11.08.2025 à 06:00
Laurent Bonnefoy
La compagnie aérienne nationale du Yémen symbolise avec acuité les difficultés actuelles de ce pays, englué dans la guerre depuis une décennie. Entre la corruption et les destructions de sa flotte par les bombardements israéliens en mai 2025, ce qui était autrefois un fleuron de la République du Yémen est en lambeaux, comme l'ensemble de la société et des institutions. Lors de la création de la compagnie Yemen Airways en 1949, devenue en 1978 Yemenia Airways, Sanaa — où se trouvait son (…)
- Magazine / Yémen, Israël, Mer Rouge , Arabie saoudite, Houthistes, Gaza 2023-2025La compagnie aérienne nationale du Yémen symbolise avec acuité les difficultés actuelles de ce pays, englué dans la guerre depuis une décennie. Entre la corruption et les destructions de sa flotte par les bombardements israéliens en mai 2025, ce qui était autrefois un fleuron de la République du Yémen est en lambeaux, comme l'ensemble de la société et des institutions.
Lors de la création de la compagnie Yemen Airways en 1949, devenue en 1978 Yemenia Airways, Sanaa — où se trouvait son siège — était la capitale d'un Yémen du Nord encore monarchique. Le Yémen du Sud, avec Aden comme principale ville, était lui sous domination britannique, pas encore indépendant, et encore moins socialiste comme il le devint à compter de la fin des années 1960.
L'unification des deux entités Nord et Sud en 1990 et la naissance de la République du Yémen occasionnait la fusion progressive des administrations, des armées et des entreprises publiques. Le processus était mené non sans difficulté, comme en témoigne la guerre du printemps 1994 à l'issue de laquelle les sécessionnistes du Sud furent défaits par les partisans de l'unité, dominés par les élites du Nord. La compagnie aérienne du Sud, Al-Yamda, créée en 1971, fut graduellement incorporée dans la compagnie nationale Yemenia.
Dans les années 1990, aux yeux de bien des Yéménites, Yemenia traduisait de la manière la plus concrète et la plus fonctionnelle l'unification entre le Nord et le Sud. En reliant Aden et Sanaa, mais aussi des villes plus petites telles Taez, Hodeïda, Moukalla, Seyoun, Al-Ghaydah et l'île de Socotra, la compagnie incarnait, à travers ses avions et ses aéroports, la nation yéménite. Cette fonction politique avait d'autant plus de sens que les infrastructures routières étaient réduites, les trains inexistants et la géographie accidentée. Le transport aérien apportait ainsi une réelle valeur ajoutée dans les zones difficiles d'accès, telles que les étendues désertiques ou les hautes montagnes.
À la fin du siècle dernier, le service rendu par la vingtaine d'appareils détenus par la compagnie épousait les standards internationaux. Yemenia connaissait un semblant d'âge d'or. Ses vols permettaient à des mondes de se côtoyer le temps d'un voyage : juif yéménite se rendant à Amman et poursuivant discrètement sa route jusqu'à Jérusalem, bédouin s'étant à contrecœur débarrassé de sa kalachnikov pour pouvoir monter dans la carlingue et aller régler des affaires à la capitale, diplomate étrangère en mission, vieillard en quête de soins à l'hôpital, ou voyageur allemand en mal d'exotisme. Une trentaine de destinations étaient couvertes.
Parallèlement, les politiques de développement du tourisme pouvaient s'appuyer sur la compagnie aérienne pour valoriser l'histoire du pays, ses sites archéologiques fascinants et son patrimoine d'une grande richesse. Le potentiel du Yémen s'offrait aux yeux de toutes et tous, dans le pays comme à l'étranger. Les magazines bilingues, en papier glacé, diffusés dans les avions étaient alors parmi les seuls à proposer une telle vitrine. Ils symbolisaient une certaine fierté nationale, et incarnaient aussi un potentiel radieux : la technique, la modernité et la prospérité pour l'un des pays les plus pauvres du monde. Yemenia était une efficace courroie de transmission. Ses bureaux ouvraient dans les grandes capitales à des adresses prestigieuses, comme sur la très chic avenue de l'Opéra, à Paris.
À Sanaa, la tour Yemenia, certes modeste comparée à celles qui se construisaient dans le Golfe, inaugurait une nouvelle architecture, esquissant un semblant de skyline (panorama urbain) dont elle reste encore à ce jour le seul exemple. Mais la tour fut touchée par un incendie en juin 2001, prélude à une série d'obstacles pour la compagnie aérienne — parmi lesquels la guerre globale « contre le terrorisme », déclenchée après le 11 septembre 2001, qui ne fut rétrospectivement pas le plus déterminant.
Au cours des années 1990 et 2000, le développement de la compagnie aérienne n'impliquait pas uniquement le Yémen : Yemenia était détenue à 49 % par le gouvernement saoudien, le reste appartenant à l'État yéménite. Malgré le contexte régional chahuté du début du nouveau millénaire, des investissements de la monarchie voisine via la Banque islamique de développement permirent l'achat de plus appareils et l'ouverture de nouvelles liaisons. L'euphorie alla jusqu'à la création, en 2008, d'une compagnie low cost, Arabia Felix, financée une fois de plus par des fonds saoudiens et dépendante de Yemenia. L'aéroport de Sanaa servait également de lieu de transit régulier, notamment pour les Comoriens résidant à Marseille et désireux de rejoindre leur pays d'origine. Une convention imposant la compagnie Yemenia pour cette desserte avait d'ailleurs été signée entre les gouvernements yéménite et comorien.
Mais le 30 juin 2009, le vol 626, reliant Sanaa à Moroni, s'écrasa. L'accident, attribué à une erreur de pilotage, fit 152 morts et entacha durablement la réputation de la compagnie. Celle-ci chuta dans les classements internationaux et subit de lourdes pertes financières. La catastrophe faisait suite à un autre incident survenu quelques mois plus tôt : l'atterrissage d'urgence d'un appareil à Khartoum, au Soudan. Les commandes de nouveaux appareils Airbus furent alors annulées. Le procès en appel, organisé à Paris en 2024 suite à la plainte de familles franco-comoriennes, aboutit à la condamnation définitive de Yemenia pour homicide involontaire.
À la fin de la décennie 2000, le contexte national n'était plus propice au développement de l'aérien. Tout retour de la compagnie à l'équilibre était devenu illusoire dans un contexte régional instable. Le « printemps yéménite » de 2011-2012 fit long feu et la guerre civile démarra à la suite du coup d'État des houthistes en septembre 2014 et à l'intervention de la coalition militaire emmenée par l'Arabie saoudite en mars 2015.
Rapidement, Yemenia devint pour les belligérants un objet de convoitise. La compagnie aérienne symbolisait l'État et sa (relative) souveraineté, au moment où chacune des parties cherchait à s'ériger en défenseur de l'intérêt national. Les houthistes, groupe rebelle qui contrôlait Sanaa, avaient alors à cœur de démontrer leur sens des responsabilités, laissant d'abord Yemenia opérer de façon indépendante. Mais la compagnie finit aussi par leur échapper totalement du fait de la fermeture de l'aéroport de Sanaa, devenue pérenne en août 2016 suite à une décision des Saoudiens et des bombardements successifs des installations. Dès lors, pour les habitants du nord du pays et de la capitale, l'aspiration à la reprise des vols depuis Sanaa devenait un enjeu primordial.
Yemenia opérait alors seulement depuis les zones sous le contrôle des adversaires des houthistes — Aden et la province orientale du Hadramaout —, mais gardait une partie de ses services administratifs et financiers à Sanaa. L'armée saoudienne et les assurances interdisaient en outre à ses avions de stationner sur le territoire yéménite, y compris pour une nuit, induisant des coûts de parking élevés dans les aéroports de la région, en particulier à Amman.
En décembre 2020, l'attaque vraisemblablement menée par les houthistes contre l'aéroport d'Aden, au moment où les membres du gouvernement débarquaient d'un vol Yemenia, fit 28 morts, parmi lesquels des officiels, mais n'endommagea pas l'appareil. Face à une crise persistante, la compagnie apparaissait désormais comme une coquille vide. Elle avait cédé une partie de sa flotte, voyait les coûts d'assurance exploser et réduisait à l'extrême ses activités, tout en continuant à être un lien indispensable avec le monde extérieur.
En temps de guerre, Yemenia était aussi un enjeu financier. Elle représentait une source de liquidités pour les belligérants. Les scandales de corruption depuis 2015 avaient déjà fragilisé l'assise du président Abd Rabbo Mansour Hadi, remplacé en 2022 à la tête de l'État reconnu par la communauté internationale par un Conseil présidentiel. Son fils Jalal était ainsi notoirement lié à des contrats exorbitants de fourniture de carburant à Yemenia. Du fait d'une offre limitée et de beaucoup de demandes, les prix des billets étaient eux-mêmes très élevés. Cela suscitait le mécontentement des passagers, également confrontés à des retards, des annulations et un service dégradé. Les incidents de sécurité se multipliaient : en 2019, des pneus avaient éclaté à l'atterrissage d'un appareil au Caire. Un an plus tard, un moteur s'était éteint en plein vol.
Face aux difficultés de Yemenia, des pans du territoire et des parts de marché lui échappaient. Des petits concurrents étrangers assuraient par exemple des liaisons entre Aden et Djibouti. L'île de Socotra, objet des appétits touristiques et stratégiques des Émirats arabes unis, était reliée directement à Abou Dhabi par la compagnie émiratie Air Arabia.
Après de rudes négociations entre houthistes et Saoudiens, la reprise des vols Yemenia depuis et vers Sanaa en mai 2022 offrit un bol d'air aux habitants du Nord. La période coïncidait de plus avec la fin des bombardements saoudiens. Les perspectives de paix permettaient par exemple à certains exilés de retrouver Sanaa, et à Yemenia de continuer à incarner le rêve d'une société unifiée. Les liaisons régulières vers Amman depuis la capitale après six années d'interruption actaient ainsi une forme de normalisation.
Les houthistes firent toutefois pression pour obtenir davantage de lignes. Ils exercèrent un contrôle accru sur les comptes de la compagnie et se saisissèrent d'avions pour les clouer au sol à Sanaa. En 2023, quatre appareils furent ainsi bloqués à la demande des houthistes qui refusaient de voir les capitaux de Yemenia transférés de Sanaa à Aden. L'organisation d'une quarantaine de vols exceptionnels de Sanaa vers Djeddah pour le pèlerinage auquel participèrent, en juin 2024, des dirigeants houthistes démontrait malgré tout qu'un apaisement était possible. Il montrait également que l'engagement armé des rebelles en mer Rouge en soutien à Gaza débuté six mois plus tôt n'avait pas encore produit son plein effet.
Graduellement, les attaques étatsuniennes et israéliennes contre les houthistes plongèrent Yemenia dans une crise qui menaçait plus que jamais son existence. Les bombardements contre les infrastructures civiles, en vue d'affaiblir les capacités militaires des rebelles yéménites, frappèrent à plusieurs reprises l'aéroport de Sanaa, mais aussi celui de Hodeïda. Le 26 décembre 2024, les frappes israéliennes visaient le tarmac au moment de l'embarquement de fonctionnaires de l'ONU ainsi que du directeur général de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus.
Le 6 mai 2025, deux Airbus A320 et un A330, stationnés à vide, furent détruits par les Israéliens sur le tarmac de l'aéroport de Sanaa. Le 28 mai, un autre A320 fut bombardé dans des conditions similaires, cette fois juste avant l'embarquement de pèlerins à destination de La Mecque. Ces derniers, vêtus de l'ihram, la tenue blanche du pèlerinage, se filmaient alors en train de danser, en signe de défi à l'ennemi israélien. La vidéo fut ensuite diffusée sur les réseaux sociaux.
Cette audace ne saurait toutefois masquer les quelque 500 millions de dollars (428 millions d'euros) de pertes sèches enregistrées par la compagnie du fait de ces destructions. En outre, les sanctions étatsuniennes imposées par le président Donald Trump en janvier 2025 contre le mouvement rebelle exigeaient notamment que la compagnie aérienne bascule vers un système bancaire échappant au contrôle des houthistes.
Aujourd'hui, il ne subsiste de Yemenia Airways que quatre appareils, une entreprise fragmentée, des passagers sans échappatoire : une parfaite allégorie d'un Yémen à genoux.
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08.08.2025 à 06:00
Lina Attalah
En pleine guerre génocidaire à Gaza, les œuvres des artistes palestiniens exposés par la Fondation d'art de Charjah à sa 16e biennale, aux Émirats arabes unis, font effraction et viennent s'imposer au spectateur. Lina Attalah a été convoquée pour un interrogatoire, le 4 août, par le parquet général du Caire. Elle est accusée de gérer un média sans licence, et de diffuser de fausses nouvelles à des fins de déstabilisation. Cela fait suite à la publication, la semaine dernière, d'un (…)
- Lu, vu, entendu / Palestine, Bande de Gaza, Émirats arabes unis (EAU), Arts visuels, Marché de l'art, Gaza 2023-2025En pleine guerre génocidaire à Gaza, les œuvres des artistes palestiniens exposés par la Fondation d'art de Charjah à sa 16e biennale, aux Émirats arabes unis, font effraction et viennent s'imposer au spectateur.
Lina Attalah a été convoquée pour un interrogatoire, le 4 août, par le parquet général du Caire. Elle est accusée de gérer un média sans licence, et de diffuser de fausses nouvelles à des fins de déstabilisation. Cela fait suite à la publication, la semaine dernière, d'un article sur les conditions de détention des prisonniers politiques au sein de la prison Badr 3. Elle a pour l'heure été libérée sous caution.
« To carry » (« Transporter »), c'est le titre de la 16e biennale de Charjah, organisée du 6 février au 15 juin par la Fondation d'art de Charjah et portée par cinq curatrices : Alia Swastika, Amal Khalaf, Megan Tamati-Quennell, Natasha Ginwala et Zeynep Öz. Que transportons-nous lorsque le moment est venu de partir ? Les 650 œuvres des près de 200 artistes exposés tentent d'y répondre : To carry… a home (une maison)/a history (une histoire)/a trade (un commerce)/a wound (une blessure)…
Une question, et des réponses, qui trouvent une résonance particulièrement forte dans les œuvres des artistes palestiniens.
L'école Al-Qasimiya, désaffectée puis rénovée en 2019 par la Fondation d'art de Charjah, abrite les œuvres les plus puissantes de cette édition, en résonance profonde avec celles et ceux qui vivent dans l'impuissance du témoignage face au génocide israélien à Gaza – un génocide dont la proximité, à la fois géographique et psychique, produit une véritable « hantologie »1.
Les artistes peintres plasticiens contemporains gazaouis Mohammed Al-Hawajri et Dina Mattar, couple à la ville, ont été invités à exposer les œuvres qu'ils ont réussi à sauver lors de leur fuite des frappes aériennes israéliennes sur le camp de Bureij, à Deir El-Balah. Al-Hawajri expose plusieurs de ses sculptures à base d'os encrés, ainsi qu'une peinture saisissante de leur fuite – une scène également présente dans les œuvres de Dina Mattar et dans une vidéo réalisée par le fils aîné des deux artistes, Ahmed. Leurs enfants plus jeunes, Mahmoud et Lea, contribuent aussi à l'exposition : le premier avec des marionnettes artisanales aux grands yeux fixes, et la seconde avec des dessins de maisons, d'oiseaux et de soleils, ornés de collages de pétales de bougainvilliers.
Difficile de ne pas considérer ces œuvres comme des survivances, des objets autonomes à la fois témoins et traces des conditions de leur création. Ces œuvres charrient davantage que l'intention artistique ; leur parcours de fuite fait désormais partie d'elles. Elles portent la complexité du fait de survivre au milieu d'un génocide – l'horreur encore indescriptible, la fugacité à laquelle elles aspirent.
Al-Qasimiya accueille aussi « What's Left ? »(« Que reste-t-il ? ») de la chanteuse et artiste sonore palestinienne Bint Mbareh. Cette œuvre créée en 2025 s'inspire de ses recherches sur les pratiques de chants communautaires liés à la pluie en Palestine. Parmi ses sources d'inspiration, les chants révolutionnaires, dont l'emblématique « L'heure de la libération a sonné », utilisé également dans le film documentaire du même nom de la réalisatrice libanaise Heiny Sorour, sorti en 1974, sur la rébellion du Dhofar contre les colonisateurs britanniques à Oman. Profondément contemporaine, l'œuvre parvient à renverser la donne de la nostalgie. Et tandis qu'on pourrait poser la question de savoir si la nostalgie entrave l'urgence, « What's Left ? » semble en proposer une autre : aiguiser notre regard sur ce dont nous sommes nostalgiques peut-il le libérer de l'impuissance ?
À travers un travail de remix, le double vinyle Only Sounds that Tremble Through Us (« Seuls les sons qui nous font vibrer », 2025), présenté à Al-Qasimiya, traite des dangers de la nostalgie.
Élève, élève, élève la voix ; ceux qui crient ne meurent pas.
Le remix est signé par Rouanne Abou Rahme et Bassel Abbas, deux artistes d'origine palestinienne. Il fait partie de leur performance en cours « May Amnesia Never Kiss Us on the Mouth » (« Que l'amnésie ne nous embrasse jamais sur la bouche », 2020), et comprend des mélodies commandées à DJ Haram, Julmud, Makimakkuk, Muqataa, Freddie June, entre autres. Le vinyle fait partie d'une exposition plus large, « Speaking with the Dead » (« Parler avec les morts »), organisée par l'écrivain et commissaire d'exposition palestinien Adam HajYahia, et mis en place par Bilnaes, via In the Negative (Dans le négatif), une plateforme qui propose un mode alternatif de distribution des collaborations artistiques.
HajYahia aborde la question de la dette comme un procédé discursif qui corrèle l'histoire coloniale au modèle capitaliste. Il réunit les esquisses brutes de l'artiste brésilien Jota Mombaça, une peinture bestiale du « White Cypress » (« Cyprès blancs ») de l'artiste américano-asiatique Martin Wong, un montage d'images de résistance par l'artiste palestinienne Dina Mimi et les croquis incarnés de visages emprisonnés de Muhannad Al-Azzeh. Cette exposition est précisément « dans le négatif », et c'est là toute son autorité : dans la lutte contre les formes artistiques qui débordent le discours, et contre un discours qui inonde l'art de sa certitude.
Mais si certaines œuvres désarticulent la logique du spectacle, d'autres la répliquent en la détournant subtilement. C'est le cas de l'œuvre « Photo Kegham », discrètement nichée entre les boutiques du vieux marché de Charjah, qui reproduit le premier studio photo de Gaza-Ville, à l'origine situé dans la rue centrale Omar-Al-Moukhtar. L'installation s'inspire des archives conservées par l'artiste Kegham Djeghalian, petit-fils du photographe Kegham Djeghalian (1915-1981), fondateur du studio. Né en Anatolie, ce dernier a fui avec sa famille vers la Syrie lors du génocide arménien. Il s'installe ensuite à Jérusalem, où il se forme à la photographie, avant de s'établir à Gaza et de fonder Photo Kegham en 1944.
Cette installation, sorte de boutique-œuvre, évoque davantage la disparition que le retour. Le surgissement de Gaza à Charjah. La reconstitution architecturale de la façade de Photo Kegham est subtilement intégrée au tissu du vieux marché, et pourtant incontestablement mise en scène.
Une sélection de photographies est exposée au musée d'Art de Charjah, reconstituant des fragments de la vie d'autrefois à Gaza. Chaque photographie porte en elle une lignée d'histoires et d'expériences.
Djeghalian a conçu la sélection artistique du contenu de trois boîtes de négatifs de son grand-père, donnant à voir un portrait intime de la vie quotidienne à Gaza. Avant la biennale de Charjah, le projet a été présenté sous diverses formes : au Rawabet Art Space au Caire (2021), à l'institut français d'Égypte (2024), à la Photographers' Gallery à Londres (2024) et à la Fonderie Kugler à Genève (2025).
Ici comme en d'autres temps au cœur de lieux perdus, lieux de mort, camps d'extermination, l'art s'entête à franchir les murs et à se donner à voir. Une persistance de vie en temps de génocide. Mieux qu'un souffle : la promesse d'un futur.
Traduit par Léonard Sompairac et Christian Jouret
Cet article a été publié initialement sur Mada Masr
Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
1Ce néologisme formé par Jacques Derrida à partir des mots « hanter » et « ontologie » désigne une démarche artistique visant à créer une œuvre à partir d'une trace en provenance du passé et qui hante le présent, NDLR.
07.08.2025 à 06:00
Ezra Nahmad
L'occupation de la Palestine connaît un tournant militaire brutal. Le déploiement de force contre les Palestiniens semble ne pas connaître de limite : affamer Gaza, assoiffer la Cisjordanie, accomplir un nettoyage ethnique. Et pourtant. Fondée sur la complicité collective d'une société israélienne divisée, révélant la fragilité du pouvoir, cette violence de l'État israélien pourrait se retourner contre lui. Les agressions à l'encontre des Palestiniens de Cisjordanie connaissent un regain (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Cisjordanie, Crise politique, Génocide, Violence, Colonialisme , Gaza 2023-2025L'occupation de la Palestine connaît un tournant militaire brutal. Le déploiement de force contre les Palestiniens semble ne pas connaître de limite : affamer Gaza, assoiffer la Cisjordanie, accomplir un nettoyage ethnique. Et pourtant. Fondée sur la complicité collective d'une société israélienne divisée, révélant la fragilité du pouvoir, cette violence de l'État israélien pourrait se retourner contre lui.
Les agressions à l'encontre des Palestiniens de Cisjordanie connaissent un regain de violence depuis octobre 2023 et l'attaque du Hamas. Début 2025, l'armée israélienne durcit ses actions dans cette partie des territoires occupés, dans une surenchère inspirée par la guerre menée à Gaza. Le 19 janvier, un programme voit le jour, lorsque le gouvernement israélien accole à ses « objectifs de guerre » une note où il est question d'une « intensification des activités offensives » en Cisjordanie. Ce plan, nommé « doctrine Gaza » par l'organisation non gouvernementale (ONG) israélienne B'Tselem, énumère quatre types de mesures : le recours intensif aux attaques aériennes ; l'invasion à grande échelle et la destruction d'infrastructures civiles ; les déplacements massifs de population ; et une mansuétude accrue pour les auteurs de tirs contre les civils palestiniens.
Avec le virage entamé en début de l'année 2025, l'armée lance aussi un signal fort aux colons, pour une coordination plus étroite. Ses opérations visent à harceler les communautés palestiniennes et à encourager, là où vivent ces dernières, l'implantation de populations juives. Un autre glissement intervient parallèlement : la militarisation croissante des gangs ou des milices, sous uniforme ou travestis en soldats, au vu et au su des autorités militaires.
Un mois après que l'annonce du gouvernement israélien, Bezalel Smotrich, ministre des finances et ministre de tutelle de la Cisjordanie au sein de la défense, déclare le 10 février 2025 face caméra :
Les résidents arabes de Judée et Samarie [Cisjordanie] doivent savoir que s'ils persistent dans le soutien au terrorisme, leur sort sera identique à celui des habitants de Gaza. Tulkarem et Jénine ressembleront à Jabaliya et Chajaya, Naplouse et Ramallah ressembleront à Rafah et Khan Younès, réduits en tas de ruines, où il sera impossible de vivre, leurs habitants contraints à l'errance, à chercher refuge dans d'autres pays.
Les faits sur le terrain attestent de seuils jamais atteints dans les agressions civiles et militaires et dans la mise en place de pratiques administratives de plus en plus restrictives. Avec l'opération militaire « Mur de fer », lancée le 21 janvier, le camp de réfugiés de Jénine est vidé de ses quelque 16 000 habitants : d'abord soumis à des attaques aériennes, puis évacué et enfin rasé. Nour Chams, près de Tulkarem, est voué au même sort. L'expulsion a lieu mais, pour le moment, la Cour suprême israélienne a gelé l'ordre donné par l'armée de démolir 104 bâtiments civils, dont environ 400 logements, dans le camp. Pour combien de temps ?
Fin mai, à Maghayer Al-Dir, un bourg situé à quelque 20 kilomètres à l'est de Ramallah, les colons ont recours à une nouvelle technique : ils s'installent au cœur du village, agressent et menacent, puis forcent les habitants à partir. Huit jours plus tard, le village est vidé de ses habitants1
Forts de leur succès, les escadrons de colons s'attaquent à Kafr Malik puis à Turmous Ayya, toujours dans la région de Ramallah. Tactiques de guerre et augmentation massive du nombre d'assaillants, telles sont les dernières stratégies des bandes organisées pour l'occupation des terres.
Vient le tour du hameau d'Al-Muarrajat début juillet 2025. Là, dans le désert du sud de la vallée du Jourdain, des dizaines de colons israéliens envahissent les lieux, entrent dans les maisons, volent des moutons, occupent des espaces au cœur du village. Le Times of Israel, quotidien en ligne, écrit : « Les soldats appelés en renfort ne se sont pas contentés de ne pas empêcher le saccage. Ils ont protégé les partisans du mouvement pro-implantation lorsque ces derniers ont pris d'assaut les maisons. » Trente familles, soit 177 personnes, sont ainsi forcées de partir sous la menace des armes.
Le 11 juillet, le village de Sinjil est attaqué à son tour. Il y a plusieurs morts, dont Saif Al-Din Musalat, un jeune citoyen américano-palestinien en visite estivale. Deux mois plus tôt, en avril, Sinjil avait déjà été isolé par la construction d'un mur épais de barbelés haut de cinq mètres, empêchant les agriculteurs d'accéder à leurs terres.
Pour le politologue Ahron Bregman, s'exprimant le 27 janvier 2025 dans l'émission YouTube Face @ Face de Michele Boldrin, économiste italien, le déplacement en Cisjordanie de la guerre à Gaza serait un « cadeau » offert par Nétanyahou à sa droite extrême et aux colons, pour qu'ils n'abandonnent pas la coalition. Il s'agit de la mise en place accélérée vers une solution de souveraineté totale d'Israël en Cisjordanie.
Dans le sud de la Cisjordanie, des moyens législatifs sont déployés pour atteindre un autre objectif de la « doctrine de Gaza », sans doute le cœur du projet : le déplacement massif des populations. La violence administrative croise, dans une intrication perverse, le droit de la construction, le droit de la propriété du sol et les prérogatives de l'armée.
Le 17 juin 2025 est lancée une expulsion en masse des habitants de Massafer Yatta, zone semi-désertique dans le sud-est du district de Hébron, abritant, outre la ville de Yatta (plus de 110 000 habitants), une douzaine de villages et hameaux. Le gouvernement israélien vient requérir auprès de la Cour suprême israélienne la validation de la démolition de la quasi-totalité des villages et l'expulsion de leurs habitants. Il s'agit d'étendre la zone de tir 9182, c'est-à-dire de soumettre ce territoire au seul accès des forces armées, pour autoriser dans un deuxième temps l'installation de colons, comme c'est presque toujours le cas avec ce type de directive.
Le document officiel de l'armée est rapidement divulgué. Il indique qu'il faut utiliser « toute la gamme des outils civils et de sécurité à disposition » et précise que tous les permis de construire en cours ou à venir, déposés par les Palestiniens, doivent être bloqués. Résultat : les constructions érigées, n'ayant pas été officiellement validées, sont vouées à la démolition. Quelques semaines plus tôt, le village de Khilet Al-Dabe avait été rasé, comme aucun autre auparavant dans cette région de Masafer Yatta. La plupart des habitations palestiniennes de ces environs sont « illégales » : bâties par des populations chassées de leurs terres avant 1948 ou après, elles n'ont jamais bénéficié d'autorisation. Khilet Al-Dabe a été immédiatement occupé par un groupe de colons. La région est par ailleurs soumise à un nombre inédit de barrages militaires, lorsque ce n'est pas un blocus. De l'avis des populations concernées et de leurs avocats civils, jamais ces projets de démolition n'avaient atteint de telles proportions.
Le 29 juillet, Awdeh Al-Hathaleen, enseignant de 31 ans, militant pacifiste, est assassiné à bout portant à proximité de son domicile, à Oum Al-Kheir, dans la zone de Masafer Yatta. Il avait participé au très remarqué No Other Land, lauréat en 2025 de l'Oscar du meilleur film documentaire. Son meurtrier, Yinon Levi, 32 ans, est un colon connu des autorités pour ses agressions répétées. Celles-ci lui ont d'ailleurs valu des sanctions de la part de l'Union européenne et du Royaume-Uni. Côté étatsunien, les sanctions prononcées par Joe Biden ont été levées par Donald Trump. D'abord arrêté par les forces de police suite au meurtre, il a été relâché, puis assigné à résidence.
Les actes les plus criminels du génocide israélien s'affichent dans le meurtre délibéré de dizaines de milliers de civils et dans la torture par la faim imposée aux Palestiniens, verrouillés dans les poches gazaouies. À ces deux entreprises, il faut ajouter une nouvelle forme de harcèlement, mais dont les deux termes traditionnellement employés, « déplacement » et « expulsion », ne suffisent plus à rendre compte. C'est une stratégie d'épuisement, conduisant à une lente extinction puis à la mort. Toujours la même question revient à propos de la rage meurtrière d'Israël : pourquoi un tel extrémisme ?
Il faut garder à l'esprit un fait essentiel : les actions comme les guerres menées par Tel-Aviv sont dictées autant par des projets prémédités que par des manques endémiques, des faiblesses effroyables. La force rude d'une part, la maladie de l'autre.
Or les fêlures israéliennes sont sous-estimées. Les causes de la fuite en avant d'Israël dans une guerre totale sont multiples, complexes, mais il en est une qui s'inscrit dans l'enchaînement des événements autour d'octobre 2023 : c'est la fragilité inédite du pouvoir, et sans doute de la société dans son ensemble, avec l'émergence d'une crise majeure, révélée par les attaques du Hamas. Les réponses brutales viennent conjurer une menace d'implosion. Laquelle se traduit par les nombreuses manifestations de rue en Israël depuis octobre 2023, leur répression musclée, le discrédit terrible attaché à la figure du premier ministre, dont on sait par ailleurs qu'il n'est jamais à court de ruses pour se maintenir au pouvoir. Les procès en corruption intentés à son encontre dès 2020 révèlent aussi la place inouïe que l'argent, l'affairisme, la spéculation et les prises d'intérêt à des fins personnelles ont prise en Israël. Il est probable que ces problèmes aient atteint en 2023 un seuil critique, parce que la corrélation entre la guerre et le profit, deux espaces opaques, s'établit dans les campagnes menées à Gaza au cours de la dernière décennie avec le développement des industries d'armement.
Outre la menace d'un vide au sommet du pouvoir, Israël connaît depuis quelques années une polarisation intense, sociale, culturelle, religieuse, mais qui ne trouve aucun débouché politique. Les luttes israéliennes butent contre un mur : la complicité dans le crime de guerre. À l'arrière de ces fronts armés, la population israélienne, par son déni, sa volonté obstinée de ne rien voir, ne joue pas pour autant un rôle neutre. Israël mène une guerre contre les Palestiniens, tandis que le silence coupable paralyse la société.
Or, il n'y a rien de mieux que le délit commun pour souder un groupe atone. Pour y arriver, il faut déclarer un bénéfice exceptionnel, un ennemi, ou les deux. En Israël l'ennemi était désigné, l'argent est venu avec les technologies, la finance, la spéculation foncière, toutes trois dopées par l'expansion coloniale après 1967. La colonisation, pratiquée par une minorité, est tolérée, consentie, tue par la majorité ; elle devient un péché national. La société israélienne a pris au fil des ans un tour plus violent et criminel, mais par une dynamique lente, allant toujours dans la même direction, celle d'un dividende tiré de cette violence, mais paré de divers atours : la bravoure, l'intelligence, la ruse, la grandeur technologique et militaire. Outre que le triptyque « guerre, argent, colonisation » est nourri d'un mensonge, il est fatal, il nécrose la société de l'intérieur. Il conduit systématiquement à l'échec des revendications ou des espoirs de changement. Fragmentée et conflictuelle, la société israélienne reste cimentée par un pacte diabolique.
Avec l'organisation de l'espace et de la société apportée par la colonisation, les ghettos, les murs, les verrous et les check-points, ce ne sont pas seulement le paysage ou le territoire, des Israéliens comme des Palestiniens, qui ont été réduits en morceaux, mais aussi la société, déchirée en communautés, groupes d'intérêts, identités repliées sur elles-mêmes. Au dépeçage territorial correspondent des statuts éclatés, comme les privilèges ou dérogations accordées aux colonies, ou les nombreuses lois spéciales, administratives ou sécuritaires, appliquées aux territoires occupés. Et l'étouffement des espaces palestiniens a fini par produire des myriades d'îlots juifs. Une fois la colonisation érigée en ressort essentiel de l'économie, dopant la plupart des activités, l'éclatement a fini par être occulté dans les esprits, mais pas sur le terrain. Autrefois terre ouverte entre la grande Syrie et l'Égypte, Israël et la Palestine se composent aujourd'hui de confettis d'espaces confinés et bricolés, des ghettos extravagants à bien des égards. Et ces aberrations s'accompagnent de mentalités, d'idées, d'émotions et de justifications à leur mesure.
C'est dans un régime politique fragilisé, ayant perdu sa légitimité, et dans une société fragmentée en communautés aux intérêts de plus en plus divergents que s'inscrivent le génocide à Gaza et la pratique de la « chasse à l'homme » en Cisjordanie. Cette traque mortifère est à la fois méthode de contrôle, stratégie militaire, outil politique, et facteur de cohésion sociale. Et son corollaire, l'expérience du déchirement, qu'on retrouve chez la plupart des victimes des traques israéliennes et qui nourrit aussi le sentiment profond d'amertume et de douleur, la grande solitude des Israéliens.
On peut dire qu'Israël a intériorisé sur un mode paranoïaque les expériences de la persécution et de la ghettoïsation subies méthodiquement et dramatiquement par les juifs au cours de l'histoire ; qu'il les a transposés sur un mode colonial et qu'il a fini par en faire une obsession pathogène, qui le menace en retour. Certaines psychoses, arrivées à des seuils élevés, sont difficiles ou impossibles à guérir. Mais ce qui vaut pour des individus ne vaut pas nécessairement pour une société : des facteurs extérieurs, des hasards ou des catastrophes peuvent modifier le cours de nations. Cela s'est déjà vu.
1Oren Ziv, « In a single week, a new settler outpost erases an entire Palestinian community », +972, 26 mai 2025.
2NDLR. La zone de tir 918, englobe 12 des 20 villages de Masafer Yatta. Israël l'a déclarée zone militaire fermée au début des années 1980 afin de déplacer de force ses habitants palestiniens.