect de la question de la sécurité qui n'est pas suffisamment traité.
En 1974, des travailleurs britanniques qui risquaient d'être licenciés dans une usine d'armement gérée par Lucas Aerospace l'ont tacitement reconnu en créant un syndicat officieux, « Combine », en vue d'élaborer des plans alternatifs pour une production socialement utile. Leur idée connaît actuellement une renaissance parmi les intellectuels publics du Royaume-Uni, tels que Grace Blakeley.
De manière plus générale, l'idée qu'il ne peut y avoir de sécurité à long terme pour une seule partie à un conflit a été renforcée lors d'une conférence organisée en avril par le Bureau international de la paix (BIP), la Confédération syndicale internationale (CSI) et le Centre international Olof Palme intitulée Conférence sur la sécurité commune 2025 : Redéfinir la sécurité pour le 21e siècle. Comme l'a déclaré Omar Faruk Osman, secrétaire général de la Fédération des syndicats somaliens (FESTU) lors de la conférence : « Aucun pays, aucune communauté, aucun individu ne peut être vraiment en sécurité si nous ne le sommes pas tous. »
« Lorsque les travailleurs sont affamés, sans emploi et exclus de la prise de décision, ils risquent d'être utilisés dans les conflits, » a-t-il ajouté. « Promouvoir le travail décent, c'est promouvoir la paix. »
Loin d'être un jeu à somme nulle, la sécurité, dans la vision du monde du BIP, doit être partagée par toutes les parties à un conflit. Faute de quoi, le déséquilibre fera tôt ou tard retomber les protagonistes dans le conflit, avec des conséquences destructrices pour tous.
« Nous ne recherchons pas seulement la paix par l'absence d'armes à feu, mais aussi par la présence de la justice », a déclaré M. Osman. « La “sécurité commune” constitue notre langage et reflète nos aspirations ».
En son absence, les mesures de sécurité unilatérales risquent toujours de se retourner contre leurs initiateurs, comme ne le montre que trop bien le cas de M. Helgeson. À l'heure où nous publions ces lignes, les dockers suédois se préparent pour une potentielle grève en raison d'un problème contractuel qui pourrait empêcher M. Helgeson de réintégrer son emploi.
La législation du travail suédoise, unique en son genre, n'autorise les travailleurs à faire grève que pour obtenir une convention collective de travail (CCT), qui permet ensuite de régler les conflits ultérieurs sans recourir à l'action syndicale. Mais la CCT nationale des dockers suédois a expiré à la fin du mois d'avril et l'action syndicale est désormais revenue à l'ordre du jour.
En vertu du droit du travail suédois, même si M. Helgeson gagne son procès pour licenciement abusif devant un tribunal du travail, son employeur peut « racheter » son contrat en lui versant une indemnité mensuelle pour chaque année travaillée, tout en maintenant son licenciement. Selon M. Helgeson, la somme en question représenterait « des cacahuètes » pour une multinationale comme DFDS.
Cependant, Martin Berg, président du Syndicat suédois des dockers, a déclaré à Equal Times que lors des discussions sur la prochaine convention collective de travail : « L'une de nos principales revendications sera une réglementation visant à protéger nos administrateurs syndicaux — s'ils obtiennent gain de cause devant le tribunal du travail — afin qu'ils ne puissent pas être soumis à des rachats à bas prix. Toute personne effectuant un travail pour le compte du syndicat devrait être protégée, de sorte que, si un employeur décide de vous racheter, il doive également payer au syndicat une lourde amende liée au chiffre d'affaires de l'entreprise au cours de l'année précédente. Si nous entamons un conflit social pour notre CCT, nous ferons grève pour l'obtenir et, en vertu de la législation suédoise, tous les syndicats sont autorisés à nous soutenir par des actions de sympathie. Nous demanderons également aux dockers d'autres pays de mener des actions de solidarité ».
Il se trouve que moins les dockers suédois bénéficient d'une sécurité, moins leurs employeurs en bénéficient également. Les patrons suédois qui pensaient que le licenciement de leurs activistes syndicaux consoliderait leurs prévisions de bénéfices risquent de connaître un réveil brutal.