20.06.2025 à 05:00
Shirin Shirzad pourrait parler pendant des heures de la violence et du harcèlement sexuel à l'encontre des athlètes féminines. Ancienne lutteuse et coach de l'équipe nationale iranienne dans cette discipline (2013-2018), elle s'est vue contrainte à l'exil suite aux menaces dont elle a fait l'objet lorsqu'elle a dénoncé les abus commis contre des membres de son équipe. « Au cours de ma carrière d'athlète et de coach professionnelle en Iran, j'ai moi-même fait l'objet d'intimidations, de (…)
- Actualité / Afrique-Global, Asie et Pacifique-Global, Moyen-Orient-Global, Violence, Femmes, Jeunesse, Sport, Législation du travail, Législation, Culture, Salman YunusShirin Shirzad pourrait parler pendant des heures de la violence et du harcèlement sexuel à l'encontre des athlètes féminines. Ancienne lutteuse et coach de l'équipe nationale iranienne dans cette discipline (2013-2018), elle s'est vue contrainte à l'exil suite aux menaces dont elle a fait l'objet lorsqu'elle a dénoncé les abus commis contre des membres de son équipe. « Au cours de ma carrière d'athlète et de coach professionnelle en Iran, j'ai moi-même fait l'objet d'intimidations, de discriminations et de violences psychologiques répétées. J'ai été réduite au silence à maintes reprises pour avoir dénoncé les injustices. J'ai également été la cible de remarques déplacées de la part de mes supérieurs hiérarchiques et, lorsque j'ai repoussé leurs avances, ils m'ont licenciée tout en continuant à me harceler », explique-t-elle dans un entretien avec Equal Times.
L'ancienne entraîneuse a déclaré que toutes les athlètes de l'équipe nationale iranienne avaient été victimes de harcèlement sexuel au moins une fois et qu'elle avait elle-même été témoin d'abus quotidiens. Une collègue mariée recevait des appels vidéo à quatre heures du matin de la part d'un entraîneur plus haut placé. Elle a signalé les faits à la fédération, mais en fin de compte, c'est elle qui a été sanctionnée.
Après avoir quitté l'Iran, elle s'est sentie plus en sécurité pour parler publiquement de ces abus. Lorsqu'elle a accordé sa première interview à la chaîne de télévision iranienne Iran International TV et à d'autres médias critiques à l'égard du régime, elle a immédiatement commencé à recevoir des menaces : « Ils ont dit qu'ils me renverraient en Iran de la pire manière possible », confie-t-elle. Docteure en sciences de la santé sportive et polyglotte, Shirzad a dû passer des années à vivre recluse dans un village retiré de Scandinavie. « Aujourd'hui encore, je reçois des insultes en ligne. Je continue néanmoins à apparaître à la télévision, car j'estime qu'il est important de dire la vérité. »
En Iran, le harcèlement à l'encontre des athlètes est systématique et est généralement le fait d'entraîneurs et de fonctionnaires. Rozita Aemeh-doost a dénoncé les abus sexuels dont elle et d'autres athlètes adolescentes ont fait l'objet ; Shiva Amini, ancienne joueuse de futsal, a été contrainte à l'exil après avoir dénoncé des extorsions sexuelles de la part de hauts responsables ; Elham Nikpay a accusé un dirigeant d'abus sur mineures dans une piscine où une fillette avait auparavant été assassinée, également en lien avec les abus commis à l'encontre d'athlètes féminines. Enfin, Golnar Vakil Gilani, ancienne présidente de la fédération de polo, a dénoncé des menaces de diffusion d'images privées proférées par un vice-ministre.
La plupart des victimes ne portent pas plainte par peur, et celles qui le font sont généralement sanctionnées alors que leurs agresseurs restent impunis. Il n'existe aucune voie de recours sûre et indépendante pour signaler les abus, et les obstacles structurels sont légion. « Le système est conçu pour réduire les femmes au silence, pas pour les soutenir », dénonce Shirzad.
L'Afghanistan est un autre exemple d'abus institutionnalisés à l'encontre des femmes sportives. Ici, les victimes sont confrontées à des représailles, à la stigmatisation et au déni de justice. Haley Carter, ancienne marine et ancienne footballeuse américaine, a été assistante technique de l'équipe féminine (2016-2018) et a dénoncé des abus sexuels et physiques commis par des dirigeants, dont le président de la fédération, Keramuudin Karim, suspendu à vie par la FIFA en 2019. Après l'arrivée des talibans en 2021, Mme Carter a aidé à évacuer des joueuses. Elle défend aujourd'hui les droits des femmes depuis son équipe, les Orlando Pride (NWSL).
« L'Afghanistan affiche un bilan déplorable en matière de protection des athlètes contre les abus », explique-t-elle. Les accusations de relations sexuelles extraconjugales peuvent avoir des conséquences mortelles, ce qui explique le silence de nombreuses victimes. Pendant son séjour dans le pays, il n'existait aucun mécanisme efficace permettant de signaler ces faits en toute sécurité.
« Lorsque nous avons tenté de porter plainte auprès de la Confédération asiatique de football, celle-ci a répondu qu'elle n'accepterait la plainte que si elle émanait du président ou du secrétaire général, précisément ceux qui commettaient les abus », souligne Mme Carter. Quand les talibans sont arrivés au pouvoir en 2021, l'équipe nationale féminine de football a brûlé leurs maillots et supprimé leurs comptes sur les réseaux sociaux. « Cela a marqué le début d'une campagne systématique d'effacement des femmes de la vie publique. Aujourd'hui, elles n'ont plus le droit de pratiquer de sport, une violation des droits qu'aucun autre pays n'impose », dit-elle.
Peu après la prise du pouvoir, le responsable taliban Ahmadullah Wasiq a interdit aux femmes de pratiquer des sports, et ce au motif que leurs tenues « dévoilaient trop leur corps ». Depuis lors, les mineures ont été privées du droit à l'éducation. En 2023, 80 % des filles en âge scolaire étaient déscolarisées. De plus, les femmes sont interdites d'accès aux espaces publics tels que les parcs, les gymnases ou les clubs sportifs. On estime que l'exclusion des femmes du marché du travail pourrait coûter au pays à hauteur de 1 milliard USD par an, soit 5 % du PIB.
Dans une salle de sport du centre d'Istanbul, Yağmur Nisa Dursun, 17 ans, entraîne des hommes deux fois plus âgés et deux fois plus grands qu'elle à la discipline du kickboxing. Fille de l'entraîneur national Yilmaz Dursun, elle est respectée de tous. « J'ai commencé grâce à mon père, quand j'étais toute petite. Au début, je ne voulais pas, mais en voyant les autres filles s'entraîner, j'ai commencé à être envieuse », explique-t-elle.
Plus de la moitié des personnes qui fréquentent la salle de sport sont des femmes. « Comme il y a beaucoup de cas de violence domestique en Turquie, elles viennent surtout pour apprendre à se défendre », explique-t-elle. Sur les réseaux sociaux, Dursun reçoit des commentaires tels que « un seul coup de poing et tu es au tapis ». « Ce sont des commentaires dévalorisants envers les femmes... Ils agissent de la sorte parce qu'ils se sentent inférieurs. C'est une forme de harcèlement. La misère humaine est ainsi faite ». Parmi ses élèves, il y a une femme de 50 ans qui a obtenu un ordre d'éloignement contre son ex-mari : « Elle est en instance de divorce et espère décrocher la ceinture noire ».
La Turquie n'a pas ratifié la Convention n° 190 de l'OIT, applicable au domaine du sport. Sous le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan, le pays a connu un recul en matière de droits des femmes. En 2004, les haltérophiles Sibel Şimşek, Aylin Daşdelen et Şule Şahbaz ont porté plainte contre leur entraîneur, Mehmet Üstündağ, pour harcèlement sexuel et physique, déclenchant une enquête officielle. Elles ont fait état d'attouchements, de commentaires à caractère sexuel et d'agressions. Aylin Daşdelen l'a également tenu pour responsable du suicide de sa coéquipière Esma Can en 1999. Mehmet Üstündağ a été déchu de ses fonctions et cette affaire a marqué un tournant dans la lutte contre les abus dans le monde du sport, soulignant la nécessité de mettre en place des mécanismes de plainte efficaces et un soutien institutionnel aux victimes.
Par ailleurs, en 2021, Erdoğan a retiré son pays de la Convention d'Istanbul. Jeune et menue, Dursun se défend seule dans la rue grâce à sa technique de défense personnelle. « Je pense qu'il est très difficile d'aller loin dans les sports de combat en Turquie, surtout en tant que femme, car les possibilités sont très limitées. Les femmes ont besoin de plus de soutien financier et psychologique. Depuis que je dirige ma propre salle de sport, je suis plus sereine. Je souhaite être un exemple pour toutes les femmes, et qui sait même au niveau national. » La jeune femme estime que le retour à la Convention d'Istanbul et le respect de la Convention n° 190 permettraient de « sauver des vies ».
« Dans le sport mondial, l'ampleur des abus et du harcèlement est accablante. De plus, l'incapacité des institutions sportives à y répondre rend la mise en œuvre de la Convention n° 190 de l'OIT urgente et incontournable », explique à Equal Times Matthew Graham, directeur d'UNI World Players, le syndicat des athlètes qui représente 85.000 professionnels dans 60 pays.
Au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie, les athlètes féminines se heurtent à une violence structurelle qui va du harcèlement sexuel à l'exclusion juridique et sociale, avec des cas documentés au Pakistan, au Maroc, en Égypte, en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, au Liban et au Kazakhstan. Au Pakistan, pour citer un exemple, Halima Rafiq, joueuse de cricket, s'est suicidée après avoir dénoncé des abus sexuels et avoir été accusée de diffamation. Bien que certains pays aient lancé des campagnes de sensibilisation, aucun n'a mis en œuvre efficacement la Convention n° 190 dans le domaine sportif. Il existe toutefois aussi des exemples encourageants d'autonomisation par le sport. Ainsi, dans le camp de réfugiés de Shatila (Liban), un projet autour du basket-ball a permis à plus de 150 filles d'échapper à des environnements abusifs.
M. Graham souligne que dans les régions où les athlètes sont privées de droits du travail, son organisation collabore avec la Sport & Rights Alliance pour soutenir les survivantes et mener des campagnes de pression. « Dans un cas significatif, nous avons contribué à catalyser une action internationale face au scandale des abus dans le basket-ball au Mali, ce qui a conduit à l'ouverture d'une enquête externe après des années de déni institutionnel. »
Il regrette toutefois que les États et les instances sportives ne se montrent toujours pas à la hauteur, ne serait-ce que dans l'application parcellaire de la Convention n° 190. Ce sont « les syndicats d'athlètes et la société civile qui sont au-devant des efforts pour que le sport tienne sa promesse de garantir un environnement sûr et inclusif pour toutes et tous ».
Garantir un tel environnement dans le domaine sportif reste un défi au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie. « Les femmes et les athlètes iraniennes sont complètement isolées, car la République islamique ne reconnaît ni ne respecte les droits des femmes dans son système juridique. Signer un document ne suffit pas pour générer un véritable changement », met en garde Shirin Shirzad. Elle préconise des mesures telles que l'exclusion des équipes masculines des compétitions internationales si la participation des femmes n'est pas garantie, l'inclusion des femmes dans la prise de décision, la mise en place de dispositifs indépendants de signalement et des sanctions sévères à l'encontre des agresseurs. « Une pression extérieure est nécessaire », insiste-t-elle.
De son côté, Haley Carter souligne l'importance que revêt la ratification de la Convention n° 190, assortie d'une mise en œuvre effective, au moyen des mécanismes spécifiques prévus à telle fin. Elle souligne en outre l'importance de faciliter les plaintes indépendantes, de permettre aux victimes d'accéder directement aux instances internationales, de protéger les plaignantes et d'exercer une pression économique par le biais d'organismes tels que le CIO, qui, selon elle, devrait exclure les talibans du mouvement olympique. Elle appelle à la mise en place de protocoles d'urgence, d'« équipes en exil » et de réseaux clandestins pour soutenir les athlètes dans des contextes répressifs. Elle rappelle également que « les actes individuels de courage peuvent être le moteur de changements systémiques. Cet esprit inébranlable me donne de l'espoir ».
Aux Jeux olympiques de Paris en 2024, la sprinteuse Kimia Yousofi a défié l'interdiction des talibans et a concouru pour l'Afghanistan. « Je représente les rêves et les aspirations qui ont été volés aux femmes afghanes », a-t-elle déclaré.
Shirzad puise également de l'espoir chez ses compatriotes : « Le courage des femmes iraniennes, qui même dans les moments les plus sombres continuent de résister et de montrer au monde que nous méritons une vie meilleure. Lorsqu'une femme ose prendre la parole, beaucoup d'autres sont inspirées à faire de même. Cela me donne la force d'aller de l'avant. Les femmes iraniennes renaîtront un jour, comme le phénix. Et oui, un jour, nous mènerons une vie normale. »
En 2024, l'organisation Human Rights Watch (HRW) a présenté à la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes et les filles dans le sport un rapport documentant le caractère systémique, mondial et persistant de cette violence, qui comprend le harcèlement sexuel, les abus physiques et émotionnels et les représailles institutionnelles à l'encontre des personnes qui la dénoncent. Parmi les cas cités figurent l'Afghanistan, le Mali, la Chine, le Japon et l'Ouganda. HRW recommande, entre autres mesures, de ratifier et mettre en œuvre la Convention n° 190 de l'OIT, adoptée le 21 juin 2019.
Début 2026, l'OIT convoquera une reunión d'experts sur l'application des principes et droits fondamentaux au travail et sur la violence et le harcèlement dans le monde du sport, où l'UNI World Players représentera les travailleuses et travailleurs. « Nous avons bon espoir que cette réunion sera l'occasion d'élaborer des normes et de formuler des orientations indispensables dans ce domaine », a conclu Matthew Graham.
17.06.2025 à 10:20
Le droit de grève est la cible des employeurs et des politiques néolibérales depuis plus d'une décennie, et subit chaque année des attaques de plus en plus alarmantes à travers le monde. Jusqu'à récemment, ce droit était unanimement considéré comme consacré par les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), un consensus international qui régit les relations professionnelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais depuis 2012, il est remis en question par les (…)
- Actualité / Droits du travail, Grèves, Travail, Syndicats, Législation du travail, Organisation internationale du travail, Législation, Charles KatsidonisLe droit de grève est la cible des employeurs et des politiques néolibérales depuis plus d'une décennie, et subit chaque année des attaques de plus en plus alarmantes à travers le monde. Jusqu'à récemment, ce droit était unanimement considéré comme consacré par les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), un consensus international qui régit les relations professionnelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais depuis 2012, il est remis en question par les employeurs au sein même de l'organe de l'ONU. Dans la pratique, le patronat opère un boycott du fonctionnement interne de l'OIT, inédit depuis sa création en 1919 (au sein de la Société des Nations), une obstruction qui coïncide avec une augmentation alarmante des restrictions juridiques et des mesures répressives à l'encontre de ce droit sur tous les continents.
Le droit de grève et le droit à la négociation collective sont les instruments les plus importants dont disposent les travailleurs pour se défendre contre une multitude d'abus dans le domaine du travail et, bien qu'il s'agisse de droits humains relativement bien ancrés dans les régions les plus développées du monde, ils subissent des pressions croissantes depuis des années. Cet inquiétant recul va de pair avec des gouvernements influencés par l'idéologie néolibérale qui tentent d'entraver et de limiter dans la pratique, par de nouvelles lois, les effets socialement perturbateurs des grèves, alors que c'est précisément en cela que réside leur force en tant qu'arme de pression et de défense des travailleurs.
Le dernier Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI) révèle que le droit de grève a été mis à mal dans 131 pays au cours de l'année écoulée (87 % des 151 pays étudiés dans le rapport), soit 44 pays de plus qu'en 2014, année où l'indice avait étudié 119 nations. La tendance qui se dessine est claire : examiné par région, en 2025, le droit de grève a été violé dans 95 % des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, 93 % des pays d'Afrique, 91 % des pays d'Asie-Pacifique, 88 % des pays d'Amérique et 73 % des pays d'Europe, région qui (même si elle est celle où ce droit est le plus ancré en principe) connaît une tendance à l'obstruction juridique et à la criminalisation des grèves, ainsi qu'à la stigmatisation sociale des grévistes eux-mêmes. Parallèlement, dans 121 pays (soit 80 % ou 34 nations de plus qu'en 2014), le droit des travailleurs à la négociation collective de leurs conditions de travail a été sévèrement restreint ou est inexistant.
En Europe, fer de lance des progrès du droit du travail, l'ancien modèle social « centré sur le travailleur » est activement démantelé par les gouvernements et les entreprises, et ce, à une vitesse qui ne cesse de s'accélérer. En 2025, la protection juridique même du droit de grève avait considérablement empiré au Royaume-Uni, en Hongrie, en Albanie, en Moldavie et au Monténégro. En Belgique, en France et en Finlande, les autorités ont réprimé des travailleurs en grève, tandis que la montée de l'extrême droite accroît d'année en année le risque d'érosion des droits du travail.
En Europe en particulier, où, au cours de la dernière décennie, la pire détérioration des droits du travail de toutes les régions du monde a été enregistrée, on observe depuis quelques années une tendance croissante à limiter la portée et les conditions dans lesquelles la grève est autorisée. Ces nouvelles politiques constituent une dérive législative, puisqu'elles visent à limiter le droit de grève en tentant d'établir une définition trop large de ce qui est considéré dans chaque pays comme des « services essentiels », afin de restreindre ou d'interdire, dans la pratique, le recours à la grève dans un nombre croissant de secteurs du travail.
L'OIT stipule que les « services essentiels » sont uniquement « les services dont l'interruption mettrait en danger, dans l'ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne ». Pourtant, un nombre croissant de parlements légifèrent pour étendre cette définition à des secteurs tels que les transports, l'éducation et la santé, tout en élargissant la proportion de services minimums à assurer à un point tel que la capacité de perturbation sociale qui sous-tend la force de la grève en tant que moyen de pression est pratiquement éliminée.
« Ce qui fait le succès éventuel d'une grève, c'est sa capacité à perturber le système économique », explique à Equal Times l'historien français Stéphane Sirot, spécialiste de la sociologie des grèves, du syndicalisme et des relations sociales.
« Donc, si vous adoptez une législation dont l'objectif est de faire en sorte qu'une grève perturbe le moins possible, c'est un peu comme si vous lui déniez son droit d'existence, au fond, parce que la lettre juridique laisse la grève exister, mais elle a tendance à la tuer dans son esprit », ajoute-t-il.
Cette situation s'aggrave encore davantage en raison des règles qui donnent le ton de cette offensive conservatrice contre les droits des travailleurs, à l'instar de la Loi sur les grèves (niveaux de service minimum) adoptée au Royaume-Uni en 2023. Elle permet d'obliger les travailleurs de certains secteurs stratégiques à ignorer une grève, même s'ils en sont les initiateurs, sous peine de licenciement. Elle permet également de réprimer les protestations et les manifestations syndicales et de remplacer les grévistes par d'autres employés temporaires. Le nouveau gouvernement travailliste britannique a annoncé en août qu'il abolirait cette loi. Pourtant, ses critères de respect du service minimum restent en vigueur, même s'ils devraient être abrogés par le parlement en juillet prochain.
Dans le cas de la France, la situation a radicalement changé depuis la grève des transports de novembre 1995. Celle-ci avait été déclenchée pour empêcher le gouvernement d'Alain Juppé de mettre en œuvre les réformes de la Sécurité sociale qui devaient affecter les travailleurs du secteur. « Pendant trois ou quatre semaines en France, […] il n'y avait plus un train […] qui circulait », se souvient M. Sirot. La mesure a été un succès pour la défense des droits des travailleurs, mais à partir de ce moment-là, « on a vu se développer de manière assez nette une rhétorique sur la grève comme un instrument de perturbation inadmissible et qu'il faut absolument encadrer, limiter et contraindre ». Dans les années qui ont suivi, les projets de loi se sont multipliés dans ce sens, en vue de limiter le droit de grève jusqu'à ce qu'il se rapproche de plus en plus du « modèle italien », où « il y a des périodes au cours desquelles il est interdit de faire grève, notamment dans le secteur des transports, par exemple au moment des départs en vacances à Noël ». Or, un rapprochement avec ce modèle risque de laisser s'échapper la pression par d'autres voies : « à partir du moment où la loi contraint tellement le droit de grève qu'elle l'empêche presque », on assiste à des « grèves sauvages » où le conflit de travail éclate déjà délibérément sans aucune volonté de se soumettre à la législation en vigueur.
L'ironie de cette situation est grande, souligne l'historien, car cela nous ramène à la situation du début du XIXe siècle, époque où la grève était interdite et où la contestation était beaucoup plus violente et aussi beaucoup plus violemment réprimée. Avoir recours à cette pratique aujourd'hui suppose un « choix politique, un choix idéologique », mais qui « ne résout pas les questions sociales. Si vous voulez, c'est plus une façon de les dissimuler ». Et cela, insiste M. Sirot, est « politiquement très dangereux », parce que « si les mécontentements sociaux ne peuvent pas s'exprimer par des dispositifs comme la manifestation ou la grève, et ben, ils s'expriment par la voie des urnes », ce qui explique en partie la montée actuelle de l'extrême droite en Europe, selon lui.
Entre-temps, « il y a une résistance que je trouve très marquée et très forte de la part des systèmes de pouvoir à l'égard des conflits sociaux », face à laquelle il n'y a plus besoin de répression, ils « attendent que les mouvements s'épuisent. Voilà, ils ne négocient même plus » avec les autres acteurs sociaux. « On parle de concertation, de consultation, mais moins de négociation », note-t-il. Historiquement, « on est beaucoup moins enclin aujourd'hui qu'il y a quelques décennies à rechercher des compromis. Et personnellement, je trouve ça vraiment très dangereux, parce qu'encore une fois, quand on ne trouve pas des compromis sociaux, ce sont des contestations politiques qui émergent » de tout le système, « et c'est ce qu'on observe aujourd'hui ».
Depuis quelques années, la bataille se propage à l'OIT elle-même, qui fonctionne sur un socle tripartite, avec un dialogue social constant entre les représentants des gouvernements des 187 États membres, des employeurs et aussi des travailleurs. La Conférence internationale du travail qui coordonne les politiques de l'organisation pour l'année à venir a lieu tous les ans, en juin. Lors de la session de 2012 cependant, dans le cadre des discussions de la Commission de l'application des normes (CAS), le groupe dit « Groupe des employeurs » a remis en question ce que les experts en application des normes de l'OIT considéraient comme acquis depuis trois quarts de siècle à savoir que le droit de grève est implicitement reconnu par la Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (C087) de 1948 et la Convention sur le droit d'organisation et de négociation collective (C098) de 1949.
« Il est impossible de comprendre la liberté syndicale sans l'exercice des trois fonctions qui la composent : la reconnaissance des syndicats (et de l'activité syndicale elle-même), la négociation collective et le droit de grève, précisément en qualité d'outil d'équilibre social permettant de conquérir des droits », explique à Equal Times l'un des grands spécialistes internationaux en la matière, l'Argentin Marcelo DiStefano, docteur en droit du travail, professeur dans deux universités publiques de Buenos Aires et membre du comité exécutif de la Confédération syndicale des Amériques (CSA) au nom de la Confédération générale du travail (CGT) de son pays.
« C'est ainsi parce que la liberté syndicale est un droit à la conquête de droits, un outil qui permet de conquérir de nouveaux droits », souligne-t-il.
Lorsque, en 2012, les employeurs ont commencé à contester le fait que la Convention 87 garantissait implicitement le droit de grève, rappelle-t-il, « c'est là qu'a commencé le processus de blocage de l'un des outils les plus importants dont dispose le système de contrôle [du respect] des normes [de l'OIT], à savoir la Commission de l'application des normes », dont les capacités, notamment l'élaboration de rapports sur le respect ou non des directives de l'OIT à travers le monde, sont paralysées depuis maintenant 13 ans.
Cela signifie que, depuis 2012, les travailleurs, les employeurs et les gouvernements sont aveugles, sans données unanimement établies ni interprétations autorisées par l'OIT sur les limites légales à l'exercice du droit de grève, ce qui a accru l'incertitude politique pour toutes les parties et a contribué à inciter la Confédération syndicale internationale (CSI) à élaborer, à partir de 2014, son propre rapport annuel sur l'état des conditions de travail dans le monde.
Comme l'explique M. DiStefano, pour fonctionner, la CAN « exige un consensus, mais, lorsqu'une des parties en bloque la possibilité, il est impossible de parvenir à un accord, car ce qui est en jeu ici, c'est de savoir si la Convention 87 reconnaît ou non le droit de grève. Or, comme on dit en Argentine, on ne peut pas être “un peu enceinte” : on l'est ou on ne l'est pas ».
Pendant ces 13 années de vide juridique qui ont commencé juste au moment où un syndicaliste, le Britannique Guy Ryder (ancien secrétaire général de la CSI de 2006 à 2010), est devenu directeur général de l'OIT, les représentants mondiaux du patronat ont tenté d'empêcher les travailleurs de porter l'affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye en vue d'obtenir un avis consultatif.
« Ils ont tenté de négocier un protocole spécifique sur la grève [inexistant jusqu'alors dans la réglementation de l'OIT], mais le droit de grève, soit on l'a, soit on ne l'a pas », souligne M. DiStefano. « En réalité, leur intention était d'entamer un processus visant à restreindre l'exercice du droit de grève, car il ne s'agit pas d'un droit absolu, mais plutôt d'un droit relatif, qui peut être encadré dans certaines circonstances… mais, dans ces cas-là, l'OIT considère que ces restrictions peuvent être imposées afin de protéger des droits essentiels, c'est-à-dire lorsque la sécurité ou la vie des personnes est mise en danger ».
En fin de compte, les travailleurs et une grande partie des États, y compris les membres de l'Union européenne et les États-Unis, ont voté pour porter la question devant la CIJ, qui doit encore se prononcer à ce sujet.
Pour leur part, les représentants des organisations patronales du monde entier semblaient chercher à affaiblir le contrôle des normes de l'OIT, afin de voir s'estomper la protection internationale du droit de grève et de permettre des interprétations plus laxistes qui permettraient de le restreindre dans la pratique. L'organisation qui les regroupe au sein de l'OIT, l'Organisation internationale des employeurs (OIE), a refusé les questions d'Equal Times, mais a renvoyé à un communiqué à ce sujet, dans lequel elle affirme que, selon elle, ainsi que « de nombreux gouvernements », l'instance compétente pour interpréter si le droit de grève est reconnu ou non par l'OIT n'est pas la CIJ, mais les réunions annuelles de la CIT… que les employeurs eux-mêmes entravent depuis 12 ans en bloquant toute mesure qui impliquerait de considérer que l'organisme des Nations unies reconnaît le droit de grève, comme cela avait été sous-entendu jusqu'en 2012, pendant trois quarts de siècle.
12.06.2025 à 08:30
Elodie Toto
« On manifestera jusqu'à ce qu'on obtienne gain de cause. Ce projet n'est pas durable. Le monde est en train de se tourner vers les énergies renouvelables. L'Ouganda devrait faire pareil », explique au téléphone Ibrahim Mpiima, chef d'équipe de Justice Movement Uganda, un mouvement de protestation qui rassemble une centaine d'étudiants dans le pays contre l'East African Crude Oil Pipeline Project (ou EACOP), le plus long projet d'oléoduc chauffé au monde.
« Dès qu'on peut, on va (…)
« On manifestera jusqu'à ce qu'on obtienne gain de cause. Ce projet n'est pas durable. Le monde est en train de se tourner vers les énergies renouvelables. L'Ouganda devrait faire pareil », explique au téléphone Ibrahim Mpiima, chef d'équipe de Justice Movement Uganda, un mouvement de protestation qui rassemble une centaine d'étudiants dans le pays contre l'East African Crude Oil Pipeline Project (ou EACOP), le plus long projet d'oléoduc chauffé au monde.
« Dès qu'on peut, on va manifester. La seule chose qui nous freine, c'est l'argent. Mais dès qu'on en récolte assez, on fait des banderoles, on achète des téléphones portables jetables, on sécurise des planques pour se réfugier en cas de problèmes, et on y va ». Ce groupe local est associé à un mouvement plus grand, StopEACOP, une coalition d'ONG internationales, qui se sont rapprochées « pour plus de solidarité, plus de visibilités et de budget », explique encore l'étudiant à l'université de Kyambogo, à Kampala.
Malgré toutes les précautions prises en amont de la manifestation du 19 mars dernier, Ibrahim Mpiima a été arrêté par la police. Il était allé manifester avec une trentaine de camarades, étudiants comme lui. Emmené de force avec trois autres militants dans la prison de haute sécurité de la capitale, il a été battu et torturé. Relâché le 3 avril, il accuse dans un récit publié sur les réseaux sociaux, des agents de sécurité de l'avoir également violé lors de cette détention.
Martha Amviko, militante au sein du mouvement Extinction Rébellion, était présente à la manifestation. « On voulait marcher jusqu'au Parlement pour leur donner notre pétition qui demandait l'arrêt du projet. À peine avons-nous déployé des banderoles que des policiers ont surgi. Moi, j'ai réussi à m'enfuir. Mais tout le monde n'a pas eu cette chance. Une fois qu'ils vous emmènent dans les voitures de police, vous savez que vous allez être sévèrement battus. La violence est systématique ».
Même si la contestation a commencé il y a quelques années, depuis un an, une centaine de personnes ont été arrêtées et menacées par la justice, en Ouganda, pour avoir participé à des manifestations pacifiques contre les projets pétroliers que le gouvernement souhaite développer.
L'oléoduc EACOP prévoit de mesurer environ 1.400 km de long, allant du Parc national Murchison Falls en Ouganda, jusqu'au port de Tanga en Tanzanie, pour acheminer du pétrole des 400 puits ougandais de Tilenga et Kingfisher jusqu'à la mer, où il pourra être vendu à l'international. Il est estimé que 246.000 barils de pétrole couleront chaque jour dans cet oléoduc, pendant les 25 années d'exploitation prévues.
Présentés comme des opportunités de développement, ces projets sont portés par les gouvernements de l'Ouganda, de la Tanzanie, ainsi que les géants pétroliers TotalEnergies et la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) et ont été estimés à l'origine à 3,5 milliards de dollars US, en 2020. Mais la facture ne cesse, depuis, de s'alourdir. L'Ouganda et la Tanzanie espèrent tirer des revenus importants, mais aussi des emplois, pour faire construire puis entretenir l'infrastructure.
Car, dans un pays comme l'Ouganda, où le revenu par habitant se situe à environ 1.000 dollars par an, les gouvernements misent sur les richesses pétrolières pour sortir le pays de la pauvreté. « Nous pensons que cela devrait constituer un catalyseur pour la croissance économique », a déclaré Robert Kasande, un officiel du Ministère ougandais de l'Énergie, lors de la cérémonie de signature en 2021.
Pourtant, sur le terrain, certains habitants font face, au contraire, à des conséquences négatives sur leur vie et leurs revenus. C'est le cas de Geoffrey Byakagaba, un agriculteur de 45 ans, père de 8 enfants, qui a été dépossédé d'une partie de sa terre au profit du projet. « En 2017, Total est devenu propriétaire de nos terres dans notre village. Il y avait plusieurs types de compensations. Moi, j'ai opté pour la solution ‘une terre pour une terre'. Ils ont pris ma terre, mais jusqu'à présent, ils ne m'ont pas dédommagé », explique-t-il.
Geoffrey Byakagaba, après avoir perdu une partie de son terrain, continue de vivre à Kasenyi, dans le district de Buliisa, là où la ville se prépare en ce moment à accueillir une centrale de traitementdu projet Tilenga. Il raconte avoir vu son niveau de vie chuter. « Avant le projet, je cultivais du manioc, des patates douces. On les mangeait et on vendait le surplus. J'avais 20 à 25 bêtes, vaches et chèvres… Aujourd'hui il ne m'en reste qu'une dizaine et ma récolte est tout juste suffisante pour nous nourrir. »
En raison de ce manque à gagner, il a dû changer ses enfants d'école. « Ils sont toujours scolarisés, mais dans des quartiers qui ne nous plaisent pas. » Depuis, Geoffrey Byakagaba survit en faisant des petits travaux et en vendant le produit de sa pêche. Toutefois, par rapport à d'autres résidents de Kasenyi, il s'estime chanceux. « Heureusement, je ne vivais pas exactement là où je cultivais, alors j'ai toujours un endroit pour vivre. Ce n'est pas le cas de tout le monde. »
Il ajoute : « Et puis, je n'ai pas accepté leur argent. L'argent de Total ne m'aurait jamais permis d'acheter une terre. Ils m'ont proposé seulement 3,5 millions de shillings par hectares [environ 850 euros], alors qu'aujourd'hui pour acheter un hectare dans les environs, il faut débourser entre 10 et 15 millions [entre 2.500 et 3.500 euros]. J'aurais été ruiné. Certains l'ont été. » Geoffrey Byakagaba représente la cinquième génération de sa famille à vivre sur cette terre. Aussi pour lui, elle a bien plus qu'une valeur marchande.
« C'est ici que j'ai grandi. J'avais neuf hectares hérités de mes parents, mais il m'en reste moins de la moitié. Si je meurs aujourd'hui, mes enfants seront sans terre. Je me bats pour mes droits, mais aussi pour laisser un héritage à mes enfants ».
En avril 2021, excédé par la situation, il décide de porter plainte pour accaparement des terres à la Haute Cour de Masindi afin d'obtenir une compensation juste, de la part des promoteurs du projet EACOP. Il confie à Equal Times qu'il a été très vite accusé d'être un saboteur par les promoteurs, mais aussi par les autorités ougandaises pour avoir osé protester et parler à une journaliste italienne, Federica Marsi. Celle-ci avait alors été arrêtée, quelque temps après, avec un défenseur des droits humains ougandais, Maxwell Atuhura.
En 2025, selon Geoffroy Byakagaba, la situation n'a pas évolué et il est toujours en attente d'une compensation. Il n'est pas le seul. L'agriculteur fait partie des quelque 118.000 personnes qui ont été totalement ou partiellement expropriées en raison des projets Tilenga et EACOP.
Tout comme la grand-mère d'Ibrahim Mpiima, l'activiste. « Elle a été expulsée de sa terre à Hoima, alors elle s'est installée avec nous à Kampala, vu la compensation qu'elle a obtenue, elle n'a pas pu se racheter une terre. À cause de cela, elle ne s'est jamais sentie en paix. Et aujourd'hui elle est décédée », raconte le jeune homme. C'est ce qui l'a poussée à s'engager contre le projet, alors qu'il était encore étudiant. « À l'époque, je ne connaissais pas grand-chose d'EACOP, mais de voir ce qui est arrivé à ma grand-mère, ça m'a poussé à m'y intéresser. Puis j'ai réalisé que la plupart des gens ne connaissent rien du projet et de ses effets. Certains pensent même qu'il s'agit d'un projet de développement venu sauver l'Ouganda de la pauvreté, alors qu'énormément de personnes ont perdu leur terre. On doit se battre contre cette désinformation », s'indigne -t-il.
Au niveau national, très vite, avant même que le projet ne soit validé, la mobilisation anti-EACOP s'est organisée. Le mouvement devient international dès 2018, au moment des grandes manifestations d'étudiants du Friday For Future. Le monde commence à entendre parler d'EACOP et de sa démesure. De la quinzaine d'aires protégées que le projet va traverser, sa proximité avec les grands lacs (lac Albert et lac Victoria), l'une des plus importantes source d'eau douce d'Afrique, de son énorme bilan carbone présumé [34 millions de tonnes de CO² par an], alors que l'Ouganda à lui seul n'en émet que 5 millions de tonnes par an, à l'heure actuelle. Toutes ces raisons poussent des scientifiques à qualifier ce projet de « bombe climatique ».
En Ouganda, les autorités répliquent. Un communiqué de presse de l'autorité pétrolière de l'Ouganda qualifiant le mouvement contestataire international #StopEacop de mouvement d'opposition malavisé, à la limite du racisme et du colonialisme. D'après une enquête du média britannique DeSmog, TotalEnergies aurait mandaté une agence de relations publiques sud-africaine pour « éliminer toutes les réactions publiques négatives » vis-à-vis de ces projets pétroliers. Pour cela, une véritable campagne dans les rues, comme sur les réseaux sociaux, est alors lancée.
Pour Dickens Kamugisha, PDG de la compagnie à but non lucratif Afiego (Africa Institute for Energy Governance) qui suit le dossier EACOP depuis des années, ce n'est pas surprenant. « Malheureusement, notre système judiciaire n'est pas bon et en même temps, le gouvernement utilise les policiers pour punir ceux dans les communautés qui parlent. Énormément de personnes ont été arrêtées, intimidées, emprisonnées… »
« Ici, quand tu t'opposes à ce que le gouvernement et la compagnie (TotalEnergies, ndlr) font, tu deviens l'ennemi et une fois qu'ils t'ont dans leur viseur, tu dois souffrir les conséquences ».
Ibrahim Mpiima a toujours été conscience des risques, lui qui a déjà été arrêté une première fois en 2023. « C'est notre responsabilité. J'ai peur de finir en prison, d'être battu. J'ai vraiment peur. Mais si nous, les personnes qui sommes informées, ne manifestons pas, alors on aura trahi tous ceux qui croient en nous, » confiait-il à Equal Times quelques jours avant d'aller manifester en mars. Joint à nouveau par téléphone après sa sortie de détention, où il a subi des actes de torture, il racontait que l'épreuve l'avait toutefois affaibli : « Je me sens déprimé. Je ne m'en suis toujours pas remis physiquement. Mentalement aussi d'ailleurs. Le sentiment est encore frais dans mon esprit, comme si ça s'était passé hier ».
Martha Amviko avait également subi une arrestation en août 2024, suivi d'une incarcération de deux semaines. « Ils nous ont emmenés à Luzira. La prison de haute sécurité. Ils m'ont mis dans la même cellule que les criminelles, que les personnes qui avaient tué, alors que j'étais poursuivie pour trouble à l'ordre public », décrit-elle. « C'était surpeuplé. De temps en temps, les gardes vous convoquent dans leurs bureaux. Là, ils nous battaient, ils faisaient tout pour briser notre esprit ». Malgré cette expérience, elle assure : « Je préfère mourir que de laisser les choses telles qu'elles sont aujourd'hui. Les personnes qui mettent en place cet oléoduc seront mortes dans 20- 30 ans. Nous, on est la génération qui devra vivre avec leurs décisions. Nous et nos enfants. On ne peut pas abandonner le combat. »
En effet, le 23 avril, malgré tout cette répression, une nouvelle manifestation s'est encore tenue à Kampala. Onze activistes ont été arrêtés à leur tour. Au moment où cet article est rédigé, ils sont toujours derrière les barreaux, à la prison de haute sécurité de Luzira.
09.06.2025 à 07:00
Sur leur lieu de travail, les personnes peuvent être exposées à des virus ou des maladies et elles ne sont pas toujours bien protégées. Depuis la pandémie de Covid-19, la nécessité d'une régulation internationale pour prévenir et protéger les travailleurs et travailleuses pourrait amener l'Organisation internationale du travail (OIT) à élaborer une nouvelle convention au niveau mondial. De quel « danger » parle-t-on ?
Un « danger biologique » est une menace sur la santé humaine causée (…)
Sur leur lieu de travail, les personnes peuvent être exposées à des virus ou des maladies et elles ne sont pas toujours bien protégées. Depuis la pandémie de Covid-19, la nécessité d'une régulation internationale pour prévenir et protéger les travailleurs et travailleuses pourrait amener l'Organisation internationale du travail (OIT) à élaborer une nouvelle convention au niveau mondial.
Un « danger biologique » est une menace sur la santé humaine causée par un agent pathogène, une substance biologique ou des circonstances sanitaires non-contrôlées. Concrètement, il peut s'agir de bactéries, virus, parasites, champignons, prions (protéines infectieuses), allergènes, toxines ou encore du matériel génétique ou des fluides corporels. Ceux-ci peuvent causer des maladies, blessures, infections, allergies ou intoxication, qui peuvent par ailleurs engendrer des séquelles. La menace peut être d'origine végétale, animale ou humaine.
Actuellement, les experts techniques sont chargés d'établir des catégories et d'harmoniser les classifications déjà établies à travers le monde. Il s'agit aussi de prendre en compte l'émergence de nouveaux dangers, comme certaines zoonoses. Ainsi, la pandémie de Covid-19, qui aurait fait près de 7 millions de morts dans le monde, a été causée par un virus zoonotique : le SARS-CoV-2.
Tous les travailleurs et leurs familles qui pourraient être exposés à ces dangers biologiques. Cependant, certains métiers sont plus à risque que d'autres, notamment ceux où il s'agit d'être en contact avec des animaux (l'élevage, principalement), ou des marchandises organiques. Dans l'agriculture, les travailleurs peuvent être aussi touchés par des maladies liées aux plantes (notamment les poussières et pollen) et aux insectes. Mais aussi les services d'entretien et de gestion des déchets, les services de santé et de techniques de laboratoire.
Garantir un « lieu de travail sûr et sain » est un objectif que l'OIT défend depuis sa création en 1919, à travers plusieurs conventions internationales qui sont des références s'imposant aux États-membres. Il existe par exemple déjà une convention sur les dangers des produits chimiques (la Convention n°170 datant de 1990). Les organisations syndicales réclament une convention depuis 1993, mais ce n'est qu'en mars 2021 – après la pandémie de Covid-19 – que le conseil d'administration de l'OIT a convenu qu'une nouvelle norme sur la protection de la santé et de la sécurité au travail contre les risques biologiques serait négociée lors des Conférences internationales du Travail de l'OIT en 2024 et 2025.
En juin 2024, à Genève, les délégués des pays-membres ont donc participé à une première séance de la commission normative qui travaille à la rédaction d'un futur texte réglementaire. Les enseignements de la pandémie de Covid-19 et son impact parfois désastreux sur l'organisation du travail sont une base importante des discussions en cours.
Il s'agit encore de discuter de comment protéger les personnes affectées contre la perte de revenus ou d'emploi. La convention doit garantir que les états et les employeurs prennent en compte l'ensemble des cas de figure possibles et les personnes qui pourraient être affectées, sans oublier les travailleurs et travailleuses du secteur informel. Des questions se posent sur la vulnérabilité plus grande de certaines catégories : les femmes, les personnes âgées ou fragiles, les communautés marginalisées…etc.
Par ailleurs, le volet « prévention » sera développer. Car l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) considère que le lieu de travail est particulièrement indiqué pour mener à bien des campagnes de santé publique, notamment sur la grippe, le paludisme, le VIH/sida ou la tuberculose.
Du 2 au 13 juin 2025, la Conférence internationale du travail se réunit à nouveau pour affiner le texte sur les nouvelles normes, avec pour objectif une possible nouvelle convention et une recommandation.
Pour en savoir plus :
– Collecteurs de déchets médicaux : des professionnels trop souvent non protégés, non formés, sous-payés et sous-estimés (equaltimes.org)
– En Inde, la pandémie n'a fait qu'aggraver la situation des agents de l'assainissement, déjà stigmatisés et exploités (equaltimes.org)
06.06.2025 à 09:03
Les traducteurs professionnels sont depuis des décennies aux premières loges de l'impact qu'ont les nouvelles technologies sur le monde du travail. Cette position les a forcés non seulement à s'adapter à un contexte toujours plus incertain et mouvant, mais leur a également permis d'observer, au fil du temps, comment chaque innovation technologique, tout en leur fournissant des outils utiles pour leur métier, vient généralement rajouter une couche supplémentaire de complexité, de (…)
- Actualité / Monde-Global, Négociation collective, Travail décent, Santé et sécurité, Politique et économie, Travail précaire, Avenir du travail, Charles KatsidonisLes traducteurs professionnels sont depuis des décennies aux premières loges de l'impact qu'ont les nouvelles technologies sur le monde du travail. Cette position les a forcés non seulement à s'adapter à un contexte toujours plus incertain et mouvant, mais leur a également permis d'observer, au fil du temps, comment chaque innovation technologique, tout en leur fournissant des outils utiles pour leur métier, vient généralement rajouter une couche supplémentaire de complexité, de déshumanisation et de perte de contrôle sur les conditions dans lesquelles ils traduisent, voire sur la nature même de leur travail.
Dans ce métier où la maîtrise des langues est fondamentale, avec toute la richesse des usages et des nuances, des codes linguistiques, des subtilités de ton et de sens, des doubles sens et des innombrables occasions où seules une véritable immersion culturelle et une connaissance approfondie du contexte de chaque texte permettent d'obtenir un résultat de qualité qui se lit aussi fidèlement et naturellement que dans la langue d'origine, toute la valeur du traducteur réside précisément dans l'expérience qu'il a accumulée, dans sa sensibilité et dans son appréciation personnelle.
Or, les technologies présentées comme un progrès semblent en réalité servir à orienter la profession vers une logique ultra-capitaliste, où la rentabilité compte plus que la qualité et où le travailleur n'est plus au centre de la situation (ni même à la marge parfois) ; une évolution qui semble anticiper assez précisément ce vers quoi de nombreuses autres professions spécialisées pourraient se diriger.
Avec les capacités croissantes de l'intelligence artificielle (IA), ce n'est pas seulement le monde de la traduction qui se transforme, mais aussi celui des employés de bureau, des auditeurs, des avocats, des recruteurs, des gestionnaires, des publicitaires, des analystes, des journalistes et de nombreux types d'artistes et de professionnels de la créativité, qui voient poindre à l'horizon une menace que de nombreux traducteurs affrontent déjà aujourd'hui.
D'après l'une des études menées ces dernières années sur le secteur, qui avait recueilli le plus de réponses (plus de 7.000 personnes interrogées dans 178 pays), il y aurait environ 640.000 traducteurs professionnels dans le monde, dont trois quarts travaillent à leur compte. C'est précisément cette majorité de traducteurs qui subit une détérioration rapide de leur profession à cause des technologies. Dans le cadre de cet article, nous avons discuté avec une douzaine de traducteurs issus de plusieurs pays d'Europe et des Amériques. Tous exercent une partie de leur activité en tant que collaborateurs sous-traitants, régulièrement sollicités par des agences de traduction.
Jean-Jacques (nom d'emprunt, comme tous les traducteurs cités), qui peut se targuer de près de 30 ans d'expérience professionnelle avec le français, l'anglais, l'espagnol et le néerlandais, notamment, nous explique qu'après avoir satisfait à une série de tests, les traducteurs indépendants peuvent être intégrés à la base de collaborateurs de ces grandes entreprises dont « les clients ont généralement besoin de traductions régulières et d'une certaine sécurité dans leurs opérations », explique-t-il à Equal Times. « Évidemment, elles prélèvent une commission en qualité d'intermédiaire et peuvent faire pression sur les tarifs des traducteurs, car elles fournissent généralement un travail plus régulier ». Ce sont les plus grandes agences (qui captent un cinquième du marché) qui font que leur métier n'est plus ce qu'il était, car « elles intègrent de nombreuses technologies visant à accélérer le travail, réduire leurs coûts et maintenir ou augmenter leurs marges bénéficiaires », explique-t-il.
Jean-Jacques a toujours fait preuve d'ouverture d'esprit et de curiosité à l'égard des progrès technologiques dans son domaine d'activité. Il est tout le contraire d'un technophobe et, pourtant, il constate par lui-même que les conditions de travail et la nature même de son travail se sont progressivement dégradées.
L'IA et la traduction sont intimement liées depuis les années 1940, nous rappelle-t-il lui-même. Il a commencé à constater les limites des systèmes de traduction automatique dès 2003 et a assisté avec intérêt à la façon dont la traduction basée sur les réseaux neuronaux a permis, depuis 2016, aux grandes agences de l'intégrer dans leurs outils de traduction assistée par ordinateur (TAO).
« Leur principale tâche consiste à segmenter les textes en unités de traduction. Il s'agit généralement de phrases, mais il peut également s'agir d'un seul mot, faisant partie du titre d'un rapport, par exemple. Ces logiciels de TAO présentent ensuite le document à traduire sous forme de grille avec, à gauche, la phrase dans la langue d'origine et une case à droite pour insérer la traduction ». Les outils de TAO stockent ensuite chaque segment traduit dans des bases de données appelées « mémoires de traduction » (MT) qui s'enrichissent au fur et à mesure que de nombreux traducteurs y contribuent. Ces mémoires qui peuvent atteindre des tailles considérables. À titre d'exemple, les institutions européennes mettent leurs mémoires de traduction à disposition du public et contiennent des milliards de segments dont la traduction est déjà retenue pour l'avenir.
Ce faisant, « si une phrase identique ou similaire à celle à traduire apparaît dans la mémoire de traduction, les outils de TAO permettent de la suggérer au traducteur afin d'accélérer le travail », explique-t-il. « Évidemment, les agences ont sauté sur l'occasion et cette capacité à récupérer des textes préalablement traduits signifie également que l'envoi d'un texte à un traducteur lorsqu'il est accompagné d'une mémoire de traduction complète leur permet de réduire le tarif pour chaque phrase qui existe déjà dans la mémoire » avec des « tarifs différents » par mot « selon qu'il s'agit de correspondances parfaites ou d'une analogie pour chaque segment à traduire avec la mémoire de traduction ». De la sorte, si le tarif payé pour une nouvelle phrase est de 100 %, il peut tomber à 30-50 % du tarif de départ pour une phrase qui présente un taux de similitude élevé.
Cette façon de travailler, avec un prétraitement automatique des textes, s'est déjà imposée comme une norme dans le secteur, où « travailler avec des agences revient à automatiquement accepter ce type de tarification ». Qui plus est, la charge mentale et la nature même du travail sont totalement déformées en faveur d'un modèle de fonctionnement déshumanisé et aliénant.
Étant donné que les entreprises pré-traduisent automatiquement tout ce qui peut l'être, à la place d'un texte propre à traduire librement, « nous recevons presque toujours des fichiers déjà segmentés, contenant de nombreuses phrases déjà traduites et avec des suggestions de traduction automatique pour les segments qui n'ont pas d'équivalence dans la mémoire de traduction ». Ce faisant, le traducteur cesse d'être traducteur : « il ne s'agit plus tant de traduire que de réviser et corriger les segments proposés par la machine lorsqu'il existe des correspondances exactes », regrette Jean-Jacques.
Outre la charge mentale que représente le fait de corriger plutôt que de traduire librement, « ces outils ne comprennent pas le texte, ils peuvent donc proposer des traductions très proches, mais qui ne correspondent pas au contexte dans lequel elles s'inscrivent ». En d'autres termes, « même si l'on me paie moins parce que le texte semble correspondre, je dois corriger les erreurs et le réécrire entièrement ». À cela s'ajoute le fait que les outils de traduction automatique, à l'instar d'autres IA génératives, souffrent d'« hallucinations » et « peuvent subitement ajouter ou supprimer des parties d'une phrase, ce qui rend la correction de ce type de textes extrêmement fastidieuse, car il faut absolument tout vérifier ».
Rosa, traductrice de l'anglais et du français vers l'espagnol forte de deux décennies d'expériences similaires, partage entièrement l'avis de Jean-Jacques. « Beaucoup de gens ne se rendent pas compte qu'une machine ne peut pas remplacer un être humain ni que la traduction automatique laisse fortement à désirer », affirme-t-elle. Bien qu'elle travaille volontiers avec ses principaux clients directs, elle explique qu'avec les agences, « seule la rentabilité compte et, dans cette optique, la traduction est devenue une marchandise qu'on nous soutire au prix le plus bas possible, au détriment des traducteurs, traités comme des vaches à lait ». Malheureusement, constate-t-elle, « tout leur est égal : depuis la qualité du produit, tant qu'il est vaguement acceptable (et je passe mon temps à corriger de véritables horreurs), jusqu'à la façon dont nous sommes traités ; elles ne pensent qu'à leurs précieux bénéfices, et ce, le plus vite possible. Ces agences sont donc celles qui exigent le plus, paient le moins et nous traitent le plus mal ».
« L'un de mes clients est une grande entreprise qui sous-traite la gestion de ses traductions à une agence, qui à son tour sous-traite les traductions à une agence de traduction. Cette dernière fait appel à des traducteurs indépendants pour que nous réalisions leurs traductions sur une plateforme infernale », explique-t-elle. « Au final, je me retrouve à traduire des segments dans de minuscules cases, où certains termes sont en outre soulignés en différentes couleurs — afin de tirer parti des mémoires de traduction du système et, bien sûr, de ne pas nous payer ces termes —, au milieu d'une page avec cinquante mille fonctions, ce qui crée une confusion extrême et est visuellement épuisant, et qui fait partie d'un système mondial extrêmement compliqué », ce qui fait perdre « énormément de temps » et d'énergie dans des tâches qui n'ont rien à voir avec la traduction proprement dite, et ce pour un prix « inférieur de moitié à ce que je touche dans des conditions normales ».
« Je l'accepte par nécessité, mais ce n'est pas l'envie qui me manque de les envoyer paître », assure-t-elle, car « ils essaient d'automatiser tout au maximum, afin de réduire leurs propres coûts, tandis que nous devons investir notre temps dans une multitude de tâches administratives, informatiques et bureaucratiques pour venir à bout d'une simple traduction ou révision ».
« Et si la mécanique se grippe à cause d'une correction ou d'une erreur, la pagaille est telle qu'entre les messages et les alertes, le réviseur, en qualité de responsable final, est obligé de remplir plusieurs documents expliquant ce qui s'est passé, la façon d'éviter que cela se reproduise à l'avenir — rabaisse-toi, repens-toi ! — et il est pénalisé par une période sans travail ni révisions. C'est de la folie furieuse », explique-t-elle.
« Il s'agit de grandes entreprises qui n'y connaissent rien en traduction, mais tout en bénéfices », ajoute Rosa. « À titre d'exemple extrême, il existe des plateformes entièrement automatisées » qui paient jusqu'à 7 fois moins que dans des conditions normales et qui recrutent en envoyant « un e-mail automatisé annonçant qu'une traduction est disponible sur la plateforme. Il faut alors y accéder à toute vitesse et, comme un groupe de chiens affamés, essayer d'attraper un morceau de proie à se partager entre plusieurs, car on traduit les segments qui restent encore libres » (c'est-à-dire des mots ou des phrases hors contexte) « et, en quelques minutes, voire quelques secondes, la traduction est bouclée ».
Après une révision, « si on te corrige quelque chose, on te menace, de manière automatique également, de te déconnecter du système si des corrections devaient à nouveau être nécessaires ; des corrections qui sont parfois très discutables ». Et cette tendance à privilégier la rentabilité au détriment de la qualité est l'aspect le plus destructeur de tous : « il existe des plateformes qui mettent les traductions aux enchères et c'est la personne disposée à accepter le prix le plus bas qui remporte le marché. En plus, cette traduction passe ensuite par un réviseur qui est rémunéré en fonction des corrections qu'il apporte, lesquelles sont déduites de la rémunération du premier traducteur », déplore-t-elle. « Je ne sais pas quel type de traduction cela donne, mais permettez-moi de douter de sa qualité ainsi que, sans aucun doute, de la qualité de vie et de la satisfaction des traducteurs ».
L'avancée technologique qui rend possible les pré-traductions automatisées et qui, dans certaines entreprises et organisations, commence déjà à remplacer le travail humain pour les textes les plus prévisibles ou impersonnels, tels que les tableaux comptables et les documents bureaucratiques, est l'IA basée sur les réseaux neuronaux que Jean-Jacques a vue émerger en 2016.
« En général, l'IA sans supervision humaine peut éventuellement servir à effectuer des tâches monotones, mais, même dans des domaines très techniques, elle se trompe souvent », explique à Equal Times José F. Morales, professeur de Logique computationnelle et chercheur au département d'IA de l'Université polytechnique de Madrid (UPM) et à l'Institut IMDEA Software.
Une IA de traduction « aura du mal à comprendre les connotations d'un texte ou à mettre de l'émotion là où il le faut », et son utilisation commence déjà à dégrader les langues : « Certains usages étranges de l'anglais sont en train d'être normalisés par les traducteurs automatiques et l'IA, ce qui les fait apparaître dans de plus en plus de textes et incite les gens à les considérer comme corrects. Ensuite, les IA elles-mêmes se nourrissent de ces textes et sont entraînées avec et la boucle est bouclée », un cercle vicieux qui pourrait s'aggraver de manière exponentielle dans les années à venir, souligne-t-il.
Pourtant, il nous assure qu'il s'agit d'un outil utile et que « pour les traductions, comme pour presque tout, l'IA fonctionne toujours de la même manière. Nous devrions traiter l'IA comme s'il s'agissait d'un étudiant que nous supervisons : nous pouvons lui demander de faire un travail à condition que nous disposions de nos propres critères nous permettant de savoir si son résultat est bon ou non ».
Il y a également un problème de lisibilité, fait remarquer Rosa : le style qui résulte d'un usage abusif de l'IA peut relever du supplice pour un lecteur humain. « Une machine ne peut pas remplacer un humain, sauf pour des textes impersonnels, répétitifs et dépourvus du moindre style littéraire », affirme-t-elle, et si les traducteurs sont mis à l'écart au point de rendre leur métier intenable, « je m'inquiète pour l'avenir, non seulement du mien, mais aussi de l'art de l'écriture, car à long terme, sans intervention, le même sort pourrait être réservé au journalisme et à la littérature ».
Pour sa part, Alina, traductrice qui travaille principalement du russe vers l'espagnol et l'anglais, et qui a également des notions d'arabe, de suédois, d'allemand, d'ukrainien, de tatar et de biélorusse, voit les choses clairement : « Le sujet de l'IA nous met face à une dichotomie éternelle, car elle est à la fois un outil et une menace », assure-t-elle. Effectivement, « le fait que l'IA apprenne de nous me donne le vertige », de sorte que « nous-mêmes, les traducteurs, lui apprenons à traduire, à s'améliorer… Nous apprenons à la machine à nous remplacer ».
En quête de réponses sur la façon de relever ce défi, Equal Times s'est entretenu avec la sociologue Lindsay Weinberg, directrice du Laboratoire de justice technologique de l'université Purdue (Indiana, États-Unis), et Robert Ovetz, politologue spécialisé dans les organisations à but non lucratif et les mouvements ouvriers, professeur à l'université d'État de San José (Californie, États-Unis). Ils suggèrent tous deux de rejeter catégoriquement l'ingérence de l'IA, la ligne rouge pouvant être tracée à la défense du travail créatif considéré comme ne pouvant être effectué (et rémunéré) que par un être humain, en s'inspirant pour cela de la résistance couronnée de succès des auteurs et scénaristes hollywoodiens.
S'ils s'y opposent, les traducteurs, « comme nous, les professeurs d'université », seront probablement présentés comme « des technophobes anxieux qui refusent de s'adapter à leur époque », plutôt que comme des défenseurs « de la qualité et de l'intégrité de nos conditions de travail », souligne Mme Weinberg. De plus, on affirmera que l'IA est « supérieure, plus efficace ou plus fiable qu'un traducteur humain », alors que d'innombrables exemples prouvent que « ce n'est pas le cas ». Face à une conception mécanique du travail, réduite à des zéros et des uns, la traduction « exige une sensibilité culturelle et une conscience du contexte, deux types de connaissances hautement qualitatives, imperméables à l'automatisation ».
Par ailleurs, les traducteurs free-lance sont isolés les uns des autres par définition, tandis que les associations professionnelles de chaque pays ou région sont généralement loin de constituer une force syndicale ou unitaire capable d'opposer une résistance organisée. Même si certains pays semblent suffisamment conscients de la nature du problème, d'autres ont une perception plus naïve de l'IA.
« Ils sont très fragmentés, ils travaillent à domicile, ils font appel à des intermédiaires » et, en outre, « ils n'ont aucun contact direct avec les utilisateurs de leur travail », observe M. Ovetz : « s'ils souhaitent remédier à cela, ils doivent cartographier la structure de leur travail et identifier qui se trouve à la fin de la chaîne d'approvisionnement de leur produit », c'est-à-dire « ils doivent identifier d'où vient le travail qui leur est confié, la façon dont il est distribué et où il va », étant donné que « la clé pour s'organiser est de comprendre la chaîne d'approvisionnement, afin de pouvoir trouver les points faibles pour la perturber et défendre leurs intérêts ».
Et c'est là que les traducteurs peuvent « trouver des alliés », car « certains de ces clients disposent de personnel syndiqué, ils pourraient donc agir conjointement avec eux, ou les amener à changer la manière dont le travail est attribué, ou dont ils sont payés, ou dont les produits finis leur sont livrés », comme c'est le cas avec les clients qui ne sont pas des agences.
De fait, il recommande d'insister pour que les traducteurs aient accès au texte original et sur « la façon dont le processus d'automatisation dégrade le produit final ». Ainsi, « la tactique consisterait à s'organiser autour de cela et à discréditer le processus de travail » automatisé, en tenant bien compte du fait que « la technologie est utilisée pour rationaliser la tâche, la diviser en petites parties et sous-traiter ou automatiser différents éléments de celle-ci, où ce qui reste est confié aux traducteurs humains ».
En effet, comme l'a souligné Jason Resnikoff, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Groningue aux Pays-Bas, lors d'une récente conférence de l'Institut syndical européen sur l'automatisation, « les discours sur le progrès technologique sont généralement défavorables aux travailleurs, et résister à ces discours est dangereux en soi », mais les syndicats et les travailleurs devraient le faire malgré tout.
« L'employeur dira, par exemple, quelque chose comme “ces gens ne sont pas réalistes, ils ne se rendent pas compte de l'évolution de l'économie” », déclare Mme Weinberg.
« Je pense que les syndicats vont devoir encaisser le coup pendant un certain temps », estime M. Resnikoff : « Il revient aux syndicats de trouver les moyens de refuser les modifications des moyens de production décidées par les employeurs sans s'opposer au progrès, ce qui les oblige à imposer leur propre définition du progrès ».
Il convient peut-être à nouveau de ne pas perdre de vue cette idée de « société juste » pour que l'automatisation cesse d'être, comme elle l'a été depuis le XXe siècle, un « perturbateur du tissu de l'emploi », estime M. Resnikoff. À cela s'ajoute la question de savoir comment renverser le mouvement de dégradation supplémentaire que connaît le statut du traducteur, à l'instar d'autres emplois hautement qualifiés, qu'Elena, traductrice de l'anglais et du français vers l'espagnol avec plus de trois décennies d'expérience, dépeint très bien.
Un peu comme les « sans-culottes » de 1789, « je me considère “sans-patron” », déclare-t-elle, car « fiscalement, nous sommes traités comme une entreprise, mais je considère que nous sommes dans une catégorie inadéquate ». Elena se considère comme une « travailleuse indépendante ou indépendante involontaire », puisque, comme de nombreux collègues free-lance, elle effectue un travail similaire, dans la pratique, à celui d'un salarié, mais comme « une travailleuse qui a été déconnectée d'une entreprise employeuse et classée comme indépendante », et tout cela « en perdant les droits et les protections associés à un emploi salarié ».
C'est pourquoi elle appelle les syndicats à défendre également la cause des « employés sans patron » : « On nous traite comme une entreprise, alors que ce n'est pas le cas, parce qu'en tant qu'indépendants individuels, nous avons beau travailler dur, nous n'allons pas générer de bénéfices — comme une entreprise peut le faire — parce que notre travail échange notre temps contre de l'argent, et que notre tête et nos efforts ont une limite physique. » C'est précisément le problème que les employeurs, à travers l'IA, tentent d'éliminer de l'équation, sans tenir compte du fait que, sans traducteurs humains, la qualité nécessaire pour rendre les textes précis et utiles, voire intelligibles ou directement lisibles pour leurs lecteurs humains, est impossible.
D'où l'importance de s'organiser et de sensibiliser tout le monde à la faiblesse de ce système, insiste M. Ovetz : les traducteurs doivent sans relâche aller vers les nouveaux arrivants « de leur domaine et les préparer à ce qu'ils vont rencontrer ». Et il prévient : « ils doivent tendre la main à ces personnes et les associer à leurs efforts, faute de quoi tout le monde sera divisé ».
Cet article a été publié avec le soutien de LO Norway.
04.06.2025 à 12:50
04.06.2025 à 12:48
04.06.2025 à 12:44
04.06.2025 à 09:55
La négociation collective doit se trouver au cœur de la prochaine Conférence internationale du Travail (CIT), à l'heure où les pays membres font face à la lenteur des progrès à l'échelle mondiale en matière de formalisation de l'économie informelle, et ce malgré l'adoption, il y a dix ans, d'une Recommandation historique.
La Recommandation (n° 204) sur la transition de l'économie informelle vers l'économie formelle a été adoptée en 2015. Elle définit les principes visant à combler les (…)
La négociation collective doit se trouver au cœur de la prochaine Conférence internationale du Travail (CIT), à l'heure où les pays membres font face à la lenteur des progrès à l'échelle mondiale en matière de formalisation de l'économie informelle, et ce malgré l'adoption, il y a dix ans, d'une Recommandation historique.
La Recommandation (n° 204) sur la transition de l'économie informelle vers l'économie formelle a été adoptée en 2015. Elle définit les principes visant à combler les lacunes en matière de travail décent dans l'économie informelle, par le biais de la formalisation. Dans le rapport qu'elle présentera lors de la 113e session de la CIT, l'OIT met l'accent sur les approches innovantes susceptibles d'accélérer et d'intensifier la mise en œuvre de la R204.
À l'approche de la Conférence internationale du travail, la négociation collective, un domaine clé où l'innovation revêt une importance cruciale, risque de ne pas être suffisamment prise en compte. La R204 affirme que tous les travailleurs de l'économie informelle, quel que soit leur statut professionnel, y compris les travailleurs indépendants ou pour compte propre, ont le droit de négocier collectivement.
Les travailleurs indépendants ne sont employés par personne et n'emploient personne. Ils ont créé leurs propres emplois pour subvenir aux besoins essentiels de leur foyer, soit pour survivre dans une économie qui offre peu de possibilités d'emploi, soit pour faire face à des chocs économiques. Parmi eux, on trouve des vendeurs de rue, des collecteurs de déchets, des cireurs de chaussures, des vendeurs de journaux, des transporteurs et bien d'autres.
Les revenus quotidiens de ces travailleurs dépendent entièrement de la possibilité qu'ils ont de travailler. Or, celle-ci dépend de l'accès qu'ils ont à l'espace (pour commercer, trier les déchets, garer leur véhicule), aux services (tels que les soins de santé, la garde d'enfants) et à l'infrastructure (par exemple, l'assainissement, le stockage des marchandises). Engager le dialogue avec les gouvernements locaux sur ces enjeux est impossible à faire individuellement.
La R204 appelle les États membres à créer un « cadre favorable » pour que les travailleurs puissent faire valoir leur droit à la négociation collective et participer au dialogue social sur le processus de transition. Reste à savoir en quoi consiste exactement ce « cadre favorable ».
Les travailleurs pour compte propre, qui représentent près de 50 % des personnes exerçant dans l'économie informelle, continuent d'être exclus de la législation du travail qui promeut le droit à la négociation collective. Ils sont ainsi exposés au harcèlement et à la violence, exclus des villes et aussi exclus de l'économie.
Pour faire en sorte que la vision énoncée dans la R204 se réalise, la 113e session de la CIT doit aller au-delà des grandes déclarations et traiter la négociation collective non pas comme une réflexion après coup, mais comme la base du processus de transition à l'économie formelle. Nous présentons ci-dessous trois moyens d'y parvenir.
Le dialogue social – terme générique qui englobe un large éventail de modalités de consultation et de négociation sur des questions liées à la politique du travail, à la politique économique et à la politique sociale – est fondamental pour la promotion de la démocratie dans le monde du travail. Il facilite les échanges bipartites, tripartites ou multipartites entre travailleurs, gouvernements, entreprises et autres parties prenantes. Le dialogue social est centré, à juste titre, sur le débat sur la formalisation.
Comme le souligne l'OIT, bien trop souvent, les interventions sur la question de la formalisation ont été planifiées et conçues sans une participation adéquate des travailleurs de l'économie informelle. Or, cette participation doit être significative. Il est souvent supposé que les résultats négociés seront bénéfiques pour toutes les parties prenantes. La voix des travailleurs risque de passer au second plan lorsque des intérêts puissants dominent.
La négociation collective obéit à un processus formel, défini par une loi. Elle a pour objectif de parvenir à un accord (pour une durée déterminée). Les dispositions de cet accord peuvent être exécutées devant un tribunal. Les lois qui définissent le processus de négociation collective prévoient généralement une procédure en cas d'impasse entre les parties à la négociation, ainsi qu'une protection légale en cas de recours à des moyens de pression lorsqu'une partie refuse de négocier ou ne négocie pas de bonne foi. Elles prévoient en outre une procédure de règlement des litiges en cas de non-respect des conditions de l'accord par l'une ou l'autre partie.
Les deux modes de négociation sont essentiels au processus de transition de l'économie informelle à l'économie formelle dans la mesure où ils permettent aux travailleurs d'être représentés en tant que groupe dans les processus de prise de décision. Il est toutefois important de reconnaître qu'ils ne sont pas identiques. Si le dialogue social peut donner aux travailleurs une voix dans les décisions politiques, la négociation collective leur permet de participer au processus menant à la définition de leurs conditions de travail par le biais d'une convention exécutoire.
Partout dans le monde, les travailleurs de l'économie informelle ont formé des organisations pour négocier collectivement avec les acteurs qui ont un impact sur leur travail. Il y a beaucoup d'enseignements à tirer de ces efforts, même s'ils échappent souvent à l'attention des gouvernements et même des syndicats.
Si ces efforts de syndicalisation reçoivent si peu d'attention, c'est peut-être parce que la négociation collective est différente pour ces travailleurs : les personnes avec lesquelles ils négocient – et les enjeux de ces négociations – n'entrent pas dans le moule des relations industrielles traditionnelles.
En l'absence de législation habilitante, les travailleurs pour compte propre ont recours à la R204 pour amener les collectivités locales à engager des négociations collectives.
Ainsi, la Zimbabwe Chamber of Informal Economy Associations (ZCIEA) a signé des protocoles d'accord avec 19 collectivités locales entre 2019 et 2021. Ces accords ont eu pour effet d'établir des relations collectives entre les autorités locales et la ZCIEA, une organisation qui compte plus de 205.000 membres dans tout le pays. D'autres exemples de travailleurs pour compte propre ayant conclu des conventions collectives avec les municipalités incluent les vendeurs de rue à Monrovia, au Libéria, et les collecteurs de déchets à Pune, en Inde.
La législation du travail présuppose l'existence d'une relation de travail. Comme les travailleurs indépendants n'ont pas de relation contractuelle avec un employeur, ils sont exclus de la législation du travail. Ils ne peuvent pas enregistrer leurs organisations en tant que syndicats ; leurs organisations n'ont pas le droit de s'organiser sur le lieu de travail, ni de mener des négociations avec les autorités locales sur les conditions de travail de leurs membres.
Il est indispensable de mettre à jour le droit du travail et de promulguer des lois sectorielles sur la négociation collective, conçues pour tenir compte des réalités du travail informel.
L'innovation en matière de réforme législative est essentielle – et il y a beaucoup à apprendre.
Indépendamment du débat sur la formalisation, il est de plus en plus reconnu que le champ d'application du droit du travail doit être élargi pour inclure les travailleurs de l'économie informelle.
La recherche conceptualise la manière dont le droit du travail peut évoluer pour inclure les travailleurs à compte propre. Plusieurs pays se trouvent à l'avant-garde en matière de lois sur la négociation collective pour les travailleurs indépendants. C'est notamment le cas des artistes au Canada, des acteurs, des musiciens de studio et des journalistes indépendants en Irlande, ainsi que des travailleurs indépendants du « secteur culturel » aux Pays-Bas.
Le droit de négociation collective est bien plus que le droit d'être entendu : il s'agit du droit de s'organiser, de négocier en tant que groupe et, lorsqu'on n'est pas entendu, de participer à des protestations collectives (en retirant son travail ou ses services).
Par exemple, si une municipalité refuse de négocier avec les vendeurs de rue au sujet de leurs conditions de travail, ces derniers pourraient retenir leurs frais de fonctionnement quotidiens, et la municipalité ne serait pas autorisée à confisquer leurs marchandises ou à les harceler. Au lieu de cela, elle serait tenue de négocier jusqu'à ce qu'accord s'ensuive.
Certes, la transition de l'économie informelle vers l'économie formelle est un processus graduel, à plusieurs étapes, et il n'existe pas de solutions toutes faites.
Sans une participation significative des travailleurs de l'économie informelle – en tant que partenaires sociaux – les gouvernements auront du mal à adapter les stratégies aux besoins spécifiques de l'économie et du marché du travail de leur pays.
Une réforme législative reconnaissant les personnes travaillant à compte propre comme des travailleurs à part entière, bénéficiant de droits collectifs, est un élément clé de ce processus.
Cette 113e session de la CIT ne doit pas être une occasion manquée de garantir que le droit à la négociation collective – consacré par la Déclaration de l'OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail – soit également mis en œuvre pour les travailleurs pour compte propre. L'innovation est de mise – et les travailleurs sont organisés et prêts à œuvrer avec leurs gouvernements pour y parvenir.
03.06.2025 à 05:30
Une vidéo largement diffusée sur WhatsApp montre un motocycliste équipé d'un sac à haute visibilité orange de la plateforme de livraison à domicile Rappi – créée en Colombie en 2015 – se faire agresser par un groupe d'individus. Le livreur résiste et empêche ses assaillants de lui dérober le cube isotherme, qui symbolise désormais la réalité du travail pour des dizaines de milliers de travailleurs informels en Colombie et dans de nombreux autres pays d'Amérique Latine.
Une boîte (…)
Une vidéo largement diffusée sur WhatsApp montre un motocycliste équipé d'un sac à haute visibilité orange de la plateforme de livraison à domicile Rappi – créée en Colombie en 2015 – se faire agresser par un groupe d'individus. Le livreur résiste et empêche ses assaillants de lui dérober le cube isotherme, qui symbolise désormais la réalité du travail pour des dizaines de milliers de travailleurs informels en Colombie et dans de nombreux autres pays d'Amérique Latine.
Une boîte omniprésente, toujours exposée aux éléments, perpétuellement en mouvement, itinérante et sans nationalité, apparemment sans attaches, mais qui renferme l'ultime entrave pour quiconque l'endosse : un algorithme programmé par les plateformes technologiques dont celles-ci se servent pour suivre à la trace leurs coursiers, ainsi que pour gérer la relation de travail qu'elles entretiennent avec les personnes qui en dépendent.
La vidéo a été prise alors que le livreur se trouvait sur le parking de l'un des points de collecte de la plateforme de livraison à domicile à Bogota, en Colombie. La présence de deux policiers à moto qui s'approchent pour le protéger ne suffit pas à dissuader les assaillants. Ceux-ci s'acharnent sur la moto du coursier à coups de bâtons et de casques, le poussent et tentent de le faire tomber, alors même que deux autres policiers arrivent sur les lieux. La scène illustre à bien des égards les tensions et les conflits qui opposent les différentes factions de livreurs syndiqués – pro-entreprise d'un côté et pro-travailleurs de l'autre – alors que le projet de réforme du code du travail du président Gustavo Petro navigue entre deux eaux : son examen en cours au Congrès de la République et l'appel à un référendum populaire pour en empêcher l'éventuelle abrogation.
Depuis l'entrée en fonction du premier gouvernement de gauche de l'histoire du pays en août 2022, les travailleurs et les organisations syndicales ont été sur le pied de guerre pour faire aboutir des revendications syndicales historiques, dont, notamment, une majoration pour travail de nuit à partir de 18 heures, une majoration de 100 % pour le travail du dimanche et des jours fériés, l'élimination de la sous-traitance par le biais de contrats syndicaux et, dans le cas des plateformes, la possibilité pour les travailleurs de négocier leur type de contrat ainsi que la garantie du paiement des cotisations de sécurité sociale.
En accord avec l'esprit et la volonté populaires de faire des réformes du travail une réalité, le Congrès colombien a adopté ces dernières années de nombreuses initiatives visant à réglementer les relations entre les plateformes et les personnes qui travaillent avec et pour elles. Parmi elles, le projet de loi 406 de 2025, qui « réglemente l'embauche de personnes et les cotisations de sécurité sociale sur les plateformes numériques et met en œuvre la prime supplémentaire pour les travailleurs liée à la croissance économique, entre autres dispositions ». Par ailleurs, le projet atteste qu'actuellement plus de 200.000 personnes fournissent des services par le biais de plateformes numériques en Colombie, « sans que leur statut contractuel, leur affiliation, leurs cotisations et leurs contributions au système de sécurité sociale ne soient clairement définis ou réglementés ».
Suite à l'arrivée d'Uber dans le pays en 2013, Laura Vargas, mère et cheffe de famille, a décidé, pour faire face à ses difficultés économiques et d'emploi, de se procurer un véhicule, de s'inscrire sur la plateforme et de se lancer dans le transport de passagers. « Pas grand monde n'est prêt à se lancer dans une activité à haut risque, à cause de l'insécurité et des vols. Je croulais sous les dettes et c'était soit mourir de faim, soit faire quelque chose pour subvenir aux besoins de ma famille », confie-t-elle dans un café du centre de Bogota, à quelques pâtés de maisons du Congrès.
Elle est invitée à une réunion avec des sénateurs chargés de l'examen de la loi 406 et est accompagnée de Jairo Alonso Vaquén, John Alexander Rico et Angélica Ordoñez, avec qui elle a créé, il y a sept ans, l'Association colombienne des conducteurs de plateformes (ACCAPP), un syndicat reconnu par le ministère du Travail et affilié à la Central Unitaria de Trabajadores (CUT). Depuis 2020, l'ACCAPP a mis ses connaissances du secteur au service de diverses initiatives de réforme de la loi travail et emploi soumises à examen au Congrès.
« Les plateformes refusent de nous reconnaître en tant que travailleurs à part entière. Pour elles, nous ne sommes pas des travailleurs, mais des ‘chauffeurs associés'. C'est là une stratégie pour éviter que l'État ne les considère comme des entreprises de transport et qu'elles ne se voient dès lors obligées de reconnaître l'existence d'une relation », explique Alonso Vaquén. « Ces dernières années, nous nous sommes regroupés au sein d'un syndicat pour faire reconnaître que nous sommes subordonnés à une plateforme, à un algorithme, que nous avons des horaires et un salaire », ajoute M. Vargas.
Au siège de la Confédération des travailleurs de Colombie (Confederación de Trabajadores de Colombia, CTC), dans le quartier de Teusaquillo de la capitale colombienne, se tient une réunion préparatoire en vue des célébrations du 1er mai. Yudi Aya y a été invitée en tant que représentante légale du Sindicato Nacional de Trabajadores de Applicaciones (SINATRAPP). Mme Aya explique à Equal Times avant le début de la session de planification :
« En 2022, nous nous sommes officiellement enregistrés en tant que syndicat au ministère du Travail, c'est le seul moyen de lutter pour les droits des travailleurs ». Son organisation représente les livreurs, les conducteurs de personnes, les travailleurs des centres d'appel et les travailleurs domestiques, « parce que la plateforme numérique engendre une subordination pour tous, sans distinction ; la subordination et l'absence de droits et de garanties en matière de travail vaut pour tout le monde », explique-t-elle.
Depuis deux ans, le syndicat des travailleurs des plateformes SINATRAPP, qui compte 1.200 membres et est présent dans 12 villes, tient une table de dialogue et de négociation à Bogota avec la plateforme numérique Rappi. Son cahier de revendications porte principalement sur la reconnaissance de la relation de travail, ainsi que sur la régulation des décisions de l'algorithme, qui pénalise les utilisateurs par des blocages excluant toute possibilité de recours et encourage les classifications par quantité de livraisons, en vertu desquelles les zones les plus sollicitées sont réservées aux nouveaux travailleurs ou à ceux qui ont moins de temps à consacrer à leur travail. La prétendue liberté de travailler à sa convenance est en pratique supprimée par les décisions algorithmiques de la plateforme. Seuls les travailleurs à temps plein ont accès aux commandes les plus rémunératrices.
Lors de la dernière réunion au ministère du Travail, le 10 avril, ils ont claqué la porte. « Ils nous ont tous menés en bateau, pas seulement nous, mais aussi le ministère, il n'y avait pas de représentant légal de Rappi, ils ont usé de manœuvres dilatoires pour retarder les processus auxquels l'organisation syndicale est partie prenante », a déclaré la représentante syndicale.
Depuis l'arrivée en Colombie de ce que l'on appelle désormais le « capitalisme de plateforme » ou les « économies collaboratives » il y a plus d'une décennie, les travailleurs mènent leur combat non seulement dans la rue, au Congrès ou aux tables de négociation mises en place par les syndicats, mais aussi dans le langage : un véritable galimatias sémantique dont les entreprises se servent sous couvert de marketing pour éluder ou repousser leurs responsabilités en matière de travail, et pour justifier et promouvoir leur forme d'intermédiation, tout en s'enrichissant et en se développant par le recrutement et l'exploitation flagrante d'une main-d'œuvre précaire aux quatre coins du monde.
Pourtant, les entreprises technologiques aiment à présenter leurs plateformes comme des outils permettant à tout particulier d'offrir des services et de générer des revenus supplémentaires de manière flexible et à sa convenance, sans horaires ni obligations, selon des conditions générales discrétionnaires acceptées de manière autonome et indépendante par les utilisateurs.
Aussi, se voudraient-elles exemptes de « travailleurs » et de toute « relation de travail », tandis que leur engagement se limiterait à la prestation d'un service et à la génération de profits pour leurs propriétaires. Toutefois, comme le signalent depuis plusieurs années une multitude d'organisations et de professionnels, la réalité est beaucoup plus nuancée et préoccupante. Face à la remise en cause de ce modèle économique et dans le souci de défendre ses intérêts, une nouvelle association a vu le jour il y a cinq ans sous le nom d'Alianza In. Celle-ci représente les plateformes et les entreprises technologiques d'Amérique latine et cherche à influencer les réglementations nationales.
Parmi les avancées, José Daniel López, directeur exécutif du syndicat (critique à l'égard des contraintes réglementaires imposées aux entreprises technologiques), cite l'accord conclu avec le ministère du Travail visant à garantir la sécurité sociale à plus de 120.000 coursiers des plateformes de livraison numérique. Dans le cadre de cet accord, qui doit encore être validé par le Congrès dans le cadre de la réforme du travail, les plateformes s'engagent à prendre en charge 60 % des cotisations d'assurance maladie et de retraite et 100 % des cotisations liées aux risques professionnels. Le texte de la réforme laisse à la discrétion des plateformes l'embauche de travailleurs indépendants ou salariés. « Laisser à l'employeur le pouvoir de décider si nous sommes salariés ou indépendants est un acte inacceptable, nous nous sentons instrumentalisés, avec cette réforme, nous allons à l'encontre de la réalité de notre secteur. Il est essentiel que la réforme n'aboutisse pas à favoriser les employeurs. Ce n'est ni équitable ni concerté, c'est une atteinte et une violation », déclare Yudy Aya du SINATRAPP.
Alianza In encourage ou soutient par ailleurs la création de syndicats enclins à conclure des accords unilatéraux, comme par exemple l'Asociación de Domiciliarios Independientes de Aplicaciones (ASDIAPP). Créé en 2023 et comptant environ 300 membres, ce syndicat s'oppose à la réforme du travail, considérant que la priorité accordée aux contrats à durée indéterminée et la réduction de l'externalisation constituent un frein à la flexibilisation de la main-d'œuvre et augmentent le taux de chômage. Le conflit entre ces deux points de vue opposés conduit parfois à des affrontements de rue, comme le montre la vidéo WhatsApp, à un moment où le débat public bat son plein.
Parallèlement, des syndicats comme SINATRAPP, ACCAPP et UNIMEDP (Unión de Trabajadores de Plataformas), membre de la Confederación General de Trabajadores (CGT), s'opposent aux négociations unilatérales avec les syndicats favorables aux entreprises et aux accords bipartites – impliquant exclusivement les syndicats des plateformes et le gouvernement – où ils dénoncent l'ingérence des syndicats des plateformes au profit des entreprises. « Nous étions inclus dans le texte de la réforme du travail, cependant, en un tour de main, il a été procédé à des modifications et deux mots en ont été retirés. Nous étions des conducteurs de mobilité, or il n'était plus question que de ‘conducteurs de livraison' », explique Laura Vargas, pour illustrer les tactiques employées pour limiter le champ d'application de la législation à certaines catégories de travailleurs. Pour sa part, Anderson Quintero, représentant de la section de Bogota du syndicat SINATRAPP, estime que « ce n'est pas tant la question de savoir si nous sommes légaux ou non, si nous sommes régularisés ou non, qui est la plus préjudiciable, mais plutôt le mécontentement face au manque de participation active du gouvernement. Ce qu'il faut, c'est plus d'attention de la part des politiques ».
Grâce au soutien des organisations internationales et régionales de travailleurs, telles que la Confédération syndicale internationale (CSI) et la Confédération syndicale des travailleuses et des travailleurs des Amériques (CSA), les syndicats locaux ont bénéficié de formations et de conseils sur la manière d'unir leurs forces et de faire pression pour garantir des négociations tripartites (gouvernement, employeurs et travailleurs).
C'est ainsi qu'ils ont créé cette année l'Organisation des travailleurs des plateformes de Colombie (Organización de Trabajadores de Aplicaciones por Colombia, OTAC). Celle-ci a pour mission d'intégrer les revendications de tous les travailleurs de plateformes et de promouvoir une consultation populaire pour sauver la réforme du travail. Elle pose au public une question qui résume leur lutte : « Êtes-vous d'accord avec le fait que les travailleurs des plateformes aient la possibilité de négocier leur type de contrat et qu'ils bénéficient d'une couverture sociale ? ».
« L'OTAC a été créée dans le but d'unir les dirigeants, et d'empêcher la fragmentation, car nous pensons que, non seulement en Colombie, mais aussi au niveau international, nous devons former un bloc solide face à cette situation avec les organisations proches du patronat. Au lieu de s'engager dans un processus d'intégration et de résolution des conflits, celles-ci mènent une guerre contre les travailleurs pour le simple fait d'exiger le respect de leurs droits. Le fait même que nous ayons à les exiger est déjà cruel en soi, car après tout si une règle existe, c'est bien pour être respectée », a déclaré Yudy Aya.
Pour tenter de clarifier ce conflit social, qui illustre l'approfondissement des transformations du travail liées à l'expansion du capitalisme des plateformes, lequel redéfinit à son tour les processus de production et favorise le démantèlement des systèmes de protection sociale et des acquis sociaux, l'OTAC a présenté un cahier de revendications global qui comprend la sécurité sociale sur un pied d'égalité avec les travailleurs ordinaires, la rémunération des heures supplémentaires et des jours fériés, reflétée par une augmentation du tarif horaire ; des primes non liées à des critères de performance ; des prestations sociales égales pour tous, non soumises aux statuts d'une plateforme particulière ; des aides à la formation pour les travailleurs et leurs familles ; et la reconnaissance explicite de leur statut de travailleurs.
En mars 2025, le taux de travail informel en Colombie atteignait des niveaux jamais vus depuis la pandémie de Covid-19. Sur 23,7 millions de travailleurs enregistrés par le département administratif national de statistique (DANE), 57,7 %, soit 13,6 millions, occupaient un emploi informel et ne cotisaient pas à la sécurité sociale. La lutte de l'OTAC et des syndicats de travailleurs des plateformes pour une réforme du travail garantissant leur formalisation vise, en définitive, à mettre fin au travail informel qui caractérise le secteur et à interdire les formes d'emploi qui offrent des revenus minimaux, sans garanties légales, et qui privilégient le profit des entreprises technologiques.
L'euphémisme des « économies collaboratives » tient au fait que l'activité qu'elles promeuvent ne vise pas à la « collaboration » ou au « partage », comme le soulignent les sociologues Francisco José Fernández Trujillo et Javier Gil García dans leur texte Mecanismos y dinámicas del trabajo en las plataformas digitales : los casos de Airbnb y de las plataformas de reparto (mécanismes et dynamiques du travail sur les plateformes numériques : les cas d'Airbnb et des plateformes de livraison), mais qu'elle serait plutôt utilisée « comme une stratégie de marketing pour faciliter l'invisibilisation des nouvelles formes d'exploitation du travail et de concentration de la richesse engendrées par ces mêmes plateformes ».
02.06.2025 à 08:00
Victor Le Boisselier
Pour prendre le pouls de la fréquentation touristique à Palerme, une balade sur la Via Maqueda, artère principale du centre historique, s'impose. Depuis le début du printemps, les arrivées en Sicile ont explosé et Italiens comme étrangers déambulent dans ce qui est devenu un dédale de cafés, de glaciers, de bars et de restaurants. L'affluence est telle que les promeneurs avancent en piétinant, jouent parfois des coudes pour gagner quelques mètres. Un chanteur de rue entonne au loin Sarà (…)
- Actualité / Italie, Emploi, Économie informelle, Droits du travail, Commerce, Politique et économie, Salaires et revenusPour prendre le pouls de la fréquentation touristique à Palerme, une balade sur la Via Maqueda, artère principale du centre historique, s'impose. Depuis le début du printemps, les arrivées en Sicile ont explosé et Italiens comme étrangers déambulent dans ce qui est devenu un dédale de cafés, de glaciers, de bars et de restaurants. L'affluence est telle que les promeneurs avancent en piétinant, jouent parfois des coudes pour gagner quelques mètres. Un chanteur de rue entonne au loin Sarà perché ti amo, un air traditionnel. En anglais, espagnol, allemand ou français, les rabatteurs invitent les passants à s'attabler dans leur restaurant.
Les transformations liées au tourisme dans la capitale sicilienne sont difficiles à ignorer. Depuis dix ans et le classement de son architecture arabo-normande au patrimoine mondial de l'UNESCO, Palerme est devenue une destination de choix. Elle apparaît régulièrement dans les classements de villes à visiter durant l'année. Entre 2014 et 2023, le nombre d'arrivées est passé de 650.000 à 836.000. Celui des nuitées de 1,420 million à 1,885 million. Si la crise sanitaire du Covid-19 l'a freinée temporairement, elle n'a pas stoppé l'évolution. Rien qu'entre 2022 et 2023, les arrivées à Palerme ont augmenté de 15 %.
Pour absorber ce flux, une masse de travailleurs précaires s'emploie donc à accueillir les voyageurs, changer leur literie, nettoyer les cuisines des restaurants, rabattre les clients, débarrasser les tables… Avec ou sans contrat, pour toute la saison ou seulement en extras, ils et elles sont au cœur d'un paradoxe notable : si l'industrie liée au tourisme est devenue le moteur économique de Palerme et de la Sicile, les travailleurs du secteur sont eux cantonnés à un statut des plus précaires.
Pendant près de trois ans, Ginevra [prénom modifié] a enchaîné les boulots dans les appartements de location à courte durée de type Airbnb. En 2022, alors que la saison commence, elle trouve, grâce à des connaissances, quelques extras : « On m'appelait pour des check-in payés 10 euros (11,36 dollars US) , ou pour faire le ménage pour 5 euros ( 5,68 dollars US) de l'heure ». Elle raccroche une fois l'été passé, faute d'heures suffisantes et d'un salaire décent, malgré les désagréments : « Pour un check-in, on te donne rendez-vous à telle heure. Mais si le client arrive avec trois heures de retard, tu attends et tu es payée le même prix ». Alors qu'elle pense quitter la ville faute d'opportunités, elle se voit confier la conciergerie de huit appartements. Cinq jours par semaine, elle est chargée d'échanger avec les clients, de gérer la logistique du ménage, de l'approvisionnement des produits d'entretien ou de première nécessité… Et même de rénover des appartements lorsque cela est nécessaire. Le tout pour 500 euros (568 dollars US) par mois.
« On m'avait vendu un temps partiel, car chaque petite tâche devait prendre peu de temps. Mais je répondais aux messages dès le réveil et pouvais aider des touristes à entrer dans un appartement à une heure du matin. En plus de gérer toutes les urgences ».
Elle finit par démissionner alors qu'elle n'a aucun plan B. Elle rebondit finalement dans un Bed&Breakfast pour servir les petits-déjeuners : « J'ai envoyé énormément de CV, je me suis déplacée, mais les seuls emplois que j'ai trouvés étaient via des connaissances ». Depuis janvier dernier, elle a quitté le secteur pour un poste à distance dans l'évènementiel.
Pendant les trois dernières années au service des voyageurs, elle n'aura jamais eu de contrat, jamais cotisé. Elle observe amèrement : « Avec l'expérience, tu as surtout envie de pouvoir progresser dans l'entreprise. Or tu ne peux pas ».
Dans une région où le taux de chômage dépasse les 30 % chez les jeunes (16,6 % au niveau national), ces derniers sont souvent contraints d'accepter ces conditions de travail ou de quitter l'île. « Aujourd'hui, si tu veux faire autre chose que du tourisme à Palerme, il faut partir », résume le chercheur indépendant en urbanisme Federico Prestileo en grossissant volontairement le trait.
Depuis sept ans, ce Palermitain étudie la « touristification » de sa ville. Au sein de groupes locaux comme internationaux, il participe à un travail de sensibilisation, de réflexion collective et de plaidoyer contre le tourisme de masse. Il recadre le contexte palermitain : « La chose importante à Palerme, contrairement, par exemple, à Barcelone, c'est cette monoculture du tourisme ». Dans la ville, l'industrie a été réduite à peau de chagrin et une nouvelle économie peine à émerger.
Pour le tourisme, elle s'est donc concentrée sur ses atouts : « La ville n'étant pas une station balnéaire, l'offre s'est centrée sur les visites guidées et les monuments historiques. Et donc forcément sur la restauration et la boisson, surtout à l'heure où la street food est devenue virale sur les réseaux sociaux ». Les derniers chiffres publiés par la ConfCommercio, la confédération du commerce, tendent à lui donner raison, du moins pour le centre historique de Palerme. Durant la période 2019-2024, pourtant entrecoupée par la crise sanitaire de 2020-21, le secteur « hôtels-bar-restaurants » a été dopé de 30 % dans cette partie de la ville.
Ibrahima [prénom modifié], d'origine ivoirienne, confirme les propos du chercheur. A Palerme, le trentenaire a connu principalement des expériences dans la restauration. La saison dernière, il était employé légalement pour nettoyer les cuisines d'un restaurant près du port. Avant ça, il travaillait comme commis. Des missions qu'il débute parfois sans contrat, mais qu'il ne poursuit pas s'il n'est pas déclaré après quelques semaines. « Au-delà du fait que le contrat soit nécessaire pour le permis de séjour, travailler au noir n'est pas correct », explique-t-il avant de préciser :
« L'année dernière, je gagnais 50 euros (56.80 dollars US) pour une journée de huit ou neuf heures. Dans les autres boulots, le salaire pouvait être de 30, 35, 40 euros ». Toujours soumis à la temporalité du tourisme, il répète souvent : « L'hiver, c'est chaud, il n'y pas de boulot. »
Combien sont-ils à partager ces conditions ? Dans ce secteur, la grande part de travail informel rend difficile de donner des indicateurs fiables. Selon la fédération hôtelière Federalberghi, il y aurait eu en 2023, selon la saison, entre 14.500 et 22.500 travailleurs dans le tourisme dans la province de Palerme. Mais les travailleurs sans contrat n'apparaissant pas dans cette étude, ce qui rend le tableau incomplet.
Car, sur place, beaucoup le savent : les entraves au droit du travail sont quasiment la norme. En 2024, 92,3% des établissements du secteur de l'hébergement et de la restauration contrôlés par l'inspection du travail en Sicile ont présenté des irrégularités. Mais les moyens humains manquent aussi pour endiguer véritablement le phénomène estime la syndicaliste Alessia Gatto : « À Palerme, les inspecteurs du travail sont trop peu nombreux pour effectuer le travail nécessaire ». Depuis 2020, cette dernière est membre de la CGIL, principal syndicat italien en nombre d'adhérents, et s'occupe notamment des questions liées à l'industrie touristique à Palerme.
Elle explique qu'il y a certes le travail au noir, mais aussi, beaucoup de travail « gris », c'est-à-dire une situation où le contrat existe, mais n'est pas respecté. « L'employé a un contrat à temps partiel, mais travaille 10 heures par jour » illustre-t-elle. Souvent, le statut ne correspond pas à son rang, ce qui diminue son salaire, observe Alessia Gatto : « Un chef de salle va par exemple être embauché comme serveur et donc ne pas avoir le salaire correspondant à sa fonction ». Elle remarque également la multiplication des contrats à la journée : « Dans ces situations, tomber malade signifie courir le risque de ne pas être rappelé ».
Même son de cloche, à l'Unione Sindacale di Base (USB), où la branche sociale du syndicat organise des permanences pour accompagner les travailleurs. Marco Militello, un des représentants de l'organisation, dépeint la situation : « Toutes les personnes que j'ai accompagnées ne sont pas embauchées en règle. Souvent, la quantité de travail effectuée n'est pas reconnue dans son entièreté, les cotisations sont donc moindres. Les jours libres ou non-travaillés ne sont quant à eux même pas payés ».
Pour le syndicaliste, ces contrats au rabais et les faibles salaires entraînent la création de travailleurs pauvres, en particulier les jeunes et les exilés, qui doivent parfois cumuler plusieurs emplois pour boucler les fins de mois. Pour ces derniers, souvent cantonnés à des tâches subalternes, Marco Militello remarque qu'ils touchent parfois des salaires moindres que leurs collègues italiens pour des fonctions équivalentes. Une double peine difficile à dénoncer lorsqu'un contrat de travail est essentiel pour obtenir un permis de séjour.
« Depuis 10 ans, on présente le tourisme comme une ressource, mais pourtant d'une certaine manière, il appauvrit le territoire », prend à contre-pied Federico Prestileo. Le chercheur voit également un autre écueil pour les travailleurs : le secteur qui les emploie entraîne l'augmentation des loyers, les chassant du centre historique où ils travaillent.
Par ailleurs, la réalité économique d'un marché aussi concurrentiel fait que certaines entreprises réduisent leurs marges et les dépenses – dont les salaires qui peuvent être nivelés vers le bas. Les Airbnb gérés à la manière d'hôtels, malgré des prix moindres ou les restaurants, proposant des menus dégustation toujours moins chers, doivent réaliser leurs bénéfices sur d'autres dépenses.
Surtout, il devient de plus en plus difficile – même si pas impossible – de survivre avec un comportement vertueux. Dans un bar-restaurant du centre historique, un couple de gérants anonymes raconte avoir un nombre incalculable d'histoires sur le sujet. Après avoir tenu un établissement ne vivant presque que du tourisme, ils se sont installés dans des rues moins passantes et ne peuvent pas se permettre d'employer. Le gérant-barman résume la situation : « Aujourd'hui, la concurrence n'est pas le problème. Le problème, c'est la concurrence de ceux qui ne sont pas en règle ». L'entrepreneur pointe du doigt le grand nombre d'établissements pour qui les amendes affectent moins leurs profits que de rentrer dans les clous. Même si pour lui, ce sont surtout les taxes appliquées lors de l'embauche d'un travailleur qui rendent difficile le respect des règles. Il développe : « Si pour employer quelqu'un, on doit dépenser près de 2.000 euros (2.250 dollars US) afin de le payer 1.200, on préfère trouver un accord avec lui et payer 1.500 euros (1.688 dollars US) qu'il met directement dans sa poche. Ce raisonnement est d'autant plus vrai quand une structure a beaucoup de salariés ». Certains de ses pairs soulignent quant à eux la difficulté de trouver une main d'œuvre qualifiée, celle-ci ayant préféré émigrer en quête d'un meilleur salaire.
Face à ces constats, les actions syndicales tentent de faire bouger les lignes. La CGIL organise depuis quelques étés l'action nationale « Mettiamo il Turismo SottoSopra » (« Mettons le tourisme sens dessus dessous »), suivie notamment à Palerme, où les syndicalistes déambulent dans les rues afin de sensibiliser les travailleurs à leurs droits. Depuis 2022, l'USB organise la fausse campagne de recrutement « Cercasi schiavi » (« Recrute esclaves »). L'annonce satirique explique recruter des esclaves pour les restaurants, hôtels, bars ou Airbnb en échange de « salaires de misère et d'aucun droit ». Une manière d'alerter sur les conditions de travail des saisonniers.
Les consultations avec les syndicats sont cependant souvent effectuées une fois le rapport de travail avec l'employeur terminé. « Créer un contact, notamment sur leur lieu de travail, est difficile », regrette Alessia Gatto. Du côté de l'USB, les dernières distributions de tracts ont entraîné de nombreuses sollicitations affirme Marco Militello : « Nous avons décidé de réunir d'abord les moyens humains nécessaires à une prise en charge correcte et commencerons prochainement notre travail ».
Les syndicats espèrent « stimuler le courage » comme le dit Marco Militello. D'autant plus que certaines réformes nationales ont abîmé les acquis sociaux ces dernières années selon les deux représentants. L'un cite l'assouplissement du recours aux CDD et à leur renouvellement. L'autre la transformation en début d'année du licenciement pour absences injustifiées à répétition en démission volontaire. Le tout alors que le reddito di cittadinanza, le revenu de solidarité de base, a été supprimé en 2024.
Dans ce contexte, un référendum sur le travail et la citoyenneté est organisé les 8 et 9 juin prochains. Il portera notamment sur l'usage des contrats à durée déterminée et sur l'abrogation d'une norme du Jobs Act, loi sur le travail promue par l'ancien Premier ministre Matteo Renzi en 2014. « La diminution des acquis sociaux débute avec cette réforme ayant facilité les licenciements », clame Alessia Gatto. Dans un marché de l'emploi où les perspectives peuvent être limitées comme celui de Palerme, être licencié est « une tragédie », pointe encore la syndicaliste.
Conscients que le tourisme a permis justement de créer des emplois dans la ville, les syndicalistes et militants demandent un respect plus important du droit du travail et une répartition plus équitable des revenus. « Et surtout qu'ils permettent de créer une autre activité, ici à Palerme », conclut le chercheur Federico Prestileo.
27.05.2025 à 05:00
Jamal Boukhari
En février 2025, la vie de Georges Nasser, 34 ans, originaire d'un village du gouvernorat de Minya, en Haute-Egypte, s'est transformée en cauchemar. Georges et une dizaine d'autres jeunes de son village ont été envoyés en Russie par un intermédiaire, avec une promesse de travailler dans le secteur de la construction, assorti d'un salaire de 3.000 dollars américains (USD) par mois. L'homme, qui était en réalité un trafiquant d'êtres humains, leur avait assuré que le conflit en Ukraine avait (…)
- Actualité / Fédération de Russie , Égypte, Droits humains, Pauvreté, Jeunesse, Armes et conflits armésEn février 2025, la vie de Georges Nasser, 34 ans, originaire d'un village du gouvernorat de Minya, en Haute-Egypte, s'est transformée en cauchemar. Georges et une dizaine d'autres jeunes de son village ont été envoyés en Russie par un intermédiaire, avec une promesse de travailler dans le secteur de la construction, assorti d'un salaire de 3.000 dollars américains (USD) par mois. L'homme, qui était en réalité un trafiquant d'êtres humains, leur avait assuré que le conflit en Ukraine avait créé un besoin urgent de main-d'œuvre dans les usines russes et que le pays avait besoin de travailleurs.
Tout au long de son voyage, le jeune Égyptien a rêvé de ce salaire qui aurait dû changer sa vie et celle de ses deux petites filles. « Ce salaire promis par le trafiquant, on ne peut pas l'espérer en Egypte, même en travaillant pendant un an », relate-t-il à Equal Times.
Toutefois, l'espoir d'une vie meilleure s'est rapidement évanoui pour Georges Nasser et ses compagnons dès leur arrivée, en février 2025, à Moscou. « Nous n'avons trouvé ni usine ni contrat de travail. J'ai payé plus de 2.000 dollars pour ce voyage », témoigne-t-il, avec une désillusion palpable dans sa voix. « On a trouvé en revanche une proposition inattendue : rejoindre les rangs de l'armée russe en échange d'un salaire de 3.000 dollars et de la nationalité russe. Pendant un moment, j'ai hésité à accepter cette offre », confie le jeune homme. « Mais face à la pression de mon épouse et de mes amis, j'ai finalement décidé de rentrer en Égypte ». Démuni, Georges a dû solliciter l'aide de ses proches pour financer son billet de retour.
Au cours des dernières années, la Russie a su séduire de nombreux étudiants arabes aspirant à des études supérieures, notamment dans des domaines prestigieux tels que la médecine et l'ingénierie. En Égypte, ces filières sont hautement sélectives, exigeant des notes supérieures à 95 % au baccalauréat pour l'admission. Face à ces critères rigoureux, de nombreux jeunes Égyptiens rêvant de devenir médecins ou ingénieurs, sans avoir obtenu les mentions requises, se tournent vers des alternatives à l'étranger. La Russie est devenue une destination privilégiée, offrant des coûts de scolarité relativement abordables et des conditions d'admission moins strictes. Des estimations russes de 2023 indiquaient déjà la présence de plus de 32.000 étudiants originaires du Moyen-Orient sur leur territoire, dont environ la moitié sont des Égyptiens.
Mais depuis le début de l'offensive russe en Ukraine, le recrutement de citoyens arabes, en particulier les étudiants inscrits dans les universités russes, a pris une ampleur alarmante. Car, après trois ans de conflit, l'armée de Vladimir Poutine manque de soldats . En janvier 2024, la branche anglophone de la chaîne d'information russe Russia Today (RT) parlait dans un article en terme positif d'un de ces groupes stationné près de Soledar, dans la région de Donetsk. D'après le média russe, il était composé de « soldats du Niger, de l'Égypte, de la Syrie et de la Moldavie », puis affirmant : « Ils ont étudié en Russie et ont tellement aimé le pays qu'ils sont allés le défendre ».
Après être revenu de sa mésaventure et conscient de l'ampleur de cette manipulation, Georges a agi pour mettre en garde d'autres victimes. « Le trafiquant préparait un nouveau groupe de 25 jeunes de mon village pour le voyage. Je les ai informés de cette arnaque pour qu'ils n'aient pas à subir la même désillusion », explique-t-il.
Son plaidoyer a été aidé par la diffusion, au même moment, d'une vidéo qui a provoqué une onde de choc à travers l'Égypte. Le youtubeur ukrainien Dmytro Karpenko filme Mohamed Radwan, un jeune Égyptien originaire du gouvernorat de Louxor, capturé par les forces ukrainiennes alors qu'il combattait aux côtés des troupes russes. Dans la vidéo, le jeune homme, le visage marqué et vêtu d'une tenue de prisonnier, s'entretient par téléphone avec sa mère en Haute-Égypte, suscitant l'effroi de cette dernière face à son apparence. Dans la vidéo, la mère n'arrête pas de répéter en criant : « Pourquoi tu as fait ça ? ».
L'histoire de Mohamed Radwan ressemble à celle de beaucoup d'autres. Arrivé en Russie en 2021, afin de poursuivre des études de médecine, avec l'espoir qu'après ses études, il puisse améliorer la situation économique de sa famille, confrontée à une crise économique toujours plus intense en Égypte.
Car la guerre en Ukraine a des répercussions sur l'économie égyptienne, notamment car elle a fait durement augmenter les coûts de l'énergie et des denrées alimentaires. Ces dernières années, la livre égyptienne a dégringolé, divisant par deux sa valeur face au dollar et à l'euro, alimentant une inflation galopante. Les prix des produits de première nécessité ont triplé, surtout celui du blé que le pays importait en grande partie de ces régions affectées par le conflit. Enfin, si les chiffres officiels sur la pauvreté font défaut, les données de la Banque mondiale de mai 2019 estimaient déjà à environ 60 % la proportion d'Égyptiens vivant dans la pauvreté ou la vulnérabilité.
Très vite, le rêve de Mohamed Radwan se brise et son parcours doit prendre un tournant dramatique lorsqu'il a été arrêté par la police russe pour des accusations liées à un supposé trafic de drogue. Afin d'échapper à une peine de sept ans d'emprisonnement, les autorités russes lui auraient proposé une alternative qu'il ne pouvait refuser : rejoindre les forces armées russes. Selon sa mère, citée par des médias égyptiens, Mohamed aurait été victime d'un « piège russe ».
Des vidéos diffusées par le même youtubeur ukrainien montrant d'autres citoyens égyptiens capturés en Ukraine après avoir servi dans les rangs de l'armée russe. « De nombreux étudiants arabes ont été séduits par les offres alléchantes de l'armée russe », a confié à Equal Times un étudiant en médecine de l'université de Kazan, en Russie. Ce témoin décrit un système de recrutement où les autorités russes alternent entre incitations financières et menaces pour enrôler les jeunes ressortissants étrangers.
« La crise économique en Égypte, conjuguée à l'augmentation du coût de la vie en Russie, a rendu difficile pour de nombreux étudiants de s'acquitter des frais de scolarité et de leurs dépenses. Depuis 2023, la Russie a durci les règles, exigeant le paiement intégral des frais au début de l'année académique (qui étaient avant payables en plusieurs fois au cours de l'année). La police interpelle les étudiants en difficulté financière. Ceux qui ne peuvent pas payer se retrouvent sous la menace d'une arrestation policière et d'une expulsion », explique l'étudiant. « Pour les convaincre, la police leur dit qu'ils seront chargés des postes administratifs », explique l'étudiant.
Toutefois, le travail administratif n'est qu'un mensonge. « Ces jeunes sont envoyés dans un camp d'entraînement sommaire de trois semaines avant d'être déployés au combat. J'ai perdu un ami, tué par une explosion, et un autre a été blessé puis renvoyé au front avant même d'être complètement rétabli », explique le jeune Égyptien. « Je connais des étudiants marocains, syriens et africains qui ont également rejoint les forces russes en croyant à cette offre », précise l'étudiant. Des informations qui sont corroborées par les autorités d'autres pays, comme le Togo, qui ont alerté sur ces filières entre l'Afrique et la Russie.
Les méthodes russes s'exercent aussi en ligne. Moscou déploie une offensive sur les réseaux sociaux. En avril, plusieurs médias révélaient que des Chinois avaient rejoint l'armée russe après avoir été approchés sur TikTok. Sur Telegram, la chaîne Sadiq Rossia (« Ami de la Russie »), cherche elle à convaincre des followers arabophones de rejoindre les forces russes, toujours avec des promesses financières alléchantes.
Comptabilisant plus de 3.700 abonnés, Sadiq Rossia se présente dans la description d'une chaîne qui « soutient l'armée de la Fédération de Russie dans le domaine des opérations militaires spéciales ». Les offres diffusées sur la chaîne sont conçues pour séduire les recrues potentielles : « Une prime à la signature de contrat oscillant entre 8.000 et 30.000 dollars, des congés payés après six mois de service, l'obtention d'un passeport russe sous six mois, et l'intégration à des brigades d'élite ». La chaîne va jusqu'à afficher des numéros de téléphone et l'adresse d'un bureau de recrutement.
Des contenus multimédias viennent appuyer cette campagne. La chaîne publie régulièrement des vidéos et des photographies montrant des individus originaires du Maroc, d'Égypte et d'autres pays arabes, présentés comme ayant signé des contrats avec l'armée russe pour « combattre le nazisme », selon les termes employés par la chaîne. Certaines de ces vidéos mettent en scène des mercenaires qui s'adressent à leurs compatriotes, les encourageant à suivre leur exemple.
« L'idée d'attirer des troupes étrangères est devenue un phénomène général. La Russie ne fait pas exception, il y a aussi des étrangers qui combattent pour l'Ukraine, venant de la Pologne, des États-Unis, et d'autres », explique à Equal Times, Norhane al Cheikh, professeur des relations internationales, à l'université du Caire. Toutefois, elle souligne que les incitations financières et la promesse de la citoyenneté russe constituent des facteurs d'attraction qui ont un plus fort impact quand elles ciblent délibérément les personnes économiquement vulnérables.
Pour contrer cette campagne de recrutement des Égyptiens, le gouvernement du Caire a décidé fin février d'imposer une autorisation sécuritaire préalable à tout voyage de ses citoyens vers la Russie. De plus, le ministère de l'Intérieur a annoncé le retrait de la nationalité égyptienne à tout individu ayant rejoint les forces russes, dont Mohamed Radwan, et autres.
« Il a fallu une intervention rapide de l'État pour vérifier l'identité des voyageurs et pourquoi ils se dirigent vers la Russie », explique Norhane al-Cheikh, mettant en lumière la préoccupation des autorités égyptiennes face à ce flux de potentiels combattants.
23.05.2025 à 10:34
Akhator Joel Odigie a été élu secrétaire général de la CSI-Afrique en novembre 2023. Cette organisation panafricaine, dont le siège se trouve à Lomé, au Togo, représente plus de 17 millions de membres et 107 centrales syndicales affiliées à travers 52 pays africains.
Avec pour mission déclarée de « représenter les travailleurs en Afrique, en s'appuyant sur l'unité, le plaidoyer et le renforcement des capacités, afin de réaliser le travail décent et l'égalité pour la justice sociale », la (…)
Akhator Joel Odigie a été élu secrétaire général de la CSI-Afrique en novembre 2023. Cette organisation panafricaine, dont le siège se trouve à Lomé, au Togo, représente plus de 17 millions de membres et 107 centrales syndicales affiliées à travers 52 pays africains.
Avec pour mission déclarée de « représenter les travailleurs en Afrique, en s'appuyant sur l'unité, le plaidoyer et le renforcement des capacités, afin de réaliser le travail décent et l'égalité pour la justice sociale », la CSI-Afrique joue un rôle actif dans la défense des intérêts des travailleurs à travers le continent, même si quelque 83 % des travailleurs africains travaillent dans le secteur informel.
Avec ses plans visant à « améliorer la défense et la protection des droits des travailleurs et à stimuler la régénération syndicale », énoncés dans la Déclaration de Kigali sur l'organisation et la négociation collective pour les syndicats africains, publiée en octobre 2024 par la CSI-Afrique, M. Odigie s'entretient avec Equal Times au sujet de certains des défis et opportunités auxquels est confronté le mouvement syndical africain.
Vous occupez le poste de secrétaire général de la CSI-Afrique depuis maintenant un an et demi. Quelles sont vos impressions en tant que dirigeant des travailleurs africains en cette période particulièrement tumultueuse de l'histoire mondiale ?
Effectivement, nous traversons une période difficile. Il se passe beaucoup de choses sur les plans politique, social et économique. Toutefois, ceux d'entre nous qui exercent des fonctions dirigeantes avons été élus pour mener à bien des tâches difficiles. Nous sommes conscients des difficultés et nous relevons le défi. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous apitoyer sur notre sort. Il est également vrai que bon nombre des problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont pas neufs ; c'est simplement que la situation s'est exacerbée. L'émergence de Trump aux États-Unis et de ses politiques a des répercussions sur l'ensemble de la planète. Par exemple, nous avons pu voir ce qui se passe lorsque l'on déclare une guerre tarifaire unilatérale et fantaisiste. Elle entraîne une hausse des prix, car en fin de compte, un droit de douane est une taxe. Cela affecte les populations et rend l'accès à l'emploi difficile, parce que, lorsque vous imposez des droits de douane élevés à un pays comme le Lesotho, vous finissez par faire perdre leur emploi à des milliers de personnes, car ce qu'elles produisent n'est plus compétitif et personne ne l'achète.
À l'heure actuelle, les accords bilatéraux ou multilatéraux ne sont plus respectés et les règles mondiales n'ont plus cours. À titre d'exemple, du jour au lendemain, les droits de douane imposés par les États-Unis ont plongé l'African Growth and Opportunities Act dans le coma [AGOA, une loi états-unienne qui permettait aux pays africains éligibles d'exporter certaines marchandises vers les États-Unis sans payer de droits de douane, en vue de stimuler la croissance économique sur le continent]. Les conséquences sont directes pour l'emploi, les salaires et le bien-être des travailleurs et de leurs familles. En Afrique, en raison des taux de chômage et d'informalité très élevés, chaque travailleur doit subvenir aux besoins de six personnes à sa charge.
Revenons au moment où vous avez entendu pour la première fois que les nouveaux droits de douane imposés par les États-Unis allaient augmenter de 50 % le coût des exportations du Lesotho vers les États-Unis [à savoir les diamants et les jeans]. Quelle a été votre réaction et, concrètement, comment les syndicats peuvent-ils réagir à une telle situation ?
Nous l'avons rejetée. Nous avons réclamé la suppression de ces droits de douane. Cependant, nous réaffirmons aujourd'hui plus que jamais notre attachement au multilatéralisme. Si nous convenons tous que le commerce offre des possibilités de croissance et de prospérité partagée, il se doit d'être fondé sur des règles, que nous devons tous respecter. Or, ce n'est pas le cas à l'heure actuelle.
Pourtant, cette situation nous offre également une occasion d'appeler les dirigeants africains à déclarer que le moment est peut-être venu pour le continent de se doter de son propre régime commercial. Le volume des échanges entre pays africains est inférieur à celui des échanges avec les pays extérieurs à la région. C'est pourquoi nous voyons un énorme potentiel dans la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), qui constitue le plus grand bloc commercial au monde, avec plus de 1,3 milliard de personnes [dans 54 pays du continent]. Si nous parvenons à réorganiser nos régimes commerciaux, à fournir les infrastructures nécessaires pour faciliter les échanges entre nous, à rendre les procédures, les pratiques et les systèmes de paiement plus conviviaux, si nous sommes capables de faire cela, si nous sommes capables d'investir davantage dans les compétences et l'éducation afin d'accroître la productivité, alors nous pourrons développer le commerce et les opportunités commerciales entre nous. Peut-être qu'avec le temps, nous n'aurons plus à nous soucier des régimes commerciaux imposés d'ailleurs.
Quels sont les défis les plus pressants auxquels les syndicats africains font actuellement face ?
Nous sommes conscients du défi que représente l'économie informelle, car l'économie de l'Afrique est en grande partie informelle. Cela relève en soi d'un projet néolibéral visant à maintenir le continent dans un état de dysfonctionnement structurel permanent. Nous devons donc tout mettre en œuvre pour formaliser l'économie africaine. Mais nous devons d'abord organiser ces travailleurs, car la formalisation nécessite de pouvoir s'exprimer et d'être représenté pour pouvoir mener à bien l'ensemble du processus. Par ailleurs, les travailleurs informels sont disproportionnellement représentés par les femmes, les jeunes, les migrants et d'autres groupes vulnérables. En tant que syndicats, nous devons donc aller à leur rencontre pour essayer de les organiser.
Ensuite, nous devons nous attaquer au problème de la fragmentation des syndicats. Les entreprises deviennent de plus en plus grandes, à tel point que certains pays vont adopter des lois antitrust afin qu'elles ne deviennent pas trop grandes et ne se transforment pas en monopoles. Mais vous constaterez que les syndicats se fractionnent en petits groupes. Or, il est difficile de se battre quand on est si petit. Nous devons mettre un terme à cette atomisation et en déterminer les causes profondes. Nous investissons davantage dans les syndicats en respectant leurs statuts et nous les encourageons également à les réviser de manière à accueillir des catégories de travailleurs qui n'étaient pas membres jusqu'à présent, en particulier les travailleurs informels. Nous souhaitons également améliorer notre capacité à fournir des services à nos membres.
L'Afrique compte la population la plus jeune au monde : environ 60 % des Africains ont moins de 25 ans et on estime que d'ici 2035, le nombre de jeunes Africains entrant sur le marché du travail chaque année sera supérieur à celui du reste du monde réuni. Que faites-vous pour attirer davantage de jeunes dans les syndicats ?
Le continent africain est jeune, il est donc important de montrer aux jeunes que nos syndicats leur appartiennent. Nous investissons actuellement dans la création de cellules syndicales qui renforceront les liens entre le mouvement étudiant et le mouvement syndical. Plus que jamais, nous faisons intervenir les syndicats dans les universités — nous pourrions même commencer à les introduire dans les écoles secondaires — afin d'expliquer aux jeunes ce que font les syndicats et comment nous pouvons les aider. Dans certains pays, comme le Nigeria, la Zambie et le Malawi, les efforts visant à établir des liens entre les campus et les syndicats commencent à porter leurs fruits. Nous souhaitons montrer aux jeunes que les sujets qui les préoccupent sont aussi les nôtres.
Vous avez évoqué certains obstacles au commerce. Selon vous, quels sont les autres facteurs qui continuent d'entraver le développement de l'Afrique ?
Si nous ne nous attaquons pas à nos problèmes structurels, l'Afrique restera en marge de l'économie mondiale et restera le dilemme du développement mondial. Nous n'en sommes pas fiers. Nous savons comment nous en sommes arrivés là. Nous ne voulons pas nous lamenter ni jouer les victimes, mais je parle de l'esclavage, du colonialisme et désormais du néocolonialisme. Il semble y avoir une volonté de maintenir l'Afrique dans son rôle de producteur de matières premières, de simples coupeurs de bois ou porteurs d'eau, et nous disons que c'en est assez. Il est temps pour nous, Africains, de tracer et de définir notre propre chemin vers le progrès à notre manière.
Face à l'insécurité qui règne sur le continent, des djihadistes aux bases militaires étrangères qui surgissent un peu partout, il suffit de gratter un peu la surface pour découvrir tout un réseau de soutiens financiers provenant d'intérêts extérieurs à l'Afrique, qui utilisent les élites locales pour empêcher nos populations de s'organiser. Tout cela est bien documenté, et c'est pourquoi nous souhaitons élargir notre plaidoyer à nos frères et sœurs du Nord pour leur dire : « Parlez-en à vos gouvernements ». Le recours à la dette pour maintenir l'Afrique dans un état de dépendance doit cesser.
Il est inacceptable que les pays africains empruntent à un taux d'intérêt quatre fois plus élevé que celui de l'Allemagne. Comment est-on censé être compétitif dans ces conditions ? Aujourd'hui [le jour où M. Odigie s'entretient avec Equal Times], la Conférence de l'Union africaine sur la dette s'achève à Lomé, au Togo. Nous, travailleurs africains, attendons la déclaration qui sera faite à Lomé, où nous continuerons à faire pression pour l'annulation de la dette. Tant que nous serons soumis à un régime d'endettement insoutenable, l'Afrique ne pourra pas financer son propre développement, en particulier la protection sociale. C'est le message que nous transmettrons à Séville lors de la quatrième Conférence internationale sur le financement du développement [en juillet] et à Doha lors du Sommet mondial sur le développement social [en novembre] : vous devez annuler ou restructurer la dette et, plus important encore, nous avons besoin d'une architecture financière mondiale qui soit démocratique, inclusive et transparente. De plus, en matière de changement climatique, l'Afrique ne contribue qu'à hauteur de 4 % à la pollution mondiale, mais, sur le plan des effets de ce changement climatique, la dévastation est disproportionnée en Afrique. Le « financement du développement » doit donc signifier le financement de l'atténuation et de l'adaptation. Une transition juste n'est pas possible si elle est uniquement guidée par le secteur privé et un programme néolibéral.
Depuis votre entrée en fonction, les syndicats ont été la cible de nombreuses attaques sur le continent, notamment en Eswatini et au Nigeria. Que fait la CSI-Afrique pour soutenir et protéger les droits des syndicats sur le continent ?
La situation actuelle au Nigeria est préoccupante [note de la rédaction : les syndicats nigérians ont fait l'objet de « harcèlement, d'attaques et d'intimidation de la part de la police », comme en témoignent l'agression et l'arrestation du président du Congrès du travail du Nigeria (NLC, Nigeria Labour Congress), Joe Ajaero, en novembre 2023, et sa détention en septembre 2024 dans le cadre d'enquêtes en cours pour complot criminel, financement du terrorisme et subversion, entre autres accusations. Alors qu'il ne faisait l'objet d'aucune inculpation, il a été appréhendé par des agents de sécurité et il lui a été interdit de se rendre au Royaume-Uni pour assister au congrès de la Confédération syndicale britannique, ce qui a suscité une condamnation généralisée de la part du mouvement syndical].
Malgré tout, nous entretenons des relations constructives avec le gouvernement. Pendant que toutes ces attaques avaient lieu, nous avons mobilisé le soutien en faveur des syndicats au Nigeria, et nombre de nos affiliés en Afrique ont fermement condamné ces actions. Nous avons écrit une lettre au président de la République du Nigeria pour dénoncer ces actions et demander que justice soit faite. Je leur demande d'examiner et de réformer les processus de relations industrielles afin que les droits des travailleurs et des syndicats soient garantis et respectés. Nous avons également écrit aux agences de sécurité pour exiger qu'elles rendent des comptes sur tous ces fronts. En outre, nous avons fourni aux syndicats nigérians un soutien pour renforcer leurs capacités, afin qu'ils puissent mieux se protéger et signaler les infractions. Parallèlement, j'ai rendu visite au ministre du Travail dans son bureau ; il s'est montré ouvert et réceptif. La réunion avec tous ses fonctionnaires a été constructive, puis j'ai rendu une visite de courtoisie à l'inspecteur général de la police, qui s'est également montré très réceptif. Les deux fois, ces institutions ont réuni leurs plus hauts représentants pour assister à ces réunions. L'inspecteur général a pris certains engagements pour améliorer ses relations avec le NLC. Il a déclaré qu'il pensait qu'il y avait eu un petit malentendu et que ses services s'efforceraient de le résoudre. Comme vous le savez, le Nigeria figure sur la longue liste du rapport de l'Organisation internationale du Travail concernant le Comité de l'application des normes. Mais après avoir eu une discussion fructueuse avec eux, nous souhaitons tendre la main au gouvernement nigérian afin de discuter de la manière dont nous pouvons explorer le dialogue de manière constructive. Je suis convaincu, compte tenu de cette première expérience, qu'ils seront ouverts à cette idée.
Dans le même ordre d'idées, en Eswatini [monarchie absolue où les syndicats sont sévèrement réprimés, comme en témoignent le meurtre de Thulani Maseko, avocat spécialisé dans les droits humains et les droits syndicaux, et l'exil forcé de Sticks Nkambule, secrétaire général du Syndicat des travailleurs des transports, des communications et des secteurs connexes du Swaziland, survenus tous deux en 2023]. Notre affilié en Eswatini, le Congrès des syndicats du Swaziland (TUCOSWA), nous a déjà informés que le gouvernement était en contact avec eux, mais nous leur avons conseillé de veiller à ce que des organismes extérieurs soient [présents] lors de ces discussions. Je prévois également de me rendre en Eswatini en septembre et j'espère y rencontrer des représentants du gouvernement.
Dernière question : il vous reste encore quelques années à la tête de la CSI-Afrique et une longue liste de défis à relever. Que souhaitez-vous que l'on retienne de votre mandat de secrétaire général ?
Par la grâce de Dieu — et je le dis de manière très spirituelle, j'espère que vous me citerez — par la grâce de Dieu, j'espère laisser derrière moi un mouvement syndical africain fort, qui rassemble davantage de membres, qui a plus d'influence sur le terrain et qui est plus uni que jamais. Nous espérons attirer davantage de jeunes et faire en sorte que la voix des syndicats soit respectée sur tout le continent. Nous espérons changer l'image que les gouvernements africains ont des syndicats. Nous souhaitons améliorer les possibilités de dialogue social en les institutionnalisant et en les utilisant. Et lorsque je quitterai ce poste, nous aurons construit des relations solides et robustes avec nos frères et sœurs d'Amérique latine et de toute la diaspora africaine. Car pour moi, la question du racisme est très importante. Partout où je vais, je constate que les hommes noirs et les femmes noires occupent majoritairement les échelons inférieurs de la société. La discrimination est énorme. Nous souhaitons pouvoir contribuer à une mobilisation mondiale des personnes noires, aux côtés d'autres communautés, sociétés et économies, afin d'œuvrer ensemble pour un progrès commun.
21.05.2025 à 11:14
Le constat est cinglant. Après des années d'inflation galopante, de baisse du pouvoir d'achat et d'insécurité croissante, la promesse d'une prospérité partagée n'a pas été tenue.
Dans une déclaration commune rare publiée sous la bannière du Labour 7 (L7), les syndicats des pays du G7 ont lancé un appel direct aux dirigeants : changez de cap avant qu'il ne soit trop tard. Leur message est clair : à moins d'un changement radical de politique économique, les gouvernements et les banques (…)
Le constat est cinglant. Après des années d'inflation galopante, de baisse du pouvoir d'achat et d'insécurité croissante, la promesse d'une prospérité partagée n'a pas été tenue.
Dans une déclaration commune rare publiée sous la bannière du Labour 7 (L7), les syndicats des pays du G7 ont lancé un appel direct aux dirigeants : changez de cap avant qu'il ne soit trop tard. Leur message est clair : à moins d'un changement radical de politique économique, les gouvernements et les banques centrales risquent de pérenniser la stagnation à long terme, d'accroître encore les inégalités et d'attiser la polarisation sociale.
La flambée de l'inflation en 2022-2023 a entraîné une crise du coût de la vie qui oblige les familles travailleuses des pays du G7 à se couper en quatre pour subvenir à leurs besoins essentiels. Aujourd'hui, même un emploi à temps plein ne garantit pas un niveau de vie acceptable aux travailleurs et à leur famille. Les banques centrales ont réagi en haussant fortement les taux d'intérêt, mais cette stratégie s'est avérée coûteuse. Les entreprises ont modéré leurs investissements, les prêts hypothécaires se sont renchéris et la demande des consommateurs s'est affaiblie. La réaction des banques centrales a freiné la reprise de l'économie, qui peinait déjà à se remettre des effets de la pandémie.
Même si les prix commencent à se stabiliser, les contrecoups de la politique monétaire restrictive se font encore ressentir. Une grande partie de la dette contractée par les entreprises et les ménages alors que les taux d'intérêt étaient bas arrive à échéance et doit être refinancée, cette fois à des coûts nettement plus élevés.
Une situation qui pèse sur le budget des ménages et fragilise le bilan des entreprises, avec pour conséquence un ralentissement de la consommation et des investissements. Des répercussions sur le marché du travail également, où l'on assiste à une augmentation des licenciements et à un gel des embauches non seulement dans des secteurs tels que la construction et l'industrie manufacturière, particulièrement sensibles aux variations des taux d'intérêt, mais aussi dans l'ensemble de l'économie.
Dans ce contexte, le L7 a lancé un appel énergique en faveur d'une transition économique urgente. Nous demandons instamment une accélération des baisses des taux d'intérêt et un passage à une politique budgétaire expansionniste. Au cœur de notre proposition se trouvent la création d'emplois de qualité, l'investissement social et la résilience économique, abandonnant enfin les cadres d'austérité modérée qui ont fini par dominer les politiques de la plupart des pays du G7 et au-delà.
Si l'inflation a dominé l'actualité ces dernières années, il est clair que la menace la plus importante réside désormais dans la stagnation prolongée et la détérioration du marché du travail, tant en termes de création d'emplois que de conditions de travail. Le L7 avertit que la poursuite d'une politique monétaire restrictive risque de faire baisser l'inflation en dessous des objectifs des banques centrales et de déclencher une spirale descendante néfaste de contraction économique, entraînant une restructuration de l'emploi et une hausse du chômage. À moins d'un changement de cap, le G7 pourrait sombrer imperceptiblement dans la récession.
La politique budgétaire n'a pas non plus été à la hauteur. Au nom de la discipline et afin d'éviter d'alimenter l'inflation, les gouvernements ont adopté des politiques budgétaires trop prudentes, voire des mesures d'austérité pure et simple, entraînant un grave sous-investissement dans les services publics, tout en retardant les investissements essentiels dans les infrastructures et la transition écologique.
Irresponsables sur le plan budgétaire, ces choix sont tout aussi irresponsables sur le plan social. La déclaration du Labour 7 appelle de toute urgence à un accroissement des investissements dans la protection sociale, l'éducation, les soins de santé, les politiques actives en faveur du marché du travail, les énergies propres et abordables, ainsi que les infrastructures vertes. De tels investissements sont non seulement nécessaires pour stimuler la demande et l'emploi et accélérer la reprise économique, mais ils sont également essentiels pour préparer les économies aux chocs climatiques et géopolitiques à venir.
Pour financer ces priorités, les syndicats préconisent une refonte en profondeur de la politique fiscale : introduction d'une fiscalité plus progressive sur la fortune et les revenus du capital, augmentation des taux d'imposition des sociétés, imposition des bénéfices exceptionnels et taxe sur les transactions financières, le tout soutenu par une coopération internationale renforcée afin de prévenir l'évasion et la fraude fiscales.
Il ne s'agit pas de propositions radicales, mais de mesures de bon sens visant à rééquilibrer un système où le fardeau a été transféré de manière disproportionnée sur les travailleurs, tandis que les multinationales et les grandes fortunes continuent de prospérer, souvent grâce aux gains exceptionnels résultant de la crise.
Les guerres commerciales en cours ne font qu'exacerber ces difficultés. La récente hausse des droits de douane a déjà perturbé les chaînes d'approvisionnement mondiales et entraîné des coûts supplémentaires pour les investisseurs, les producteurs et les consommateurs. Comme le souligne la déclaration du L7, ce sont les travailleurs à faible revenu qui paient le prix fort dans cette nouvelle ère de guerre commerciale.
Le choix politique qui s'offre au G7 n'est pas seulement économique, il est moral et générationnel. Les décideurs économiques vont-ils persévérer dans un statu quo qui privilégie la restriction budgétaire à court terme au détriment d'une prospérité partagée à long terme ? Ou sauront-ils saisir cette occasion pour amorcer une reprise plus juste et plus inclusive, centrée sur les travailleurs, qui rétablisse la confiance dans les institutions publiques et s'attaque aux causes profondes de l'instabilité économique ?
La réunion de cette semaine à Banff est plus qu'une simple discussion politique : il s'agit d'un référendum sur l'avenir du travail, de l'équité et de la solidarité dans certains des pays les plus riches du monde. Les voix des travailleurs se sont clairement fait entendre. Reste à voir si les décideurs politiques du G7 seront à l'écoute ou s'ils les abandonneront au feu croisé des politiques macroéconomiques.
15.05.2025 à 10:00
la rédaction d'Equal Times
En 2025, les Nations unies ont proclamé l'Année internationale des coopératives, reconnaissant leur rôle-clé dans le développement durable, la justice sociale et la résilience économique.
À travers cette initiative, l'ONU souhaite promouvoir une meilleure reconnaissance des coopératives à l'échelle mondiale, encourager les États à soutenir leur développement, et mettre en lumière les bonnes pratiques qui permettent à ces structures de répondre aux défis actuels : crise climatique, (…)
En 2025, les Nations unies ont proclamé l'Année internationale des coopératives, reconnaissant leur rôle-clé dans le développement durable, la justice sociale et la résilience économique.
À travers cette initiative, l'ONU souhaite promouvoir une meilleure reconnaissance des coopératives à l'échelle mondiale, encourager les États à soutenir leur développement, et mettre en lumière les bonnes pratiques qui permettent à ces structures de répondre aux défis actuels : crise climatique, précarisation du travail et inégalités économiques.
Une coopérative est une association autonome de personnes unies volontairement pour satisfaire leurs besoins économiques, sociaux et culturels communs par le biais d'une entreprise détenue collectivement et contrôlée démocratiquement. Les membres participent activement à la prise de décision, selon le principe « une personne, une voix », indépendamment de leur apport en capital. Cette gouvernance égalitaire distingue les coopératives des entreprises classiques, où le pouvoir est souvent proportionnel à l'investissement financier. Ce modèle favorise une gestion plus horizontale et une transparence accrue.
Il existe trois millions de coopératives dans le monde et elles peuvent être de toute tailles. La plus grande coopérative du monde, Mondragon Corporation, créée au Pays basque espagnol en 1956, compte 80.000 employés et génère un chiffre d'affaires de 11 milliards d'euros dans divers secteurs. On trouve des coopératives d'entreprises, dans les domaines de l'agriculture, de l'artisanat, du commerce, de l'industrie mais aussi dans les secteurs bancaires et d'assurances (mutuelles), ou dans celui des services médicaux (comme par exemple le réseau de santé Unimed, au Brésil). Enfin, on trouve des coopératives d'usagers, dans la grande distribution (à l'exemple de Coop Italia), dans le logement (copropriétés coopératives, coopératives HLM, habitat pour le troisième âge), et même dans le secteur des technologies open source et l'économie numérique de partage (cf. les coopératives 4.0).
Les coopératives réinvestissent généralement leurs excédents dans l'activité, les salaires, la formation ou des projets d'intérêt collectif (comme par exemple les coopératives de garde d'enfants ou de soins à domicile en Inde). Elles jouent un rôle essentiel dans le développement économique local, notamment en milieu rural ou dans des secteurs délaissés par les grands groupes. En créant des emplois durables et inclusifs, elles favorisent l'autonomie des territoires, comme en Palestine, dans la production d'huile d'olive. Au Japon, le système coopératif - l'un des plus développés du monde-, a contribué significativement à l'essor du pays après la Seconde Guerre mondiale.
Dans les pays en développement, les coopératives d'épargne et de crédit aident les petits entrepreneurs dans leurs activités, comme par exemple en République démocratique du Congo, en leur accordant des micro-crédits et un soutien administratif. Un rôle essentiel pour les sortir du travail informel, et ce, même en Europe. « La coopérative donne plus de force aux gens. Elle nous donne le sentiment que nous pouvons changer notre vie », témoignage un vendeur à la sauvette, à Madrid.
Car les coopératives permettent à des populations souvent marginalisées – femmes, jeunes, travailleurs précaires – de reprendre le pouvoir sur leur outil de travail, par exemple pour les travailleurs des plateformes en Amérique Latine. Ce modèle limite les inégalités, améliore les conditions de travail et encourage la solidarité intergénérationnelle et interculturelle.
Les coopératives ont démontré une résilience supérieure face aux crises économiques. Selon un article de The Conversation leur modèle centré sur les membres, et non sur le profit à court terme, leur permet de résister plus efficacement aux chocs financiers, voire également aux chocs climatiques, comme au Rojava. Elles privilégient la continuité de l'activité, la préservation des emplois et l'adaptation locale. Cette orientation vers le long terme et le bien commun les rend moins vulnérables aux logiques spéculatives et aux pressions des actionnaires.
Leur gouvernance participative encourage aussi l'innovation collective en période difficile. Ainsi, il arrive que des employés, parfois avec l'aide de syndicalistes, transforment eux-mêmes leur entreprise en coopérative, comme dans l'industrie textile en Tunisie, ou l'usine Fralib de production de thé, en France.
Les pratiques coopératives offrent des pistes concrètes pour réformer le secteur privé. Comme le souligne un autre article de The Conversation, les entreprises classiques gagneraient à s'inspirer de la gouvernance partagée, de la transparence financière et de l'ancrage territorial des coopératives. Dans un contexte où les consommateurs, les salariés et les investisseurs sont de plus en plus attentifs aux valeurs et à l'impact social des entreprises, les principes coopératifs peuvent renforcer la confiance, l'engagement des équipes et la fidélité des clients. Certaines grandes entreprises ont d'ailleurs déjà adopté des pratiques participatives ou solidaires issues de l'économie sociale.
Malgré leurs nombreux atouts, les coopératives doivent surmonter plusieurs obstacles : garantir la participation réelle de leurs membres dans un monde en mutation rapide, maintenir une gestion rigoureuse tout en respectant leurs valeurs, et accéder à des financements adaptés. Elles sont souvent confrontées à une méconnaissance de leur fonctionnement, voire à un manque de reconnaissance institutionnelle.
Pour renforcer leur impact, notamment pour la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) de l'ONU, il est essentiel de soutenir leur développement par la formation, des politiques publiques incitatives, et une meilleure visibilité dans l'espace économique. C'est l'un des objectifs de l'Année internationale des coopératives : favoriser leur montée en puissance dans les transitions à venir.
Pour aller plus loin :
- Visitez le site de l'Alliance Coopérative Internationale, pour découvrir l'histoire du mouvement coopératif et quelques chiffres mondiaux.
– Connaître la Recommandation 193 de l'Organisation internationale du Travail (OIT) qui recommande depuis 2002 la structuration coopérative du travail, afin notamment de garantir le « travail décent » et l' « émancipation des plus pauvres par la participation au progrès économique », en créant des emplois, et favoriser une protection et une assistance mutuelle.
13.05.2025 à 11:57
L'image d'une personne à vélo transportant un sac à dos isotherme, cubique et de couleur vive qui traverse la ville à toute vitesse est devenue familière dans le monde entier. Ces sacs à dos jaunes, rouges, orange ou bleus, affublés d'un logo facilement identifiable, ne sont que la partie émergée de l'iceberg du changement radical qui impacte de plus en plus de secteurs d'activité : de la livraison de repas aux services de soins ou de nettoyage. Dans tous ces pays, les plateformes numériques (…)
- Reportages photos / Pologne, Négociation collective, Travail décent, Santé et sécurité, Pauvreté, Travail, Économie numérique, Travail précaire, Syndicats, Charles KatsidonisL'image d'une personne à vélo transportant un sac à dos isotherme, cubique et de couleur vive qui traverse la ville à toute vitesse est devenue familière dans le monde entier. Ces sacs à dos jaunes, rouges, orange ou bleus, affublés d'un logo facilement identifiable, ne sont que la partie émergée de l'iceberg du changement radical qui impacte de plus en plus de secteurs d'activité : de la livraison de repas aux services de soins ou de nettoyage. Dans tous ces pays, les plateformes numériques sont de plus en plus présentes, affectent un nombre croissant de travailleurs et transforment profondément notre façon de travailler et d'interagir.
Ce modèle pose des défis importants en matière de droit du travail et la nouvelle directive européenne cherche à les relever. En Pologne, sa mise en œuvre suscite autant d'attentes que d'inquiétudes. Les États membres ont deux ans pour la transposer dans leur législation nationale, et l'approche choisie par le gouvernement polonais sera déterminante, compte tenu d'une particularité du pays ; que la directive n'aborde pas explicitement.
Les conditions de travail des livreurs sont à peu près analogues partout en Europe : instabilité, longues journées de travail et nécessité de cumuler plusieurs emplois pour s'assurer un revenu. La particularité de la Pologne réside toutefois principalement dans le fait que la grande majorité des livreurs travaillent dans le cadre d'un contrat de location signé avec un intermédiaire appelé « partner flotowy ».
« L'utilisation de contrats de location sert à minimiser la charge fiscale qui devrait être supportée par l'employeur, qu'il s'agisse de la plateforme ou d'un intermédiaire », explique Karol Muszyński, assistant-maître de conférences en sociologie du travail et en économie à l'université de Varsovie et partenaire du projet de recherche-action Fairwork, qui établit des classements des plateformes sur la base des conditions de travail, du contrat, de la rémunération, de la gestion du travail et de la représentation.
« De plus, le fait que les travailleurs signent ces contrats avec un intermédiaire les prive de toute protection. En cas de plainte, ils ne peuvent pas se tourner vers les plateformes, alors que ce sont elles qui décident des conditions de travail, des salaires et des heures de travail. La responsabilité, quelle qu'elle soit, reste donc très floue. »
Tomek [nom d'emprunt], livreur chez Glovo, vit à Poznań et combine cette activité avec son travail d'indépendant dans le secteur de l'audiovisuel. L'instabilité et le sentiment d'injustice dans son travail font partie de son quotidien. Récemment, l'application a taxé son profil de frauduleux, sans lui fournir la moindre explication.
« Une autre fois, on m'a donné un délai de 24 heures par e-mail pour transférer l'argent collecté en espèces aux clients. Cinq heures plus tard, mon compte était déjà bloqué. J'ai perdu une semaine pendant laquelle je comptais gagner l'argent pour payer mon loyer », explique-t-il. Dans les deux cas, le seul moyen de se plaindre était un agent conversationnel (« chatbot ») et l'intermédiaire avec lequel Tomek avait conclu un contrat n'a rien voulu savoir des mesures prises par la plateforme.
L'une des difficultés principales du travail sur les plateformes est le manque de transparence et la complexité des règles appliquées. De nombreux livreurs pour des entreprises telles qu'Uber ou Glovo doivent se renseigner par eux-mêmes (sur YouTube ou des forums) sur la façon dont leurs paiements sont calculés ou sur le fonctionnement de l'algorithme. En d'autres termes, ils sont confrontés à la difficulté de comprendre le système afin d'améliorer leurs performances et d'augmenter leurs gains.
« Sur Pyszne.pl [membre du réseau Just Eat], ces intermédiaires n'existent pas. Nous sommes recrutés par des agences de travail intérimaire, pour une période pouvant aller jusqu'à 18 mois. Ensuite, nous signons un contrat de service (“umowa zlecenie”, en polonais) avec la plateforme », explique Stanisław Kierwiak.
Le contrat de prestation de services, également appelé contrat de mandat, est à mi-chemin entre un contrat de travail et l'activité d'un travailleur indépendant : ceux qui le signent ne sont pas considérés comme des employés, mais ils ne sont pas non plus obligés de s'enregistrer en tant que travailleurs indépendants ou autoentrepreneurs. En Pologne, ces contrats sont apparus en 2007, lorsque la priorité a été donnée à la promotion de l'emploi avec une faible charge fiscale et une plus grande flexibilité. Ils sont considérés comme des contrats « pourris », car, bien qu'ils donnent l'illusion d'une relation de travail, ils peuvent être résiliés sans préavis ni justification. D'un point de vue formel, ils sont soumis à une faible retenue à la source qui devrait être répartie entre l'employeur et la personne recrutée, mais, dans la plupart des cas, les intermédiaires des plateformes transfèrent l'intégralité de la charge aux livreurs.
En Pologne, près d'un million de personnes travaillent dans le cadre de contrats de ce genre et pas seulement sur des plateformes. Ainsi, le débat européen sur la distinction entre employé et faux indépendant ne reflète pas entièrement la réalité polonaise.
Les plateformes soulignent que, pour les livreurs, ce sont les revenus rapides et la flexibilité qui comptent le plus. « Notre enquête interne révèle que 80 % des livreurs ne souhaitent pas passer à un contrat de salarié », explique Aleksander Rosa, porte-parole de Pyszne.pl. « Car cela diminuerait leurs revenus, ils bénéficieraient de moins de flexibilité et ne pourraient pas travailler pour plusieurs plateformes à la fois. Je pense que nous devrions leur garantir ces trois éléments. La directive devrait réglementer notre secteur, mais un trop grand durcissement aura l'effet inverse de celui escompté. »
Aucune donnée fiable ne permet de savoir combien gagnent réellement les livreurs. Toutefois, selon les représentants syndicaux et les travailleurs consultés, il n'est pas rare que le revenu moyen soit inférieur au salaire horaire brut minimum. Par ailleurs, la liberté est illusoire, car toutes les conditions sont imposées par les plateformes et, même quand une commande n'est pas rentable, le livreur n'a pas toujours la possibilité de la refuser. Quant à la flexibilité et à la possibilité de combiner le travail pour plusieurs plateformes, cela se traduit souvent par du stress et un épuisement.
« L'un des plus grands facteurs de stress pour une personne est l'incertitude », explique Dorota Merecz-Kot, médecin à l'Institut de psychologie de l'université de Łódź et collaboratrice d'une étude sur les risques pour la santé et la sécurité dans le travail sur les plateformes qui est sur le point de s'achever dans plusieurs pays européens. « Les algorithmes et les exclusions sans explication » face auxquels « vous ne pouvez pas faire appel ou présenter votre version des faits » créent un « sentiment de discrimination et d'injustice systémiques qui, sur le long terme, crée la certitude que vous n'êtes personne et que votre opinion n'a aucune importance. Avec le temps, on en vient même à se sentir incapable de se battre pour soi-même », ajoute-t-elle.
La protection du droit du travail dans ce secteur est très complexe. La majorité des livreurs travaillent seuls, ce qui rend difficile la création de liens entre eux, sans parler du nombre indéterminé de travailleurs migrants sans papiers qui sous-louent l'utilisation de comptes et qui, par crainte de perdre une source de revenus, préfèrent privilégier leur invisibilité. Selon Mme Merecz-Kot, ils ne se perçoivent pas non plus comme un groupe professionnel unifié, ce qui limite leur capacité à exprimer des revendications collectives ou à exercer une pression pour négocier des améliorations. Pourtant, des initiatives individuelles et collectives ont vu le jour.
Tomek a participé aux manifestations des livreurs de Glovo (à Poznań en 2023), qui ont conduit à la création de l'Inicjatywa Pracownicza Kurierów (Initiative des travailleurs des livreurs). Bien que l'initiative ne puisse pas agir officiellement comme un syndicat, en raison de l'absence de relation contractuelle avec la plateforme, elle a obtenu des améliorations, telles que des primes en cas de conditions météorologiques défavorables. Au travers d'un groupe Telegram, ils ont réalisé des enquêtes sur les conditions de travail auxquelles ont participé jusqu'à 300 livreurs. Armés de ces données, ils se sont présentés au ministère du Travail au cours de l'été.
« Nous leur avons présenté notre réalité et leur réaction a été l'étonnement ; en particulier concernant des questions telles que les contrats de location », explique Tomek. « Ce qui, moi, m'a encore plus étonné est le fait que l'application est active en Pologne depuis cinq ans et qu'ils ne savaient pas comment elle fonctionnait réellement. Ils nous ont dit qu'ils allaient se pencher sur le dossier. Nous attendons toujours. »
Les tarifs dynamiques de la plateforme ne prennent pas en compte des facteurs, tels que le trafic ou les temps d'attente, ce qui réduit leurs revenus. Leurs revenus hebdomadaires provenant d'Uber s'élèvent à environ 300-500 zlotys (de 70 à 116 euros ou 80 à 132 dollars US).
Dans le cas de Pyszne.pl, le syndicat est né d'une manière innovante. « Après plusieurs discussions au sein de la Confédération du travail des jeunes (Konfederacja Pracy Młodych), nous avons décidé d'organiser un “happening” », se souvient Stanisław Kierwiak. « Nous avons installé des tables, des chaises et des transats au siège et avons commencé à commander de la nourriture en ligne. À mesure que les livreurs arrivaient, nous leur proposions de la consommer eux-mêmes tout en discutant de leur situation. La réaction a été très positive et nous avons décidé de créer un syndicat. Contrairement à ce qui se passe sur d'autres plateformes, nous pouvons le faire parce qu'il n'y a pas d'intermédiaires sur Pyszne.pl et le fait de formaliser la lutte nous assure également une protection. »
L'expansion de la syndicalisation parmi les livreurs et les autres travailleurs des plateformes dépend également de la sensibilisation à l'importance de la lutte collective pour les droits du travail. Le modèle de travail développé en Pologne depuis son ouverture au libre marché ne facilite toutefois pas la tâche. Selon des experts tels que M. Muszyński, la négociation collective est rare et limitée à des secteurs tels que celui des mines. Ailleurs, ce sont les accords individuels qui prédominent, comme aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Dans ce contexte, la sensibilisation du public et des travailleurs eux-mêmes devient un élément clé pour faire avancer la défense de leurs droits.
Zentrale, un groupe de livreurs activistes issus de plusieurs villes de Pologne, investit son énergie à la fois dans la sensibilisation du public et dans le dialogue et le lobbying auprès des acteurs clés en vue d'éventuelles réformes.
« En Pologne, la question contractuelle passe au second plan », explique Wojtek Dereszewski, l'un des fondateurs de Zentrale. « Ce qui compte le plus pour les livreurs, c'est la rémunération. Il serait formidable que la Pologne améliore cet aspect, mais je suis très sceptique sur ce point, compte tenu de la situation politique actuelle et des tendances historiques dans la manière dont les droits du travail sont traités ici ».
« La plupart des personnes qui travaillent dans ce secteur sont jeunes », explique Mme Merecz-Kot. « Peut-être qu'à cette étape de leur vie, ils n'ont pas encore la mentalité tournée vers le long terme qui leur permettrait de se battre pour leurs droits. Mais c'est à cela que sert l'État : être conscient des effets sociaux à long terme de toute action ou inaction. Pas besoin de beaucoup d'imagination pour comprendre ce qui arrivera dans un avenir proche à des personnes surchargées, effectuant des travaux pénibles pendant de longues heures et souvent exposés aux intempéries. Il ne s'agit pas d'économiser pour générer du capital à l'avenir. La moindre économie dans le système lié à ce secteur nous coûtera cher par la suite. Elle engendrera des pertes tant au niveau individuel qu'au niveau global. Les plateformes se sont installées pour de bon. La question est désormais de savoir sous quelle forme et dans quelles conditions. »
09.05.2025 à 07:00
La sécurité est un drôle d'élixir. Plus vous en avez, moins il y en a pour les autres… c'est du moins ce que dit la sagesse populaire. L'expérience d'Erik Helgeson tend à démentir cette idée.
M. Helgeson, 42 ans, est vice-président du Syndicat des dockers suédois (Svenska hamnarbetarförbundet). Il est très attaché à la sécurité de ses membres, mais aussi à celle des civils de Gaza, dont certains ont été tués par des armes qui pourraient avoir transité par le port de Göteborg, où il a (…)
La sécurité est un drôle d'élixir. Plus vous en avez, moins il y en a pour les autres… c'est du moins ce que dit la sagesse populaire. L'expérience d'Erik Helgeson tend à démentir cette idée.
M. Helgeson, 42 ans, est vice-président du Syndicat des dockers suédois (Svenska hamnarbetarförbundet). Il est très attaché à la sécurité de ses membres, mais aussi à celle des civils de Gaza, dont certains ont été tués par des armes qui pourraient avoir transité par le port de Göteborg, où il a travaillé pendant 20 ans.
De fait, M. Helgeson y était tellement attaché qu'en février de cette année, il a pris la tête d'un blocus symbolique de 20 ports suédois de six jours contre des cargaisons militaires destinées à Israël. Son employeur, DFDS, a réagi en le licenciant, au motif qu'il avait enfreint la loi sur la protection de la sécurité de la Suède.
La loi, adoptée en 2018, vise à protéger les « activités critiques pour la sécurité contre l'espionnage, le sabotage [et] les infractions terroristes », mais, selon M. Helgeson, son utilisation contre des activistes syndicaux soulève la question de savoir la sécurité de qui l'entreprise, et la loi, protègent vraiment.
« Certains employeurs semblent considérer cette loi comme un outil permettant non seulement de protéger les ports et d'autres entreprises contre les infiltrations criminelles, mais aussi de leur donner carte blanche pour faire ce qu'ils veulent, à des personnes dont ils veulent se débarrasser pour d'autres raisons », déclare-t-il à Equal Times.
« Je crains que de nombreux employeurs s'intéressent à cette affaire — en voyant que les preuves contre moi sont si minces — et qu'ils élaborent leurs propres plans pour éliminer les dirigeants syndicaux ».
Le syndicat de M. Helgeson entretenait une tradition de solidarité internationale remontant à la guerre du Vietnam et au coup d'État au Chili de 1973, au cours duquel une génération d'activistes syndicaux a été assassinée.
En 2010, il a participé au chargement de la tragique flottille de la liberté qui avait tenté de briser le blocus israélien de la bande de Gaza. Des soldats israéliens sont montés à bord de la mission humanitaire et ont tué neuf des activistes qui s'y trouvaient. Selon les preuves présentées à la Cour internationale de justice, certaines victimes « ont reçu plusieurs balles au visage alors qu'elles essayaient de se couvrir la tête, ou par l'arrière, ou encore après s'être rendues et avoir supplié les forces de défense israéliennes de cesser de tirer sur les civils ».
Outré, M. Helgeson avait alors tenté de s'embarquer dans la flottille suivante, mais le navire de tête avait été saboté en Grèce. Finalement, il a pu visiter la bande de Gaza en novembre 2011.
« C'était pendant une période calme, mais ils ont bombardé le commissariat de police pendant que j'étais là », déclare-t-il. « On pouvait encore observer une certaine brutalité latente dans tous les aspects de la société. Les gens luttaient à leur manière — certains activistes syndicaux luttaient également avec les autorités du Hamas — mais le problème principal était le blocus naturellement, les niveaux de chômage record, l'isolement, la pauvreté flagrante dans les camps de réfugiés — et aussi les jeunes enfants qui buvaient de l'eau impropre à la consommation et souffraient de maladies. Cela m'a vraiment marqué ».
À l'époque, les dirigeants israéliens justifiaient le blocus de Gaza en invoquant la sécurité nationale. Mais le déni de toute sécurité courante aux Gazaouis a fini par provoquer une attaque qui a anéanti le sentiment de sécurité même d'Israël.
De retour en Suède, M. Helgeson s'était lancé dans l'activité syndicale du port, prenant la tête d'un conflit industriel avec Mærsk entre 2015 et 2017, qui a débouché sur une fermeture de six semaines, puis sur un litige national. « Nous avons répondu par la menace d'une grève illimitée et les employeurs ont fini par céder », se rappelle M. Helgeson. En fin de compte, le syndicat avait obtenu une convention collective de travail (CCT) nationale.
C'est, selon lui, la véritable raison pour laquelle DFDS voulait le dégager des docks et la raison pour laquelle l'entreprise n'a pas été en mesure de fournir au syndicat, aux journalistes ou aux autorités judiciaires des détails sur la manière dont la sécurité nationale avait été menacée par l'action des dockers.
Lorsque la question lui a été posée de savoir en quoi le syndicat avait menacé la sécurité, « la direction est restée très vague », indique M. Helgeson. « Leur argument consistait à dire : "Nous avons reçu tous ces appels de la part de nombreux acteurs" — ils laissaient entendre que l'armée les avait contactés —, mais ils ne voulaient fournir ni précisions, ni détails, ni éléments de preuve. Notre avis, à l'époque et aujourd'hui, est qu'il s'agissait d'un écran de fumée ».
Les allégations de l'employeur à l'encontre de M. Helgeson — à savoir qu'il serait responsable de l'examen des remorques et des conteneurs de fret par les dockers — sont contestées par ce dernier et le syndicat, au motif que les dockers n'avaient ni la capacité ni l'intention de le faire. Selon eux, l'action était essentiellement symbolique et visait à lancer le débat sur les agissements d'Israël dans la bande de Gaza.
La police et le Chancelier de justice de Suède ont rejeté la demande de l'entreprise d'enquêter sur le comportement de M. Helgeson, car aucun soupçon d'activité criminelle n'a été constaté. Mais cela n'a pas empêché les messages menaçants adressés à M. Helgeson, qui ont commencé à arriver après que DFDS a publié un communiqué de presse annonçant qu'il avait été licencié pour des raisons de sécurité nationale.
« Nous avons reçu des menaces — y compris une menace de mort — puis nous avons été harcelés par des personnes anonymes ayant apparemment des opinions d'extrême droite, principalement sur messagerie vocale », déclare M. Helgeson. « J'ai eu une peur bleue parce qu'il pouvait y avoir des "loups solitaires" dans ces groupes menant une croisade pour la sécurité nationale. J'étais vraiment effrayé à l'idée d'être cloué au pilori dans la presse et d'attirer les pires fous qui existent, ce qui constituerait une menace pour ma famille et mes enfants ».
Les menaces de mort à l'encontre des partisans de la paix se sont multipliées depuis le 7 octobre 2023 et la rapporteure spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, en a également été victime. Bien qu'elle ne connaisse pas les détails du cas de M. Helgeson, elle a déclaré à Equal Times que les manifestations de solidarité des travailleurs, telles que les récentes actions des dockers au Maroc, étaient plus que nécessaires.
« En temps de crise, lorsque des crimes contre l'humanité sont perpétrés, il est absolument nécessaire que les travailleurs se mettent en grève », déclare-t-elle. « Il s'agit là d'une obligation morale pour chacun d'entre nous. C'est aussi notre système qui est complice des agissements d'Israël.
« L'histoire nous jugera, nous et ceux qui restent silencieux aujourd'hui ; leur responsabilité est aussi engagée. Nous devons user de notre pouvoir et de notre capacité à provoquer le changement. Unis, nous sommes bien plus puissants que l'establishment lui-même ».
Elle ajoute que si elle avait été travailleuse des docks « contribuant au massacre d'enfants, de mères et de grands-parents à Gaza… ma santé mentale aurait été bien plus affectée qu'elle ne l'est aujourd'hui, en ma qualité de chroniqueuse d'un génocide ».
La masse d'informations sur la manière dont le fait de participer à l'oppression dégrade aussi bien la qualité de vie de l'oppresseur que celle de la victime est un aspect de la question de la sécurité qui n'est pas suffisamment traité.
En 1974, des travailleurs britanniques qui risquaient d'être licenciés dans une usine d'armement gérée par Lucas Aerospace l'ont tacitement reconnu en créant un syndicat officieux, « Combine », en vue d'élaborer des plans alternatifs pour une production socialement utile. Leur idée connaît actuellement une renaissance parmi les intellectuels publics du Royaume-Uni, tels que Grace Blakeley.
De manière plus générale, l'idée qu'il ne peut y avoir de sécurité à long terme pour une seule partie à un conflit a été renforcée lors d'une conférence organisée en avril par le Bureau international de la paix (BIP), la Confédération syndicale internationale (CSI) et le Centre international Olof Palme intitulée Conférence sur la sécurité commune 2025 : Redéfinir la sécurité pour le 21e siècle. Comme l'a déclaré Omar Faruk Osman, secrétaire général de la Fédération des syndicats somaliens (FESTU) lors de la conférence : « Aucun pays, aucune communauté, aucun individu ne peut être vraiment en sécurité si nous ne le sommes pas tous. »
« Lorsque les travailleurs sont affamés, sans emploi et exclus de la prise de décision, ils risquent d'être utilisés dans les conflits, » a-t-il ajouté. « Promouvoir le travail décent, c'est promouvoir la paix. »
Loin d'être un jeu à somme nulle, la sécurité, dans la vision du monde du BIP, doit être partagée par toutes les parties à un conflit. Faute de quoi, le déséquilibre fera tôt ou tard retomber les protagonistes dans le conflit, avec des conséquences destructrices pour tous.
« Nous ne recherchons pas seulement la paix par l'absence d'armes à feu, mais aussi par la présence de la justice », a déclaré M. Osman. « La “sécurité commune” constitue notre langage et reflète nos aspirations ».
En son absence, les mesures de sécurité unilatérales risquent toujours de se retourner contre leurs initiateurs, comme ne le montre que trop bien le cas de M. Helgeson. À l'heure où nous publions ces lignes, les dockers suédois se préparent pour une potentielle grève en raison d'un problème contractuel qui pourrait empêcher M. Helgeson de réintégrer son emploi.
La législation du travail suédoise, unique en son genre, n'autorise les travailleurs à faire grève que pour obtenir une convention collective de travail (CCT), qui permet ensuite de régler les conflits ultérieurs sans recourir à l'action syndicale. Mais la CCT nationale des dockers suédois a expiré à la fin du mois d'avril et l'action syndicale est désormais revenue à l'ordre du jour.
En vertu du droit du travail suédois, même si M. Helgeson gagne son procès pour licenciement abusif devant un tribunal du travail, son employeur peut « racheter » son contrat en lui versant une indemnité mensuelle pour chaque année travaillée, tout en maintenant son licenciement. Selon M. Helgeson, la somme en question représenterait « des cacahuètes » pour une multinationale comme DFDS.
Cependant, Martin Berg, président du Syndicat suédois des dockers, a déclaré à Equal Times que lors des discussions sur la prochaine convention collective de travail : « L'une de nos principales revendications sera une réglementation visant à protéger nos administrateurs syndicaux — s'ils obtiennent gain de cause devant le tribunal du travail — afin qu'ils ne puissent pas être soumis à des rachats à bas prix. Toute personne effectuant un travail pour le compte du syndicat devrait être protégée, de sorte que, si un employeur décide de vous racheter, il doive également payer au syndicat une lourde amende liée au chiffre d'affaires de l'entreprise au cours de l'année précédente. Si nous entamons un conflit social pour notre CCT, nous ferons grève pour l'obtenir et, en vertu de la législation suédoise, tous les syndicats sont autorisés à nous soutenir par des actions de sympathie. Nous demanderons également aux dockers d'autres pays de mener des actions de solidarité ».
Il se trouve que moins les dockers suédois bénéficient d'une sécurité, moins leurs employeurs en bénéficient également. Les patrons suédois qui pensaient que le licenciement de leurs activistes syndicaux consoliderait leurs prévisions de bénéfices risquent de connaître un réveil brutal.
07.05.2025 à 11:18
05.05.2025 à 11:06
Cela fait maintenant plus de deux ans que le Soudan est plongé dans le chaos. En un instant, une nation dont la jeunesse a lutté sans relâche depuis la révolution de 2019 pour la liberté, la justice et la fin du régime militaire a vu son avenir – et celui du pays tout entier – plonger dans les ténèbres. Le 15 avril 2023, la guerre a éclaté au cœur de la capitale, Khartoum, opposant les Forces armées soudanaises (FAS) aux Forces de soutien rapide (FSR), une milice paramilitaire issue des (…)
- Reportages photos / Soudan , Santé et sécurité, Droits humains, Pauvreté, Réfugiés, Violence, Services publics, Armes et conflits armés , Développement durableCela fait maintenant plus de deux ans que le Soudan est plongé dans le chaos. En un instant, une nation dont la jeunesse a lutté sans relâche depuis la révolution de 2019 pour la liberté, la justice et la fin du régime militaire a vu son avenir – et celui du pays tout entier – plonger dans les ténèbres. Le 15 avril 2023, la guerre a éclaté au cœur de la capitale, Khartoum, opposant les Forces armées soudanaises (FAS) aux Forces de soutien rapide (FSR), une milice paramilitaire issue des milices janjawid qui, entre 2003 et 2005, ont perpétré un génocide au Darfour contre les ethnies four, masalit et zaghawa.
Dans cette guerre qui vient d'entrer dans sa troisième année, les violents affrontements, accompagnés d'actes de torture, de viols et de massacres commis par les deux camps, ont déclenché ce que l'ONU a qualifié de « pire crise humanitaire de mémoire récente », faisant 150.000 morts et plus de 13 millions de déplacés. À cela s'ajoutent plus de 24,6 millions de personnes en proie à la famine résultant du conflit et qui ont besoin d'une aide alimentaire d'urgence. La reprise de Khartoum par l'armée soudanaise en mars 2025 a marqué un tournant dans le conflit, cependant ailleurs, les combats continuent de faire rage. En avril 2025, plus de 480 civils ont été tués lors d'attaques dans l'État soudanais du Darfour du Nord, contraignant entre 400.000 et 450.000 déplacés internes du camp de réfugiés de Zamzam, déjà en situation de famine, à fuir l'escalade de la violence. Au Darfour, où les FSR et d'autres milices alliées ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, le spectre d'un nouveau génocide plane toujours sur les populations non arabes.
Malgré l'ampleur de la catastrophe, le Soudan n'a reçu que peu d'attention de la part de la communauté internationale et des médias. L'accès limité des journalistes à l'intérieur du pays a considérablement limité la couverture médiatique des crimes commis par les deux camps et des souffrances endurées par le peuple soudanais.
En plus de deux ans de conflit, la population soudanaise a vécu d'innombrables atrocités. Pourtant, cette guerre n'est pas la guerre du peuple, mais bien une lutte de pouvoir que se livrent entre eux les généraux. En 2021, le général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane, chef des FAS, et le général Mohammed Hamdan Dagalo, mieux connu sous son nom de guerre de « Hemetti », se sont alliés pour orchestrer un coup d'État militaire qui avait pour but de renverser le dictateur Omar Al-Bachir, qui a dirigé le Soudan de 1989 à 2019. À présent, les comploteurs d'hier se trouvent engagés dans une lutte mortelle pour le contrôle de cette nation de 50 millions d'habitants.
Autrefois une capitale animée, Khartoum est aujourd'hui une ville fantôme, dont une grande partie est en ruines. Des centaines de blessés et de malades sont entassés dans l'hôpital Al-Naw, l'un des derniers encore en activité dans la ville. Le directeur de l'établissement, le docteur Jamal, témoigne : « Avec les pénuries de personnel et de fournitures, les maladies font autant de morts que les balles ».
Le photojournaliste Arthur Larie et le reporter Bastien Massa travaillent tous deux au Soudan depuis 2021. Ils sont parmi les rares journalistes à avoir réussi à entrer au Soudan et à couvrir ce conflit alors même que les combats les plus violents faisaient rage.
Ahmed Bushra et ses amis faisaient partie des ghadiboon, un groupe de jeunes qui ont été en première ligne des manifestations contre le coup d'État militaire entre 2021 et 2023. Nombre de ces jeunes qui à l'époque scandaient des slogans antimilitaires, ont été blessés, et certains d'entre eux sont même tombés sous les balles des forces de sécurité soudanaises. Cependant, avec le déclenchement de la guerre et les atrocités commises par les Forces de soutien rapide, ils ont décidé de prendre les armes aux côtés de l'armée soudanaise.
Les deux tiers des civils soudanais ont perdu l'accès aux soins de santé vitaux, la majorité des hôpitaux et des cliniques ayant été fermés. Depuis le début du conflit en avril 2023, de nombreux médecins et infirmières ont été tués ou blessés, tandis que beaucoup d'établissements de santé ont été endommagés par les frappes aériennes de l'armée soudanaise et les bombardements. Selon le British Medical Journal, le Soudan est aux prises, avec « une crise sanitaire émergente, marquée par le passage d'une double à une quadruple charge de morbidité, comprenant les maladies transmissibles, les maladies non transmissibles, les blessures physiques et les traumatismes ».
Depuis le début de la guerre en avril 2023, plus de 13 millions de Soudanais ont été déplacés. Ce chiffre représente près d'un tiers de la population totale du pays. Selon le HCR, l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés, près de 8,6 millions de personnes ont été déplacées à l'intérieur du Soudan, tandis que la guerre a fait plus de 3,8 millions de réfugiés, dont la majorité ont fui vers l'Égypte, le Soudan du Sud et le Tchad. Selon les estimations, près de 50 % des personnes déplacées de force en Afrique de l'Est et dans la Corne de l'Afrique sont originaires du Soudan.
La guerre a ravagé de nombreux quartiers de la capitale soudanaise, dont le centre commercial, l'aéroport et le plus ancien marché de la ville : le souk d'Omdourman. Dans la ville, des musées ont été pillés, tout comme des maisons et des étals des marchés. Les combats ont contraint plus des trois quarts des habitants de Khartoum à fuir, même si beaucoup commencent à revenir depuis que les Forces armées soudanaises (FAS) ont récemment repris la ville des mains des Forces de soutien rapide (FSR), à l'issue d'une offensive de six mois.
Le quartier historique de Wad Nubawi figure parmi les zones les plus endommagées des trois villes qui composent l'agglomération de la capitale soudanaise, à savoir Bahri, Omdourman et Khartoum, situées le long des rives du Nil Blanc et du Nil Bleu. Une autre série de photos du jeune photographe soudanais Mosab Abushama, originaire de Wad Nubawi, montre l'impact des violences dévastatrices sur sa ville natale.
Les services hospitaliers dénombrent des dizaines d'enfants, y compris des bébés, blessés ou tués par des bombardements aveugles sur des zones résidentielles. S'il est pratiquement impossible de vérifier le nombre exact de personnes qui ont perdu la vie depuis le début de la guerre en avril 2023, les estimations vont de 20.000 à 150.000 selon des chercheurs de l'université de Yale.
Lorsque les combats ont éclaté, les FSR ont rapidement pris le contrôle d'une grande partie de la capitale, mais au cours des deux dernières années, les FAS ont reconquis de plus en plus de territoire. Fin mars de cette année, les Forces armées soudanaises ont annoncé avoir repris le contrôle total de la capitale Khartoum. Cependant, la ville a été complètement ravagée, avec des quartiers entiers rasés et des millions de personnes déplacées.
Depuis le début de la guerre, la ville côtière de Port-Soudan fait office de nouvelle capitale du pays, offrant une zone sûre aux Soudanais qui fuient la guerre. Récemment, toutefois, la ville a subi sa première attaque aux mains des milices FSR. Depuis le début de la guerre, quelque 240.000 personnes ont fui vers Port-Soudan, où elles tentent désormais de reconstruire leur vie.
Ceci est une version éditée et mise à jour d'un reportage photo initialement publié en français par Mediapart en octobre 2024.
30.04.2025 à 11:30
En janvier dernier, l'autrice australienne Rebecca Shaw a signé un article pour The Guardian , avec un titre pour le moins frappant : « Je savais qu'un jour, je verrais des hommes puissants mettre le monde à feu et à sang, mais je ne m'attendais pas à ce que ce soient de tels losers. »
En tant que syndicaliste, je suis en contact permanent avec les travailleurs qui se trouvent en première ligne dans la lutte pour la survie et le renforcement du pouvoir international des travailleurs. Il (…)
En janvier dernier, l'autrice australienne Rebecca Shaw a signé un article pour The Guardian , avec un titre pour le moins frappant : « Je savais qu'un jour, je verrais des hommes puissants mettre le monde à feu et à sang, mais je ne m'attendais pas à ce que ce soient de tels losers. »
En tant que syndicaliste, je suis en contact permanent avec les travailleurs qui se trouvent en première ligne dans la lutte pour la survie et le renforcement du pouvoir international des travailleurs. Il s'agit d'un travail sérieux qui demande une attention sérieuse. Et c'est peut-être pour ça qu'il m'arrive de ne pas prendre la pleine mesure de l'absurdité du moment présent. Parfois, un simple titre ou une phrase amusante rend mieux compte des événements que l'analyse la plus rigoureuse.
L'un des premiers dirigeants syndicaux avec lesquels j'ai travaillé, le regretté Larry Hanley, de l'Amalgamated Transit Union (ATU), s'est empressé de me rappeler que les luttes syndicales, bien que semées d'embûches et de désespoir, peuvent aussi être source de joie, voire d'amusement. Lorsque vous êtes en compagnie de travailleurs qui raillent les derniers diktats absurdes d'un superviseur incompétent. Quand un piqueteur entonne un nouveau cri de ralliement qui rime avec le nom d'un patron déloyal. Ou simplement quand vous vous livrez à de l'autodérision sur les vicissitudes du mouvement auquel vous appartenez.
Face à la grave menace qui pèse aujourd'hui sur nous tous – un véritable coup d'État des milliardaires contre la démocratie –, la première chose à faire est de prendre conscience de l'ampleur du désastre. Les conséquences ne sont pas abstraites. Ce sont de vraies vies humaines et nos moyens de subsistance qui sont en jeu. Nous reconnaissons toutefois que l'humour constitue une arme redoutable.
Nous avons souvent tendance à penser que le monde a besoin d'être convaincu des menaces qui pèsent sur lui, avant de nous rendre compte que la plupart des gens en sont non seulement conscients, mais qu'ils les ont suffisamment appréhendées pour apporter une touche d'humour à la folie ambiante.
Rien ne révèle mieux les faiblesses des milliardaires et de leurs acolytes d'extrême droite que les railleries dont ils font l'objet de la part de celles et ceux-là mêmes qu'ils cherchent à contrôler et à intimider.
Heureusement, Internet regorge de mèmes tournant en dérision la folie des prétendants à ce nouvel ordre mondial. Ces mèmes, à l'instar des débats houleux qui animent une grande partie des conversations sur Internet, ne constituent certes pas une solution aux problèmes auxquels nous sommes confrontés. Seules des délibérations démocratiques et des actions collectives menées par des personnes organisées là où elles vivent et travaillent permettront d'y parvenir.
Néanmoins, ces contenus offrent un aperçu de la manière dont les gens interprètent les événements du moment, et de la façon dont l'humour peut transcender le bruit et les nuances pour atteindre une vérité fondamentale.
Dans la communauté mondiale des jeux vidéos, Elon Musk, le PDG de Tesla, SpaceX et X (anciennement Twitter) est devenu la risée de ses propres réseaux sociaux. Il s'est fait prendre à payer des gamers pour qu'ils jouent en ligne sous son nom d'utilisateur, afin de pouvoir se faire passer pour l'un des meilleurs joueurs au monde.
Mark Zuckerberg, PDG de Meta, ne peut pas, lui non plus, échapper aux railleries, lui qui est connu pour son manque de charisme. Avec la montée de l'extrême droite, il a pour la énième fois tenté de se trouver une personnalité, en adoptant cette fois les traits d'un nationaliste et d'un promoteur de l'hypermasculinité. Dans son article, Rebecca Shaw le décrit comme « enfilant le déguisement du parfait “bro” pour rejoindre le cercle des mecs et s'asseoir à la table des grands ». Les internautes n'ont pas tardé à réagir à l'une de ses publications en s'en prenant directement à Meta pour son exploitation abusive des données personnelles :
Lorsque Blue Origin, l'entreprise spatiale de Jeff Bezos, a envoyé un équipage entièrement féminin dans l'espace cette année, le PDG a tenté de présenter cet événement comme une avancée historique pour le féminisme. Si le génie technologique des personnes impliquées dans les voyages spatiaux est certes incontestable, le monde entier a eu du mal à se retenir de rire devant le décalage criant d'une telle opération de ‘com' : un milliardaire qui propulse dans l'espace un cortège de femmes pour la plupart célèbres, vêtues de costumes de créateurs, pour un voyage de 11 minutes, alors que le climat s'embrase et que les droits des travailleuses sont systématiquement bafoués aux quatre coins du monde.
Une tiktokeuse a proposé comme manchette : « Let them eat space » (« Qu'ils mangent de l'espace »), en référence à la célèbre phrase attribuée à Marie-Antoinette pendant la Révolution française : « S'ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche ». D'autres ont souligné l'hypocrisie que représentent des voyages spatiaux à plusieurs millions de dollars financés par un homme réputé pour son évasion fiscale.
Ces milliardaires comptent parmi les personnes les plus riches et les plus impitoyables au monde aujourd'hui. Pourtant, chaque fois qu'ils font leur apparition sur le devant de la scène publique, ils en sont chassés sous les huées d'un public averti qui voit bien à quel point ces oligarques et leurs ambitions sont coupés de la réalité.
Lorsque la Confédération syndicale internationale (CSI) a élaboré son Manuel du coup d'État milliardaire au début de cette année, elle a identifié 13 stratégies clés déployées par des milliardaires comme ceux cités pour consolider leur emprise sur le pouvoir.
Dans tous les pays où les milliardaires et leurs alliés d'extrême droite montent en puissance, vous les verrez puiser la plupart des éléments de leur stratégie dans ce menu. Leurs agissements sont tout sauf drôles, ce qui n'empêche pas les gens de trouver une touche d'humour dans leur comportement caricaturalement maléfique.
À travers cet humour, il apparaît clairement que les militants et les internautes les plus avisés sont parfaitement familiarisés avec les stratégies identifiées par la CSI, qui se déclinent comme suit :
• Soutenir l'extrême droite : par exemple, lorsque Elon Musk a effectué deux saluts nazis lors de la cérémonie d'investiture de Donald Trump en 2025, Internet en a fait ses choux gras, tout comme les militants de la guérilla publicitaire dans la vie réelle.
• Attaquer la propriété publique : les créateurs de mèmes s'amusent depuis longtemps à ironiser sur l'absurdité de la privatisation comme stratégie des riches et de l'extrême droite, comme en témoigne ce mème inspiré du film à succès de 2010, Inception. (« La propriété publique, ça ne marche pas ». « C'est ceux qui profitent de la privatisation qui t'ont dit ça, n'est-ce pas » ?)
• Contrôle des données : l'une des caractéristiques de l'agenda actuel de l'extrême droite soutenu par les milliardaires est la place importante accordée à l'accaparement de quantités exponentielles de données personnelles des utilisateurs. Bien que cela soit officiellement fait pour « améliorer l'expérience utilisateur », les travailleurs savent bien que l'objectif réel de ces acteurs est de monétiser les données et de les utiliser pour soutenir la surveillance étatique.
• Diviser la classe travailleuse : l'une des clés pour renforcer le pouvoir de l'extrême droite dans la défense des employeurs consiste à opposer les travailleurs les uns aux autres, une tactique vieille comme le monde. Qu'il s'agisse de race, de statut migratoire, de religion, de langue, de genre, d'orientation sexuelle ou de toute autre identité, ils savent que les travailleurs sont forts lorsqu'ils sont unis dans leur diversité. Comme l'illustre le fameux cartoon du patron avec son assiette pleine de cookies, qui dit à l'ouvrier blanc qui n'a qu'un seul cookie : « Attention mon gars, c'est ce travailleur étranger qui en veut à ton cookie ».
• Faux messages contre l'élite : dans un mème désormais bien connu, des internautes répondent régulièrement à l'indignation feinte exprimée par les milliardaires et les mouvements sociaux d'extrême droite avec une image tirée de la série à sketch, complètement absurde de Netflix, I Think You Should Leave. Il s'agit d'un arrêt sur image montrant un homme déguisé en hot-dog qui vient de percuter un magasin avec une voiture en forme de hot-dog. La légende cite les paroles prononcées par l'homme saucisse : « Nous sommes à la recherche du type qui a fait ça. » Les créateurs de mèmes l'ont utilisée pour dénoncer Jeff Bezos qui, après avoir racheté le Washington Post en 2013, use désormais de son pouvoir pour influencer le processus éditorial du journal en 2024 et 2025.
• Semer le chaos, maîtriser l'histoire : aujourd'hui, les ultra-riches, tout comme l'extrême droite, ont adopté le credo de la Silicon Valley : « aller vite et casser les codes ». Ce qui était autrefois considéré comme une approche irrévérencieuse d'entrepreneurs marginaux a pris un nouveau sens à présent que ces mêmes acteurs ont acquis du pouvoir politique, en semant le chaos pour mieux le résoudre ensuite et apparaître comme des sauveurs.
« Tu es viré . Attendez, vous êtes réembauché. Envoyez-nous par e-mail une liste des choses que vous avez faites aujourd'hui. Attendez, oubliez-le, vous êtes à nouveau licencié. Revenez, votre travail était important ! Tu es viré. Ou embauché. Venez au bureau. Attendez, le bureau n'a pas d'ordinateurs, rentrez chez vous. Nous sommes le ministère de l'Efficacité gouvernementale »[Post sur Bluesky de Nicole Terigni. 5/03/25]
• Réduire la presse au silence : une presse libre et indépendante est reconnue depuis des siècles comme l'un des piliers fondamentaux de la vie démocratique. Cependant, lorsque des ultranationalistes soutenus par des milliardaires s'emparent du pouvoir, c'est souvent l'une des premières libertés à être guillotinée.
En Inde, par exemple, un culte de la personnalité s'est développé autour du Premier ministre Narendra Modi, largement considéré comme un adversaire des médias indépendants dans son pays (L'Inde est 150e au classement de la liberté de la presse). Les responsables politiques ne sont pas les seuls à être ciblés par les créateurs de mèmes. Comme mentionné précédemment, Jeff Bezos, fondateur et président exécutif d'Amazon, a racheté le journal le Washington Post en 2013. Depuis, il squatte les pages éditoriales du journal pour défendre ses propres intérêts, proclamant « Ne taxez pas les riches » ou bien « Les milliardaires sont une chance ».
• Faire taire les militants et les syndicats : la répression des libertés démocratiques ne se limite bien sûr pas aux médias. Dans de nombreux pays, les régimes d'extrême droite et autoritaires s'en prennent également à la société civile et aux syndicats, en réprimant les manifestations et en emprisonnant les leaders des mouvements sociaux. La Turquie n'en est qu'un exemple parmi d'autres, comme le montre ce faux plateau de Monopoly, où toutes les cases mènent en prison, brandi comme une pancarte lors d'une manifestation.
• Faire pression en faveur de la guerre : alors que le mouvement syndical se dresse depuis longtemps comme un défenseur de la paix et un opposant à la militarisation, le sort d'industries entières dépend de l'accumulation et du déploiement d'armements et de forces militaires. La guerre est désormais un modèle économique dans lequel les milliardaires investissent massivement.
Cependant, les citoyens ordinaires savent reconnaître une ruse lorsqu'ils en voient une (Les gens : « Personne n'y gagne avec le carnage de la guerre ». L'industrie militaire : 😏). Et alors que les tambours de guerre résonnent de plus en plus fort dans les pays occidentaux, les politiciens modifient leurs priorités en matière de dépenses, menaçant de réduire des programmes publics durement acquis pour financer la militarisation.
Ainsi, les créateurs de mèmes d'Europe créent des images comme celles-ci pour rendre les choix clairs :
• Ignorer les règles – les lois, les élections, les tribunaux : ce coup d'État des milliardaires contre la démocratie favorise la résurgence du pouvoir exécutif et de l'autoritarisme. Les institutions parallèles censées servir de garde-fou contre le pouvoir absolutiste sont fréquemment prises pour cible. Les élections sont systématiquement truquées. Les tribunaux sont invariablement partiaux. Les lois et les droits deviennent des obstacles. Une fois de plus, le peuple voit les choses pour ce qu'elles sont :
Quand bien même les États-Unis comptent un nombre disproportionné de milliardaires et que le nouveau gouvernement du pays monopolise l'attention mondiale, ce n'est pas le seul pays où des humoristes se livrent quotidiennement à des critiques acerbes à l'encontre de dirigeants qui enfreignent la loi. En Argentine, le président Javier Milei est empêtré dans un scandale lié à la promotion de la cryptomonnaie « Libra », laquelle s'est finalement effondrée, entraînant des pertes estimées à plusieurs millions de dollars pour les acheteurs qui avaient suivi ses recommandations.
• Faire en sorte que tout semble nécessaire : « Ne jamais laisser passer l'aubaine d'une bonne crise » est depuis longtemps la devise des régimes autoritaires. L'abus des pouvoirs d'urgence pour contourner les lois et les droits humains n'a fait que s'intensifier ces dernières années. Ce mème l'explique mieux que ne le ferait une dissertation de 2.000 mots : « S'ils peuvent suspendre vos droits à cause d'un état d'urgence, alors ils continueront à provoquer ces états d'urgence ».
Quels enseignements tirer de toute cette création de contenu en ligne ?
Le « Manuel du coup d'État milliardaire » n'a pas grand-chose à apprendre aux travailleurs du monde. Ceux-ci savent, en effet, clairement distinguer le lien entre les élites fortunées et les abus de pouvoir autoritaires perpétrés par l'extrême droite. Et pour dénoncer cette situation en des termes clairs et simples, ils n'hésitent pas à faire appel à l'humour et à la culture populaire.
Aussi, le défi qui attend les syndicats et leurs alliés consistera-t-il à organiser, à motiver et à mobiliser cette conscience collective pour transformer celle-ci en une action collective efficace. De telles campagnes s'élaborent dans un premier temps à travers des discussions entre les travailleurs et au sein des groupes dans lesquels ils s'organisent. Si ces campagnes sont sérieuses, la lutte de longue haleine pour les mener à bien repose en grande partie sur la camaraderie, la solidarité et même l'humour qui unissent collègues, amis et voisins.
Comme l'a si bien dit l'écrivain américain Mark Twain : « Rien ne peut résister à l'assaut du rire. »