27.05.2025 à 05:00
Jamal Boukhari
En février 2025, la vie de Georges Nasser, 34 ans, originaire d'un village du gouvernorat de Minya, en Haute-Egypte, s'est transformée en cauchemar. Georges et une dizaine d'autres jeunes de son village ont été envoyés en Russie par un intermédiaire, avec une promesse de travailler dans le secteur de la construction, assorti d'un salaire de 3.000 dollars américains (USD) par mois. L'homme, qui était en réalité un trafiquant d'êtres humains, leur avait assuré que le conflit en Ukraine avait (…)
- Actualité / Fédération de Russie , Égypte, Droits humains, Pauvreté, Jeunesse, Armes et conflits armésEn février 2025, la vie de Georges Nasser, 34 ans, originaire d'un village du gouvernorat de Minya, en Haute-Egypte, s'est transformée en cauchemar. Georges et une dizaine d'autres jeunes de son village ont été envoyés en Russie par un intermédiaire, avec une promesse de travailler dans le secteur de la construction, assorti d'un salaire de 3.000 dollars américains (USD) par mois. L'homme, qui était en réalité un trafiquant d'êtres humains, leur avait assuré que le conflit en Ukraine avait créé un besoin urgent de main-d'œuvre dans les usines russes et que le pays avait besoin de travailleurs.
Tout au long de son voyage, le jeune Égyptien a rêvé de ce salaire qui aurait dû changer sa vie et celle de ses deux petites filles. « Ce salaire promis par le trafiquant, on ne peut pas l'espérer en Egypte, même en travaillant pendant un an », relate-t-il à Equal Times.
Toutefois, l'espoir d'une vie meilleure s'est rapidement évanoui pour Georges Nasser et ses compagnons dès leur arrivée, en février 2025, à Moscou. « Nous n'avons trouvé ni usine ni contrat de travail. J'ai payé plus de 2.000 dollars pour ce voyage », témoigne-t-il, avec une désillusion palpable dans sa voix. « On a trouvé en revanche une proposition inattendue : rejoindre les rangs de l'armée russe en échange d'un salaire de 3.000 dollars et de la nationalité russe. Pendant un moment, j'ai hésité à accepter cette offre », confie le jeune homme. « Mais face à la pression de mon épouse et de mes amis, j'ai finalement décidé de rentrer en Égypte ». Démuni, Georges a dû solliciter l'aide de ses proches pour financer son billet de retour.
Au cours des dernières années, la Russie a su séduire de nombreux étudiants arabes aspirant à des études supérieures, notamment dans des domaines prestigieux tels que la médecine et l'ingénierie. En Égypte, ces filières sont hautement sélectives, exigeant des notes supérieures à 95 % au baccalauréat pour l'admission. Face à ces critères rigoureux, de nombreux jeunes Égyptiens rêvant de devenir médecins ou ingénieurs, sans avoir obtenu les mentions requises, se tournent vers des alternatives à l'étranger. La Russie est devenue une destination privilégiée, offrant des coûts de scolarité relativement abordables et des conditions d'admission moins strictes. Des estimations russes de 2023 indiquaient déjà la présence de plus de 32.000 étudiants originaires du Moyen-Orient sur leur territoire, dont environ la moitié sont des Égyptiens.
Mais depuis le début de l'offensive russe en Ukraine, le recrutement de citoyens arabes, en particulier les étudiants inscrits dans les universités russes, a pris une ampleur alarmante. Car, après trois ans de conflit, l'armée de Vladimir Poutine manque de soldats . En janvier 2024, la branche anglophone de la chaîne d'information russe Russia Today (RT) parlait dans un article en terme positif d'un de ces groupes stationné près de Soledar, dans la région de Donetsk. D'après le média russe, il était composé de « soldats du Niger, de l'Égypte, de la Syrie et de la Moldavie », puis affirmant : « Ils ont étudié en Russie et ont tellement aimé le pays qu'ils sont allés le défendre ».
Après être revenu de sa mésaventure et conscient de l'ampleur de cette manipulation, Georges a agi pour mettre en garde d'autres victimes. « Le trafiquant préparait un nouveau groupe de 25 jeunes de mon village pour le voyage. Je les ai informés de cette arnaque pour qu'ils n'aient pas à subir la même désillusion », explique-t-il.
Son plaidoyer a été aidé par la diffusion, au même moment, d'une vidéo qui a provoqué une onde de choc à travers l'Égypte. Le youtubeur ukrainien Dmytro Karpenko filme Mohamed Radwan, un jeune Égyptien originaire du gouvernorat de Louxor, capturé par les forces ukrainiennes alors qu'il combattait aux côtés des troupes russes. Dans la vidéo, le jeune homme, le visage marqué et vêtu d'une tenue de prisonnier, s'entretient par téléphone avec sa mère en Haute-Égypte, suscitant l'effroi de cette dernière face à son apparence. Dans la vidéo, la mère n'arrête pas de répéter en criant : « Pourquoi tu as fait ça ? ».
L'histoire de Mohamed Radwan ressemble à celle de beaucoup d'autres. Arrivé en Russie en 2021, afin de poursuivre des études de médecine, avec l'espoir qu'après ses études, il puisse améliorer la situation économique de sa famille, confrontée à une crise économique toujours plus intense en Égypte.
Car la guerre en Ukraine a des répercussions sur l'économie égyptienne, notamment car elle a fait durement augmenter les coûts de l'énergie et des denrées alimentaires. Ces dernières années, la livre égyptienne a dégringolé, divisant par deux sa valeur face au dollar et à l'euro, alimentant une inflation galopante. Les prix des produits de première nécessité ont triplé, surtout celui du blé que le pays importait en grande partie de ces régions affectées par le conflit. Enfin, si les chiffres officiels sur la pauvreté font défaut, les données de la Banque mondiale de mai 2019 estimaient déjà à environ 60 % la proportion d'Égyptiens vivant dans la pauvreté ou la vulnérabilité.
Très vite, le rêve de Mohamed Radwan se brise et son parcours doit prendre un tournant dramatique lorsqu'il a été arrêté par la police russe pour des accusations liées à un supposé trafic de drogue. Afin d'échapper à une peine de sept ans d'emprisonnement, les autorités russes lui auraient proposé une alternative qu'il ne pouvait refuser : rejoindre les forces armées russes. Selon sa mère, citée par des médias égyptiens, Mohamed aurait été victime d'un « piège russe ».
Des vidéos diffusées par le même youtubeur ukrainien montrant d'autres citoyens égyptiens capturés en Ukraine après avoir servi dans les rangs de l'armée russe. « De nombreux étudiants arabes ont été séduits par les offres alléchantes de l'armée russe », a confié à Equal Times un étudiant en médecine de l'université de Kazan, en Russie. Ce témoin décrit un système de recrutement où les autorités russes alternent entre incitations financières et menaces pour enrôler les jeunes ressortissants étrangers.
« La crise économique en Égypte, conjuguée à l'augmentation du coût de la vie en Russie, a rendu difficile pour de nombreux étudiants de s'acquitter des frais de scolarité et de leurs dépenses. Depuis 2023, la Russie a durci les règles, exigeant le paiement intégral des frais au début de l'année académique (qui étaient avant payables en plusieurs fois au cours de l'année). La police interpelle les étudiants en difficulté financière. Ceux qui ne peuvent pas payer se retrouvent sous la menace d'une arrestation policière et d'une expulsion », explique l'étudiant. « Pour les convaincre, la police leur dit qu'ils seront chargés des postes administratifs », explique l'étudiant.
Toutefois, le travail administratif n'est qu'un mensonge. « Ces jeunes sont envoyés dans un camp d'entraînement sommaire de trois semaines avant d'être déployés au combat. J'ai perdu un ami, tué par une explosion, et un autre a été blessé puis renvoyé au front avant même d'être complètement rétabli », explique le jeune Égyptien. « Je connais des étudiants marocains, syriens et africains qui ont également rejoint les forces russes en croyant à cette offre », précise l'étudiant. Des informations qui sont corroborées par les autorités d'autres pays, comme le Togo, qui ont alerté sur ces filières entre l'Afrique et la Russie.
Les méthodes russes s'exercent aussi en ligne. Moscou déploie une offensive sur les réseaux sociaux. En avril, plusieurs médias révélaient que des Chinois avaient rejoint l'armée russe après avoir été approchés sur TikTok. Sur Telegram, la chaîne Sadiq Rossia (« Ami de la Russie »), cherche elle à convaincre des followers arabophones de rejoindre les forces russes, toujours avec des promesses financières alléchantes.
Comptabilisant plus de 3.700 abonnés, Sadiq Rossia se présente dans la description d'une chaîne qui « soutient l'armée de la Fédération de Russie dans le domaine des opérations militaires spéciales ». Les offres diffusées sur la chaîne sont conçues pour séduire les recrues potentielles : « Une prime à la signature de contrat oscillant entre 8.000 et 30.000 dollars, des congés payés après six mois de service, l'obtention d'un passeport russe sous six mois, et l'intégration à des brigades d'élite ». La chaîne va jusqu'à afficher des numéros de téléphone et l'adresse d'un bureau de recrutement.
Des contenus multimédias viennent appuyer cette campagne. La chaîne publie régulièrement des vidéos et des photographies montrant des individus originaires du Maroc, d'Égypte et d'autres pays arabes, présentés comme ayant signé des contrats avec l'armée russe pour « combattre le nazisme », selon les termes employés par la chaîne. Certaines de ces vidéos mettent en scène des mercenaires qui s'adressent à leurs compatriotes, les encourageant à suivre leur exemple.
« L'idée d'attirer des troupes étrangères est devenue un phénomène général. La Russie ne fait pas exception, il y a aussi des étrangers qui combattent pour l'Ukraine, venant de la Pologne, des États-Unis, et d'autres », explique à Equal Times, Norhane al Cheikh, professeur des relations internationales, à l'université du Caire. Toutefois, elle souligne que les incitations financières et la promesse de la citoyenneté russe constituent des facteurs d'attraction qui ont un plus fort impact quand elles ciblent délibérément les personnes économiquement vulnérables.
Pour contrer cette campagne de recrutement des Égyptiens, le gouvernement du Caire a décidé fin février d'imposer une autorisation sécuritaire préalable à tout voyage de ses citoyens vers la Russie. De plus, le ministère de l'Intérieur a annoncé le retrait de la nationalité égyptienne à tout individu ayant rejoint les forces russes, dont Mohamed Radwan, et autres.
« Il a fallu une intervention rapide de l'État pour vérifier l'identité des voyageurs et pourquoi ils se dirigent vers la Russie », explique Norhane al-Cheikh, mettant en lumière la préoccupation des autorités égyptiennes face à ce flux de potentiels combattants.
23.05.2025 à 10:34
Akhator Joel Odigie a été élu secrétaire général de la CSI-Afrique en novembre 2023. Cette organisation panafricaine, dont le siège se trouve à Lomé, au Togo, représente plus de 17 millions de membres et 107 centrales syndicales affiliées à travers 52 pays africains.
Avec pour mission déclarée de « représenter les travailleurs en Afrique, en s'appuyant sur l'unité, le plaidoyer et le renforcement des capacités, afin de réaliser le travail décent et l'égalité pour la justice sociale », la (…)
Akhator Joel Odigie a été élu secrétaire général de la CSI-Afrique en novembre 2023. Cette organisation panafricaine, dont le siège se trouve à Lomé, au Togo, représente plus de 17 millions de membres et 107 centrales syndicales affiliées à travers 52 pays africains.
Avec pour mission déclarée de « représenter les travailleurs en Afrique, en s'appuyant sur l'unité, le plaidoyer et le renforcement des capacités, afin de réaliser le travail décent et l'égalité pour la justice sociale », la CSI-Afrique joue un rôle actif dans la défense des intérêts des travailleurs à travers le continent, même si quelque 83 % des travailleurs africains travaillent dans le secteur informel.
Avec ses plans visant à « améliorer la défense et la protection des droits des travailleurs et à stimuler la régénération syndicale », énoncés dans la Déclaration de Kigali sur l'organisation et la négociation collective pour les syndicats africains, publiée en octobre 2024 par la CSI-Afrique, M. Odigie s'entretient avec Equal Times au sujet de certains des défis et opportunités auxquels est confronté le mouvement syndical africain.
Vous occupez le poste de secrétaire général de la CSI-Afrique depuis maintenant un an et demi. Quelles sont vos impressions en tant que dirigeant des travailleurs africains en cette période particulièrement tumultueuse de l'histoire mondiale ?
Effectivement, nous traversons une période difficile. Il se passe beaucoup de choses sur les plans politique, social et économique. Toutefois, ceux d'entre nous qui exercent des fonctions dirigeantes avons été élus pour mener à bien des tâches difficiles. Nous sommes conscients des difficultés et nous relevons le défi. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous apitoyer sur notre sort. Il est également vrai que bon nombre des problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont pas neufs ; c'est simplement que la situation s'est exacerbée. L'émergence de Trump aux États-Unis et de ses politiques a des répercussions sur l'ensemble de la planète. Par exemple, nous avons pu voir ce qui se passe lorsque l'on déclare une guerre tarifaire unilatérale et fantaisiste. Elle entraîne une hausse des prix, car en fin de compte, un droit de douane est une taxe. Cela affecte les populations et rend l'accès à l'emploi difficile, parce que, lorsque vous imposez des droits de douane élevés à un pays comme le Lesotho, vous finissez par faire perdre leur emploi à des milliers de personnes, car ce qu'elles produisent n'est plus compétitif et personne ne l'achète.
À l'heure actuelle, les accords bilatéraux ou multilatéraux ne sont plus respectés et les règles mondiales n'ont plus cours. À titre d'exemple, du jour au lendemain, les droits de douane imposés par les États-Unis ont plongé l'African Growth and Opportunities Act dans le coma [AGOA, une loi états-unienne qui permettait aux pays africains éligibles d'exporter certaines marchandises vers les États-Unis sans payer de droits de douane, en vue de stimuler la croissance économique sur le continent]. Les conséquences sont directes pour l'emploi, les salaires et le bien-être des travailleurs et de leurs familles. En Afrique, en raison des taux de chômage et d'informalité très élevés, chaque travailleur doit subvenir aux besoins de six personnes à sa charge.
Revenons au moment où vous avez entendu pour la première fois que les nouveaux droits de douane imposés par les États-Unis allaient augmenter de 50 % le coût des exportations du Lesotho vers les États-Unis [à savoir les diamants et les jeans]. Quelle a été votre réaction et, concrètement, comment les syndicats peuvent-ils réagir à une telle situation ?
Nous l'avons rejetée. Nous avons réclamé la suppression de ces droits de douane. Cependant, nous réaffirmons aujourd'hui plus que jamais notre attachement au multilatéralisme. Si nous convenons tous que le commerce offre des possibilités de croissance et de prospérité partagée, il se doit d'être fondé sur des règles, que nous devons tous respecter. Or, ce n'est pas le cas à l'heure actuelle.
Pourtant, cette situation nous offre également une occasion d'appeler les dirigeants africains à déclarer que le moment est peut-être venu pour le continent de se doter de son propre régime commercial. Le volume des échanges entre pays africains est inférieur à celui des échanges avec les pays extérieurs à la région. C'est pourquoi nous voyons un énorme potentiel dans la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), qui constitue le plus grand bloc commercial au monde, avec plus de 1,3 milliard de personnes [dans 54 pays du continent]. Si nous parvenons à réorganiser nos régimes commerciaux, à fournir les infrastructures nécessaires pour faciliter les échanges entre nous, à rendre les procédures, les pratiques et les systèmes de paiement plus conviviaux, si nous sommes capables de faire cela, si nous sommes capables d'investir davantage dans les compétences et l'éducation afin d'accroître la productivité, alors nous pourrons développer le commerce et les opportunités commerciales entre nous. Peut-être qu'avec le temps, nous n'aurons plus à nous soucier des régimes commerciaux imposés d'ailleurs.
Quels sont les défis les plus pressants auxquels les syndicats africains font actuellement face ?
Nous sommes conscients du défi que représente l'économie informelle, car l'économie de l'Afrique est en grande partie informelle. Cela relève en soi d'un projet néolibéral visant à maintenir le continent dans un état de dysfonctionnement structurel permanent. Nous devons donc tout mettre en œuvre pour formaliser l'économie africaine. Mais nous devons d'abord organiser ces travailleurs, car la formalisation nécessite de pouvoir s'exprimer et d'être représenté pour pouvoir mener à bien l'ensemble du processus. Par ailleurs, les travailleurs informels sont disproportionnellement représentés par les femmes, les jeunes, les migrants et d'autres groupes vulnérables. En tant que syndicats, nous devons donc aller à leur rencontre pour essayer de les organiser.
Ensuite, nous devons nous attaquer au problème de la fragmentation des syndicats. Les entreprises deviennent de plus en plus grandes, à tel point que certains pays vont adopter des lois antitrust afin qu'elles ne deviennent pas trop grandes et ne se transforment pas en monopoles. Mais vous constaterez que les syndicats se fractionnent en petits groupes. Or, il est difficile de se battre quand on est si petit. Nous devons mettre un terme à cette atomisation et en déterminer les causes profondes. Nous investissons davantage dans les syndicats en respectant leurs statuts et nous les encourageons également à les réviser de manière à accueillir des catégories de travailleurs qui n'étaient pas membres jusqu'à présent, en particulier les travailleurs informels. Nous souhaitons également améliorer notre capacité à fournir des services à nos membres.
L'Afrique compte la population la plus jeune au monde : environ 60 % des Africains ont moins de 25 ans et on estime que d'ici 2035, le nombre de jeunes Africains entrant sur le marché du travail chaque année sera supérieur à celui du reste du monde réuni. Que faites-vous pour attirer davantage de jeunes dans les syndicats ?
Le continent africain est jeune, il est donc important de montrer aux jeunes que nos syndicats leur appartiennent. Nous investissons actuellement dans la création de cellules syndicales qui renforceront les liens entre le mouvement étudiant et le mouvement syndical. Plus que jamais, nous faisons intervenir les syndicats dans les universités — nous pourrions même commencer à les introduire dans les écoles secondaires — afin d'expliquer aux jeunes ce que font les syndicats et comment nous pouvons les aider. Dans certains pays, comme le Nigeria, la Zambie et le Malawi, les efforts visant à établir des liens entre les campus et les syndicats commencent à porter leurs fruits. Nous souhaitons montrer aux jeunes que les sujets qui les préoccupent sont aussi les nôtres.
Vous avez évoqué certains obstacles au commerce. Selon vous, quels sont les autres facteurs qui continuent d'entraver le développement de l'Afrique ?
Si nous ne nous attaquons pas à nos problèmes structurels, l'Afrique restera en marge de l'économie mondiale et restera le dilemme du développement mondial. Nous n'en sommes pas fiers. Nous savons comment nous en sommes arrivés là. Nous ne voulons pas nous lamenter ni jouer les victimes, mais je parle de l'esclavage, du colonialisme et désormais du néocolonialisme. Il semble y avoir une volonté de maintenir l'Afrique dans son rôle de producteur de matières premières, de simples coupeurs de bois ou porteurs d'eau, et nous disons que c'en est assez. Il est temps pour nous, Africains, de tracer et de définir notre propre chemin vers le progrès à notre manière.
Face à l'insécurité qui règne sur le continent, des djihadistes aux bases militaires étrangères qui surgissent un peu partout, il suffit de gratter un peu la surface pour découvrir tout un réseau de soutiens financiers provenant d'intérêts extérieurs à l'Afrique, qui utilisent les élites locales pour empêcher nos populations de s'organiser. Tout cela est bien documenté, et c'est pourquoi nous souhaitons élargir notre plaidoyer à nos frères et sœurs du Nord pour leur dire : « Parlez-en à vos gouvernements ». Le recours à la dette pour maintenir l'Afrique dans un état de dépendance doit cesser.
Il est inacceptable que les pays africains empruntent à un taux d'intérêt quatre fois plus élevé que celui de l'Allemagne. Comment est-on censé être compétitif dans ces conditions ? Aujourd'hui [le jour où M. Odigie s'entretient avec Equal Times], la Conférence de l'Union africaine sur la dette s'achève à Lomé, au Togo. Nous, travailleurs africains, attendons la déclaration qui sera faite à Lomé, où nous continuerons à faire pression pour l'annulation de la dette. Tant que nous serons soumis à un régime d'endettement insoutenable, l'Afrique ne pourra pas financer son propre développement, en particulier la protection sociale. C'est le message que nous transmettrons à Séville lors de la quatrième Conférence internationale sur le financement du développement [en juillet] et à Doha lors du Sommet mondial sur le développement social [en novembre] : vous devez annuler ou restructurer la dette et, plus important encore, nous avons besoin d'une architecture financière mondiale qui soit démocratique, inclusive et transparente. De plus, en matière de changement climatique, l'Afrique ne contribue qu'à hauteur de 4 % à la pollution mondiale, mais, sur le plan des effets de ce changement climatique, la dévastation est disproportionnée en Afrique. Le « financement du développement » doit donc signifier le financement de l'atténuation et de l'adaptation. Une transition juste n'est pas possible si elle est uniquement guidée par le secteur privé et un programme néolibéral.
Depuis votre entrée en fonction, les syndicats ont été la cible de nombreuses attaques sur le continent, notamment en Eswatini et au Nigeria. Que fait la CSI-Afrique pour soutenir et protéger les droits des syndicats sur le continent ?
La situation actuelle au Nigeria est préoccupante [note de la rédaction : les syndicats nigérians ont fait l'objet de « harcèlement, d'attaques et d'intimidation de la part de la police », comme en témoignent l'agression et l'arrestation du président du Congrès du travail du Nigeria (NLC, Nigeria Labour Congress), Joe Ajaero, en novembre 2023, et sa détention en septembre 2024 dans le cadre d'enquêtes en cours pour complot criminel, financement du terrorisme et subversion, entre autres accusations. Alors qu'il ne faisait l'objet d'aucune inculpation, il a été appréhendé par des agents de sécurité et il lui a été interdit de se rendre au Royaume-Uni pour assister au congrès de la Confédération syndicale britannique, ce qui a suscité une condamnation généralisée de la part du mouvement syndical].
Malgré tout, nous entretenons des relations constructives avec le gouvernement. Pendant que toutes ces attaques avaient lieu, nous avons mobilisé le soutien en faveur des syndicats au Nigeria, et nombre de nos affiliés en Afrique ont fermement condamné ces actions. Nous avons écrit une lettre au président de la République du Nigeria pour dénoncer ces actions et demander que justice soit faite. Je leur demande d'examiner et de réformer les processus de relations industrielles afin que les droits des travailleurs et des syndicats soient garantis et respectés. Nous avons également écrit aux agences de sécurité pour exiger qu'elles rendent des comptes sur tous ces fronts. En outre, nous avons fourni aux syndicats nigérians un soutien pour renforcer leurs capacités, afin qu'ils puissent mieux se protéger et signaler les infractions. Parallèlement, j'ai rendu visite au ministre du Travail dans son bureau ; il s'est montré ouvert et réceptif. La réunion avec tous ses fonctionnaires a été constructive, puis j'ai rendu une visite de courtoisie à l'inspecteur général de la police, qui s'est également montré très réceptif. Les deux fois, ces institutions ont réuni leurs plus hauts représentants pour assister à ces réunions. L'inspecteur général a pris certains engagements pour améliorer ses relations avec le NLC. Il a déclaré qu'il pensait qu'il y avait eu un petit malentendu et que ses services s'efforceraient de le résoudre. Comme vous le savez, le Nigeria figure sur la longue liste du rapport de l'Organisation internationale du Travail concernant le Comité de l'application des normes. Mais après avoir eu une discussion fructueuse avec eux, nous souhaitons tendre la main au gouvernement nigérian afin de discuter de la manière dont nous pouvons explorer le dialogue de manière constructive. Je suis convaincu, compte tenu de cette première expérience, qu'ils seront ouverts à cette idée.
Dans le même ordre d'idées, en Eswatini [monarchie absolue où les syndicats sont sévèrement réprimés, comme en témoignent le meurtre de Thulani Maseko, avocat spécialisé dans les droits humains et les droits syndicaux, et l'exil forcé de Sticks Nkambule, secrétaire général du Syndicat des travailleurs des transports, des communications et des secteurs connexes du Swaziland, survenus tous deux en 2023]. Notre affilié en Eswatini, le Congrès des syndicats du Swaziland (TUCOSWA), nous a déjà informés que le gouvernement était en contact avec eux, mais nous leur avons conseillé de veiller à ce que des organismes extérieurs soient [présents] lors de ces discussions. Je prévois également de me rendre en Eswatini en septembre et j'espère y rencontrer des représentants du gouvernement.
Dernière question : il vous reste encore quelques années à la tête de la CSI-Afrique et une longue liste de défis à relever. Que souhaitez-vous que l'on retienne de votre mandat de secrétaire général ?
Par la grâce de Dieu — et je le dis de manière très spirituelle, j'espère que vous me citerez — par la grâce de Dieu, j'espère laisser derrière moi un mouvement syndical africain fort, qui rassemble davantage de membres, qui a plus d'influence sur le terrain et qui est plus uni que jamais. Nous espérons attirer davantage de jeunes et faire en sorte que la voix des syndicats soit respectée sur tout le continent. Nous espérons changer l'image que les gouvernements africains ont des syndicats. Nous souhaitons améliorer les possibilités de dialogue social en les institutionnalisant et en les utilisant. Et lorsque je quitterai ce poste, nous aurons construit des relations solides et robustes avec nos frères et sœurs d'Amérique latine et de toute la diaspora africaine. Car pour moi, la question du racisme est très importante. Partout où je vais, je constate que les hommes noirs et les femmes noires occupent majoritairement les échelons inférieurs de la société. La discrimination est énorme. Nous souhaitons pouvoir contribuer à une mobilisation mondiale des personnes noires, aux côtés d'autres communautés, sociétés et économies, afin d'œuvrer ensemble pour un progrès commun.
21.05.2025 à 11:14
Le constat est cinglant. Après des années d'inflation galopante, de baisse du pouvoir d'achat et d'insécurité croissante, la promesse d'une prospérité partagée n'a pas été tenue.
Dans une déclaration commune rare publiée sous la bannière du Labour 7 (L7), les syndicats des pays du G7 ont lancé un appel direct aux dirigeants : changez de cap avant qu'il ne soit trop tard. Leur message est clair : à moins d'un changement radical de politique économique, les gouvernements et les banques (…)
Le constat est cinglant. Après des années d'inflation galopante, de baisse du pouvoir d'achat et d'insécurité croissante, la promesse d'une prospérité partagée n'a pas été tenue.
Dans une déclaration commune rare publiée sous la bannière du Labour 7 (L7), les syndicats des pays du G7 ont lancé un appel direct aux dirigeants : changez de cap avant qu'il ne soit trop tard. Leur message est clair : à moins d'un changement radical de politique économique, les gouvernements et les banques centrales risquent de pérenniser la stagnation à long terme, d'accroître encore les inégalités et d'attiser la polarisation sociale.
La flambée de l'inflation en 2022-2023 a entraîné une crise du coût de la vie qui oblige les familles travailleuses des pays du G7 à se couper en quatre pour subvenir à leurs besoins essentiels. Aujourd'hui, même un emploi à temps plein ne garantit pas un niveau de vie acceptable aux travailleurs et à leur famille. Les banques centrales ont réagi en haussant fortement les taux d'intérêt, mais cette stratégie s'est avérée coûteuse. Les entreprises ont modéré leurs investissements, les prêts hypothécaires se sont renchéris et la demande des consommateurs s'est affaiblie. La réaction des banques centrales a freiné la reprise de l'économie, qui peinait déjà à se remettre des effets de la pandémie.
Même si les prix commencent à se stabiliser, les contrecoups de la politique monétaire restrictive se font encore ressentir. Une grande partie de la dette contractée par les entreprises et les ménages alors que les taux d'intérêt étaient bas arrive à échéance et doit être refinancée, cette fois à des coûts nettement plus élevés.
Une situation qui pèse sur le budget des ménages et fragilise le bilan des entreprises, avec pour conséquence un ralentissement de la consommation et des investissements. Des répercussions sur le marché du travail également, où l'on assiste à une augmentation des licenciements et à un gel des embauches non seulement dans des secteurs tels que la construction et l'industrie manufacturière, particulièrement sensibles aux variations des taux d'intérêt, mais aussi dans l'ensemble de l'économie.
Dans ce contexte, le L7 a lancé un appel énergique en faveur d'une transition économique urgente. Nous demandons instamment une accélération des baisses des taux d'intérêt et un passage à une politique budgétaire expansionniste. Au cœur de notre proposition se trouvent la création d'emplois de qualité, l'investissement social et la résilience économique, abandonnant enfin les cadres d'austérité modérée qui ont fini par dominer les politiques de la plupart des pays du G7 et au-delà.
Si l'inflation a dominé l'actualité ces dernières années, il est clair que la menace la plus importante réside désormais dans la stagnation prolongée et la détérioration du marché du travail, tant en termes de création d'emplois que de conditions de travail. Le L7 avertit que la poursuite d'une politique monétaire restrictive risque de faire baisser l'inflation en dessous des objectifs des banques centrales et de déclencher une spirale descendante néfaste de contraction économique, entraînant une restructuration de l'emploi et une hausse du chômage. À moins d'un changement de cap, le G7 pourrait sombrer imperceptiblement dans la récession.
La politique budgétaire n'a pas non plus été à la hauteur. Au nom de la discipline et afin d'éviter d'alimenter l'inflation, les gouvernements ont adopté des politiques budgétaires trop prudentes, voire des mesures d'austérité pure et simple, entraînant un grave sous-investissement dans les services publics, tout en retardant les investissements essentiels dans les infrastructures et la transition écologique.
Irresponsables sur le plan budgétaire, ces choix sont tout aussi irresponsables sur le plan social. La déclaration du Labour 7 appelle de toute urgence à un accroissement des investissements dans la protection sociale, l'éducation, les soins de santé, les politiques actives en faveur du marché du travail, les énergies propres et abordables, ainsi que les infrastructures vertes. De tels investissements sont non seulement nécessaires pour stimuler la demande et l'emploi et accélérer la reprise économique, mais ils sont également essentiels pour préparer les économies aux chocs climatiques et géopolitiques à venir.
Pour financer ces priorités, les syndicats préconisent une refonte en profondeur de la politique fiscale : introduction d'une fiscalité plus progressive sur la fortune et les revenus du capital, augmentation des taux d'imposition des sociétés, imposition des bénéfices exceptionnels et taxe sur les transactions financières, le tout soutenu par une coopération internationale renforcée afin de prévenir l'évasion et la fraude fiscales.
Il ne s'agit pas de propositions radicales, mais de mesures de bon sens visant à rééquilibrer un système où le fardeau a été transféré de manière disproportionnée sur les travailleurs, tandis que les multinationales et les grandes fortunes continuent de prospérer, souvent grâce aux gains exceptionnels résultant de la crise.
Les guerres commerciales en cours ne font qu'exacerber ces difficultés. La récente hausse des droits de douane a déjà perturbé les chaînes d'approvisionnement mondiales et entraîné des coûts supplémentaires pour les investisseurs, les producteurs et les consommateurs. Comme le souligne la déclaration du L7, ce sont les travailleurs à faible revenu qui paient le prix fort dans cette nouvelle ère de guerre commerciale.
Le choix politique qui s'offre au G7 n'est pas seulement économique, il est moral et générationnel. Les décideurs économiques vont-ils persévérer dans un statu quo qui privilégie la restriction budgétaire à court terme au détriment d'une prospérité partagée à long terme ? Ou sauront-ils saisir cette occasion pour amorcer une reprise plus juste et plus inclusive, centrée sur les travailleurs, qui rétablisse la confiance dans les institutions publiques et s'attaque aux causes profondes de l'instabilité économique ?
La réunion de cette semaine à Banff est plus qu'une simple discussion politique : il s'agit d'un référendum sur l'avenir du travail, de l'équité et de la solidarité dans certains des pays les plus riches du monde. Les voix des travailleurs se sont clairement fait entendre. Reste à voir si les décideurs politiques du G7 seront à l'écoute ou s'ils les abandonneront au feu croisé des politiques macroéconomiques.