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17.06.2025 à 10:20

Après des années d'attaques de la part des néolibéraux pour le restreindre, le droit de grève est en danger partout dans le monde

Le droit de grève est la cible des employeurs et des politiques néolibérales depuis plus d'une décennie, et subit chaque année des attaques de plus en plus alarmantes à travers le monde. Jusqu'à récemment, ce droit était unanimement considéré comme consacré par les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), un consensus international qui régit les relations professionnelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais depuis 2012, il est remis en question par les (…)

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Le droit de grève est la cible des employeurs et des politiques néolibérales depuis plus d'une décennie, et subit chaque année des attaques de plus en plus alarmantes à travers le monde. Jusqu'à récemment, ce droit était unanimement considéré comme consacré par les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), un consensus international qui régit les relations professionnelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais depuis 2012, il est remis en question par les employeurs au sein même de l'organe de l'ONU. Dans la pratique, le patronat opère un boycott du fonctionnement interne de l'OIT, inédit depuis sa création en 1919 (au sein de la Société des Nations), une obstruction qui coïncide avec une augmentation alarmante des restrictions juridiques et des mesures répressives à l'encontre de ce droit sur tous les continents.

Le droit de grève et le droit à la négociation collective sont les instruments les plus importants dont disposent les travailleurs pour se défendre contre une multitude d'abus dans le domaine du travail et, bien qu'il s'agisse de droits humains relativement bien ancrés dans les régions les plus développées du monde, ils subissent des pressions croissantes depuis des années. Cet inquiétant recul va de pair avec des gouvernements influencés par l'idéologie néolibérale qui tentent d'entraver et de limiter dans la pratique, par de nouvelles lois, les effets socialement perturbateurs des grèves, alors que c'est précisément en cela que réside leur force en tant qu'arme de pression et de défense des travailleurs.

Le dernier Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI) révèle que le droit de grève a été mis à mal dans 131 pays au cours de l'année écoulée (87 % des 151 pays étudiés dans le rapport), soit 44 pays de plus qu'en 2014, année où l'indice avait étudié 119 nations. La tendance qui se dessine est claire : examiné par région, en 2025, le droit de grève a été violé dans 95 % des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, 93 % des pays d'Afrique, 91 % des pays d'Asie-Pacifique, 88 % des pays d'Amérique et 73 % des pays d'Europe, région qui (même si elle est celle où ce droit est le plus ancré en principe) connaît une tendance à l'obstruction juridique et à la criminalisation des grèves, ainsi qu'à la stigmatisation sociale des grévistes eux-mêmes. Parallèlement, dans 121 pays (soit 80 % ou 34 nations de plus qu'en 2014), le droit des travailleurs à la négociation collective de leurs conditions de travail a été sévèrement restreint ou est inexistant.

En Europe, fer de lance des progrès du droit du travail, l'ancien modèle social « centré sur le travailleur » est activement démantelé par les gouvernements et les entreprises, et ce, à une vitesse qui ne cesse de s'accélérer. En 2025, la protection juridique même du droit de grève avait considérablement empiré au Royaume-Uni, en Hongrie, en Albanie, en Moldavie et au Monténégro. En Belgique, en France et en Finlande, les autorités ont réprimé des travailleurs en grève, tandis que la montée de l'extrême droite accroît d'année en année le risque d'érosion des droits du travail.

Comment l'esprit du droit de grève est-il « tué » en Europe

En Europe en particulier, où, au cours de la dernière décennie, la pire détérioration des droits du travail de toutes les régions du monde a été enregistrée, on observe depuis quelques années une tendance croissante à limiter la portée et les conditions dans lesquelles la grève est autorisée. Ces nouvelles politiques constituent une dérive législative, puisqu'elles visent à limiter le droit de grève en tentant d'établir une définition trop large de ce qui est considéré dans chaque pays comme des « services essentiels », afin de restreindre ou d'interdire, dans la pratique, le recours à la grève dans un nombre croissant de secteurs du travail.

L'OIT stipule que les « services essentiels » sont uniquement « les services dont l'interruption mettrait en danger, dans l'ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne ». Pourtant, un nombre croissant de parlements légifèrent pour étendre cette définition à des secteurs tels que les transports, l'éducation et la santé, tout en élargissant la proportion de services minimums à assurer à un point tel que la capacité de perturbation sociale qui sous-tend la force de la grève en tant que moyen de pression est pratiquement éliminée.

« Ce qui fait le succès éventuel d'une grève, c'est sa capacité à perturber le système économique », explique à Equal Times l'historien français Stéphane Sirot, spécialiste de la sociologie des grèves, du syndicalisme et des relations sociales.

« Donc, si vous adoptez une législation dont l'objectif est de faire en sorte qu'une grève perturbe le moins possible, c'est un peu comme si vous lui déniez son droit d'existence, au fond, parce que la lettre juridique laisse la grève exister, mais elle a tendance à la tuer dans son esprit », ajoute-t-il.

Cette situation s'aggrave encore davantage en raison des règles qui donnent le ton de cette offensive conservatrice contre les droits des travailleurs, à l'instar de la Loi sur les grèves (niveaux de service minimum) adoptée au Royaume-Uni en 2023. Elle permet d'obliger les travailleurs de certains secteurs stratégiques à ignorer une grève, même s'ils en sont les initiateurs, sous peine de licenciement. Elle permet également de réprimer les protestations et les manifestations syndicales et de remplacer les grévistes par d'autres employés temporaires. Le nouveau gouvernement travailliste britannique a annoncé en août qu'il abolirait cette loi. Pourtant, ses critères de respect du service minimum restent en vigueur, même s'ils devraient être abrogés par le parlement en juillet prochain.

Dans le cas de la France, la situation a radicalement changé depuis la grève des transports de novembre 1995. Celle-ci avait été déclenchée pour empêcher le gouvernement d'Alain Juppé de mettre en œuvre les réformes de la Sécurité sociale qui devaient affecter les travailleurs du secteur. « Pendant trois ou quatre semaines en France, […] il n'y avait plus un train […] qui circulait », se souvient M. Sirot. La mesure a été un succès pour la défense des droits des travailleurs, mais à partir de ce moment-là, « on a vu se développer de manière assez nette une rhétorique sur la grève comme un instrument de perturbation inadmissible et qu'il faut absolument encadrer, limiter et contraindre ». Dans les années qui ont suivi, les projets de loi se sont multipliés dans ce sens, en vue de limiter le droit de grève jusqu'à ce qu'il se rapproche de plus en plus du « modèle italien », où « il y a des périodes au cours desquelles il est interdit de faire grève, notamment dans le secteur des transports, par exemple au moment des départs en vacances à Noël ». Or, un rapprochement avec ce modèle risque de laisser s'échapper la pression par d'autres voies : « à partir du moment où la loi contraint tellement le droit de grève qu'elle l'empêche presque », on assiste à des « grèves sauvages » où le conflit de travail éclate déjà délibérément sans aucune volonté de se soumettre à la législation en vigueur.

L'ironie de cette situation est grande, souligne l'historien, car cela nous ramène à la situation du début du XIXe siècle, époque où la grève était interdite et où la contestation était beaucoup plus violente et aussi beaucoup plus violemment réprimée. Avoir recours à cette pratique aujourd'hui suppose un « choix politique, un choix idéologique », mais qui « ne résout pas les questions sociales. Si vous voulez, c'est plus une façon de les dissimuler ». Et cela, insiste M. Sirot, est « politiquement très dangereux », parce que « si les mécontentements sociaux ne peuvent pas s'exprimer par des dispositifs comme la manifestation ou la grève, et ben, ils s'expriment par la voie des urnes », ce qui explique en partie la montée actuelle de l'extrême droite en Europe, selon lui.

Entre-temps, « il y a une résistance que je trouve très marquée et très forte de la part des systèmes de pouvoir à l'égard des conflits sociaux », face à laquelle il n'y a plus besoin de répression, ils « attendent que les mouvements s'épuisent. Voilà, ils ne négocient même plus » avec les autres acteurs sociaux. « On parle de concertation, de consultation, mais moins de négociation », note-t-il. Historiquement, « on est beaucoup moins enclin aujourd'hui qu'il y a quelques décennies à rechercher des compromis. Et personnellement, je trouve ça vraiment très dangereux, parce qu'encore une fois, quand on ne trouve pas des compromis sociaux, ce sont des contestations politiques qui émergent » de tout le système, « et c'est ce qu'on observe aujourd'hui ».

Tenter de neutraliser le droit de grève depuis l'intérieur (… de l'OIT)

Depuis quelques années, la bataille se propage à l'OIT elle-même, qui fonctionne sur un socle tripartite, avec un dialogue social constant entre les représentants des gouvernements des 187 États membres, des employeurs et aussi des travailleurs. La Conférence internationale du travail qui coordonne les politiques de l'organisation pour l'année à venir a lieu tous les ans, en juin. Lors de la session de 2012 cependant, dans le cadre des discussions de la Commission de l'application des normes (CAS), le groupe dit « Groupe des employeurs » a remis en question ce que les experts en application des normes de l'OIT considéraient comme acquis depuis trois quarts de siècle à savoir que le droit de grève est implicitement reconnu par la Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (C087) de 1948 et la Convention sur le droit d'organisation et de négociation collective (C098) de 1949.

« Il est impossible de comprendre la liberté syndicale sans l'exercice des trois fonctions qui la composent : la reconnaissance des syndicats (et de l'activité syndicale elle-même), la négociation collective et le droit de grève, précisément en qualité d'outil d'équilibre social permettant de conquérir des droits », explique à Equal Times l'un des grands spécialistes internationaux en la matière, l'Argentin Marcelo DiStefano, docteur en droit du travail, professeur dans deux universités publiques de Buenos Aires et membre du comité exécutif de la Confédération syndicale des Amériques (CSA) au nom de la Confédération générale du travail (CGT) de son pays.

« C'est ainsi parce que la liberté syndicale est un droit à la conquête de droits, un outil qui permet de conquérir de nouveaux droits », souligne-t-il.

Lorsque, en 2012, les employeurs ont commencé à contester le fait que la Convention 87 garantissait implicitement le droit de grève, rappelle-t-il, « c'est là qu'a commencé le processus de blocage de l'un des outils les plus importants dont dispose le système de contrôle [du respect] des normes [de l'OIT], à savoir la Commission de l'application des normes », dont les capacités, notamment l'élaboration de rapports sur le respect ou non des directives de l'OIT à travers le monde, sont paralysées depuis maintenant 13 ans.

Cela signifie que, depuis 2012, les travailleurs, les employeurs et les gouvernements sont aveugles, sans données unanimement établies ni interprétations autorisées par l'OIT sur les limites légales à l'exercice du droit de grève, ce qui a accru l'incertitude politique pour toutes les parties et a contribué à inciter la Confédération syndicale internationale (CSI) à élaborer, à partir de 2014, son propre rapport annuel sur l'état des conditions de travail dans le monde.

Comme l'explique M. DiStefano, pour fonctionner, la CAN « exige un consensus, mais, lorsqu'une des parties en bloque la possibilité, il est impossible de parvenir à un accord, car ce qui est en jeu ici, c'est de savoir si la Convention 87 reconnaît ou non le droit de grève. Or, comme on dit en Argentine, on ne peut pas être “un peu enceinte” : on l'est ou on ne l'est pas ».

Pendant ces 13 années de vide juridique qui ont commencé juste au moment où un syndicaliste, le Britannique Guy Ryder (ancien secrétaire général de la CSI de 2006 à 2010), est devenu directeur général de l'OIT, les représentants mondiaux du patronat ont tenté d'empêcher les travailleurs de porter l'affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye en vue d'obtenir un avis consultatif.

« Ils ont tenté de négocier un protocole spécifique sur la grève [inexistant jusqu'alors dans la réglementation de l'OIT], mais le droit de grève, soit on l'a, soit on ne l'a pas », souligne M. DiStefano. « En réalité, leur intention était d'entamer un processus visant à restreindre l'exercice du droit de grève, car il ne s'agit pas d'un droit absolu, mais plutôt d'un droit relatif, qui peut être encadré dans certaines circonstances… mais, dans ces cas-là, l'OIT considère que ces restrictions peuvent être imposées afin de protéger des droits essentiels, c'est-à-dire lorsque la sécurité ou la vie des personnes est mise en danger ».

En fin de compte, les travailleurs et une grande partie des États, y compris les membres de l'Union européenne et les États-Unis, ont voté pour porter la question devant la CIJ, qui doit encore se prononcer à ce sujet.

Pour leur part, les représentants des organisations patronales du monde entier semblaient chercher à affaiblir le contrôle des normes de l'OIT, afin de voir s'estomper la protection internationale du droit de grève et de permettre des interprétations plus laxistes qui permettraient de le restreindre dans la pratique. L'organisation qui les regroupe au sein de l'OIT, l'Organisation internationale des employeurs (OIE), a refusé les questions d'Equal Times, mais a renvoyé à un communiqué à ce sujet, dans lequel elle affirme que, selon elle, ainsi que « de nombreux gouvernements », l'instance compétente pour interpréter si le droit de grève est reconnu ou non par l'OIT n'est pas la CIJ, mais les réunions annuelles de la CIT… que les employeurs eux-mêmes entravent depuis 12 ans en bloquant toute mesure qui impliquerait de considérer que l'organisme des Nations unies reconnaît le droit de grève, comme cela avait été sous-entendu jusqu'en 2012, pendant trois quarts de siècle.

12.06.2025 à 08:30

Malgré une extrême répression, l'opposition contre l'oléoduc EACOP ne faiblit pas en Ouganda

Elodie Toto

« On manifestera jusqu'à ce qu'on obtienne gain de cause. Ce projet n'est pas durable. Le monde est en train de se tourner vers les énergies renouvelables. L'Ouganda devrait faire pareil », explique au téléphone Ibrahim Mpiima, chef d'équipe de Justice Movement Uganda, un mouvement de protestation qui rassemble une centaine d'étudiants dans le pays contre l'East African Crude Oil Pipeline Project (ou EACOP), le plus long projet d'oléoduc chauffé au monde.
« Dès qu'on peut, on va (…)

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« On manifestera jusqu'à ce qu'on obtienne gain de cause. Ce projet n'est pas durable. Le monde est en train de se tourner vers les énergies renouvelables. L'Ouganda devrait faire pareil », explique au téléphone Ibrahim Mpiima, chef d'équipe de Justice Movement Uganda, un mouvement de protestation qui rassemble une centaine d'étudiants dans le pays contre l'East African Crude Oil Pipeline Project (ou EACOP), le plus long projet d'oléoduc chauffé au monde.

« Dès qu'on peut, on va manifester. La seule chose qui nous freine, c'est l'argent. Mais dès qu'on en récolte assez, on fait des banderoles, on achète des téléphones portables jetables, on sécurise des planques pour se réfugier en cas de problèmes, et on y va ». Ce groupe local est associé à un mouvement plus grand, StopEACOP, une coalition d'ONG internationales, qui se sont rapprochées « pour plus de solidarité, plus de visibilités et de budget », explique encore l'étudiant à l'université de Kyambogo, à Kampala.

Malgré toutes les précautions prises en amont de la manifestation du 19 mars dernier, Ibrahim Mpiima a été arrêté par la police. Il était allé manifester avec une trentaine de camarades, étudiants comme lui. Emmené de force avec trois autres militants dans la prison de haute sécurité de la capitale, il a été battu et torturé. Relâché le 3 avril, il accuse dans un récit publié sur les réseaux sociaux, des agents de sécurité de l'avoir également violé lors de cette détention.

Martha Amviko, militante au sein du mouvement Extinction Rébellion, était présente à la manifestation. « On voulait marcher jusqu'au Parlement pour leur donner notre pétition qui demandait l'arrêt du projet. À peine avons-nous déployé des banderoles que des policiers ont surgi. Moi, j'ai réussi à m'enfuir. Mais tout le monde n'a pas eu cette chance. Une fois qu'ils vous emmènent dans les voitures de police, vous savez que vous allez être sévèrement battus. La violence est systématique ».

Même si la contestation a commencé il y a quelques années, depuis un an, une centaine de personnes ont été arrêtées et menacées par la justice, en Ouganda, pour avoir participé à des manifestations pacifiques contre les projets pétroliers que le gouvernement souhaite développer.

L'oléoduc EACOP prévoit de mesurer environ 1.400 km de long, allant du Parc national Murchison Falls en Ouganda, jusqu'au port de Tanga en Tanzanie, pour acheminer du pétrole des 400 puits ougandais de Tilenga et Kingfisher jusqu'à la mer, où il pourra être vendu à l'international. Il est estimé que 246.000 barils de pétrole couleront chaque jour dans cet oléoduc, pendant les 25 années d'exploitation prévues.

Présentés comme des opportunités de développement, ces projets sont portés par les gouvernements de l'Ouganda, de la Tanzanie, ainsi que les géants pétroliers TotalEnergies et la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) et ont été estimés à l'origine à 3,5 milliards de dollars US, en 2020. Mais la facture ne cesse, depuis, de s'alourdir. L'Ouganda et la Tanzanie espèrent tirer des revenus importants, mais aussi des emplois, pour faire construire puis entretenir l'infrastructure.

Car, dans un pays comme l'Ouganda, où le revenu par habitant se situe à environ 1.000 dollars par an, les gouvernements misent sur les richesses pétrolières pour sortir le pays de la pauvreté. « Nous pensons que cela devrait constituer un catalyseur pour la croissance économique », a déclaré Robert Kasande, un officiel du Ministère ougandais de l'Énergie, lors de la cérémonie de signature en 2021.

Les conditions de vie des populations affectées par les répercussions des travaux

Pourtant, sur le terrain, certains habitants font face, au contraire, à des conséquences négatives sur leur vie et leurs revenus. C'est le cas de Geoffrey Byakagaba, un agriculteur de 45 ans, père de 8 enfants, qui a été dépossédé d'une partie de sa terre au profit du projet. « En 2017, Total est devenu propriétaire de nos terres dans notre village. Il y avait plusieurs types de compensations. Moi, j'ai opté pour la solution ‘une terre pour une terre'. Ils ont pris ma terre, mais jusqu'à présent, ils ne m'ont pas dédommagé », explique-t-il.

Geoffrey Byakagaba, après avoir perdu une partie de son terrain, continue de vivre à Kasenyi, dans le district de Buliisa, là où la ville se prépare en ce moment à accueillir une centrale de traitementdu projet Tilenga. Il raconte avoir vu son niveau de vie chuter. « Avant le projet, je cultivais du manioc, des patates douces. On les mangeait et on vendait le surplus. J'avais 20 à 25 bêtes, vaches et chèvres… Aujourd'hui il ne m'en reste qu'une dizaine et ma récolte est tout juste suffisante pour nous nourrir. »

En raison de ce manque à gagner, il a dû changer ses enfants d'école. « Ils sont toujours scolarisés, mais dans des quartiers qui ne nous plaisent pas. » Depuis, Geoffrey Byakagaba survit en faisant des petits travaux et en vendant le produit de sa pêche. Toutefois, par rapport à d'autres résidents de Kasenyi, il s'estime chanceux. « Heureusement, je ne vivais pas exactement là où je cultivais, alors j'ai toujours un endroit pour vivre. Ce n'est pas le cas de tout le monde. »

Il ajoute : « Et puis, je n'ai pas accepté leur argent. L'argent de Total ne m'aurait jamais permis d'acheter une terre. Ils m'ont proposé seulement 3,5 millions de shillings par hectares [environ 850 euros], alors qu'aujourd'hui pour acheter un hectare dans les environs, il faut débourser entre 10 et 15 millions [entre 2.500 et 3.500 euros]. J'aurais été ruiné. Certains l'ont été. » Geoffrey Byakagaba représente la cinquième génération de sa famille à vivre sur cette terre. Aussi pour lui, elle a bien plus qu'une valeur marchande.

« C'est ici que j'ai grandi. J'avais neuf hectares hérités de mes parents, mais il m'en reste moins de la moitié. Si je meurs aujourd'hui, mes enfants seront sans terre. Je me bats pour mes droits, mais aussi pour laisser un héritage à mes enfants ».

En avril 2021, excédé par la situation, il décide de porter plainte pour accaparement des terres à la Haute Cour de Masindi afin d'obtenir une compensation juste, de la part des promoteurs du projet EACOP. Il confie à Equal Times qu'il a été très vite accusé d'être un saboteur par les promoteurs, mais aussi par les autorités ougandaises pour avoir osé protester et parler à une journaliste italienne, Federica Marsi. Celle-ci avait alors été arrêtée, quelque temps après, avec un défenseur des droits humains ougandais, Maxwell Atuhura.

En 2025, selon Geoffroy Byakagaba, la situation n'a pas évolué et il est toujours en attente d'une compensation. Il n'est pas le seul. L'agriculteur fait partie des quelque 118.000 personnes qui ont été totalement ou partiellement expropriées en raison des projets Tilenga et EACOP.

Tout comme la grand-mère d'Ibrahim Mpiima, l'activiste. « Elle a été expulsée de sa terre à Hoima, alors elle s'est installée avec nous à Kampala, vu la compensation qu'elle a obtenue, elle n'a pas pu se racheter une terre. À cause de cela, elle ne s'est jamais sentie en paix. Et aujourd'hui elle est décédée », raconte le jeune homme. C'est ce qui l'a poussée à s'engager contre le projet, alors qu'il était encore étudiant. « À l'époque, je ne connaissais pas grand-chose d'EACOP, mais de voir ce qui est arrivé à ma grand-mère, ça m'a poussé à m'y intéresser. Puis j'ai réalisé que la plupart des gens ne connaissent rien du projet et de ses effets. Certains pensent même qu'il s'agit d'un projet de développement venu sauver l'Ouganda de la pauvreté, alors qu'énormément de personnes ont perdu leur terre. On doit se battre contre cette désinformation », s'indigne -t-il.

Des opposants au projet sévèrement réprimés

Au niveau national, très vite, avant même que le projet ne soit validé, la mobilisation anti-EACOP s'est organisée. Le mouvement devient international dès 2018, au moment des grandes manifestations d'étudiants du Friday For Future. Le monde commence à entendre parler d'EACOP et de sa démesure. De la quinzaine d'aires protégées que le projet va traverser, sa proximité avec les grands lacs (lac Albert et lac Victoria), l'une des plus importantes source d'eau douce d'Afrique, de son énorme bilan carbone présumé [34 millions de tonnes de CO² par an], alors que l'Ouganda à lui seul n'en émet que 5 millions de tonnes par an, à l'heure actuelle. Toutes ces raisons poussent des scientifiques à qualifier ce projet de « bombe climatique ».

En Ouganda, les autorités répliquent. Un communiqué de presse de l'autorité pétrolière de l'Ouganda qualifiant le mouvement contestataire international #StopEacop de mouvement d'opposition malavisé, à la limite du racisme et du colonialisme. D'après une enquête du média britannique DeSmog, TotalEnergies aurait mandaté une agence de relations publiques sud-africaine pour « éliminer toutes les réactions publiques négatives » vis-à-vis de ces projets pétroliers. Pour cela, une véritable campagne dans les rues, comme sur les réseaux sociaux, est alors lancée.

Pour Dickens Kamugisha, PDG de la compagnie à but non lucratif Afiego (Africa Institute for Energy Governance) qui suit le dossier EACOP depuis des années, ce n'est pas surprenant. « Malheureusement, notre système judiciaire n'est pas bon et en même temps, le gouvernement utilise les policiers pour punir ceux dans les communautés qui parlent. Énormément de personnes ont été arrêtées, intimidées, emprisonnées… »

« Ici, quand tu t'opposes à ce que le gouvernement et la compagnie (TotalEnergies, ndlr) font, tu deviens l'ennemi et une fois qu'ils t'ont dans leur viseur, tu dois souffrir les conséquences ».

Ibrahim Mpiima a toujours été conscience des risques, lui qui a déjà été arrêté une première fois en 2023. « C'est notre responsabilité. J'ai peur de finir en prison, d'être battu. J'ai vraiment peur. Mais si nous, les personnes qui sommes informées, ne manifestons pas, alors on aura trahi tous ceux qui croient en nous, » confiait-il à Equal Times quelques jours avant d'aller manifester en mars. Joint à nouveau par téléphone après sa sortie de détention, où il a subi des actes de torture, il racontait que l'épreuve l'avait toutefois affaibli : « Je me sens déprimé. Je ne m'en suis toujours pas remis physiquement. Mentalement aussi d'ailleurs. Le sentiment est encore frais dans mon esprit, comme si ça s'était passé hier ».

Martha Amviko avait également subi une arrestation en août 2024, suivi d'une incarcération de deux semaines. « Ils nous ont emmenés à Luzira. La prison de haute sécurité. Ils m'ont mis dans la même cellule que les criminelles, que les personnes qui avaient tué, alors que j'étais poursuivie pour trouble à l'ordre public », décrit-elle. « C'était surpeuplé. De temps en temps, les gardes vous convoquent dans leurs bureaux. Là, ils nous battaient, ils faisaient tout pour briser notre esprit ». Malgré cette expérience, elle assure : « Je préfère mourir que de laisser les choses telles qu'elles sont aujourd'hui. Les personnes qui mettent en place cet oléoduc seront mortes dans 20- 30 ans. Nous, on est la génération qui devra vivre avec leurs décisions. Nous et nos enfants. On ne peut pas abandonner le combat. »

En effet, le 23 avril, malgré tout cette répression, une nouvelle manifestation s'est encore tenue à Kampala. Onze activistes ont été arrêtés à leur tour. Au moment où cet article est rédigé, ils sont toujours derrière les barreaux, à la prison de haute sécurité de Luzira.

09.06.2025 à 07:00

Risques biologiques sur les lieux de travail : une nouvelle priorité pour l'OIT

Sur leur lieu de travail, les personnes peuvent être exposées à des virus ou des maladies et elles ne sont pas toujours bien protégées. Depuis la pandémie de Covid-19, la nécessité d'une régulation internationale pour prévenir et protéger les travailleurs et travailleuses pourrait amener l'Organisation internationale du travail (OIT) à élaborer une nouvelle convention au niveau mondial. De quel « danger » parle-t-on ?
Un « danger biologique » est une menace sur la santé humaine causée (…)

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Sur leur lieu de travail, les personnes peuvent être exposées à des virus ou des maladies et elles ne sont pas toujours bien protégées. Depuis la pandémie de Covid-19, la nécessité d'une régulation internationale pour prévenir et protéger les travailleurs et travailleuses pourrait amener l'Organisation internationale du travail (OIT) à élaborer une nouvelle convention au niveau mondial.

  • De quel « danger » parle-t-on ?

Un « danger biologique » est une menace sur la santé humaine causée par un agent pathogène, une substance biologique ou des circonstances sanitaires non-contrôlées. Concrètement, il peut s'agir de bactéries, virus, parasites, champignons, prions (protéines infectieuses), allergènes, toxines ou encore du matériel génétique ou des fluides corporels. Ceux-ci peuvent causer des maladies, blessures, infections, allergies ou intoxication, qui peuvent par ailleurs engendrer des séquelles. La menace peut être d'origine végétale, animale ou humaine.

Actuellement, les experts techniques sont chargés d'établir des catégories et d'harmoniser les classifications déjà établies à travers le monde. Il s'agit aussi de prendre en compte l'émergence de nouveaux dangers, comme certaines zoonoses. Ainsi, la pandémie de Covid-19, qui aurait fait près de 7 millions de morts dans le monde, a été causée par un virus zoonotique : le SARS-CoV-2.

  • Et qui doit-on ainsi protéger ?

Tous les travailleurs et leurs familles qui pourraient être exposés à ces dangers biologiques. Cependant, certains métiers sont plus à risque que d'autres, notamment ceux où il s'agit d'être en contact avec des animaux (l'élevage, principalement), ou des marchandises organiques. Dans l'agriculture, les travailleurs peuvent être aussi touchés par des maladies liées aux plantes (notamment les poussières et pollen) et aux insectes. Mais aussi les services d'entretien et de gestion des déchets, les services de santé et de techniques de laboratoire.

  • Pourquoi est-ce désormais une préoccupation prioritaire ?

Garantir un « lieu de travail sûr et sain » est un objectif que l'OIT défend depuis sa création en 1919, à travers plusieurs conventions internationales qui sont des références s'imposant aux États-membres. Il existe par exemple déjà une convention sur les dangers des produits chimiques (la Convention n°170 datant de 1990). Les organisations syndicales réclament une convention depuis 1993, mais ce n'est qu'en mars 2021 – après la pandémie de Covid-19 – que le conseil d'administration de l'OIT a convenu qu'une nouvelle norme sur la protection de la santé et de la sécurité au travail contre les risques biologiques serait négociée lors des Conférences internationales du Travail de l'OIT en 2024 et 2025.

En juin 2024, à Genève, les délégués des pays-membres ont donc participé à une première séance de la commission normative qui travaille à la rédaction d'un futur texte réglementaire. Les enseignements de la pandémie de Covid-19 et son impact parfois désastreux sur l'organisation du travail sont une base importante des discussions en cours.

  • Quels sont les principaux enjeux ?

Il s'agit encore de discuter de comment protéger les personnes affectées contre la perte de revenus ou d'emploi. La convention doit garantir que les états et les employeurs prennent en compte l'ensemble des cas de figure possibles et les personnes qui pourraient être affectées, sans oublier les travailleurs et travailleuses du secteur informel. Des questions se posent sur la vulnérabilité plus grande de certaines catégories : les femmes, les personnes âgées ou fragiles, les communautés marginalisées…etc.

Par ailleurs, le volet « prévention » sera développer. Car l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) considère que le lieu de travail est particulièrement indiqué pour mener à bien des campagnes de santé publique, notamment sur la grippe, le paludisme, le VIH/sida ou la tuberculose.

  • Et ensuite ?

Du 2 au 13 juin 2025, la Conférence internationale du travail se réunit à nouveau pour affiner le texte sur les nouvelles normes, avec pour objectif une possible nouvelle convention et une recommandation.

Pour en savoir plus :

- Protection contre les dangers biologiques dans le milieu de travail : Projets de convention et de recommandation (ilo.org)

Positions et priorités des syndicats en amont des discussions de la Conférence mondiale du Travail 2024 (CSI).

Collecteurs de déchets médicaux : des professionnels trop souvent non protégés, non formés, sous-payés et sous-estimés (equaltimes.org)

En Inde, la pandémie n'a fait qu'aggraver la situation des agents de l'assainissement, déjà stigmatisés et exploités (equaltimes.org)

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