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25.09.2025 à 14:55

Ni ici, ni ailleurs – à propos de Oui, de Nadav Lapid

Guillaume ORIGNAC

Oui est-il le grand portrait littéral d’un pays malade dont les symptômes clapoteraient dans un bouillon de vulgarités criardes ? Pour son réalisateur, filmer Israël revient à tisser un patchwork de libido théâtralisée, de sirop électro dance et de corps obsédés par leur image. Un tableau barbouillé de sons et de couleurs recouvrant de sa faune […]
Texte intégral (1750 mots)

Oui est-il le grand portrait littéral d’un pays malade dont les symptômes clapoteraient dans un bouillon de vulgarités criardes ? Pour son réalisateur, filmer Israël revient à tisser un patchwork de libido théâtralisée, de sirop électro dance et de corps obsédés par leur image. Un tableau barbouillé de sons et de couleurs recouvrant de sa faune et de sa fanfare propagandiste les cendres de Gaza. Là-dessus, inutile de questionner la sincérité des sentiments de Nadav lapid.  Tout le film est effectivement tiré par un immense dégoût des pantins grotesques peuplant le frénétique hachoir à spectacles dans lequel navigue son personnage principal (Y, musicien imaginé en un alter-ego humilié).  Demeure, pourtant, à la fin de sa projection, une question : qu’avons-nous vraiment vu d’Israël ? Rien, ou pas grand-chose.

Portrait détourné, balle à blanc

Ariel Bronz dans Oui de Nadav Lapid

C’est la faiblesse générale d’un film qui revendique une posture radicale pour rendre compte de la réalité contemporaine. Lapid fait en effet chauffer le moteur de la modernité cinématographique, comme si le cycle historique que nous vivons imposait un retour aux esthétiques politiques de Godard, Pasolini ou Ferreri. Résultat : le miroir tendu par le film semble plus tourné vers lui et son geste d’auteur que vers le cadavre moral qu’est la société israélienne. Le travail expressif de Lapid finit ainsi par en obstruer la vue

Symptôme de cette déviation du projet artistique : Oui qui voudrait laisser son spectateur exsangue le quitte finalement amorphe. Fiévreuse, bigarrée et torrentielle, sa mise en scène croit emporter notre regard dans son abstraction écumante, travaillée par des ellipses abruptes, des décadrages violents et des effets de contraste (silence et bruit, enluminures du spectacle face au blême paysager, chorales et monologues, expressivité grimaçante et dureté du masque). Plein d’effets, le film n’en fait pourtant aucun, comme s’il tirait tout le temps à blanc.  Reste ainsi le sentiment d’une gratuité du geste, où personnages et propos seraient noyés dans la grande foire à la cocasserie qui fait mine de chauffer l’écran. 

La double impuissance du film

Cette esthétique hors de ses gonds n’est pourtant pas sans visée. Elle est double, même. D’abord celle de se placer à la hauteur satirique d’une société déjà grotesque.  À l’instar de Paolo Sorrentino, enfant pubard de Fellini, Lapid entend ainsi critiquer la vulgarité de son époque par la reprise boursouflée de sa mise en spectacle. Le ton carnavalesque et saturnal du film voudrait être le miroir toujours plus grimaçant de l’obscénité politique qui règne aujourd’hui dans la société israélienne et ailleurs. Une reprise à peine déformée du spectacle que le pouvoir met en scène pour jouir de sa brutalité et de ses crimes. Reste que l’apparition d’un ersatz israélien de Trump dans le récit, parfaitement convenue et indifférente, montre à quel degré d’impuissance se trouve la dimension critique du film. Pas une surprise, à vrai dire, car aucune œuvre ne peut aujourd’hui éreinter la pornographie politique que nous vivons en usant des mêmes moyens. Déjà débordée par l’objet qu’elle satirise, elle finit invariablement par réduire son univers en petit théâtre pittoresque incapable de mordre aux chevilles du réel.

Mais il y a une seconde ambition qui anime plus secrètement le film et en redouble l’impuissance. Elle tient au ressort même du cinéma de Lapid, adossé sur une foi de charbonnier dans les vertus de l’art. Dans ce jeu de l’hyper – vulgarité, réalisme -, cette foi l’empêche ainsi significativement de tenir jusqu’au bout le genre de note ironique dont un cinéaste comme Verhoeven aurait fait son sel. Ainsi, après une première partie d’abandon moral au règne chaotique du vulgaire, le récit s’oblige à ouvrir une hypothèse rédemptrice à travers la crise que connaît son personnage principal. Y, artiste réduit par la corruption morale de la société israélienne à une prostitution sexuelle et artistique, devenu bouffon d’un régime décadent et criminel, se voit proposer d’écrire un hymne guerrier pour son pays. Passé le premier enthousiasme, l’offre questionne douloureusement sa conscience morale. Avec cette inflexion soudaine du récit que pourtant rien n’annonce, Lapid maintient ainsi derrière l’apparence d’un monde entièrement trivialisé et éhonté la possibilité d’un noyau insécable de dignité. Comme dans ses films précédents, ce noyau est porté par la figure rebelle de l’artiste. Sa seule faute serait de céder à la déchéance esthétique de son temps, équivalente à une déchéance morale. Autrement dit, derrière le oui, bat encore un non. Derrière la vulgarité, il reste encore l’art comme grand principe de résistance.

La réduction critique en drame bourgeois

Problème, ça vaut quoi un art qui s’impose au milieu des ruines ? C’était la question qu’adressait Anne-Marie Mieville à Godard dans leur documentaire Ici et ailleurs, où l’on voyait une petite fille réciter un poème de Mahmoud Darwich. « Cette petite fille est innocente, mais cette forme de théâtre l’est peut-être moins » commentait Mieville après avoir rappelé comment les membres de la Convention Nationale jouissaient de la théâtralisation de leur parole publique. Et tout l’art de Lapid, aussi bien celui qu’il affiche par l’ostentation de sa mise en scène que celui brandi par ses personnages au milieu des ruines de la vulgarité, se présente comme un coup de force altier et exceptionnel. Un geste qui nous barre donc littéralement la vue sur Israël par la frénésie de son expression.

De là, le sentiment que la fiction ne peut supporter longtemps les images documentaires qui percent parfois le film. Un concert caritatif à Tel Aviv, le passage à un check-point, la vision de Gaza martyrisée à partir du promontoire de Sdérot : des images que Lapid écarte bien vite pour remettre en avant ses visions. Puisque rien ne vaut l’art, l’enregistrement du réel ne peut être à la hauteur du spectacle constamment recherché par le cinéaste. Le film finit donc par se piéger lui-même : tout y roule comme une performance close, indifférente au monde, dans une parfaite symétrie avec la manière dont le pouvoir se met en scène. Le film se boucle sur lui-même, jouant même de l’adresse métafictionnelle au spectateur (un personnage nous désigne : « eux aussi ils n’aiment pas Israël »). Acmé de cette réduction : alors qu’ils roulent vers la frontière avec Gaza, une ancienne compagne de Y décrit, bouleversée, les exactions commises le 07 octobre 2023. La scène, parfaitement repliée sur elle-même, ne vaut que comme performance de la comédienne. Comme les Conventionnels, son personnage se regarde faire. Le 07 octobre a disparu, Israël a disparu, Gaza a disparu : à l’instant même où Lapid pensait déchirer son film d’un boulet de réel, ne reste symptomatiquement que la jouissance d’un spectacle.

Cette miniaturisation du monde en petites poches de théâtralité finit ainsi logiquement par emboutir la trajectoire du film dans un mélodrame souffreteux.  Car si rien ne permet de comprendre le soudain accès de conscience morale dont souffre Y d’une partie à l’autre du récit (rien à part l’exigence de sa conscience d’artiste), c’est encore pire pour sa compagne. D’abord heureuse de la proposition, elle finit par mépriser son compagnon de l’avoir acceptée. Seule raison donnée par le récit : la fuite sans un mot de Y qu’elle soupçonne de l’avoir trompée. Ou comment le grand film politique sur Israël se révèle en petit drame bourgeois sur la bohème artistique.

Pour prolonger

15.09.2025 à 14:25

Raphaël Enthoven et ses chevaliers blancs

Collectif

Décidément, les temps sont difficiles pour la littérature. Sans cesse, en son nom, des voix prennent prétexte d’une « liberté d’expression » vidée de sa substance pour justifier la violence du monde. Il y a peu, l’intelligentsia française néo-libérale voulait imposer comme parrain du Printemps des poètes l’icône réactionnaire Sylvain Tesson, tandis que le Marché parisien de […]
Texte intégral (2376 mots)

Décidément, les temps sont difficiles pour la littérature. Sans cesse, en son nom, des voix prennent prétexte d’une « liberté d’expression » vidée de sa substance pour justifier la violence du monde.

Il y a peu, l’intelligentsia française néo-libérale voulait imposer comme parrain du Printemps des poètes l’icône réactionnaire Sylvain Tesson, tandis que le Marché parisien de la Poésie, qui avait de longue date programmé la Palestine comme pays invité en 2025, tentait de déprogrammer les poètes palestiniens sous prétexte de débordements possibles. Il a fallu une mobilisation de toute une partie du monde littéraire pour empêcher ces événements de basculer sous la pression d’une idéologie nauséabonde. Et maintenant, c’est au tour de Besançon et son festival littéraire Le Livre dans la Boucle.

Imaginerait-on – en se prêtant beaucoup d’imagination – Robert Brasillach au festival Livres dans la Boucle de Besançon ? Non. Et Raphaël Enthoven ? Non plus ! semblait avoir acté la mairie de Besançon. Cette dernière avait alerté dès cet été les organisateurs du festival sur le problème que posait l’invitation d’un ardent soutien de la politique d’Israël – État dont les dirigeants sont poursuivis pour crime contre l’humanité par la cour pénale internationale dont la France est un État membre. Face à l’entêtement de l’organisateur privé, la ville de Besançon avait décidé d’annuler la venue du philosophe, médiagénique relais de la propagande de l’armée génocidaire israélienne aux heures de grande écoute, en pleine BHLisation sur BFMTV et CNEWS.1

Un certain monde littéraire bien établi a vite sorti son Voltaire et son Hugo… Un monde dont les visages changent selon les polémiques, mais qui a choisi son camp et défend les mêmes intérêts en se drapant dans le costume des pourfendeurs de la censure pour protéger ses alliés. Et tous les représentants auto-proclamés de la Grande Littérature en place de courir à l’appel de la liberté. De cette belle liberté universelle, qui retombe comme un drap blanc sur les salissures du monde, enveloppant de ses Lumières – celles qui s’arrangeaient très bien de la traite négrière – la liberté de parole du mondain Enthoven, menacé (Ô rage ! Ô désespoir !) de ne pouvoir relayer davantage la justification du génocide palestinien.

Et toute la droite et l’extrême droite locale de pérorer en chœur en faveur d’Enthoven, si heureuses d’une telle aubaine : instrumentalisant la Liberté d’Expression sur l’autel de leurs calculs électoralistes, quelques mois avant les municipales. Et toute une petite communauté locale de répéter en chœur qu’il faut distinguer l’écrivain des mots qu’il prononce (!) Condamner ses propos… et l’inviter pourtant à parler ?

C’est ne pas vouloir voir que lorsqu’Enthoven écrit qu’« il n’y a aucun journaliste à Gaza, mais seulement des tueurs, des combattants, des preneurs d’otages avec une carte de presse », il le fait alors que le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme alerte sur le fait que le conflit génocidaire à Gaza a fait plus de victimes journalistes qu’aucun conflit moderne. Plus de 200 journalistes sur les 248 tués sont palestiniens. Dire dans ce contexte que les journalistes de Gaza toujours en vie sont des terroristes et leur refuser le statut de journaliste, c’est appeler à leur assassinat par Israël. C’est inciter à la haine, à la violence et à la discrimination – ce qui ne relève pas de la liberté d’expression dans le droit français.

Personne, dans cette histoire, n’appelait à la censure générale de la parole d’Enthoven. Mais plutôt à ne pas lui offrir une nouvelle tribune. Et c’est bien le moins qu’on pouvait faire.

Au final, Enthoven est reprogrammé en dernière minute au livre dans la Boucle. Circulez. Rien à voir.

Pendant ce temps, la parole des journalistes palestiniens est anéantie. Ceux-ci sont directement visés par l’armée israélienne alors qu’ils documentent sur le terrain le génocide de leur peuple. L’enjeu de leur liberté d’expression est celui de la documentation du massacre, car la bande de Gaza est interdite aux journalistes étrangers. Le beau drap blanc de l’universalité recouvre ces corps palestiniens que l’on ne saurait voir. Il ne faut relire que quelques pages d’Aimé Césaire (hier) ou d’Houria Bouteldja (aujourd’hui) pour comprendre la logique impérialiste et raciste de cet universel sélectif.

Face à la polémique sur sa venue à Besançon, Enthoven rétropédale ces derniers jours. Clame une maladresse (Quid des maladresses puantes prononcées depuis des mois ?) Tactique classique de l’extrême droite qui ouvre la fameuse « fenêtre d’Overton » : deux pas en avant pour un en arrière. Et les idées nauséabondes de progresser dans l’opinion publique.

Où étaient les grands célébrants de la liberté, les j’écris-ton-nom, quand la cérémonie dédiée à l’écrivaine palestinienne Adania Shibli a été déprogrammée en octobre 2023 à la Foire du Livre de Francfort, le plus gros événement de la planète qui soit dédié au livre ? L’union des éditeurs arabes a boycotté l’événement. A-t-on entendu nos petits Voltaire ? Y a-t-il eu, de façon plus générale, un soulèvement indigné de la part de nos chevaliers blancs (de peau) de la liberté d’expression concernant la répression systématique aux USA, en France et ailleurs, de la parole propalestinienne ? Devant les annulations répétées des conférences de Rima Hassan ?2 Devant la grande difficulté qu’il y a eu, durant des mois, à prononcer ne serait-ce que le mot « génocide » sur les plateaux ? Pas vraiment. Mais : solidarité et grands principes pour défendre le premier apologiste du fascisme venu, surtout s’il est bien ancré dans les médias influents.

La liberté n’est ni neutre, ni hors-sol. La liberté est engagée dans des situations. La liberté implique une éthique. Relayer la propagande d’Israël parce qu’on est le produit d’une immense machine impérialiste, ce n’est pas être libre. Ce qui l’est, c’est comprendre et agir de façon à se dégager de cette machine. La vision romantique d’une littérature hors du monde, obéissant à des principes universels gravés dans les étoiles (européennes) n’est pas à la hauteur des défis politiques actuels. Devant le fascisme qui vient, la littérature se doit de penser une éthique engagée.

Nous, signataires de cette tribune, refusons la défense d’un soi-disant intellectuel qui nie le génocide palestinien et répand la confusion sur des faits reconnus entre autres par l’ONU et la CPI.

Nous soutenons les acteurs et actrices du livre bisontin, et plus largement toutes celles et ceux qui souhaitent construire un monde plus désirable pour le plus grand nombre.

Nous n’appelons ni à la censure ni au boycott du festival du livre de Besançon. Nous espérons le public nombreux pour soutenir les voix qui portent une lutte sans lâcheté contre toutes les formes du fascisme. Certain·es d’entre nous seront présent·es au Livre dans la Boucle pour défendre une autre vision de la littérature et de la Liberté.

Nous invitons ce public à déserter les tribunes offertes à Raphaël Enthoven, pour se rendre plutôt à la lecture donnée par Doha Al-Khalout et Nour El Assy, deux poétesses palestiniennes, vendredi 19 septembre à 18h salle David (11 rue Battant, Besançon.)

Tout notre soutien au peuple palestinien, à ses journalistes, ses auteur·ices.

PREMIERS SIGNATAIRES par ordre alphabétique :

Salah Al Hamdani, poète, homme de théâtre

Sarah Al-Matary, professeure des universités

Jean-Luc André d’Asciano editeur

Yves Artufel, auteur et éditeur

Samuel Autexier, éditeur

Karine Baudot, autrice

Bruno Berchoud, auteur

Judith Bernard, autrice, metteuse en scène

Alexis Bernaut, poète, traducteur

Christine Billard, autrice

Yves-Jacques Bouin, poète, comédien

Anael Chadli, poète

Léa Cerveau, poétesse et éditrice

Barbara Chastanier, autrice et dramaturge

Elodie Claeys, éditrice

Marie Cosnay, autrice

Frédérique Cosnier, Autrice

Olivier Cotte, écrivain

Caroline Cranskens, poétesse et documentariste

Alain, Damasio auteur

Jeanne-A Debats, professeur, écrivaine

Aurélien Delsaux, auteur

David Demartis, éditeur

Carolien Deyns, autrice

Michel Diaz, écrivain et poète

Carmen Diez, poète

Serge D’ignazio photographe

Sophie Divry, autrice

Florence Dolisi, traductrice

Irina Dopont, musicienne, peintre, poète

Ariane Dreyfus, poète

Fabien Drouet, auteur & travailleur social

Anna Dubosc, autrice

Sebastien Dulude, auteur

Claude Favre, poète

Téo Youssef Fdida, auteur et artiste chorégraphique

Alain Frappier, auteur dessinateur de roman graphique

Désirée Frappier, scénariste et autrice de Bande dessinée

Isabelle Garo, philosophe

Laure Gauthier, autrice

Antoine Geniaut, auteur

Sylvain George, cinéaste, écrivain

André Gunthert, historien, EHESS

Tarik Hamdan, poète et journaliste

Phoebe Hadjimarkos-Clarke, autrice

Jen Hendrycks autrice

Jacques Houssay, auteur

Alain Jugnon, philosophe

Cathy Jurado, autrice

Abel Kabach, poète

Paul Kawczak, auteur

Kev La Raj, poète, slameur

Khalil Khalsi, chercheur

Souad Labbize, autrice et traductrice littéraire

Vincent Lafaille (éditeur, auteur, bibliothécaire)

La fleur qui pousse, librairie, Dijon

L’interstice, Librairie, Besançon

Isabelle Lagny, médecin et écrivain

Christian Lehmann, médecin et écrivain

Paloma Leon, autrice

Albert Lévy, magistrat

Teo Libardo, auteur

Frédéric Lordon, philosophe

Sandra Lucbert, autrice

Monique Lucchini, poétesse et éditrice

Alain Marc, écrivain

Joëlle Marelli Traductrice et autrice

Valéry Meynadier, poétesse

Julien Misserey, commissaire d’exposition

Sophie Montel, enseignante-chercheure

Ayoub Mouzaïne, écrivain et traducteur.

Florence Noël, poétesse

Anya Nousri, autrice

Anne-Sophie Oury, Plasticienne, poétesse

Eric Pessan, auteur

Nicolas Pétel-Rochette, chercheur indépendant

Emmanuel Ponsart, ex-directeur du Centre International de Poésie CIPM

Fabrice Riceputi, Historien

Guillaume Richez, auteur et chroniqueur littéraire

Claude Rioux, éditeur

Thomas Rosier, auteur

Allan Ryan, auteur et éditeur

Florence Saint-Roch, poétesse

Jeanne Sautière, autrice

Michel Seymour, professeur honoraire de philosophie, Université de Montréal

Michèle Sibony, membre de UJFP

Michel Sidoroff, écrivain et réalisateur.

Isabelle Stengers, philosophe

Alessandro Stella, Directeur de recherche CNRS

Fabienne Swiatly, autrice

Fabrizio Terranova, cinéaste

Laurent Thinès, médecin et auteur

Maud Thiria, poétesse

Lucien Tramontana, auteur

Librairie Transit ( Marseille)

Bertrand Verdier, critique littéraire

Françoise Vergès, historienne et politologue

Louisa Yousfi, autrice, militante décoloniale

Alexis Zimmer – Maitre de conférences en histoire environnementale

Daniel Ziv, auteur et éditeur


  1. « Le lobby pro-Israël en France », Le monde diplomatique, août 2025. ↩
  2. https://www.mediapart.fr/journal/france/240424/gaza-une-autre-conference-de-la-militante-rima-hassan-ete-annulee ↩

11.09.2025 à 17:21

« Toute licence en art ! » : Trotsky, l’art et la lutte

Alice DE CHARENTENAY

Intro Polyglotte, fin connaisseur des lettres européennes, Trotsky serait peut-être devenu un grand romancier russe en exil si l’histoire n’était venue le tirer par la manche en 1917-1918 pour mener l’Armée rouge à la victoire contre les Blancs. En 1923, la révolution a triomphé, mais il s’agit pour le commissaire du peuple aux Affaires militaires […]
Texte intégral (6974 mots)

Intro

Polyglotte, fin connaisseur des lettres européennes, Trotsky serait peut-être devenu un grand romancier russe en exil si l’histoire n’était venue le tirer par la manche en 1917-1918 pour mener l’Armée rouge à la victoire contre les Blancs. En 1923, la révolution a triomphé, mais il s’agit pour le commissaire du peuple aux Affaires militaires et navales de lutter contre la bureaucratisation de l’État. Comble : en janvier 1924, Lénine meurt. Il faut manœuvrer vite et efficacement pour circonvenir Staline. Contre toute attente dans ce contexte tactique délicat, Trotsky revient à ses premières amours, littéraires, en donnant aux arts toute leur part dans la transformation en cours. Il publie coup sur coup Les Questions du mode de vie (1923) puis Littérature et révolution (1924), où il brille par la fine connaissance qu’il a des lettres et de leur politique1. Mais le révolutionnaire intello ne célèbre pas le goût des arts comme on vouerait un culte à un capital mort pour mieux faire le malin en société : la littérature se dessine dans ces textes comme une pratique sociale dépositaire d’une conscience politique, à même de forger l’esprit d’une classe, d’une époque, et de mettre en branle l’histoire.

Après son expulsion d’Union soviétique en 1929, le révolutionnaire continue à s’intéresser à l’actualité artistique et littéraire dans des critiques souvent acerbes. Ses flèches visent non seulement les textes, leur style, les valeurs qu’ils défendent, bref, l’esthétique, mais également, et là on tend l’oreille, les structures sociales et le rôle assigné à la littérature tels qu’ils se donnent à lire au sein des textes mêmes. La critique d’œuvres devient une manière de réfléchir aux conditions de possibilité d’une littérature émancipée et émancipatrice, aux circonstances qui produisent une littérature réactionnaire ou sans force. En cela, Trotsky aborde le problème en tacticien et parfois en sociologue de la littérature avant la lettre. Jusqu’à la fin de sa vie, ces questions imprègnent son combat : depuis sa dernière retraite mexicaine, il rédige à l’été 1938 avec André Breton un programme de réflexion et d’action, le manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant », plus connu chez nous car publié directement en français2. Breton et Trotsky, tous deux en rupture avec le PC, font de l’art un outil de lutte contre la montée des fascismes, particulièrement habiles à en mettre plein les mirettes des spectateurs.

André Breton avec Léon Trostky au Mexique en 1938 

Un pari tentant serait de relire ces textes pour y trouver une contribution aux problèmes politiques qui animent encore et toujours notre vie culturelle contemporaine : la culture, outil irremplaçable d’émancipation ou industrie aliénée et aliénante ? Et comment rémunérer les producteurices, en particulier les écrivainEs ? Encore faudrait-il se mettre d’accord sur leur utilité. Question corolaire : que peut la littérature ? Bref, il s’agit d’aborder le travail créatif comme une question politique voire syndicale de plein droit et de regarder ce que l’élaboration d’une utopie pour la République des lettres permet de penser. La littérature doit-elle devenir un service public ou un espace de spontanéité totale ?

Rémunération

Partons de là : combien ça gagne, d’écrire ? Problème vieux comme l’écriture, peu ou prou. Rutebeuf déplorait bien sa « pauvre rente // Et droit au cul quand bise vente ». Il y a eu ceux qui ont choisi, pour écrire, de se faire courtisans. Clément Marot y insiste, trois fois de suite : « il n’est que d’estre bien couché » (sur le livre de comptes d’une princesse). Mais ça ne va pas toujours sans heurts : au XVIe siècle, l’Arioste rouspète après la pingrerie de ses commanditaires, par exemple3. Plus tard, au XXe siècle, la cour a changé de forme mais les courtisans sont toujours là, et Francis Ponge se rêve même en thuriféraire de De Gaulle comme Malherbe avait été celui d’Henri IV pour ne plus avoir à gagner sa vie hors de la poésie4. Les surréalistes quant à eux ont caressé l’idée d’être rémunérés directement par l’URSS : autant choisir le Prince qu’on chante. Et puis, deuxième école, il y a eu ceux qui ont préféré le marché pour subsister : l’invention du droit d’auteur, Beaumarchais, Balzac et la création de la Société des gens de lettres. Dans ce modèle, l’écrivain n’est plus le fonctionnaire d’un puissant, mais une sorte d’auto-entrepreneur : pondant ses œuvres qu’il valorise ensuite à coups d’interviews voire, ô Graal, en devenant controversé, il se constitue une rente. Si Zola n’a ainsi jamais franchi les portes de l’Académie française, il a vendu L’Assommoir comme des petits pains (eh oui) et en est devenu millionnaire. Image s’il en fallait du suffrage populaire, de l’adhésion des masses, qui tombait à pic en contexte républicain. Cela dit, le succès populaire a toujours attiré le soupçon. D’où un troisième modèle : celui de l’écrivain sans-le-sou, maudit et fauché, pauvre Rutebeuf, voire désintéressé de la question vulgaire de l’argent, qu’il ne gagne que dans des activités moins nobles (l’enseignement par exemple). Mallarmé n’emploie pas le terme de « putaclik » au sujet de Zola, mais n’en pense pas moins quand il confie que « La boutique accroît l’hésitation à publier ». Plus récemment, Damasio refusait que ses œuvres lui rapportent du pez. Mécénat, marché, gratuité : ces modèles agitent les débats politiques entre auteurices et suscitent des propositions variées. Il faut citer la revendication actuelle, d’inspiration friotiste, de créer un statut pour les écrivains sur le modèle de l’intermittence du spectacle, qui leur permette de gagner leur vie sans être suspendus à la loi du marché5.

Émile Zola photographié par Nadar (1898)

Anarchie dans l’encrier

            Sur cette question, le manifeste « Pour un art révolutionnaire et indépendant » de 1938 rappelle d’emblée ce qu’en pensait le jeune Marx dans les années 1840 : « L’écrivain doit naturellement gagner de l’argent pour pouvoir vivre et écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent… L’écrivain ne considère aucunement ses travaux comme un moyen. Ils sont des buts en soi. […] La première condition de la liberté de la presse consiste à ne pas être un métier6». Au passage, Trotsky et Breton étendent l’idée « aux diverses catégories de producteurs et de chercheurs7», assimilant auteurs de littérature et scientifiques – ce qui ne manquera pas d’intéresser plus d’un-e de nos lecteurices. Ils s’acheminent donc bien vers un statut dans lequel les auteurices seraient recruté-es et rémunéré-es pour écrire, sans que leurs revenus ne fluctuent en fonction de leurs ventes (contrairement au marché) ni que leur soient assignées telle ou telle tâche d’écriture (par différence avec le mécénat, y compris sous la forme appelée « subventions publiques »). « Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de com­mandement8! » L’anarchie, donc, doit régner en art, et non la commande. Mais doit-il s’agir plutôt d’une forme d’intermittence, détachée de l’État ? Ou plutôt d’un genre de CNRS des auteurices ? D’une révolution de l’URSSAFF Limousin ? Le texte ne tranche pas.

Recruter des plumes

Et à qui cette liberté d’écrire librement doit-elle être octroyée ? Qui pourrait prétendre à être pensionné pour publier ? Lénine fustigeait en 1905 dans Que faire ? la revendication de liberté de la presse comme une revendication bourgeoise, c’est-à-dire que les bourgeois tiennent pour universelle (on les connaît) : ils réclament cette liberté parce qu’eux ont accès aux moyens du discours, et cela prime pour eux les questions matérielles. Mais en novembre 1917, c’est-à-dire en pleine révolution russe, il en alla tout autrement : il réclamait au contraire la liberté de la presse, c’est-à-dire sa libération du capital, pour permettre aux personnes les plus diverses de publier. Pour cela, il demande à ce que soit octroyé au plus de journaux possible le même accès aux ressources en papier, en encre, etc.

Dans un contexte de moindre urgence matérielle, si les auteurices vivent dans un régime de pension socialisée pour écrire tout à loisir, débarrassé-es des exigences du marché et de l’État, il faut redonner un peu de corps à ce problème de la liberté de création. Kézaco ? D’où partir pour l’écrire, cette grande œuvre qui doit révéler la société à elle-même ? Dans Littérature et révolution, Trotsky souligne que l’individu doit se laisser entièrement pénétrer et transformer par l’histoire. Alors, ce qu’il aura à écrire témoignera du mouvement social vécu comme transformation intime. Le manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant » libelle la chose ainsi : « Le besoin d’émancipation de l’esprit n’a qu’à suivre son cours naturel pour être amené à se fondre et à se retremper dans cette nécessité primordiale : le besoin d’émancipation de l’homme. » Sublimer la révolte contre le monde relève moins de l’effort que du cours naturel. En écrivant, en sublimant, ceux qui écrivent se débarrassent sur un plan imaginaire de leurs entraves, défoulent leur désir, et suggèrent la possibilité de changer le monde. L’emprunt à la psychanalyse est clair.

Mais tout ce qui s’écrit n’est pas pour autant intéressant : tout le monde peut devenir écrivain mais tout ce qui se publie n’est pas bon. Lorsqu’un livre passe complètement à côté de l’histoire, c’est même ce que le révolutionnaire à barbiche appelle « du zéro ». Ce n’est pas forcément nuisible, d’ailleurs. Juste inutile. Trotsky persiffle ainsi contre Anna Akhmatova ou Marina Tsvetaeva par exemple, qui écrivent sur leurs petits soucis amoureux et sur Dieu comme si la Révolution n’était pas en cours. En 1933, à la publication du Voyage au bout de la nuit, il observe la force négative du roman de Céline, manifestement imprégné de la transformation historique qu’a été la Première guerre mondiale. Mais selon lui, Céline « ne vise pas le but, pour lui chimérique, de reconstruire la société. Il veut seulement arracher le prestige qui entoure tout ce qui l’effraie et le tourmente. » Sous couvert de critiquer les institutions, l’auteur du roman conserve en fait un furieux attachement à la République bourgeoise qui l’empêche de forger un espoir au-delà de la négativité et de la déprime.

Apprendre à écrire

Se laisser transformer par l’histoire, exprimer le renversement des limites qui contiennent le sujet sont le vrai métier de l’écrivain. Mais pour y parvenir, il lui faut se former, et d’abord dominer la technique. Ici, Trotsky rompt avec l’image romantique de l’auteur inspiré et solitaire pour piocher davantage dans les représentations associées aux savoir-faire artisanaux ; pour autant, il ne promeut pas le travailleur manuel comme nouveau modèle d’écrivain socialiste. « Le seul apprentissage de la technique littéraire est une étape indispensable, et qui exige du temps. La technique se remarque de la façon la plus accusée chez ceux qui ne la possèdent pas9 Il oppose d’ailleurs « ceux qui dominent le technique » et ceux qui sont « dominés par elle ». C’est pourquoi l’écriture ne peut demeurer un loisir : elle est un travail à plein temps. Elle exige non seulement d’acquérir un savoir-faire, mais aussi, à rebours d’autres métiers, de se détourner des automatismes que les générations antérieures ont calcifiés car ils engagent avec eux des idées éculées. « La création vivante ne peut aller de l’avant sans se détourner de la tradition officielle, des idées et sentiments canonisés, des images et tournures enduits de la laque de l’habitude. […] La lutte contre la simulation dans l’art se transforme toujours plus ou moins en lutte contre le mensonge des rapports sociaux10L’écriture aurait besoin d’une forme de révolution permanente pour éviter de s’encroûter dans la bureaucratie des stéréotypes, des modes toutes faites et des constructions routinières.

Remarquez qu’il n’en va pas de même du cinéma : appréhendé comme un outil de divertissement plus que comme un art à véritablement parler, il devrait selon Trotsky se développer pour concurrencer l’église et le bistrot « sans que l’on n’exige rien du spectateur, pas même la culture la plus élémentaire11» tant il est neuf. Jugement à reconsidérer sans doute cent ans plus tard, quand le cinéma, surtout le cinéma français, a conquis sa valeur artistique notamment grâce aux luttes des professionnels et des techniciens12.

Faut-il un art prolétarien ?

S’il faut se laisser transformer pour écrire, mais que tous ceux qui écrivent ne parviennent pas à entendre l’appel à l’émancipation qui vient aussi bien de l’histoire que de leur désir propre, se dessine une question corolaire : qui devrait légitimement se consacrer à écrire ? et, en particulier, à écrire à gauche ? À droite, il n’y a pas de problème : sont légitimes ceux que fabriquent les institutions les plus puissantes pour formuler l’idéologie de la propriété privée – et qui vocifèrent régulièrement à la censure. Mais, à gauche, reproche est souvent porté contre les écrivains d’origine bourgeoise de ne pas savoir écrire le point de vue du travail, de demeurer étrangers à leur objet. Qu’est-ce que Trotsky a à dire là-dessus ?

D’abord, qu’il ne suffit pas de venir d’une classe pour produire une œuvre qui la défende. « Il serait extrêmement léger de donner le nom de culture prolétarienne aux réalisations même les plus valables de représentants individuels de la classe ouvrière. » La culture n’est pas une réalisation individuelle, « d’après les passeports prolétariens de tels ou tels inventeurs ou poètes13. » C’est un organisme, un système cohérent et créé collectivement, toujours aux mains de la classe dirigeante d’une société. En période de domination bourgeoise, les artistes prolétarien-nes peuvent s’efforcer de s’approprier le code et de l’infléchir, comme on peut s’approprier un style vestimentaire jusqu’à ce qu’il devienne naturel. Mais cela relèvera d’un travail et d’une vigilance qu’il occupera tous les soins d’un-e auteurice de naturaliser. « Comme ce serait simple si un écrivain pouvait, simplement parce qu’il est un prolétaire fidèle à sa classe, s’installer au carrefour et déclarer : « je suis le style du prolétariat14» ! » Il faut donc se garder d’encenser a priori un-e auteurice pour son origine sociale : c’est l’encourager à enfiler le code culturel en vigueur comme un déguisement, sans fournir le travail nécessaire à le porter avec naturel, à l’habiter de l’intérieur : « des poèmes faibles, et plus encore ceux qui trahissent l’ignorance du poète, ne sont pas de la poésie prolétarienne, parce que, tout simplement, ils ne sont pas de la poésie15. » Mettre à l’honneur la culture « populaire », « modeste » ou « prololotte » ès qualité manque donc une étape du processus. Évidemment que les moqueries et les violences symboliques existent contre les pratiques culturelles des classes laborieuses et qu’elles sont dégueulasses. Pour autant, il ne serait pas efficace politiquement de les comprendre comme des discriminations ou de la prolophobie. Porter aux nues les consommations de masse en rayant d’un trait de plume tout ce qu’elles peuvent charrier d’aliénation ou de conservatisme ne va pas renverser la table magiquement. Et même : « Ce n’est pas du marxisme, mais du populisme réactionnaire, à peine teinté d’idéologie « prolétarienne ». » Il faut comprendre plus profondément le lien organique entre la classe dominante et la culture dominante pour y faire effraction voire la dynamiter, en lien avec un mouvement social plus vaste. Et c’est un métier.  

À ce titre, les propositions de Trotsky nous sortent du dialogue de sourds entre l’élitisme, qui voudrait que seuls les Parisiens des Beaux-Arts créent, contre le misérabilisme, tout est de l’art tant que les artistes sont victimes de discriminations. Encore plus surprenant d’ailleurs : Trotsky refuse d’appeler à forger une culture prolétarienne, même dans l’URSS naissante. Selon lui au contraire, le but est de parvenir à façonner la culture d’une société dans laquelle l’existence des classes serait matériellement impossible et logiquement inconcevable. Et cela implique non pas de rompre avec toute tradition, qui serait nécessairement bourgeoise on ne sait pas pourquoi, mais de connaître l’histoire littéraire, d’y trouver les signes parfois très anciens de la poussée de la liberté contre la répression. Ce sont les futuristes qui appellent à rompre radicalement avec le passé, parce qu’ils s’adressent d’abord et avant tout à la bourgeoisie : nihilisme de la bohème, un peu stérile.

Certes mais si la tradition littéraire appartient à la classe jusqu’alors dominante, celle des propriétaires, comment se former à pratiquer l’art d’une future société sans classe ? Comment sublimer en communiste quand on vit sous le capitalisme, entouré d’œuvres capitalistes ? Eh bien en s’en imprégnant pour en faire autre chose, pour le réinvestir dans une construction qui conçoit l’individu et la société autrement. Pour faire un bon roquefort, il faut bien du lait et du moisi.

Antifascisme et antistalinisme

L’originalité de l’approche de Trotsky parmi les approches militantes de l’art est de ne pas réduire la question du pouvoir des œuvres à celle de leur efficacité à court terme, de ne pas exiger des œuvres qu’elles contribuent au travail militant immédiat. Jamais il ne viendrait à l’idée de Trotsky de considérer que la contribution politique de Victor Hugo gît dans l’invention du slogan « police partout, justice nulle part », que relève Nathalie Quintane dans Contre la littérature politique. Au contraire, l’art vise bien au-delà de la manif. Il faut le penser dans un temps long, dans la durée de l’histoire et non dans une inquiétude tayloriste de rentabilité rapide.

Même Maïakovski, pourtant grand propagandiste de la révolution, n’emporte pas le suffrage de Trotsky quand il s’engage dans la poésie politique : son œuvre la meilleure demeure à ses yeux Le Nuage en pantalon, un poème d’amour de 1915, parce qu’elle est la plus aboutie, la plus vive, et témoigne le mieux de la lutte du sujet contre ce qui l’opprime ; dans ses œuvres politiques comme 150.000.000, il « a quitté son orbite individuelle pour tenter de se mouvoir sur l’orbite de la Révolution16», et il y perd ce qui l’anime en propre. C’est que la réussite artistique ne réside pas dans l’exposé d’une ligne politique juste. Et même, l’accomplissement artistique prime, en art, la justesse politique.

Cette conception originale, Trotsky la défend encore dans les années 1930. L’impératif de lutte antifasciste ne doit en aucun cas pousser dans les bras de la doctrine stalinienne du réalisme socialiste, qui subordonne l’art à l’illustration de la ligne au pouvoir17. L’horizon dans lequel Trotsky situe l’utilité de l’œuvre d’art est si éloigné qu’il admet même qu’une œuvre soit opposée à la révolution : la légende veut que, lorsque Breton écrivit dans le manifeste « toute licence en art, sauf contre la révolution prolétarienne », Trotsky aurait biffé la restriction « sauf contre la révolution prolétarienne » pour ne pas limiter la « licence » par des impératifs politiques. Si l’œuvre combat la révolution, il faudra certes s’opposer à elle, par d’autres œuvres ou des moyens politiques. Mais les textes de Trotsky témoignent d’une confiance entière dans une licence qui serait, véritablement, un défoulement contre toutes les limites rencontrées par le sujet.

La conquête du sujet

Le lien entre cette liberté totale octroyée à l’œuvre et un régime anarchiste de recrutement et de formation des artistes apparaît nettement : si, pour développer les forces productives, un État est tenu d’ériger un plan centralisé, pour la création intellectuelle, « aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de com­mandement18! » Voilà qui renvoie dos à dos le Proletkult et Goebbels. Mais cette revendication d’anarchisme porte plus loin que ce sens contextuel : il faut, au-delà de ces exemples particulièrement saillants d’enrégimentement de la culture, refuser le plan et même l’utilité des artistes dans la formation politique du prolétariat, refuser la représentation fidèle, adéquate, de la réalité. Au contraire d’une vision collective, essentielle dans le socialisme depuis ses origines, Trotsky revendique la permanence de l’individu, du sujet, chèrement acquise par la bourgeoisie, et ce en tout premier lieu sur le terrain culturel. Le communisme, oui, mais hors de question de lâcher le sujet ! Ne serait-ce que parce que son émancipation par la sublimation est l’image même de la révolution. Le sujet, c’est l’échelle véritable à laquelle puisse s’écrire une lutte contre des chaînes imposées de l’extérieur. La révolution, c’est plus que de la politique : de la psychanalyse et de la métaphysique tout à la fois. Le lien avec le surréalisme, dont soit dit en passant le centenaire occulte largement la composante antifasciste, allait de soi.

            Cette affirmation du sujet n’a pourtant rien à voir avec l’individualisme libéral. Elle se définit plutôt comme un préalable à l’union. Si Trotsky et Breton ne sont pas parvenus à définir de ligne commune claire, leur manifeste de 1938 se clôt sur un appel à former des fédérations, des revues, des entreprises collectives où se réuniront des sensibilités singulières. La leur sera la Fédération Internationale de l’Art Révolutionnaire Indépendant (la FIARI), portée par la revue mensuelle Clé. L’expérience ne dura pas, la guerre y mettant un terme. Il n’empêche que la proposition, dans les rangs de ceux qui s’intéressent à la littérature et à la révolution, mériterait d’être ravivée tant l’envie de se diviser y brûle d’un feu hélas plus vif que celle de se fédérer.

Francis Bacon, L’assassinat de Trotsky (1986-87)

  1. Ces textes ont été plutôt occultés du fait d’une histoire éditoriale complexe : Littérature et révolution par exemple n’a pas été traduit en français avant 1964, c’est-à-dire après la chute du stalinisme, et a connu fort peu de rééditions depuis. L’histoire du texte et de son occultation est pointée par la préface de Maurice Nadeau à la première édition chez Julliard en 1964. Les positions de Trotsky étaient donc méconnues lorsque s’expriment, sur les problèmes similaires du rôle révolutionnaire de l’écrivain ou de sa subsistance, des théoriciens comme Sartre ou Goldmann. ↩
  2. Nota bene : le texte est signé André Breton et Diego Rivera, mais émane en réalité d’un dialogue Breton/Trotsky. ↩
  3. Voir la communication d’Adrien Fischer au colloque Historical Materialism Paris le 28 juin 2025, « La valeur comme nouvel évangile dans le Roland furieux de l’Arioste : un exemple de pensée bourgeoise critique dans la poésie du XVIe siècle ». ↩
  4. Francis Ponge, Pour un Malherbe, Gallimard, 1965. ↩
  5. Pour un récapitulatif moins grossier de ces débats, voir, pour la question de la rémunération de la poésie, l’exposé d’Antoine Poisson au SLAC du 7 février 2025, « “Entreprise Production de Poèmes” : les avant-gardes poétiques et l’argent », et, pour les débats contemporains, l’ouvrage de Justine Huppe, La Littérature embarquée, Amsterdam, 2023. ↩
  6. Débats sur la liberté de la presse. In Karl Marx, Œuvres III, NRF la Pléiade, Paris, 1982, p. 190-191. ↩
  7. André Breton et Diego Rivera, « Pour un art révolutionnaire indépendant », 1938. ↩
  8. Idem ↩
  9. Littérature et révolution, chapitre VI. ↩
  10. « Céline et Poincaré », 1933, critique republiée par Contretemps en 2022, à l’occasion de la publication du roman alors inédit de Céline, Guerre. ↩
  11. Les Questions du mode de vie, « La vodka, l’église et le cinématographe ». ↩
  12. Voir Samuel Zarka, Ces invisibles qui font le cinéma. Equipes, métiers, monde professionnel, PUF, 2025. ↩
  13. Littérature et révolution, chapitre VI. ↩
  14. Littérature et révolution, idem ↩
  15. idem ↩
  16. Littérature et révolution, chapitre 4. ↩
  17. Doctrine du réalisme socialiste adoptée en 1934 par le 1er congrès de l’Union des écrivains soviétiques : « Le réalisme socialiste, étant la méthode fondamentale de la littérature et de la critique littéraire soviétiques, exige de l’artiste une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. [Elle doit] se combiner à la tâche de la transformation et de l’éducation idéologiques des travailleurs dans l’esprit du socialisme. » ↩
  18. « Pour un art révolutionnaire indépendant » ↩
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