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30.06.2025 à 20:17

« La rue n’est pas qu’un décor : c’est un espace à reconquérir » – Entretien avec Dugudus

Léo Rosell

Depuis plusieurs années, les œuvres de Dugudus se sont imposées dans le paysage visuel de la gauche française. Connu pour son style distinctif et pour son engagement politique, celui qui se présente comme un « graphiste social » a su allier l'art et le militantisme pour créer des visuels qui résonnent avec les luttes sociales. Dans cet entretien, il est revenu sur son parcours, ses inspirations et son rôle en tant qu'artiste engagé, dans le contexte politique actuel.
Texte intégral (6239 mots)

Depuis plusieurs années, les œuvres de Dugudus se sont imposées dans le paysage visuel de la gauche française. Connu pour son style distinctif et pour son engagement politique, celui qui se présente comme un « graphiste social » a su allier l’art et le militantisme pour créer des visuels qui résonnent avec les luttes sociales. Dans cet entretien, il est revenu sur son parcours, ses inspirations et son rôle en tant qu’artiste engagé, dans le contexte politique actuel. Il vient de publier Politique de l’image, un ouvrage sur le visuel politique donnant à voir la richesse de son travail, avec une sélection de plus de 250 affiches et créations graphiques.

LVSL – On vous associe souvent à la tradition de l’affiche politique du XXe siècle, comme aux affiches de la révolution cubaine, de mai 68, ou même de l’époque soviétique. Comment articulez-vous ces références du passé avec votre volonté de « renouveler le vocabulaire graphique » de l’affiche politique ?

Dugudus – J’utilise souvent des références historiques dans mes affiches, que ce soit l’histoire du mouvement ouvrier ou l’héritage révolutionnaire. Je m’inspire de ces références historiques et je les réactualise par rapport à l’actualité politique que j’essaie de représenter. Cela fait partie de ma démarche pour créer mon propre style, ma patte. En France, nous avons la chance d’avoir conservé cette culture politique de l’image, qui subsiste aujourd’hui et que je cherche à perpétuer et à transmettre, à travers ma pratique.

LVSL – Vous avez étudié à l’Instituto Superior de Diseño à La Havane et écrit Cuba Gráfica, qui raconte votre découverte de l’affiche cubaine. En quoi votre passage à Cuba a-t-il influencé votre pratique ?

Dugudus – Il faut savoir que dès les années 1960-1970, Cuba fait partie des plus grandes écoles mondiales du graphisme, aux côtés de la Pologne, de l’Union soviétique, du Mexique, du Chili, mais aussi de la France, en particulier lors des événements de Mai 68. 

C’est une histoire qu’on a un peu oubliée car depuis 1962, Cuba est confrontée à un blocus, ce qui a maintenu le graphisme cubain dans un isolement quasi total. Jusqu’à très récemment, il était difficile de prendre conscience de l’existence d’une tradition graphique à Cuba, et encore plus de l’évolution de cette pratique chez les jeunes générations. Cette pratique aurait même pu se figer dans les années 1990, pendant la « période spéciale » [période économique très difficile à Cuba, en raison de l’effondrement du bloc soviétique, NDLR], mais elle a pourtant continué à se développer jusqu’à aujourd’hui.

« C’est ce qui m’a poussé à me rendre à Cuba pour comprendre comment la révolution, et plus généralement comment la politique, avaient influencé l’art cubain entre les années 1960 et 1980. »

En réalité, ma première rencontre avec le graphisme cubain a eu lieu au Mexique, lorsque je suis tombé sur un petit livre qui présentait des affiches cubaines des années 1970. J’ai été frappé par leur puissance visuelle et les messages qu’elles véhiculaient. J’étais particulièrement étonné, qu’en étudiant le graphisme en France, à l’école Estienne puis aux Gobelins, on ne m’avait jamais évoqué l’image sociale. On nous enseignait principalement la pensée visuelle orientée vers l’image de communication, parfois même directement publicitaire. Alors, en découvrant ces affiches, je me suis rendu compte qu’il existait une approche totalement différente. C’est ce qui m’a poussé à me rendre à Cuba pour comprendre comment la révolution, et plus généralement comment la politique, avaient influencé l’art cubain entre les années 1960 et 1980.

LVSL – Qu’est-ce qui différencie votre travail et les affiches cubaines, des visuels et affiches politiques à vocation seulement publicitaire ou communicationnel ?

Dugudus – C’est précisément la question qui sous-tend mon engagement à travers le graphisme politique. Il y a quelque chose qui est ancré dans les consciences : cette idée qu’on fait de la publicité pour la politique. En réalité, on ne devrait pas faire cela, car la publicité, dans son essence, est le porte-drapeau du capitalisme. C’est son étendard, sa vitrine. Elle sert à vendre des marchandises, à nous enfermer dans une position de consommateurs.

La conception que je me fais du graphisme social, et que j’essaie de mettre en pratique à travers mon travail, s’oppose radicalement à cette logique de la communication publicitaire. Notre objectif est de toucher les esprits et les consciences, d’atteindre la raison à travers diverses stratégies. Cela peut passer par de la poésie, de l’humour, des références historiques ou encore de l’éducation populaire. Il s’agit de diffuser des idées, de transmettre des messages à la population, sans aucune visée mercantile. C’est en cela que le graphisme social diffère radicalement de la publicité.

« L’affiche, en mobilisant des images et peu de texte, apparaît ainsi le meilleur moyen pour diffuser les images et les idées de la révolution menée par Fidel Castro. »

D’ailleurs, il faut savoir qu’en 1962, Che Guevara, alors Ministre de l’Industrie, décide d’arrêter la publicité commerciale à Cuba. À partir de cette date, il y a une véritable remise en question de la manière de communiquer et un débat s’organise en interne pour savoir comment communiquer de façon juste, sous quelle forme pour quels messages. Or, à Cuba, dans les années 1960, peu de gens disposent de la télévision ou de la radio, et qu’une proportion encore très importante de la population étaient analphabètes. L’affiche, en mobilisant des images et peu de texte, apparaît ainsi le meilleur moyen pour diffuser les images et les idées de la révolution menée par Fidel Castro, qui étaient encore peu connues ou partiellement incomprises.

LVSL – Du point de vue esthétique et technique, comment cette découverte a-t-elle résonné en vous ?

Dugudus – Sur le plan formel, j’y ai avant tout appris ce que j’appelle un « synthétisme visuel », qui est très caractéristique des affiches cubaines. C’est un style qui s’explique par plusieurs facteurs. Le premier, c’est que les créateurs avaient peu de temps pour concevoir leurs images. Ils allaient donc directement à l’essentiel, en optant pour la forme la plus simple et directe. C’est aussi un graphisme populaire, délibérément non élitiste, qui se veut avant tout percutant et facilement compréhensible. C’est pour ça que les formes sont épurées et qu’elles communiquent de manière immédiate.

« C’est ce rapport entre la technique visuelle choisie, le message délivré et l’importance donnée à la réception, que je trouve passionnant ! »

De plus, une attention particulière est portée à la question de couleurs : ces affiches jouent sur des couleurs très vives et saturées, une caractéristique forte de l’image cubaine. Cela provient notamment de l’utilisation de la sérigraphie, qui permet des tons directs, avec des aplats de couleurs qui vont structurer l’affiche. Les productions liées au réalisme socialiste, par exemple, ont souvent des dégradés ou des superpositions de couleurs. Au contraire, à Cuba, la sérigraphie impose une manière de travailler avec des couleurs franches, l’interaction entre deux couleurs pouvant créer un véritable choc visuel, ce qui a un impact immédiat sur la perception de l’image. C’est ce rapport entre la technique visuelle choisie, le message délivré et l’importance donnée à la réception, que je trouve passionnant !

LVSL – Vous avez beaucoup parlé de la sérigraphie, qui est l’une des techniques que vous privilégiez. En utilisez-vous d’autres, et auquel cas, qu’est-ce qui guide votre choix ?

Dugudus – Non je ne me limite pas à la sérigraphie. Mais j’aborde mes images comme si elles allaient être imprimées en sérigraphie, car la contrainte inhérente à cette technique confère un style graphique particulier. Par exemple, les affiches de mai 68 ont ce style caractéristique précisément parce qu’elles ont été réalisées en sérigraphie. Les détails étaient réduits, car trop de détails risquaient d’altérer l’impression. Aussi, mon objectif initial était que mes images soient éditées en sérigraphie et qu’elles aient une existence physique. 

Quand j’ai commencé, le rôle des partis politiques de gauche était prépondérant et pour pouvoir faire éditer ses images, il fallait souvent s’adresser à eux ou aux syndicats, qui étaient peu nombreux. Très peu d’entre eux, par ailleurs, investissaient des moyens suffisants dans une communication graphique et artistique. Pour que mes images soient diffusées, la sérigraphie m’est apparue comme la technique la plus simple et la plus adaptée, qui permettait de réaliser des petits tirages, faciles à distribuer dans le cadre de manifestations ou d’événements ponctuels, souvent liés à un mouvement politique ou une contestation populaire.

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Enfin, il y a une forme de tradition : beaucoup d’anciens maoïstes, par exemple, avaient leurs propres ateliers de sérigraphie. La plupart d’entre eux imprimaient en sérigraphie, même si ce n’était pas leur métier de base. Cette technique d’impression était largement connue parmi les militants de gauche, car c’était la plus simple et la plus réactive face aux événements de l’actualité.

LVSL – Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la manière dont vous avez construit votre style visuel reconnaissable (couleurs vives, des formes tranchées, des visages en tension, des typographies percutantes) ?

Dugudus – C’est assez flatteur, ce que vous dites, parce que quand on crée une image, on ne peut jamais vraiment deviner l’impact qu’elle aura effectivement. À travers ma formation, et surtout les différentes influences qui inspirent mon travail, j’ai construit cette grammaire visuelle qui me convient bien, et qui semble en effet parler aux gens. L’image existe aussi, et peut-être même surtout, à travers le regard de celles et ceux qui la reçoivent. Et pour l’affiche en particulier, c’est précisément son objectif : être vue, comprise, partagée. C’est toujours une part d’inconnu, une forme de surprise.

« Parce qu’une image forte relève de la conjonction de plusieurs éléments : un message clair, un lieu, et une temporalité. »

Ce que l’on peut faire, en revanche, c’est maîtriser certains paramètres. Parce qu’une image forte relève de la conjonction de plusieurs éléments : un message clair, un lieu, et une temporalité. Ce sont ces trois dimensions réunies qui déterminent, en quelque sorte, la portée d’une image.

Souvent, les délais sont très courts. Quand un événement surgit dans l’actualité, il faut réagir vite, produire une image en très peu de temps. Et paradoxalement, c’est cette contrainte de temps qui pousse à aller à l’essentiel, à viser juste. Il y a aussi, je dirais, une part d’émotion brute. Chez moi, c’est parfois un exutoire. Faire des images me permet d’extérioriser des choses, de canaliser une forme de colère, de ressentiment. C’est une manière de transformer ces éléments divers en quelque chose de visuel, de public, et de partagé.

LVSL – Vous vous définissez vous-même comme un « graphiste social », pourquoi ce terme ? 

Dugudus – Pour moi, il s’agit d’un acte citoyen, d’un acte militant : avant d’être graphiste, je suis militant. Et puis, je ne travaille jamais vraiment seul, je ne fonctionne pas en électron-libre. Je suis entouré de collectifs, de groupes politiques, de personnes avec qui je collabore régulièrement.

Même quand je travaille sur des sujets historiques, je m’appuie sur des spécialistes, sur des gens pour qui ces questions sont centrales, et avec qui je construis ces projets. Mon travail est nourri par ces échanges, par ces dynamiques collectives. Je ne parviens pas à concevoir ce travail en vase clos : il perdrait tout son sens.

LVSL – Comment avez-vous fait le lien entre graphisme et politique ? 

Dugudus – Autour de mes 18 ans, j’ai commencé à militer à la Jeunesse communiste (JC).  Parallèlement, j’étais étudiant à l’école Estienne : d’un côté, je me formais aux métiers de la communication visuelle, et de l’autre, je m’investissais politiquement. Très vite, on m’a demandé de mettre mes compétences au service du mouvement : de réaliser des tracts, des logos, des affiches. C’est à ce moment-là que j’ai véritablement compris la puissance du dessin, du graphisme, et son utilité concrète dans les actions militantes C’est ce qui m’a fait basculer dans cette voie : l’impression d’être utile, d’avoir un rôle à jouer dans une dynamique collective.

« Je me reconnais plus généralement dans cette gauche radicale, capable d’intelligence collective et, parfois, de rassemblement. J’en garde l’espoir, en tout cas. »

Je n’ai jamais eu l’ambition de faire une carrière politique, mais j’ai compris que je pouvais traduire en images les espoirs, les colères, les messages de mes camarades. Après la JC, la suite logique a été d’adhérer au Parti communiste (PCF). Or, j’ai commencé à me sentir en décalage avec certaines positions de l’époque, notamment au moment de la création du Front de Gauche, que je soutenais pleinement. Ensuite j’ai décidé de m’engager dans la campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017, tout en étant encore membre du PCF. C’était une période un peu compliquée, politiquement et personnellement. Mais elle m’a permis de poursuivre naturellement avec ce qu’est devenu ensuite l’Union populaire.

Aujourd’hui, je ne suis pas adhérent de la France Insoumise – d’ailleurs, c’est une organisation assez diffuse, « gazeuse », comme on dit – mais je m’en sens proche, de fait. Je me reconnais plus généralement dans cette gauche radicale, capable d’intelligence collective et, parfois, de rassemblement. J’en garde l’espoir, en tout cas. 

LVSL – Selon vous, quel est le rôle des artistes dans les mouvements sociaux ? Et celui de la gauche vis-à-vis des artistes ?

Dugudus – Je pense qu’il est temps que la gauche renoue avec la culture. Cela fait des années que je n’entends plus parler de culture dans les discours ou les priorités des organisations politiques. Et franchement, c’est inquiétant. On voit bien que, peu à peu, le monde artistique s’éloigne de ces organisations. Il ne se sent plus représenté, alors même qu’il subit une précarité croissante. Il y a donc, à mon sens, un double mouvement à opérer. D’un côté, les partis et organisations politiques doivent réintégrer la culture dans leurs préoccupations. Et de l’autre, les artistes eux-mêmes doivent s’emparer des questions de société, porter des messages en lien avec leurs espérances, leurs colères, leurs convictions.

Pour moi, le rôle de l’artiste politique, ce n’est pas d’être au service du pouvoir. Ce n’est pas d’être le « toutou » de l’élu ou du dirigeant. L’artiste a une fonction de contre-pouvoir. Il est là pour proposer un autre regard sur la société, pour bousculer, pour interroger. C’est aussi pour cela, je crois, que les artistes dérangent parfois le monde politique : parce qu’ils sont libres, indépendants, qu’ils n’entrent pas toujours dans le cadre. Et cette liberté, ce franc-parler, peut faire peur.

Personnellement, je tiens à cette indépendance. Je ne suis pas salarié d’un parti, je ne travaille pas pour une organisation. Quand je participe à une campagne, ce n’est jamais pour des raisons stratégiques ou financières. Si je le fais, c’est parce que je choisis de le faire, en mon nom propre, avec mes convictions. C’est un engagement personnel, pas une commande.

LVSL – Comment faites-vous pour conjuguer l’aspect utilitaire et communicationnel d’un message politique et l’aspect artistique de l’œuvre ? Comment préserver un espace pour la dimension artistique dans ce contexte ?

Dugudus – J’ai la chance, aujourd’hui, d’avoir acquis une certaine reconnaissance dans ce milieu, avec ce qu’on pourrait appeler une « patte graphique ». Quand les gens viennent vers moi, c’est aussi pour cela. Ils savent ce qu’ils viennent chercher et ça me donne, en retour, une forme de liberté dans le ton, dans la forme, dans les choix esthétiques que je propose. Mais c’est toujours un échange. C’est ce dialogue, ce va-et-vient, qui nourrit mon travail. Si je n’avais pas cette dimension collective ou utilitaire, je me considérerais sans doute davantage comme un artiste au sens classique.

« Mon travail, c’est de donner une forme visuelle à ces messages, de les rendre lisibles, percutants. »

Or, selon moi, je suis artiste dans certaines dimensions, mais quand j’endosse le rôle de graphiste, j’agis comme un communicant. Je me positionne comme un intermédiaire, faisant le lien entre un message politique et celles et ceux à qui il s’adresse. Mon travail, c’est de donner une forme visuelle à ces messages, de les rendre lisibles, percutants.

Si un homme politique fait appel à un graphiste ou à un illustrateur, c’est précisément parce qu’il a conscience qu’un discours ne suffit pas toujours. On ne touche pas tout le monde avec des mots. Parfois, une image vaut mille discours. Une image peut avoir un impact bien plus fort qu’une série de réunions ou une tournée de meetings à travers le pays.

LVSL – D’où vous est venue, plus précisément, cette compréhension du pouvoir de l’image ?

Dugudus – En partie à Cuba. Mais c’est aussi quelque chose que j’ai compris quand j’ai commencé à diffuser mes propres images en manifestation. Là, j’ai ressenti qu’il y avait une attente forte, un besoin de représentation à travers des formes graphiques. Ça a vraiment pris de l’ampleur au moment du mariage pour tous. C’est à ce moment-là, juste après mon retour de Cuba, que j’ai commencé à produire et à diffuser massivement des images. Des centaines, puis des milliers de personnes venaient demander des affiches pour les coller dans les locaux syndicaux, les afficher aux fenêtres, aux balcons, dans les appartements, en manif, partout. C’est là que j’ai pris conscience que l’image avait un vrai pouvoir.

« Ce sont des images, des signes forts qui deviennent des points de ralliement, des symboles qui ont cette force : ils transcendent parfois les divisions partisanes. »

Je ne cherche pas à faire des visuels jetables. Ce que je veux, c’est créer des images qui restent, qui marquent, auxquelles les gens peuvent s’identifier. Parce qu’elles incarnent un moment de lutte, une étape dans leur vie, un combat auquel ils ont cru et qu’ils ont mené. Il y a beaucoup d’exemples dans l’histoire récente qui montrent à quel point un symbole peut rassembler : les gilets jaunes ici, les foulards verts en Argentine… Ce sont des images, des signes forts qui deviennent des points de ralliement, des symboles qui ont cette force : ils transcendent parfois les divisions partisanes. Ils créent une unité visuelle, émotionnelle, presque instinctive.

LVSL – Votre travail a la particularité de toucher un large éventail de sensibilités à gauche, des communistes aux insoumis, en passant par les écologistes, les socialistes, voire certaines tendances de l’extrême gauche. Comment percevez-vous l’impact de vos œuvres dans les luttes unitaires, comme celles associées au Nouveau Front Populaire ?

Dugudus – Ce constat renvoie à une vraie réussite pour moi. Cela me touche beaucoup quand des gens ouvrent mon livre Politique de l’image, et qu’ils tombent sur des visuels qu’ils ont déjà vus en manifestation, dans un bar, dans des toilettes ou sur une porte d’appartement… Et qu’ils me disent : « Ah, mais je ne savais pas que c’était toi ! ». Quelque part, c’est exactement ce que je cherche. Que la signature passe au second plan.

« Que les gens se réapproprient l’image, qu’ils se l’approprient au point d’oublier d’où elle vient. Pour moi, c’est le signe qu’une affiche a trouvé sa place, qu’elle est tombée juste, au bon moment, au bon endroit. »

Ce qui m’importe, c’est que le message circule, qu’il vive, qu’il soit utile. Que les gens se réapproprient l’image, qu’ils se l’approprient au point d’oublier d’où elle vient. Pour moi, c’est le signe qu’une affiche a trouvé sa place, qu’elle est tombée juste, au bon moment, au bon endroit. C’est ça qui m’intéresse le plus dans le graphisme militant : créer des images qui deviennent presque anonymes parce qu’elles appartiennent à tout le monde. Pas à un artiste, pas à un parti, mais à un mouvement.

LVSL – L’affiche sur support papier reste-t-elle un outil militant efficace et pertinent à l’ère du numérique ? Dans quelle mesure les supports physiques conservent-ils leur place face à la prédominance des formats numériques ?

Dugudus – Avant de parler du numérique, je crois qu’il faut d’abord parler de la place de l’image politique dans l’espace public. La vérité, c’est qu’il n’y en a quasiment plus. Très concrètement, les panneaux dits « d’accrochage associatif », qui sont censés être disponibles pour l’affichage libre et militant, sont en réalité inaccessibles, mal entretenus, ou tout simplement inexistants. Beaucoup de mairies sont hors-la-loi là-dessus. Résultat : l’affichage militant est contraint à l’illégalité et c’est un vrai problème démocratique. La rue n’est donc pas qu’un décor : c’est un espace à reconquérir. Quand on dit « La rue est à nous », ce n’est pas un simple slogan. C’est une réalité politique. C’est un des derniers espaces de résistance, un des rares endroits où on peut s’exprimer sans passer par un filtre, sans avoir besoin d’un écran ou d’un algorithme. Il faut se le réapproprier.

« L’affiche collée permet un contact brut avec les gens. »

Sur le numérique, il s’agit évidemment d’un espace important. Il permet une seconde vie à l’affiche, qui dépasse sa durée de vie physique de quelques jours sur un mur. Une image peut être partagée, relayée, vue des milliers de fois. Elle sort de son contexte géographique, elle voyage. Mais penser que le numérique pourrait remplacer le collage, je n’y crois pas. Parce que le collage est la forme la plus directe de communication. Elle ne passe pas par les GAFAM, par des filtres publicitaires, par des algorithmes. L’affiche collée permet un contact brut avec les gens. C’est beau de voir que cette tradition, qui aurait pu disparaître depuis longtemps, est encore portée par des jeunes générations à gauche. Le collage continue, et constitue un moment de formation militante et politique à part entière. C’est pourquoi, je crois qu’il ne disparaîtra jamais.

La vraie question aujourd’hui n’est pas de savoir s’il y aura encore des affiches sur les murs. La question est de savoir s’il y aura encore de belles affiches sur les murs. C’est cette question qui me tient à cœur. Le beau est subjectif, évidemment, mais je crois profondément que les affiches doivent être faites par des artistes. Parce que si on laisse ça uniquement aux agences de communication, même au sein des partis politiques, alors on perd une part précieuse de cette culture visuelle militante.

LVSL – Ne pensez-vous pas que la complémentarité entre le numérique et le papier révèle les limites d’une communication politique exclusivement numérique ?

Dugudus – Je distingue clairement deux types d’images. D’une part, il y a celles que je qualifie, sans intention péjorative, d’images « jetables », voire « poubelles ». Ces images, que l’on trouve sur des plateformes comme Twitter ou Instagram, sont conçues pour promouvoir un événement, créer un buzz ou répondre à une logique d’instantanéité. D’autre part, il y a le graphisme politique, plus profond et durable. Ces deux usages de l’image, bien que différents, sont complémentaires et chacun a sa propre justification. Il ne s’agit pas de les hiérarchiser, mais plutôt de réfléchir à leur articulation.

Ce qui me tient à cœur, c’est de savoir comment intégrer une dimension artistique même dans les images éphémères, afin qu’elles ne soient pas uniquement régies par les codes de la publicité. À l’inverse, comment préserver une exigence esthétique et symbolique dans l’image politique de fond ? C’est un travail de longue haleine, qui implique également un effort d’éducation, notamment auprès des responsables politiques.

« Les responsables politiques ont, selon moi, une responsabilité dans cette transmission. »

Soyons clairs : lorsque des élus, tels que des députés ou des sénateurs, communiquent, de quoi s’inspirent-ils ? De ce qu’ils voient autour d’eux, c’est-à-dire principalement des messages publicitaires. La publicité est devenue la norme visuelle dominante. Pourtant, la France possède une riche culture populaire de l’image, profondément enracinée dans l’histoire des luttes sociales, qui mérite d’être réinvestie, perpétuée et respectée. Les responsables politiques ont, selon moi, une responsabilité dans cette transmission. Ils doivent rétablir un lien avec la culture et les artistes, sans quoi ce sont les agences de communication qui finiront par imposer leurs codes au discours politique visuel.

LVSL – Dans votre livre, vous racontez avoir fait un stage avec François Miehe, du Collectif Grapus, qui a joué un rôle important dans votre compréhension de l’aspect « métapolitique » de l’image, de l’idée que ce n’est pas seulement le message qui compte, mais aussi la polysémie, les différentes lectures possibles. Pourriez-vous revenir sur l’influence de ce collectif, dans la culture politique, dans l’histoire de l’affiche engagée, et sur la manière dont cet héritage nourrit encore aujourd’hui votre propre pratique ?

Dugudus – Il faut peut-être commencer par un petit point historique. Le Collectif Grapus, c’est la rencontre de trois graphistes aux Arts Décoratifs de Paris pendant Mai 68. On a souvent en tête l’atelier des Beaux-Arts pour la production d’affiches, mais il y avait en réalité deux pôles majeurs de création graphique pendant les événements de Mai 68 : les Beaux-Arts, d’un côté, et les Arts Déco, de l’autre. Le collectif Grapus est né dans la foulée de Mai 68, avec la volonté de prolonger politiquement et esthétiquement l’énergie graphique de ce moment-là. Les membres fondateurs (Pierre Bernard, Gérard Paris-Clavel et François Miehe) étaient tous très engagés à gauche, proches voire membres du PCF. Ensemble, ils décident de créer un collectif qui allie exigence graphique et engagement politique, et ils vont collaborer notamment avec des syndicats, le PCF, des associations, mais aussi – et c’est essentiel – les municipalités communistes, qui à l’époque jouaient un rôle crucial dans la commande publique de graphisme social. Ce lien entre les artistes et les collectivités locales, malheureusement, s’est énormément affaibli aujourd’hui.

« François Miehe m’a sensibilisé à la question du contresens : si votre image est mal interprétée, ou si elle échoue à parler aux personnes auxquelles elle est censée s’adresser, alors elle devient contre-productive, voire dangereuse. »

Sur le plan personnel, ma rencontre avec François Miehe a été fondamentale. Il m’a appris quelque chose d’essentiel : remettre en question mes propres formes, mes propres images. Il m’a transmis l’idée qu’une image politique ne peut pas se contenter d’être lisible ou percutante, elle doit aussi être pensée dans ses multiples lectures possibles. Il m’a sensibilisé à la question du contresens : si votre image est mal interprétée, ou si elle échoue à parler aux personnes auxquelles elle est censée s’adresser, alors elle devient contre-productive, voire dangereuse.

Cela suppose une exigence : ne jamais s’arrêter au premier regard, toujours décrypter, relire ce que l’on produit, et surtout, se mettre à la place d’autrui, des différents regards que l’image va croiser dans la rue. Parce qu’une image s’adresse à une diversité de publics, dont les codes et les histoires diffèrent. Il faut donc sans cesse interroger ce que l’on produit.

C’est aussi ce qui me fait parfois réagir quand je vois certains ratés récents dans la communication politique, comme l’affiche de Cyril Hanouna réalisée par La France insoumise, par exemple. Pour moi, ce genre de maladresse révèle un déficit de culture visuelle et ce n’est pas un détail, car la force d’une image politique, c’est justement sa capacité à résonner sans trahir.

LVSL – Quelles stratégies mettez-vous en œuvre pour partager et transmettre cet héritage culturel et visuel ?

Dugudus – Si l’on parle spécifiquement du graphisme, j’essaie au maximum de mettre en place des diffusions d’images gratuites, surtout lors des manifestations. Depuis 2012, je participe à des ateliers populaires de sérigraphie, installés sur les cortèges de manifestations, où j’imprime des centaines, voire des milliers d’exemplaires d’affiches. Cela permettait de créer un lien direct avec les manifestants, et de montrer en direct la fabrication.

J’ai aussi contribué à la création d’une structure appelée Formes des Luttes, un espace conçu pour recréer un lien entre la politique et les artistes, mais aussi pour connecter des créateurs d’images qui sont souvent éparpillés à travers la France, voire parfois isolés dans leurs pratiques. Contrairement à d’autres professions, nous n’avons pas beaucoup d’occasions de nous retrouver et de militer ensemble. Cette structure nous a permis de nous rencontrer, de partager nos points de vue, nos préoccupations et nos méthodes de travail. 

LVSL – Comment ces projets sont-ils financés ? Et comment garder son indépendance ?

Dugudus – Certains projets sont financés en mettant en place une sorte de solidarité financière où chacun met 2 ou 3 euros dans une tirelire pour récupérer des images, ce qui permet de conserver une entière liberté sur la création, la diffusion, et aussi sur le message en lui-même. Sans cette forme d’auto-édition, beaucoup d’images politiques n’auraient jamais vu le jour, en particulier celles qui touchent à des sujets plus sensibles ou plus marginaux. Si l’on attendait que ces images soient produites via des commandes institutionnelles, beaucoup seraient ignorées.

L’idée est de rester autonome, de ne pas dépendre uniquement des commandes externes ou des budgets importants, mais de réussir à faire vivre son travail en utilisant des modèles alternatifs comme l’auto-édition et la solidarité communautaire. Cela permet non seulement une liberté créative, mais aussi de maintenir une autonomie par rapport aux pressions économiques classiques.

Je suis quand même obligé de faire rentrer un minimum de projets rémunérés pour m’assurer une stabilité financière. Ces collaborations rémunérées viennent d’un milieu militant, peut-être plus indirect, mais qui l’est tout de même. Par exemple, le secteur de l’économie sociale et solidaire ou encore des institutions en quête de nouvelle identité graphique, qui trouvent parfois des réponses à leurs besoins dans les images que je produis. Ces collaborations se font également avec des ONG, des mairies, mais aussi des magazines, des éditeurs pour des couvertures, des musées, ou des festivals de musique.

LVSL – Quels conseils donneriez-vous à une personne souhaitant s’aventurer dans l’art engagé, que ce soit dans le graphisme social ou l’art politique ?

Dugudus – Tout d’abord, je lui dirais de ne jamais renier ses idées et ses choix politiques. Il est essentiel d’aller jusqu’au bout de ses convictions et de ne pas les trahir. Ensuite, il est important de comprendre que ce n’est pas un métier facile. En réalité, ce n’est pas un métier ; c’est quelque chose que l’on crée. C’est un travail de longue haleine, qui demande beaucoup de sacrifices. C’est une partie invisible du processus, qui peut parfois être douloureuse et impliquer beaucoup de remise en question personnelle. Chaque choix que vous faites est un choix que vous devez affronter seul.

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Au-delà, il y a aussi tout un aspect invisible qui est diplomatique, fait d’échanges, de négociations et de discussions pour que certaines images puissent voir le jour. Enfin, il y a toute la gestion et la production derrière. Dans mon travail, je m’occupe de tout, de la création à la diffusion de l’image, ce qui n’est pas toujours évident.

LVSL – Comment voyez-vous la situation actuelle à gauche, entre des directions qui jouent le jeu des divisions et une base militante aspirant à l’union ? 

Dugudus – Il est un peu tôt pour se projeter, mais deux forces de gauche émergeront probablement. La France insoumise pourrait partir seule, tandis qu’un bloc se formera peut-être autour de François Ruffin ou de Marine Tondelier. Tout le monde sait qu’une union est nécessaire pour accéder au deuxième tour. Cela pourrait occuper un espace médiatique favorable à la gauche, surtout avec Marine Le Pen et Emmanuel Macron en dehors du jeu. Les libéraux cherchent un héritier, ce qui pourrait faciliter la résonance de notre discours.

C’est pourquoi il faut rester optimiste. Mes images visent à rassembler, et les retours sont généralement positifs. Même si j’ai déjà vécu un burn-out militant, créer des images qui unissent exige de porter de l’espoir. C’est le rôle du militant : rester positif et avancer.

L’énergie du Nouveau Front Populaire, constitué en deux semaines, était incroyable. La gauche, quand elle est unie, est une force formidable. Il ne faut pas désespérer : l’histoire montre que la gauche a déjà pu accéder au pouvoir dans des circonstances similaires.

27.06.2025 à 18:24

Militariser l’économie ne sauvera pas l’industrie européenne

Max Vancauwenberge

Du sommet de l’OTAN à La Haye au plan ReArm Europe de la Commission européenne, l’Europe revient-elle sur les sentiers de la guerre ? Lors de la dernière réunion de l’Alliance atlantique, les Européens ont réaffirmé leur engagement à atteindre l’objectif de 5% du PIB injectés dans la Défense – et défendu une « coopération entre les […]
Texte intégral (5025 mots)

Du sommet de l’OTAN à La Haye au plan ReArm Europe de la Commission européenne, l’Europe revient-elle sur les sentiers de la guerre ? Lors de la dernière réunion de l’Alliance atlantique, les Européens ont réaffirmé leur engagement à atteindre l’objectif de 5% du PIB injectés dans la Défense – et défendu une « coopération entre les industries de défense de part et d’autre de l’Atlantique ». Le plan ReArm Europe, défendu par Ursula von der Leyen, promeut l’investissement de 800 milliards d’euros dans l’armement, dans une perspective supposée de « réindustrialisation » du Vieux continent. En réalité, faire de la militarisation le moteur de la réindustrialisation mènera soit à la guerre, soit à la crise – et dans les deux cas, au déclin industriel.

Un marché non durable et moteur de guerres permanentes

Quand on a faim, on achète de la nourriture, on la mange, puis elle disparaît : il faut donc en produire à nouveau pour assouvir les faims suivantes. Et ainsi de suite. On a besoin de se déplacer pour travailler, voir sa famille ou partir en vacances. Pour cela, on prend les transports en commun ou un véhicule personnel. Cette utilisation continue des transports publics ou d’un véhicule privé les use. Au bout d’une certaine usure, il faut réparer ou remplacer ces véhicules. Ainsi qu’investir dans le développement et l’entretien des infrastructures de transport et la production des véhicules. C’est le cycle de vie d’un produit qui assure une certaine durabilité à un modèle économique répondant à des besoins et une demande présents dans la société.

De son côté, l’investissement dans l’armement nourrit un cercle vicieux où la paix devient une menace pour les profits. Tant que les conflits – par exemple: guerre en Ukraine, génocide à Gaza, occupation du Congo oriental soutenue par le Rwanda (avec la bénédiction de l’UE) – font rage, les armes trouvent un “marché”. Mais si les États stockent sans les utiliser, le marché s’engorge et sature. Pour survivre, les fabricants ont besoin que ces armes brûlent sur les champs de bataille, générant de nouvelles commandes.

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L’illusion d’une relance par des dépenses militaires

4 Mais l’espoir que la militarisation de l’économie remettra le Vieux Continent sur les rails de la croissance risque d’être de courte durée.

En économie, pour comparer l’effet de différents types d’investissements, on utilise ce qu’on appelle l’effet multiplicateur. Ce terme désigne le phénomène par lequel une dépense initiale entraîne une série d’autres dépenses, investissements et activités économiques. Par exemple, lorsqu’on investit dans un parc éolien, l’énergie produite peut alimenter des usines, attirer des entreprises et créer de nouveaux emplois. Investir dans des chemins de fer facilite les échanges et le transport de marchandises, ce qui stimule l’activité économique. Financer la recherche et le développement (R&D) peut déboucher sur des innovations qui renforcent le développement industriel. Produire une excavatrice ou un bulldozer aide à construire des bâtiments, des routes ou des ponts. En comparaison, un tank ne produit ni énergie, ni innovation, ni transport, ni bâtiments. Il mobilise des ressources, mais sans effet d’entraînement durable dans l’économie.

5 Comme l’a récemment rappelé l’économiste de l’Université Catholique de Louvain, Paul Van Rompuy, la banque d’investissement américaine Goldman Sachs a calculé quant à elle, que le multiplicateur des dépenses de défense de l’UE, dans le cadre du programme «Rearm Europe», n’était que de 0,5 après deux ans6.

7 Le CEO d’ArcelorMittal Europe, Geert Van Poelvoorde, résume la situation avec lucidité : « Fournir de l’acier pour la défense n’est pas un problème. 1 000 chars, cela représente 30 000 tonnes, ce qui ne correspond qu’à trois jours de production dans une seule usine. Donc non, le renouveau de la défense ne signifie pas automatiquement le renouveau du secteur sidérurgique. [TDLR] » 8

Ces études soulignent également que même ces faibles effets positifs dépendent de plusieurs facteurs, notamment de la part des dépenses militaires qui profitera effectivement à l’industrie locale plutôt qu’à des importations, ainsi que de la manière dont ces dépenses sont financées — au détriment, ou non, d’autres postes budgétaires comme les infrastructures ou les services publics.

9 « Nous n’avons que quelques années pour nous renforcer. Nous allons nous équiper auprès de celui qui peut produire vite. Nous n’allons donc rien exclure. Or, après trois ans de guerre en Ukraine, il y a beaucoup d’industriels européens qui n’ont pas encore vraiment augmenté leur capacité de production » reconnaît le chef de la Défense belge (CHOD), le général Frederik Vansina. Même le quotidien boursier L’Echo s’en inquiète : « Accroître massivement les achats de matériel ‘made in USA’ priverait en effet l’économie européenne d’une manne importante. Et cela ne ferait que prolonger la dépendance militaire vis-à-vis des États-Unis, tout en créant de nouvelles sujétions sur les plans industriel et technologique.»10

11 À court terme, les dépenses militaires ne seront donc pas un moteur économique : une grande partie des fonds partira à l’étranger, tandis que les coupes dans les dépenses sociales et les investissements productifs impacteront négativement la croissance.

12. Même la RAND Corporation, le think tank lié aux forces armées américaines, reconnaît que les investissements dans les infrastructures ont un effet multiplicateur supérieur à celui des dépenses militaires13. Elle conclut qu’une hausse des budgets de défense au détriment des infrastructures pèsera négativement sur la croissance à long terme14.

15 Une récente étude de Greenpeace, Arming Europe (2023), s’est également penchée sur les effets économiques de l’augmentation des budgets militaires entre 2013 et 2023 en Allemagne , en Italie et en Espagne arrive exactement à la même conclusion pour l’Europe16

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Le mythe des retombées technologiques

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20 Quelques mois plus tôt, la Cour des comptes européenne tirait déjà la sonnette d’alarme sur le manque d’investissement dans l’intelligence artificielle.[/note]

21 L’exemple le plus souvent cité pour appuyer cette idée est celui d’Internet, présenté comme le fruit des programmes militaires américains.

The Entrepreneurial State, l’économiste Mariana Mazzucato revient sur la genèse d’internet, financée à ses débuts par la DARPA, l’agence du ministère de la Défense américain22. Elle montre que ce n’est pas la finalité militaire des investissements qui a été déterminante, mais bien le rôle stratégique joué par l’État : financement de recherches à long terme, coordination entre universités, entreprises et laboratoires autour de projets ambitieux, indépendamment de leur rentabilité immédiate. En clair, si l’ancêtre d’internet a vu le jour dans un cadre militaire, c’est grâce à une politique publique visionnaire — pas à la logique militaire elle-même. Et ce n’est que dans un cadre civil et l’ambition de dizaines de milliers de chercheurs et scientifiques du Centre européen de recherches nucléaires (CERN) de faire circuler rapidement leurs découvertes scientifiques que la forme moderne de l’Internet, a pu se développer à partir du début des années 90.

Il n’y a donc aucune raison de croire qu’un détour par l’investissement dans la recherche militaire soit nécessaire. Au contraire, ce détour peut même s’avérer contre-productif, le secret défense freinant la diffusion des innovations vers les usages civils. Et surtout, une augmentation des crédits militaires se fera au détriment de la recherche & développement civile, avec même un possible impact négatif sur le volume global d’innovation.

Loin des illusions des retombées militaires, nous avons besoin d’un véritable plan d’investissements publics massifs dans les technologies civiles du futur, à l’échelle européenne. Sans cela, notre retard technologique — et la désindustrialisation qui l’accompagne — ne fera que s’aggraver. Nous n’avons ni un euro à gaspiller, ni un seul cerveau à détourner des priorités technologiques essentielles pour les consacrer à des programmes militaires.

Les dépenses militaires au détriment de la transition énergétique, industrielle et climatique

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24 – , instable, et fondamentalement contraire aux impératifs de la transition climatique. Sortir de cette dépendance à une énergie fossile, chère et polluante nécessite des investissements massifs dans l’énergie renouvelable.

25. Pourtant, à l’heure actuelle, les investissements atteignent à peine un peu plus de la moitié de ce niveau26.

The Price is Wrong. Why Capitalism Won’t Save the Planet, il démontre que les perspectives de profits à court terme dans les énergies renouvelables sont trop faibles et incertaines pour attirer les capitaux privés à la hauteur des besoins27. Or, les plans de la Commission européenne continuent pourtant de s’entêter dans cette voie : la stratégie reste centrée sur le marché et le bon vouloir des grandes multinationales de l’énergie.

28 Wouter Remeysen, CEO de BASF Antwerpen et président de la fédération chimique Essenscia, déplore quant à lui : « Nous restons sur notre faim concernant le principal point sensible pour l’industrie : les coûts de l’énergie. À part les achats groupés, je ne lis pas grand-chose de concret à ce sujet. [TDLR] »29 Même si leur objectif est clairement aussi d’accentuer la pression pour obtenir davantage d’aides d’État et de subsides pour augmenter leurs profits, le problème énergétique qu’ils soulèvent n’en est pas moins réel — et les solutions avancées par la Commission, largement insuffisantes.

30 « La Chine, historiquement et encore aujourd’hui, est le leader mondial en matière d’investissements dans l’énergie solaire et éolienne – tant en ce qui concerne les centrales solaires et éoliennes produisant de l’électricité de manière renouvelable que les technologies de turbines et de cellules », explique Brett Christophers. Ces résultats « sont (…) aussi éloignés que possible de développements guidés par le marché. Il ne s’agit pas ici du secteur privé identifiant des opportunités d’investissement, évaluant les perspectives de rentabilité et décidant – investir ou non ? – en conséquence. Il s’agit de l’État, (…) mobilisant toutes les ressources nécessaires à sa disposition pour garantir qu’il tiendra ses engagements [TDLR] », continue le professeur de l’université d’Uppsala.

Répondre à ce défi énergétique est une condition sine qua non pour relancer notre industrie, réduire notre dépendance énergétique et respecter nos engagements climatiques. Les investissements dans l’infrastructure énergétique offriraient également d’importants débouchés pour notre industrie. La transition énergétique – de la construction des capacités de production d’énergie renouvelable au stockage de l’énergie, en passant par les infrastructures de transport et sans oublier tout ce qui concerne l’isolation des bâtiments – exige des volumes considérables de matériaux, de composants et de technologies, ouvrant ainsi des perspectives industrielles considérables pour la sidérurgie, la chimie et l’ensemble du tissu industriel.

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Cela nécessite de sortir du dogme du marché et de reprendre en main le secteur énergétique pour investir massivement. Mais chaque euro alloué à l’industrie militaire est un euro qui manque pour ces investissements vitaux. On ne bâtira pas une industrie solide sur la base de dépenses militaires. Car il n’y aura pas de continent fort sans base industrielle solide, et pas d’industrie forte sans énergie bon marché, verte et abondante.

Une guerre sociale contre les travailleurs

Partout en Europe, les gouvernements ouvrent grand les robinets pour gonfler les budgets militaires. En Belgique, la coalition gouvernementale dite “Arizona” a décidé dans un accord au mois d’avril d’augmenter le budget militaire de 4 milliards d’euros supplémentaires par an, afin d’atteindre la norme des 2 % du PIB imposée par l’OTAN. Ce qui frappe, c’est la facilité avec laquelle ces milliards ont soudain été « trouvés », alors que depuis des années on nous répète que « le budget est serré », qu’« il n’y a pas d’argent » pour les pensions, les soins de santé, l’enseignement ou le logement.

32 Et chez nous, le ministre de la Défense Theo Francken est clair :« Nous avons convenu au sein du gouvernement que nous devions également atteindre cet objectif plus ambitieux. [TDLR] » « La seule question est la suivante : devrons-nous bientôt passer, selon l’OTAN, à 3 % dans les cinq ans ? Ou à 3,5 % dans les dix ans ? [TDLR] »33

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Qui va payer l’explosion de ces budgets? Pour Mark Rutte, secrétaire général de l’OTAN, la réponse semble évidente: « En moyenne, les pays européens consacrent jusqu’à un quart de leur revenu national aux pensions, à la santé et à la sécurité sociale. Nous n’avons besoin que d’une petite partie de cet argent pour renforcer considérablement notre défense. [TDLR] »35. Selon l’économiste Geert Peersman, appliquer la norme de 3,5 % du PIB en dépenses militaires reviendrait, pour la Belgique, à réduire les pensions de 20 %.36

37. En Allemagne, il est question de restreindre les droits sociaux, de permettre la réquisition de personnel et d’augmenter la durée du travail dans les secteurs concernés par la militarisation38. En Belgique, à la veille de la grève du 31 mars, la députée Vooruit Jinnih Beels a publié un article dans la revue de droite nationaliste Doorbraak pour contester cette grève au nom du danger de guerre et de l’urgence géopolitique39.

La militarisation est un choix de société brutal et une guerre sociale menée contre la classe travailleuse. En instrumentalisant la peur de la guerre, c’est une thérapie de choc que le gouvernement veut imposer pour casser la sécurité sociale et pour soumettre la classe travailleuse.

Réindustrialiser l’Europe plutôt que la militariser

La crise de l’industrie européenne s’explique par des prix de l’énergie trop élevés, un retard technologique, une trop faible demande et des multinationales qui refusent d’investir dans l’industrie de demain pour protéger les dividendes de leurs actionnaires. La désindustrialisation est déjà en marche. Et comme on l’a vu, ce n’est pas la militarisation de l’économie qui va arrêter ce processus.

40 : “Depuis plusieurs décennies, l’Union européenne n’a pas mis en place de politique industrielle volontariste visant à renforcer des secteurs industriels stratégiques. Au lieu de cela, elle a laissé le développement industriel entre les mains du marché. Avec la stratégie de Lisbonne dans les années 2000, l’UE a privilégié la compétitivité à travers le libre-échange, la dérégulation du marché du travail, la privatisation et la déréglementation. À partir des années 2010, l’accent mis sur l’austérité a entraîné une décennie de stagnation et de sous-investissement public. L’Europe est devenue une puissance en déclin, accumulant de plus en plus de retard par rapport aux États-Unis et dépassée entre-temps par la Chine.”

41. Mais, comme nous l’avons vu, les profits des marchands d’armes se font aux frais de la classe travailleuse et sacrifient le développement de notre industrie.

Militariser notre économie conduit soit à la guerre, soit à la crise et dans les deux cas au déclin de l’industrie. La crise car sans guerre, pas de débouchés durables. La guerre car c’est alors le seul moyen d’éviter la crise du secteur. Et finalement au déclin de l’ensemble de notre industrie car les dépenses militaires se font au détriment d’autres investissements stratégiques pour notre industrie.

Il est temps de changer de cap. Réindustrialiser l’Europe plutôt que la militariser n’est pas seulement une possibilité : c’est une nécessité.Ce choix dépasse largement la seule question industrielle. C’est un choix de société. Veut-on que les travailleuses et travailleurs d’Europe construisent des panneaux solaires, des éoliennes, des logements écologiques, le plus grand réseau de trains à grande vitesse du monde ? Ou préfère-t-on les voir produire des armes destinées à tuer et à détruire ? Veut-on investir l’argent public pour sauver le climat, créer des emplois utiles, garantir des soins de santé accessibles et des pensions décentes ? Ou veut-on le dilapider dans l’achat de F-35 et dans l’expansion d’un complexe militaro-industriel qui ne prospère qu’en temps de guerre ?

C’est ce choix fondamental qui se pose aujourd’hui – et il est radicalement opposé à celui que veulent nous imposer la Commission européenne et le gouvernement Arizona. Ce sont les investissements d’aujourd’hui qui détermineront le monde dans lequel nous vivrons demain, et celui que nous laisserons à nos enfants.

L’industrie européenne ne sera pas sauvée par la logique de l’« économie de guerre ». Cette stratégie n’est qu’un mirage dangereux : elle ruinerait les finances publiques, ne relancerait pas la demande, ne comblerait ni notre retard technologique ni notre handicap énergétique, et risquerait d’enfermer l’Europe dans une spirale de conflits.

À l’inverse, une politique industrielle, pensée sur le long terme, planifiée démocratiquement avec les travailleuses et travailleurs, peut répondre aux urgences économiques, sociales et climatiques. C’est cette voie-là qu’il faut prendre, si nous voulons une industrie au service des gens, et non du profit et des va-t-en guerre.

Cet article a été originellement publié dans les colonnes de notre partenaire Lava Media, qui consacre son dernier numéro à la militarisation de l’Europe dans le cadre de l’OTAN.

Notes :

[1] « Israel Testing New Weapons In Gaza For Global Sales, Laying Blueprint For ‘Automated Murder’ With AI : Expert » . s. d. https://www.aa.com.tr/en/middle-east/israel-testing-new-weapons-in-gaza-for-global-sales-laying-blueprint-for-automated-murder-with-ai-expert/3137263#.

[2] https://www.reuters.com/business/aerospace-defense/ukraine-related-demand-sends-us-arms-exports-record-2024-2025-01-24/

[3] Roberts, Michael. 2025. « From Welfare To Warfare : Military Keynesianism » . Michael Roberts Blog. 22 mars 2025. https://thenextrecession.wordpress.com/2025/03/22/from-welfare-to-warfare-military-keynesianism/.

[4] « Future Of European Defence » . s. d. European Commission. https://commission.europa.eu/topics/defence/future-european-defence_en.

[5] « Guns And Growth : The Economic Consequences Of Defense Buildups » . 2025. Kiel Institute. 1 février 2025. https://www.ifw-kiel.de/publications/guns-and-growth-the-economic-consequences-of-defense-buildups-33747/.

[6] De Standaard. 2025. « Meer Defensie-uitgaven, Goed Voor de Economische Groei ? Dat Is Een Fabeltje » , 1 mai 2025. https://www.standaard.be/opinies/meer-defensie-uitgaven-goed-voor-de-economische-groei-dat-is-een-fabeltje/63759251.html.

[7] Kiara Langelage, Marc Ingo Wolter, Steigende Verteidigungsausgaben in Deutschland, Verteidigungsausgaben im ökonomischen Kontext und erste Wirkungsrechnungen auf Branchen, GWS KURZMITTEILUNG 2023 / 3

[8] Van Oost, Marie. 2025. « Geert Van Poelvoorde, Topman Bij Staalreus ArcelorMittal : “We Hebben Nog Één Jaar Om de Staalindustrie In Europa Te Redden” » . De Tijd, 7 mars 2025. https://www.tijd.be/ondernemen/zware-industrie/geert-van-poelvoorde-topman-bij-staalreus-arcelormittal-we-hebben-nog-een-jaar-om-de-staalindustrie-in-europa-te-redden/10596858.html.

[9] « The Draghi Report On EU Competitiveness » . s. d. European Commission. https://commission.europa.eu/topics/eu-competitiveness/draghi-report_en.

[10] Gosset, Olivier. 2025. « L’Europe À Marche Forcée Vers une Économie de Guerre » . L’Echo, 22 février 2025. https://www.lecho.be/entreprises/defense-aeronautique/l-europe-a-marche-forcee-vers-une-economie-de-guerre/10588845.html.

[11] https://www.reuters.com/world/europe/defence-surge-could-help-jumpstart-europes-flat-economy-2025-03-06/

[12] Giorgio d’Agostino, J. Paul Dunne & Luca Pieroni (2017) Does Military Spending Matter for Long-run Growth?, Defence and Peace Economics, 28:4, 429-436, DOI: 10.1080/10242694.2017.1324723

[13] Le rapport de la RAND Corporation mentionne explicitement les infrastructures de transport, telles que le système autoroutier interétatique, comme exemples d’investissements publics à fort impact économique. Par extension, ce type d’analyse s’applique aussi à d’autres infrastructures productives, comme les réseaux numériques ou énergétiques.

[14] https://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/research_reports/RRA700/RRA739-2/RAND_RRA739-2.pdf

[15] https://watson.brown.edu/costsofwar/files/cow/imce/papers/2017/Job%20Opportunity%20Cost%20of%20War%20-%20HGP%20-%20FINAL.pdf & https://watson.brown.edu/costsofwar/files/cow/imce/papers/2019/March%202019%20Job%20Opportunity%20Cost%20of%20War.pdf

[16] Mario Pianta, Chiara Bonaiuti, Paolo Maranzano, Marco Stamegna, Arming Europe. The economic and social consequences of a European arms race, rapport pour Greenpeace, novembre 2023

[17] Piketty. 2025. « Reprendre Confiance En L’Europe » . Le Blog de Thomas Piketty. 18 mars 2025. https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2025/03/18/reprendre-confiance-en-leurope/.

[18] « EU competitiveness ». s. d. European Commission. https://commission.europa.eu/topics/eu-competitiveness/draghi-report_en.

[19] Delbeke, Korneel. 2025. « 5 Minuten Laden, 520 Km Rijden : China’s Batterijproducenten Geven Europa Het Nakijken » . De Standaard, 22 avril 2025. https://www.standaard.be/economie/5-minuten-laden-520-km-rijden-china-s-batterijproducenten-geven-europa-het-nakijken/60331595.html.

[20] https://www.eca.europa.eu/ECAPublications/SR-2025-12/SR-2025-12_EN.pdf

[21] « Future Of European Defence » . s. d. European Commission. https://commission.europa.eu/topics/defence/future-european-defence_en.

[22] Mariana Mazzucato, The Entrepreneurial State: Debunking Public vs. Private Sector Myths, London, Anthem Press, 2013.

[23] Il serait trop long d’expliquer les raisons de cette demande en berne. Une partie de la réponse se trouve dans l’article: 9 principes pour sauver l’industrie européenne. https://lavamedia.be/fr/lindustrie-est-a-nous-neuf-principes-pour-sauver-lindustrie-en-europe/

[24] Ibid.

[25] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:52025DC0079

[26] Holman, Rachel. 2024. « How The Energy Crisis Sped Up Europe’s Green Transition » . European Investment Bank. 13 décembre 2024. https://www.eib.org/en/essays/europe-energy-transition-renewable.

[27] Brett Christophers, The Price is Wrong: Why Capitalism Won’t Save the Planet, London, Verso Books, 2024.

[28] « ArcelorMittal CEO Comments On The European Commission’s Steels And Metals Action Plan | ArcelorMittal » . s. d. https://corporate.arcelormittal.com/media/news-articles/arcelormittal-ceo-comments-on-the-european-commissions-steels-and-metals-action-plan

[29] Van Oost, Marie, et Tom Michielsen. 2025. « BASF Zet Miljardeninvestering In Antwerpen Op de Helling » . De Tijd, 29 mars 2025. https://www.tijd.be/ondernemen/chemie/basf-zet-miljardeninvestering-in-antwerpen-op-de-helling/10600270

[30] 2024b. « How The Energy Crisis Sped Up Europe’s Green Transition » . European Investment Bank. 13 décembre 2024. https://www.eib.org/en/essays/europe-energy-transition-renewable

[31] Di Serio, Matteo, Fragetta, Giovanni, Melina, Anthony, Waldron, Nicoletta, Batini, Mario. 2021. « Building Back Better : How Big Are Green Spending Multipliers ? » IMF. 19 mars 2021. https://www.imf.org/en/Publications/WP/Issues/2021/03/19/Building-Back-Better-How-Big-Are-Green-Spending-Multipliers-50264

[32] Nws, Vrt. 2025. « VS Wil NAVO-bijdrage Verdubbelen Naar 5 Procent, Maar Dat Zal België Niet Kunnen Betalen | VRT NWS : Nieuws » . VRTNWS, 3 avril 2025. https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2025/04/01/navo-top-brussel-belgie-zal-fors-hoger-navo-defensiebudget-niet/

[33] « DPG Media Privacy Gate » . s. d. https://www.hln.be/binnenland/minister-theo-francken-onthult-voor-het-eerst-bij-hln-ik-heb-gevraagd-om-extra-f-35s-in-italie-te-produceren-niet-in-de-vs~ab502713/

[34] https://climat.be/doc/scpi-report-transition-fr-v20250325-vpublication.pdf

[35] « DPG Media Privacy Gate » . s. d. https://www.demorgen.be/nieuws/navo-vraagt-hogere-defensie-uitgaven-moet-belgie-dan-maar-kiezen-tussen-pensioenen-en-straaljagers~b973e5c8/

[36] « VRT MAX » . 15 janvier 2025. https://www.vrt.be/vrtmax/a-z/terzake/2025/terzake-d20250115/

[37] Van de Velden, Wim. 2025. « Minister Van Defensie Theo Francken (N-VA) : ‘Belgische Boots On The Ground In Oekraïne ? Dat Is de Logica Zelve’ » . De Tijd, 15 février 2025. https://www.tijd.be/politiek-economie/belgie/algemeen/minister-van-defensie-theo-francken-n-va-belgische-boots-on-the-ground-in-oekraine-dat-is-de-logica-zelve/10587667.html

[38] « Organized Labour Against The New Cold War – Rosa-Luxemburg-Stiftung » . 2025. 1 avril 2025. https://www.rosalux.de/en/news/id/53248/organized-labour-against-the-new-cold-war

[39] « Ga Daarmee Naar de Oorlog » . s. d. Doorbraak.be. https://doorbraak.be/ga-daarmee-naar-de-oorlog

[40] Pestieau, Benjamin, Vancauwenberge, Max. 2025. « « L’industrie Est À Nous » : Neuf Principes Pour Sauver L’industrie En Europe | LAVA » . Lava Media. 2 mai 2025. https://lavamedia.be/fr/lindustrie-est-a-nous-neuf-principes-pour-sauver-lindustrie-en-europe/

[41] Servoz, Emilie. 2025. « Rheinmetall, Thales, BAE, Leonardo… les Entreprises de la Défense S’envolent En Bourse » . Zonebourse, 3 mars 2025. https://www.zonebourse.com/cours/action/THALES-4715/actualite/Rheinmetall-Thales-BAE-Leonardo-les-entreprises-de-la-defense-s-envolent-en-bourse-49214566/.

23.06.2025 à 21:34

Iran : derrière la propagande, les profiteurs de guerre

Vincent Ortiz

« Changement de régime », « armes de destruction massive », « guerre contre le terrorisme »... la rhétorique de l'ère Bush, longtemps taboue, retrouve droit de cité dans la Maison Blanche. Les néoconservateurs, conspués par Donald Trump un mois plus tôt seulement, ont remporté une victoire éclatante : le conflit avec la République islamique d'Iran débute enfin. Le tournant du chef d'État a surpris nombre d'observateurs, le candidat Trump ayant fait campagne sur la critique des « guerres sans fin » de ses prédécesseurs. L'analyse de ses soutiens financiers permet d'y apporter un éclairage : si les marchés financiers semblent frileux à l'idée d'une guerre, une partie des grandes fortunes a intérêt à un conflit avec l'Iran.
Texte intégral (3034 mots)

« Changement de régime », « armes de destruction massive », « guerre contre le terrorisme »… la rhétorique de l’ère Bush, longtemps taboue, retrouve droit de cité dans la Maison Blanche. Les néoconservateurs, conspués par Donald Trump un mois plus tôt seulement, ont remporté une victoire éclatante : le conflit avec la République islamique d’Iran débute enfin. Le tournant du chef d’État a surpris nombre d’observateurs, le candidat Trump ayant fait campagne sur la critique des « guerres sans fin » de ses prédécesseurs. L’analyse de ses soutiens financiers permet d’y apporter un éclairage : si les marchés semblent frileux à l’idée d’une guerre, une partie des grandes fortunes a intérêt à un conflit avec l’Iran.

« Tout le monde » sait que l’Iran est sur le point d’obtenir la bombe

La République islamique « est bien est bien plus proche du développement de l’arme nucléaire que ce que nous pensions ». En 1995, le New York Times tire la sonnette d’alarme : les services américains observent une « accélération du programme nucléaire iranien » et affirment que Téhéran « pourrait être capable de développer une bombe atomique en cinq ans ». Cinq ans passés, les mollahs étaient toujours dépourvus de l’arme nucléaire, mais « tout le monde [savait] que l’Iran serait le prochain pays à proliférer – à entrer en possession de l’arme nucléaire ».

L’attaque israélienne permet de pousser « un soupir de soulagement » après des mois de baisse du dollar, peut-on lire dans le Wall Street Journal.

« Tout le monde » était peut-être excessif, mais c’est un « analyste américain spécialisé en renseignement nucléaire » qui l’affirmait au New Yorker. Une nouvelle échéance était prévue : « de nombreux officiers de renseignement américains et israéliens estiment que l’Iran est seulement à trois ou cinq ans de posséder des ogives prêtes au lancement ».

À mesure que le délai approchait, l’alarmisme des journaux américains s’intensifiait : « l’Iran se rapproche de la capacité à construire une bombe nucléaire », titrait le Los Angeles Times en 2003, tandis qu’à lire CNN, l’Iran possédait un programme « extrêmement avancé ». Mais d’ogives, toujours aucune trace.

Avec la signature des accords de Vienne sur le nucléaire, l’Iran devait ouvrir sa porte à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) en 2015. L’institut était formel : rien n’indiquait que l’Iran avait cherché à se doter de l’arme atomique, ou violé le traité de non-prolifération. Deux décennies de rapports alarmistes, de titres de presse enflammés et de commissions parlementaires anxieuses étaient réduites à néant.

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Les plus sceptiques n’avaient pas attendu les accords de Vienne pour questionner les appréhensions d’Israël et des États-Unis. Ainsi, Jacques Chirac avait qualifié en off le scénario d’un Iran nucléarisé de « pas très dangereux » : « il va l’envoyer où, cette bombe ? Sur Israël ? Elle n’aura pas fait 200 mètres dans l’atmosphère que Téhéran sera rasée ».

À l’inverse, depuis le retrait américain des accords de Vienne, les craintes exprimées à l’égard de l’Iran se passent souvent de toute argumentation : « tout le monde sait » que le pays est sur le point d’obtenir la bombe, devait répéter le sénateur républicain Ted Cruz ce 18 juin.

« La guerre fait ressortir le meilleur du dollar »

Développer aurait été difficile, puisque la cheffe du renseignement américain Tulsi Gabbard déclarait sobrement en mars dernier : « l’analyse de nos services est que l’Iran n’est pas en train de construire l’arme nucléaire ». Avant de se dédire sous la pression de Donald Trump, qui avait vertement contesté ses propos lors d’une interview.

Comment expliquer son soutien à l’attaque israélienne et ses menaces de « changement de régime » adressées à l’Iran, après une campagne centrée sur la dénonciation des « guerres sans fin » et des néoconservateurs ? Ses palinodies sur le dossier iranien ont semé la confusion au sein de son propre camp. En réalité, elles découlent des soutiens contradictoires du « trumpisme ». Isolationniste, sa base rejette les interventions militaires ; selon un sondage commandité par The Economist, une large majorité d’Américains demeure hostile à une guerre avec l’Iran.

Mais au sein du Parti républicain, les groupes de pression favorables à un conflit n’ont pas désarmé. L’American Israel Public Affairs Comittee (AIPAC), lié au gouvernement israélien, aura ainsi versé 2 millions de dollars dans la campagne de candidats républicains en 2023 et 2024. Le secteur militaro-industriel aura quant à lui injecté pas moins de 22 millions de dollars en faveur du Parti républicain pour la seule année 2024 – quatre de plus que pour les démocrates. Et dès son élection, Donald Trump laissait entendre qu’il se montrerait reconnaissant à l’égard de ces bailleurs par la nomination du « faucon » Marco Rubio comme secrétaire d’État. Plus discret que le tonitruant (et isolationniste) J. D. Vance, mais à la tête d’un poste plus stratégique en politique étrangère, Rubio incarne une aile néoconservatrice qui n’a jamais été écartée par Donald Trump.

Plus indirectement, d’autres secteurs économiques pourraient bénéficier d’un conflit avec l’Iran. Une montée en flèche des prix de l’or noir induirait des profits records pour le secteur des énergies fossiles. Depuis l’attaque israélienne, le prix du baril de Brent a augmenté de 10 %. Cette « prime de guerre » – ainsi que la nomme la presse financière – pourrait être rapidement être accrue par la fermeture du détroit d’Ormuz, dont la République islamique menace l’Occident. Et quand bien même elle ne serait pas mise à exécution, une pérennisation du conflit générerait une panique sur les marchés à même de prolonger la hausse des prix.

Si l’État hébreu aime à se dépeindre en citadelle assiégée, il peut en réalité compter sur de nombreux alliés objectifs.

Le lobby pétrolier, soutien actif de Donald Trump, a de quoi être déçu : la faiblesse des cours compromet la ruée vers le pétrole et gaz de schiste promise par le candidat républicain. Derrière le sulfureux slogan Drill-Baby-Drill (« creuse bébé, creuse ») martelé durant sa campagne, celui-ci défend en réalité un agenda de souveraineté énergétique guère différent de celui des démocrates, consistant à exploiter un sous-sol riche en sources fossiles non-conventionnelles. Or, les producteurs de pétrole de schiste ont besoin d’un prix d’au moins 40 dollars par baril pour couvrir les coûts d’un nouveau puits ; une somme à mettre en regard du seuil de rentabilité de l’entreprise Saudi Aramco, à 10 dollars par baril.

Une note de l’Institut Rousseau interroge : « Trump a-t-il autorisé Israël à attaquer l’Iran pour sauver ses producteurs de pétrole ? ». Elle rapporte les propos de D. Kirk Edwards, ancien président de l’Association pétrolière du bassin permien : « Je pense que nous allons assister d’ici trente à soixante jours à l’arrêt de nombreuses plateformes actuellement en activité… La plupart des gens sont sous le choc de voir comment cela peut arriver sous une administration républicaine ». Les pétroliers américains risquent donc gros… « à moins qu’un événement majeur ne survienne », continue l’auteur de la note. Il ajoute : « les guerres constituent un moyen classique [de] parvenir » à une flambée des prix.

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Mais cette hausse des cours ne menace-t-elle pas les marchés financiers, ainsi que de nombreux analystes l’ont suggéré ? Les marchés ne sont pas tout à fait de cet avis. Une guerre régionale ralentirait bien l’activité et les investissements, mais induirait des contre-tendance vertueuses pour la finance américaine. Dans un article au titre évocateur – « War Brings Out the Best in the Dollar » –, le Wall Street Journal observe : après une chute du dollar depuis févier, consécutive aux menaces tarifaires de Donald Trump, l’attaque israélienne permet de pousser « un soupir de soulagement ». « L’indice du dollar s’est accru de 1 % depuis le premier bombardement », développe-t-il, « et la monnaie américaine se comporte comme elle le devrait, en s’appréciant lors des jours de panique ».

Valeur-refuge, le dollar pourrait bénéficier des turbulences financière provoquées par le conflit. « Une fuite vers la sûreté [fly to safety : ruée des capitaux vers des valeurs-refuge en temps de crise, parmi lesquelles ont trouve l’or et le dollar NDLR] induirait des taux plus bas », indique un analyste interrogé par Reuters. Un moyen de contrecarrer la récession que provoquerait une hausse des prix du pétrole ?

Il faut ajouter que l’incertitude géopolitique génère une floraison des produits dérivés. Au plus grand bénéfice de ceux qui les émettent : au premier semestre 2025, les cinq plus grandes banques de Wall Street avaient effectué un gain record de 37 milliards de dollars en produits dérivés grâce aux fluctuations des marchés provoquées par la guerre commerciale de Donald Trump. Après une politique tarifaire chaotique, quoi de mieux qu’une guerre erratique pour les accroître ?

Attentisme moyen-oriental, soumission européenne

Avec de tels alliés, pourquoi les dirigeants israéliens se restreindraient-ils ? En un an et demi, Israël aura mené un pilonnage génocidaire ininterrompu sur la bande de Gaza, envahi le Liban et bombardé la Syrie avec le blanc-seing des Occidentaux. Malgré quelques protestations pour la forme, l’afflux d’armes vers Tel-Aviv n’aura jamais diminué. Avec l’élimination des dirigeants du Hezbollah et la chute de Bachar al-Assad, la voie vers Téhéran est plus ouverte que jamais. Si l’État hébreu aime à se dépeindre en citadelle assiégée, il peut en réalité compter sur de nombreux alliés objectifs.

À l’évidence, de nombreux acteurs régionaux craignent un conflit de grande envergure avec l’Iran. Les monarchies du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite, ont dénoncé l’agression israélienne contre un « pays frère ». Elles appréhendent une fermeture du détroit d’Ormuz, qui tarirait leurs exportations pétrolières, et un renversement de la République islamique, qui aurait des effets déstabilisateurs incalculables pour la région.

Mais hypothèses maximalistes mises à part, les gouvernements du Moyen-Orient ont-ils intérêt à une résolution pacifique du conflit ? Une hausse des cours de l’or noir viendrait gonfler le revenu des pays pétroliers. Il faut ajouter que la perspective de prendre un ascendant décisif sur le principal concurrent régional de l’Arabie Saoudite n’est pas pour déplaire à ses dirigeants. Du reste, la destruction par Israël des infrastructures du Liban a permis aux capitaux du Golfe d’y affluer, contrats en or à la clef – la prolongation du conflit en Iran ne fait-elle pas miroiter des débouchés semblables ?

Pour la Turquie, Israël constitue bien une menace. Mais jusqu’à présent, les deux puissances expansionnistes ont su étendre leur zone d’influence sans heurts. Et même en se procurant un appui indirect : les bombardements israéliens sur le Hezbollah n’ont-ils pas contribué au succès de l’assaut du Hayat Tahrir al-Sham (« Front de libération du Levant », HTS) sur Damas, soutenu par la Turquie ?

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En apparence, l’arrivée au pouvoir en Syrie de cette milice originellement anti-sioniste n’est pas une bonne nouvelle pour l’État hébreu. Mais en réalité, si la base du HTS demeure pro-palestinienne, sa direction est prête à toutes les concessions pour un rapprochement avec les Occidentaux. Y compris à une normalisation avec Israël, qui a dernièrement pu survoler le territoire syrien pour bombarder l’Iran. « Certes, la Syrie est loin de disposer d’un système de défense performant lui permettant de contrôler son espace aérien » précise un article de L’Orient-le-Jour, ajoutant que « tout indique que le président de transition syrien, Ahmed al-Charaa, ne voit aucun inconvénient à ces “violations” israéliennes […] et semble se réjouir de la perspective d’un effondrement du régime des mollahs ».

La précision est d’importance. En cas d’enlisement du conflit, doit-on exclure un engagement direct du HTS contre les forces iraniennes présentes en Irak ? Nés dans la contestation de l’impérialisme mais contraints à un rapprochement-éclair avec Washington – l’ancien ambassadeur américain à Damas ayant clandestinement rencontré le chef d’État Ahmed al-Charaa dès 2023 –, ces islamistes sunnites semblent désormais canaliser leur furie vengeresse vers Téhéran, et non Tel-Aviv.

L’Azerbaïdjan constitue une autre puissance régionale sur laquelle Israël pourrait s’appuyer. Allié discret mais actif de l’État hébreu, le chef d’État Ilham Aliev ne fait pas mystère de ses vues irrédentistes sur l’Iran. En cas de conflit au sol, les trois provinces le plus au nord de l’Iran (Azerbaïdjan ouest, Azerbaïdjan est et Ardabil) constitueraient un point de tension majeur, rendant le pays vulnérable à l’ingérence de l’Azerbaïdjan – mais aussi de son parrain turc.

Attentisme ou alliance objective, chaque États moyen-oriental semble tirer son épingle du jeu. À l’inverse, l’alignement de l’Union européenne sur la position américaine révèle toujours plus crûment sa dépendance à l’égard des États-Unis – et la vassalité de ses chefs d’État à l’égard de Washington. Les Européens seraient en effet les grands perdants d’un choc pétrolier et d’une déstabilisation de l’Iran. Celle-ci était un partenaire commercial important du Vieux continent jusqu’à ce que les sanctions américaines le contraignent à s’en retirer.

L’Allemagne, laminée par la crise énergétique, a ainsi remercié Israël de « faire le sale boulot » quand Emmanuel Macron a repris à son compte le récit néoconservateur d’un Iran au bord de l’arme nucléaire. Sans crainte du ridicule : « certains programmes de missiles iraniens sont en théorie capables d’emporter un engin nucléaire et d’autres ont la portée permettant d’atteindre certaines parties de notre territoire national ». Un réalignement destiné à faire pardonner son initiative visant à reconnaître un État palestinien, à présent indéfiniment ajournée ?

21.06.2025 à 19:16

Zohran Mamdani : un radical à la mairie de New York ?

Liza Featherstone

Avec son programme de gratuité des bus et des crèches, de contrôle des loyers et d'épiceries municipales, le candidat de gauche Zohran Mamdani pourrait renverser le baron démocrate corrumpu Andrew Cuomo. Une victoire de la mairie de New York qui enverrait un signal fort d'opposition face à Trump.
Texte intégral (2748 mots)

Alors que les Etats-Unis sont fracturés par la politique oligarchique et autoritaire de Donald Trump, les démocrates restent passifs et se contentent d’une opposition très molle. Mais à New York, ville qui a déjà plusieurs élus se revendiquant « socialistes » dont Alexandria Ocasio-Cortez, une force alternative émerge : le candidat de gauche Zohran Mamdani, désormais en tête des sondages. Âgé de 33 ans et indéniablement charismatique, ce « socialiste » défend des mesures radicales, comme la gratuité des bus et des crèches pour tous les habitants, le contrôle des loyers et l’ouverture d’épiceries municipaux à prix réduits. Un programme centré sur le coût de vie qui pourrait lui permettre de défaire le baron démocrate corrompu Andrew Cuomo lors de la primaire démocrate pour la mairie ce 24 juin. Décryptage [1].

Lorsque Zohran Kwame Mamdani, député socialiste du Queens, a lancé sa campagne pour la mairie de New York, la plupart des observateurs politiques étaient sceptiques quant à ses chances d’aller très loin. La politique de la métropole est généralement dominée par l’argent de l’immobilier et de la finance, et Mamdani n’était pas très connu.

Certes, l’organisation dont il est membre, New York City Democratic Socialists of America (NYC-DSA), a remporté un certain nombre de victoires à New York ces dernières années. Au niveau électoral, l’élection de la congresswoman Alexandria Ocasio-Cortez en 2018 a été suivie de celle de trois autres sénateurs de l’État, de six membres de l’assemblée de l’État (dont Mamdani) et de deux membres du conseil municipal. Si leur poids au niveau fédéral reste bien trop faible, certaines victoires ont été obtenues à l’échelle de l’Etat de New York, notamment pour la protection des locataires et le développement des énergies renouvelables, obtenues dans le cadre de coalitions plus larges avec des démocrates progressistes. Malgré ces avancées, la plupart des membres de DSA pensaient qu’une campagne pour la mairie de New York était vaine.

La percée d’un outsider de gauche

Pourtant, au cours des trois derniers mois, M. Mamdani est devenu un véritable phénomène politique, passant d’un noble effort donquichottesque à un événement transformateur dans la politique de la ville de New York. Sa vision domine désormais le discours des primaires pour la mairie (New York votant très majoritairement démocrate, l’élection qui compte le plus est en réalité la primaire démocrate, dont le candidat retenu est presque assuré de remporter la mairie, ndlr) et ses campagnes sont massives. 

Sa victoire est encore incertaine, mais il n’est pas impossible. Si les primaires ont commencé avec de nombreux candidats, la plupart des observateurs reconnaissent qu’il s’agit désormais d’une course à deux entre M. Mamdani et l’ancien gouverneur de New York, Andrew Cuomo. Baron local du parti démocrate depuis 15 ans, ce dernier est extrêmement corrompu.

À la fin du mois de février, un sondage a révélé que, dans un champ primaire très encombré, Mamdani était à 12 %, devant le maire en exercice Eric Adams (qui a depuis quitté les primaires démocrates en disgrâce pour cause de corruption et prévoit maintenant de se présenter en tant qu’indépendant au mois de novembre). Ce sondage plaçait également Mamdani loin devant tous les autres candidats démocrates, à l’exception de Cuomo. Une première percée qui s’est poursuivie depuis.

Fin février également, M. Mamdani a pu bénéficier de plus de 2,8 millions de dollars de fonds de contrepartie de la part de la ville, dépassant ainsi tous les autres candidats. Ce système est conçu pour récompenser les candidats qui collectent davantage de fonds de campagne auprès de petits donateurs, plutôt que de recevoir de gros chèques de la part de quelques privilégiés. (Le seuil d’éligibilité est de 250 000 dollars de contributions provenant d’au moins un millier de donateurs discrets). Grâce à ce système, les candidats peuvent potentiellement recevoir huit fois le montant des fonds publics qu’ils ont collectés pour leur campagne.

Puis, à la fin du mois de mars, M. Mamdani a atteint les 8 millions de dollars de fonds de contrepartie et a annoncé qu’il n’accepterait plus de dons. Cette annonce a fait l’effet d’une bombe : c’était la première fois qu’un candidat à la mairie réunissait autant de fonds, avec plus de donateurs que n’importe quel autre candidat. Mamdani oscillait alors entre 16 et 18 % de soutien pour des primaires, selon les sondages, tandis que les autres candidats aux primaires se situaient à un chiffre.

Ce soutien ne cesse de croître : un récent sondage donne 33% des voix à Mamdani lors du premier tour, contre 43% pour Cuomo. Si l’écart reste encore important, le système de primaire new-yorkais au vote préférentiel peut lui permettre de gagner. Concrètement, s’il n’y a qu’un seul scrutin, il y a plusieurs tours, les candidats les plus faibles étant éliminés et les seconds choix sur les bulletins de leurs électeurs étant reportés sur les candidats restants.

Comment Mamdani a-t-il donc réussi à percer un système médiatique très hostile de manière aussi spectaculaire et décisive ? La réponse tient à plusieurs facteurs : sa personnalité, son programme, le mouvement qui le soutient et le contexte dans lequel se tient l’élection.

Un personnage charismatique et un programme ambitieux

L’homme est charismatique dans tous les sens du terme : séduisant, drôle, intelligent. Mamdani est sérieux quant aux problèmes qui touchent les New-Yorkais, spontanément éloquent et prêt à rire, tant de lui-même (une vidéo de la Saint-Valentin le montre en train de courtiser le public avec des fleurs et un dîner) que de ses ennemis (se moquant d’Andrew Cuomo comme d’un banlieusard dépassé qui a peur de venir en ville, organisant même une conférence de presse à l’extérieur de la supposée résidence de Cuomo en ville afin, ironise Mamdani, de rendre plus commode la participation de l’ancien gouverneur).

Il est aussi, il faut le dire, très beau. Cet avantage de Mamdani, âgé de trente-trois ans, lui permet de déjouer une tactique médiatique classique: il est presque impossible pour les médias de droite de trouver une photo peu flatteuse de lui. Même les tabloïds n’y parviennent pas avec Mamdani : sur toutes les photos du New York Post, ainsi que dans son nouveau clip télé, il a l’air fantastique et affiche un sourire radieux. Finalement, l’équipe d’Andrew Cuomo a fini par photoshopper sa photo pour agrandir sa barbe afin de leur faire passer pour un islamiste, Mamdani étant musulman.

Zohran Mamdani a le don de parler des difficultés matérielles des New-Yorkais, de proposer des solutions convaincantes à ces difficultés et de rester concentré sur ce thème, quelles que soient les autres questions qui se posent.

Surtout, à l’instar de Bernie Sanders,en grande partie parce qu’ils ont refusé d’aborder ou de reconnaître que l’inflation nuisait aux Américains des classes moyennes et populaires, et que Donald Trump s’apprête à aggraver la situation avec des guerres commerciales chaotiques et absurdes, M. Mamdani s’est attaché à rendre la ville de New York abordable pour les travailleurs.

Ses propositions pour y parvenir sont simples à expliquer et se situent résolument dans le domaine du possible. Il affirme qu’il gèlerait immédiatement les loyers du million d’appartements à loyer stabilisé de la ville, ce que le maire a le pouvoir de faire par l’intermédiaire du Conseil d’orientation des loyers, dont les membres sont nommés par le maire. Il promet également de rendre les bus de la ville « rapides et gratuits » – une idée qu’il a expérimentée à petite échelle grâce à un projet de loi de l’assemblée législative de l’État qui a rendu certaines lignes gratuites, augmentant ainsi la fréquentation et la sécurité – et d’offrir des services de garde d’enfants universels, une perspective enthousiasmante après la politique d’austérité du maire sortant Eric Adams, au cours de laquelle les services de garde d’enfants ont souvent fait l’objet de coupes sombres alors qu’ils représentent une dépense paralysante pour de nombreuses familles de travailleurs de la ville.

De manière plus inhabituelle, il propose également la création d’une épicerie municipale dans chacun des cinq arrondissements, afin d’offrir une option publique pour la nourriture qui, selon lui, serait garantie moins chère que les supermarchés, à une époque où les prix des produits alimentaires sont très élevés et représentent un fardeau important pour les familles qui luttent déjà pour survivre.

Une élection à forts enjeux

Sa course bénéficie également d’un moment politique dans lequel beaucoup cherchent un leadership contre Trump – et le trouvent à gauche. Même les démocrates classiques et certains républicains se pressent, par dizaines de milliers, dans les États républicains, pour écouter Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez lors de leur « tournée de lutte contre l’oligarchie », qui a dynamisé la base comme jamais le Parti démocrate national ne l’avait fait depuis des années. Alors que Trump et Elon Musk s’efforcent de détruire les meilleures institutions de la société américaine, et que les démocrates centristes se contentent d’une opposition très molle, l’idée que nous sommes confrontés à un choix entre « le socialisme ou la barbarie » ne paraît plus si farfelue.

Alors que Trump et Elon Musk s’efforcent de détruire les meilleures institutions de la société américaine, et que les démocrates centristes se contentent d’une opposition très molle, l’idée d’un dilemme entre « le socialisme ou la barbarie » ne paraît plus si farfelue.

C’est l’une des raisons pour lesquelles M. Mamdani a attiré non seulement des petits donateurs et des électeurs, mais aussi des bénévoles – un autre facteur qui l’a fait passer du statut de cheval noir à celui de candidat. M. Mamdani compte plus de 10 000 bénévoles qui ont déjà frappé à plus de 100 000 portes avant même que la plupart des New-Yorkais n’aient commencé à s’intéresser aux primaires de juin.

Les médias ont également contribué à l’ascension fulgurante de Mamdani. Tout d’abord, les médias grand public le couvrent parce qu’il est intéressant, qu’il se démarque et qu’il a fière allure. Lors des campagnes sur le terrain, nombre de New Yorkais disent « Oui, je l’ai vu à la télévision et j’ai aimé ce qu’il disait ». Même les médias de droite, comme le New York Post, ont eu du mal à remplir leur fonction la plus élémentaire : trouver un récit négatif qui tienne la route. Le journal a fait une recherche comique sur les années de lycée de Mamdani et a trouvé… qu’il n’avait pas remporté l’élection du vice-président de son école. Lorsque le tabloïd de droite a également rapporté que « le candidat socialiste à la mairie, Zohran Mamdani, propose une augmentation de 2 % de l’impôt sur les millionnaires de New York afin de lever 10 milliards de dollars pour financer un programme rempli de cadeaux », Mamdani a joyeusement partagé ces articles, qui ont boosté sa campagne.

Et puis il y a les médias alternatifs. Son sens de l’humour facile et sa capacité à penser sur ses pieds et à être bizarre l’ont rendu naturel sur la chaîne Twitch du streamer socialiste très populaire Hasan Piker, où les deux ont parlé pendant des heures des droits des locataires, du socialisme et de la question de savoir si « les Indiens sont les Italiens de l’Asie ».

Et lorsqu’il a été pris en embuscade par Crackhead Barney, un YouTuber local excentrique et infâme connu pour ses interviews agressives, qui lui a posé toutes sortes de questions auxquelles la plupart des politiciens ne voudraient jamais répondre sans préparation (« Vous êtes originaire d’Afrique, pourquoi ne vous identifiez-vous pas comme Afro-Américain ? »), il s’en est tenu à son message sur l’accessibilité financière lorsqu’il le pouvait et, sinon, a ri sincèrement de lui-même et de son interlocuteur gonzo-journaliste. “), il s’en est tenu à son message sur l’accessibilité financière lorsqu’il le pouvait et, sinon, il a ri sincèrement de lui-même et de son interlocutrice.

A l’instar de celles d’Alexandria Ocasio-Cortez, de Bernie Sanders et de Jamaal Bowman (congressman socialiste de New York, ndlr), la campagne de Mamdani a excellé à créer ses propres médias. Au début de la campagne, constatant que certains districts de la classe ouvrière avaient basculé en faveur de Trump, Mamdani est allé parler avec les électeurs dans la rue pour comprendre pourquoi, en écoutant leurs raisons, et en leur proposant sa candidature comme alternative.

Le succès de M. Mamdani montre que le virage à droite de la ville de New York n’a rien de naturel ou d’inévitable, mais qu’il est possible d’organiser un mouvement de gauche et un électorat enthousiasmé par les idées politiques de gauche.

Une autre vidéo publiée en avril montre le candidat, vêtu d’un costume, comme s’il était prêt à se rendre à l’hôtel de ville, expliquant pourquoi son programme est si populaire. Assis dans un abribus, il explique que deux tiers des New-Yorkais soutiennent son projet d’épiceries municipales, tandis que trois quarts d’entre eux sont favorables à la gratuité des bus. Traversant la rue, il raconte comment il a réussi, à l’Assemblée, à faire adopter un projet pilote de gratuité des bus, qui a permis d’augmenter le nombre d’usagers et de réduire le taux de violence à l’encontre des chauffeurs. Devant un parc fleuri de jonquilles, il annonce que 80 % des New-Yorkais soutiennent son projet de gel des loyers.

« La politique n’est pas toujours aussi compliquée qu’on ne le pense », déclare M. Mamdani dans la vidéo, en marchant dans la rue et en faisant remarquer que sa campagne réussit parce que « nous nous battons pour les New-Yorkais de tous les jours ». Le succès de M. Mamdani montre que le virage à droite de la ville de New York n’a rien de naturel ou d’inévitable, mais qu’il est possible d’organiser un mouvement de gauche et un électorat enthousiasmé par les idées politiques de gauche.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, édité par William Bouchardon

18.06.2025 à 20:33

« STOP AMAZON » : Comment la Sarthe résiste à l’empire logistique

Salomé Duret

Promettant de nouveaux emplois à des territoires dévitalisés, les entrepôts logistiques prolifèrent, avec leur lot de nuisances et d'impacts écocidaires. Mais la riposte s'organise. Récit d'une lutte contre Amazon dans la Sarthe.
Texte intégral (2429 mots)

Pour répondre à une demande toujours croissante, Amazon multiplie les entrepôts dans le monde entier. Une expansion néfaste pour l’environnement, les conditions de travail et le commerce local qui est de plus en plus contestée. Face à des élus locaux souvent séduits par les promesses de création d’emplois, les collectifs locaux « Stop Amazon et son monde » tentent de réunir militants écologistes, travailleurs et petits commerçants. Récit d’une lutte dans la Sarthe.

« Dans les Deux-Sèvres, ils ont les mégabassines. Nous, si on ne se mobilise pas, on sera le département des entrepôts », alerte Julien, militant, lors d’une mobilisation au Mans (72). Mégabassines et méga-entrepôts se rejoignent en effet dans les dynamiques à l’œuvre : artificialisation des sols, accaparement de ressources communes au profit de quelques-uns et mise au centre du rendement et de la productivité – dans l’agriculture pour l’un et l’e-commerce pour l’autre. Si la lutte sarthoise est moins médiatisée, elle s’organise face à des décisions locales… et à un système global.

Implantation massive et spéculation foncière

En Sarthe, c’est une dizaine de méga-entrepôts logistiques qui sont en projet, sur huit communes, sans concertation avec les habitants et au mépris des études environnementales. Plus de 377.540 m2 de bâtiments sont prévus – sans compter la voirie, les parking et les bassins de rétention – pour 97,85 hectares de terres agricoles sacrifiées. L’essor de ces projets s’inscrit dans un accompagnement bienveillant des pouvoirs publics, comme le décrit le média Reporterre : d’après la novlangue en vigueur, l’objectif est de « faire de la plateforme logistique France une référence mondiale en encourageant la dynamique logistique sur tout le territoire »

La majorité de ces entrepôts XXL sont construits par des promoteurs « en blanc » et non par des entreprises qui souhaitent directement les exploiter. Leur construction vise dans ce cas une location répondant à un besoin de flexibilité des locataires d’entrepôts. Si des territoires comme la Sarthe sont ciblés, c’est d’abord en raison de la disponibilité plus forte de foncier qu’aux abords des grandes métropoles qui permet de spéculer. Le caractère très local du droit de l’urbanisme permet ensuite de convaincre les élus de ces « pôles secondaires » disposant d’un foncier « plus abondant et moins cher », comme le rappelle un rapport parlementaire paru en 2023 du député écologiste d’Indre-et-Loire Charles Fournier.

Si des territoires comme la Sarthe sont ciblés, c’est d’abord en raison de la disponibilité plus forte de foncier qu’aux abords des grandes métropoles, qui permet de spéculer.

En outre, cette stratégie ne répond pas toujours à des besoins d’espaces logistiques : nombre d’entrepôts sont construits par des promoteurs qui parient sur l’avenir d’un territoire pour en faire un hub commercial, mais tous ne trouvent pas preneurs. Comme le rappelait un article de Reporterre, certains entrepôts restent tout simplement vides. Pour Franck Rolland, membre de l’association l’Huisne Sarthoise Environnement, la demande d’entrepôts n’est pas le seul critère de sélection pour les promoteurs  : «  Ils s’installent là où il y a du foncier pas cher, un accès routier, ici avec l’A11, et une sociologie de territoire qui fait qu’il y aura le moins de contestation possible. »

Carte des entrepôts logistiques dans la Sarthe © Agnès Stienne, visionscarto.net, mars 2024.

Le collectif « STOP AMAZON ET SON MONDE » entre en lutte

Face aux critiques croissantes de ce modèle écocidaire, le risque de contestation fait désormais partie intégrante des choix d’implantation géographique pour les promoteurs : le souhait d’Amazon de s’implanter dans la Sarthe fait suite à une précédente tentative ratée de s’établir en Loire-Atlantique en 2021.

Soutenu par une opinion publique favorable, c’est le collectif « Stop Amazon » qui joue, depuis trois ans, un rôle de coordination de l’opposition. « On est un peu un collectif-ressource, parce que le caractère global de l’essor des entrepôts nécessite une réponse coordonnée », explique Camille, membre du Collectif. Parce que le collectif lutte sur plusieurs fronts – globaux et locaux –, son répertoire d’action est tout aussi pluriel : manifestations, “vélorution”, recours en justice mais également ateliers d’information et de consultation populaires, cartes à l’appui. Très souvent, ces actions reçoivent le soutien ou la collaboration d’associations locales écologistes, de commerçants de proximité, de défense du patrimoine mais aussi de syndicats d’agriculteurs ou de partis politiques. 

Les objectifs ? S’il s’agit globalement de stopper « Amazon et son monde », l’opposition s’emploie avant tout à réfuter les arguments locaux donnés en faveur de l’implantation, tant par les promoteurs que par les élus, en particulier autour de la création d’emplois. A Louailles (Sarthe) par exemple, la construction de deux méga-entrepôts met en avant 365 emplois et donc une supposée « revitalisation » du territoire. 

Derrière ce flou calculé des discours et les belles promesses, il faut donc pointer les incohérences et rappeler les impacts plus globaux. Le collectif rappelle ainsi que ces projets s’inscrivent dans un cadre capitaliste d’accélération des échanges, basé sur une instantanéité des désirs, toujours plus stimulés, symbolisé par la firme au sourire fléché. A leurs yeux, cette prise de conscience est fondamentale pour opposer un autre modèle répondant à l’urgence écologique et sociale, et ne pas simplement repousser l’entrepôt vers une autre commune.

Dévitalisation, précarité et coût humain : le terrible bilan local des entrepôts

Est alors dénoncée la stratégie territoriale de hub commercial et ce qu’elle implique sur ces mêmes territoires. Pêle-mêle, on évoque la détérioration du paysage, la pollution sonore due au trafic décuplé, les terres agricoles sacrifiées. Outre ces impacts bien connus, deux autres points sont particulièrement mis en avant dans la lutte sarthoise, en écho aux préoccupations de la population locale. 

D’abord, la concurrence sans merci de l’e-commerce sur le commerce de proximité est continuellement rappelée. Alors que la vacance commerciale est visible dans de nombreuses villes moyennes, comme Sablé-sur-Sarthe, malgré les efforts des mairies pour rénover leurs centre-villes, nombre de territoires ruraux, péri-urbains et même urbains connaissent une lente dévitalisation. Or, cette détérioration des centres-villes, du commerce et de l’artisanat local est directement liée à la multiplication des méga-entrepôts des plateformes mondialisées. Alors que le pouvoir d’achat stagne, voire régresse, l’attrait de plateformes proposant des produits importés moins chers est en effet redoutable pour les commerçants locaux.

« Entre 2009 et 2019, l’expansion de la vente en ligne a ainsi provoqué la destruction nette d’environ 85.000 emplois. » – Rapport des Amis de la Terre

Second point qui parle à la population sarthoise : la question de l’emploi, qui fait l’objet d’une communication mensongère. Sur les marchés, dans des réunions publiques ou sur son site internet, le collectif présente son travail de compilation des études sur le sujet. Celui-ci est sans appel : s’il y a bel et bien des emplois créés, non seulement leur nombre est surestimé (environ 1 emploi par 1000 m2 selon le collectif) mais les conditions de travail sont également déplorables. Les études conduites sur les entrepôts logistiques pointent en effet une importante précarité, avec des emplois souvent en intérim et payés au minimum légal. Enfin, elles pointent aussi de nombreux accidents du travail, dont la « sinistralité dans les entrepôts de logistique [est] deux fois supérieure à l’indice national ».

Mais surtout, le nombre d’emplois créés est faible par rapport à ceux qui sont détruits. En 2022, un rapport des Amis de la Terre rappelait ainsi que « en 2019, pour chaque emploi créé dans une entreprise de 50 salarié·e∙s et plus, près de deux emplois ont été détruits dans les plus petites entreprises. Ces chiffres résultent d’un phénomène dévastateur en place depuis des années. Entre 2009 et 2019, l’expansion de la vente en ligne a ainsi provoqué la destruction nette d’environ 85 000 emplois

Méga-entrepôts, méga-impact écologique

Plus globalement, c’est évidemment l’impact écologique qui alerte. Que ce qui bourgeonne au printemps soit maintenant des écosystèmes artificiels de surconsommation est condamnable écologiquement mais aussi juridiquement. La prolifération d’entrepôts logistique est en effet contraire à l’objectif ZAN (Zéro Artificialisation Nette) de la loi Climat et Résilience qui fixe une obligation de diviser par deux le rythme d’artificialisation des terres d’ici 2030, pour arriver à une artificialisation nette nulle en 2050.

Les alertes se multiplient donc : on rogne sur la souveraineté alimentaire par la destruction de terres nourricières à proximité immédiate des pôles urbains, on raie de la carte des trames vertes et bleues – les corridors naturels utilisés par la faune pour se déplacer –, on ravage la flore par l’artificialisation des sols, on empêche l’eau de circuler, faisant croître le risque d’inondations… Autant d’impacts directs des entrepôts, qui s’ajoutent à ceux de la consommation toujours plus débridée, de moins en moins fondée sur des besoins réels et de plus en plus sur des désirs stimulés par la publicité et les logiques de distinction sociale. 

Mêlant désastre écologique indirect et questionnements éthiques, « Amazon et son monde » représente ainsi 2 milliards de produits commercialisés en France en 2019 mais aussi un gaspillage de 3 millions de produits – détruits tout juste conçus – en 2018.

Mêlant ainsi désastre écologique indirect et questionnements éthiques, « Amazon et son monde » représente ainsi 2 milliards de produits commercialisés en France en 2019 mais aussi un gaspillage de 3 millions de produits – détruits tout juste conçus – en 2018.calculé par le collectif, fait état « à l’échelle du département, d’une augmentation d’1,6 tonnes d’équivalent CO2 par habitant.C’est tout simplement astronomique à l’heure où […] l’on commence à parler de « 2 tonnes » par habitant » à l’horizon 2050.

Lutter… et gagner ?

Malgré ces chiffres et ces transformations sociales, spatiales et environnementales incontestable, le modèle de commerce en ligne basé sur la satisfaction instantanée des besoins continue de s’implanter dans les habitudes de consommation et les territoires. Une fuite en avant qui va clairement à l’encontre de l’urgence environnementale.

Le territoire sarthois ne fait pas exception dans une économie globalisée, où croissance rime avec concurrence. Un dilemme y est inhérent pour les acteurs décisionnels locaux : malgré une connaissance des impacts néfastes sur l’environnement et sur le quotidien de leurs administrés, il leur est souvent sans intérêt de refuser les opportunités de croissance économique qui seront à la place prises par la localité voisine, alors avantagée. Comme le rappelle Benoît Berthelot, auteur du Monde selon Amazon, « Amazon prospecte abondamment, parce qu’avec le temps, ses dirigeants ont compris que sur tous les projets qu’ils avaient, seuls quelques-uns allaient au bout, parce qu’il y a des oppositions locales fortes. Ils prospectent plus de sites qu’ils n’en ouvriront réellement ».

Etant donné cette injonction permanente à l’attractivité économique, la lutte contre ce modèle productif climaticide, robotisé et globalisé, ne peut se contenter d’agir à l’échelon local, notamment en interpellant les élus. C’est un combat de David contre Goliath. Si le collectif sarthois peine actuellement à infléchir les décisions politiques nationales, il peut s’appuyer sur les victoires dans l’Ouest. Localement, c’est l’abandon en 2022, après dix ans de combats judiciaires menés par deux associations locales, d’une grande zone commerciale autour d’un magasin IKEA à Berner, à proximité du Mans, qui alimente espoir et motivation. Lors des rencontres, on s’inspire aussi de la convergence des luttes construite à Montbert, au sud de Nantes, autour de manifestations ou de foires populaires, qui ont forcé les élus de la commune à annuler le projet Amazon de 185.000 m2 à cause de « contraintes techniques et juridiques ».

 S’inspirant ainsi des luttes victorieuses, les militants de la Sarthe gardent donc espoir et continuent sans relâche à protéger l’artisanat, le vivant et la démocratie. Comme le résume Camille, une des activistes du collectif : « On combat la même chose : des grands industriels, soutenus par des politiques. Pour ça, on va continuer d’utiliser les mêmes leviers de luttes juridiques, politiques ou populaires. La seule différence, c’est que l’historique des luttes en Sarthe ne fait pas aussi peur que celui en Loire-Atlantique, avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes qui effrayait. Mais cet historique, on peut le créer ici aussi. »

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