16.10.2025 à 22:56

Depuis la dissolution de juillet 2024, ce fait du prince, nous assistons à un spectacle politique consternant. Alors que la situation économique se dégrade, les Français, jusqu’ici très patients et bien élevés, doivent souffrir ce théâtre politique pitoyable qui ferait presque sourire s’il ne s’agissait de l’avenir de notre pays. Pour en parler, Aude Lancelin et Harold Bernat ont reçu le jeudi 16 octobre en direct sur QG à 20h30, Stathis Kouvélakis, philosophe, membre de l’Institut la Boétie et auteur d’une œuvre remarquée, engagée dans le combat social et politique depuis des décennie
15.10.2025 à 17:29

Face à une montée de l’extrême droite au sein des catholiques français, via l’influence d’un Vincent Bolloré ou d’un Pierre-Édouard Stérin, une pensée catholique de gauche se réorganise, y compris dans son expression médiatique. Pour QG, Théo Moy et Paul Piccarreta, cofondateurs du journal « Le Cri », à la fois magazine mensuel, site et chaîne Youtube, comptent faire connaître un christianisme de gauche, en se basant sur des enquêtes de terrain, en ouvrant grandes leurs colonnes aux préoccupations écologistes et féministes, et donnant aussi la parole aux personnes exclues, parfois peu prises en compte par l’épiscopat, comme les personnes LGBT ou les victimes de pédocriminalité. La campagne de pré-abonnement au média, qui se veut la voix « des chrétiens et chrétiennes engagées« , s’achèvera ce 17 octobre (lien ici). Interview par Jonathan Baudoin

Quelles ont été les réflexions qui vous ont poussé à fonder le média « Le Cri » ?
Théo Moy: Le renouvellement d’un christianisme à gauche en France, qui s’observe en plein d’endroits différents, a été l’un des moteurs. Par exemple, la création, il y a une dizaine d’années, de cafés chrétiens tournés vers l’action sociale. En particulier « le Dorothy » à Paris, qui réunit des personnes qui sont chrétiennes, qui veulent vivre leur foi, mais aussi pratiquer un accueil inconditionnel dans leur quartier, et mener une réflexion politique ensemble. Des petits mouvements se structurent autour de ça. Il y a aussi un renouvellement dans les mouvements chrétiens féministes, ou encore l’apparition d’un mouvement chrétien écolo qui pratique la désobéissance civile. On observe une forme de fourmillement chez une jeunesse chrétienne très engagée sur les questions sociales, écologiques et féministes, dont nous sommes assez largement le produit, à qui il manquait un média pour les nourrir, les accompagner dans ces réflexions, ouvrir des débats, mais aussi toucher un public plus large pour que ces voix-là soient entendues dans la société. Nous pensons que notre média pourra parler beaucoup plus largement qu’à ces petits milieux dont nous sommes issus, parce qu’on sent que la question spirituelle est très forte dans la société. Elle traverse beaucoup de milieux et le christianisme a, quand même, autre chose à faire entendre que les voix qu’on entend habituellement.
Paul Piccarreta : C’est aussi le journal de ceux qui n’ont pas de place dans les institutions religieuses classiques. On l’a fait parce qu’on voulait que cela existe, car nous sommes nos premiers lecteurs. « Le Cri », c’est fondé par deux personnes, mais derrière, comme le dit Théo, il y a toute une génération qui nous aide à faire que « Le Cri » existe. C’est un vrai projet commun, mûri depuis plusieurs années.
Dans quelle mesure l’influence médiatique et politique de milliardaires comme Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin, se réclamant de la foi catholique, pèse sur le milieu des chrétiens français?
T.M: L’arrivée d’un Bolloré, mais encore plus d’un Pierre-Édouard Stérin, crée un trouble parce qu’une partie du milieu conservateur s’y rallie par opportunisme économique. Stérin nourrit toute une sphère associative chrétienne proche des milieux conservateurs. Il les arrose d’argent, tout simplement. Il y a une dépendance qui se crée, avec le risque d’une forme d’institution dans l’institution, avec Stérin qui voudrait ses prêtres, ses mouvements d’Église, ses associations, et qui influerait l’Église avec les discours politiques qu’on sait, les projets politiques qu’il porte.
P.P: Les obsessions de Stérin et de Bolloré sont en réalité celles d’une minorité bruyante. L’argent, d’abord, toujours l’argent, et les musulmans. La chute d’une civilisation chrétienne fantasmée, c’est en réalité pour décorer, leurs obsessions sont bien les obsessions bourgeoises d’aujourd’hui, celle d’une bourgeoisie qui se radicalise. Nous, notre rôle, c’est de nourrir un contre-discours et d’apporter une déconstruction des paniques morales du bloc bourgeois identitaire. Mais ce qu’on revendique avant tout, c’est d’être inspiré par la parole, par les Évangiles, par le message porté par Jésus-Christ.
T.M : On voit une contradiction évidente entre ce qui est porté par les courants que Paul décrit et la réalité de la foi chrétienne. La réalité, c’est que notre discours est aussi porté par les papes successifs, le magistère romain, etc. On ne se sent pas du tout hérétiques. On a l’impression d’être tout à fait dans les clous de ce qu’est la foi chrétienne. C’est important d’apporter une forme de contradiction et d’enquêter, de montrer les forces qui sont à l’œuvre, les compromissions du message originel. Mais aussi les personnes qui s’opposent, qui résistent, qui bâtissent autre chose.
P.P : Notre message dépasse le cadre chrétien, parce que c’est d’abord un message d’espérance. La pente de notre époque, c’est la désespérance. Et ça, en tant que chrétiens, c’est forcément notre terrain. C’est pour ça que nous sommes légitimes, à prendre la question de l’extrême droite au sérieux.

Peut-on véritablement parler d’une droitisation du catholicisme en France ? Et comment se positionne l’épiscopat dans cette affaire ?
T.M.: C’est difficile à dire. La sociologie a du mal à étudier qui sont les personnes catholiques aujourd’hui en France. Historiquement, on a mesuré la catholicité à travers la pratique de la messe dominicale. Combien de fois par mois, par an, tu vas à la messe. Aujourd’hui, cet outil sert surtout à mesurer la reproduction sociale. Il y a des formes plus hybrides de pratiques. On voit des jeunes catholiques qui ne vont pas à la messe le dimanche mais qui vont dans des groupes de prière, font des retraites spirituelles, etc. Ce qui nous intéresse, nous, c’est les chrétiens. Au-delà du catholicisme. Bon, ce qui est sûr, c’est que l’Église catholique est largement structurée par un milieu très conservateur et qu’en son sein, une partie suit la tentation Zemmour et tous les équivalents qu’on peut lui trouver aujourd’hui. Cela reste minoritaire, mais ça existe. Et comme c’est appuyé par des moyens financiers importants, c’est un énorme danger pour l’Église.
P.P.: Je pense que l’épiscopat est à un moment clé. Il a conscience qu’il doit faire un choix, car le moment de bascule se rapproche chaque jour. Il y a dix ans, la question que l’Église de France se posait était « comment accompagner la droitisation des catholiques ?”. Aujourd’hui, c’est “ Faut-il accompagner l’extrême droitisation ?”. On est là pour leur dire : « Vous avez la possibilité de dire non, et voici les raisons de dire non ». Jusqu’à aujourd’hui, je pense que l’épiscopat français a capitalisé sur une espèce d’entre-deux, sur un doute. On peut travailler avec des groupes issus de l’extrême droite sans conséquence. On peut prendre l’argent de Stérin sans conséquence. Nos lecteurs, jeunes et moins jeunes, ne veulent pas de cette Église, et notre travail est de faire entendre leur voix.
Comment ambitionnez-vous de faire entendre un christianisme de gauche perçu comme minoritaire, voire inaudible en France ?
T.M: Le christianisme de gauche a une magnifique histoire en France. Ce n’est pas si ancien que cela. Les années 50 à 70 furent une période d’ouverture extraordinaire de l’Église, menée en particulier par des chrétiens français, notamment des Dominicains qui ont participé à Vatican II. La France a été à l’avant-garde du christianisme de gauche et est un des pays européens qui a le plus fait le lien avec la théologie de la libération sud-américaine, qui est l’exemple d’une théorie et – surtout – d’une pratique chrétienne de gauche, et même révolutionnaire, en réalité. Il y a une très forte histoire qui a laissé des traces. On s’adresse à des jeunes qui ne connaissent pas cet héritage-là, mais comme ils ont 25, 30 ans, ils se sentent écolos, féministes et espèrent aussi vivre leur foi en cohérence avec leurs engagements. On va les rencontrer parce qu’on apporte ce qu’ils recherchent aujourd’hui. Mais on va aussi apporter à un public plus âgé cet imaginaire d’un christianisme qui remet en premier lieu le souci des pauvres. Car Dieu est du côté des pauvres ! Beaucoup de chrétiens et de chrétiennes le sentent. Ils sont en manque de voix et d’institutions pour porter ce message-là. L’héritage est immense et dépasse le simple cadre ecclésial. On l’oublie beaucoup mais il y a eu, dans toutes les luttes des années 60 et 70 , les luttes sociales, et même LGBT des années 60-70, un fort mouvement chrétien très structurant en soutien.
P.P: Il y a de nouveaux profils, de nouvelles personnes qui n’étaient pas là avant dans le christianisme. Il y a des gens issus de l’immigration, des personnes LGBT, des gens qui étaient athées ou issus de milieux anticléricaux. Qu’on se serve d’outils historiques pour renouveler la pensée chrétienne et sociale, c’est vrai. Mais il y a aussi l’inédit de la situation. C’est ce qui fait que ce n’est pas un truc réchauffé des années 1950, trois minutes au micro-ondes en mode décongélation. Il y a vraiment un truc complètement nouveau. Ce journal est aussi celui des gens qui débarquent.


Comment votre média compte se positionner sur des sujets comme la cause LGBT ?
T.M.: On est un magazine qui est fait par des journalistes pigistes, avec des enquêtes, des témoignages, du terrain. On n’est pas une revue intellectuelle qui va demander à faire évoluer tel point du catéchisme. C’est important parce qu’il y a une tradition d’une presse catholique qui est extrêmement liée aux questions institutionnelles. Nous sommes une génération pour qui l’avis d’une institution, sur tel ou tel point précis, ne compte pas tellement. Les jeunes veulent suivre Jésus et son exemple, c’est tout. Étant donné qu’on veut réussir à parler au-delà des catholiques, on ne va pas écrire en permanence sur l’institution catholique concernant tel ou tel point. C’est important parce que c’est une autre proposition, un autre type de public auquel on s’adresse. Notre parti pris, c’est celui des personnes qui sont exclues. Et de manière complètement chrétienne, c’est-à-dire dans l’accueil, l’écoute, de laisser la place, de donner la parole, et de défendre. Je pense qu’il y a un point précis sur lequel j’aimerais qu’on travaille. C’est la mémoire et l’héritage du mouvement de la « Manif pour tous ». Ce fut un sursaut de politisation des catholiques en France, avec un inconscient total de toutes les personnes qui ont quitté l’Église à ce moment-là, toutes les blessures que cela a créé. C’est une plaie qui est ouverte, qui n’est pas traitée et dont tout le monde se fiche, alors que c’était il y a 12 ans. C’est un des premiers qu’on doit traiter. Qu’est-ce qu’a été la « Manif pour tous » ? Qu’est-ce que cela a provoqué ? Comment peut-on réparer ça ?
Et sur la pédocriminalité impliquant des ecclésiastiques par exemple?
P.P.: On est une génération très marquée par des révélations en chaîne. Une génération qui s’interroge sur l’existence d’une institution qui permet qu’autant de crimes soient commis. Forcément, c’est un sujet qu’on veut traiter. Après, on va essayer de trouver des formes nouvelles, de faire des enquêtes qui ne sont pas sorties ailleurs, sur des aspects précis de ces phénomènes, pour participer à ce travail de vérité.
Quel regard « Le Cri » envisage de porter sur le pape Léon XIV, et le Vatican en général?
T.M: C’est toujours très compliqué pour un catholique qui se sent à gauche de parler du pape. D’un côté, on se dit: « Pourquoi ce truc-là existe? » Et en même temps, on a été très marqué par le précédent qui, par beaucoup de moyens, nous a permis d’assumer ce qu’on est. Il a été un allié providentiel.
Le nouveau pape, c’est très dur d’en dire quelque chose parce que lui-même ne dit rien. Son profil est plutôt convaincant pour ceux qui avaient peur d’un profil conservateur. On est plutôt face à un profil ouvert, très clair sur le trumpisme aux États-Unis. Mais entre le jour de son élection et aujourd’hui, on n’en a pas appris davantage sur lui. On attend de voir.
P.P: Ce n’est pas le Vatican qui va changer l’Évangile ! On fait un journal chrétien pour tous. Ce qui nous intéresse, c’est ce que va produire le Vatican. Est-ce que ce que produit le pape est intéressant pour la foi chrétienne, pour penser le monde actuel ? Il y a un rapport à la parole officielle qu’on essaie d’ajuster à la réalité de la situation. Il y a beaucoup de protestants dans le monde pour qui le pape n’est pas grand-chose. Il y a beaucoup de catholiques pour qui le pape ne compte pas tellement non plus. Bien sûr, il ne faut pas faire comme si l’institution n’existait pas, mais il ne faut pas être obsédé par la parole officielle. Notre travail est de partir de la réalité des gens.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
14.10.2025 à 21:15

Cet automne 2025, QG a la joie de vous annoncer le renouvellement de son partenariat avec l’université de Montréal ! À cette occasion, Aude Lancelin a animé plusieurs débats, dont un grand entretien le 2 octobre dernier avec une voix familière de notre média, venue pour l’occasion Outre-Atlantique : Barbara Stiegler, philosophe, professeur à l’université de Bordeaux, spécialiste de la pensée néolibérale et auteur d’essais majeurs, parmi lesquels : « Il faut s’adapter » (Gallimard). Figure engagée des luttes, elle incarne aujourd’hui une pensée critique en action. La vraie démocratie exige pour elle un basculement révolutionnaire. Un entretien puissant à voir et à revoir en accès libre !
07.10.2025 à 23:19

Après une dissolution calamiteuse et la nomination de trois Premiers ministres en quinze mois ne reflétant en rien le résultat des urnes, Emmanuel Macron est plus que jamais isolé. Ayant grillé son ultime cartouche avec Sébastien Lecornu, l’un de ses plus proches collaborateurs qui n’aura tenu que 27 jours à Matignon, il n’a plus aucune solution politique. Les citoyens le rejettent massivement, le pays est déclassé à tous points de vue et aucun budget n’a encore été voté. Dans ces conditions, quel avenir imaginer pour la France et les Français ? Pour en parler, Harold Bernat et Didier Maïsto ont reçu Alain Houpert, sénateur (LR) de la Côte d’Or, connu pour sa liberté de parole et ses positions franches le mardi 7 octobre
06.10.2025 à 17:50

« La gauche est déconnectée du peuple » ou encore « Le wokisme marginalise la gauche ». Des idées qui sont répétées en boucle dans les mass medias pour décrire la relation entre le peuple et les partis progressistes. Mais qui ne se vérifient pas nécessairement dans les faits selon les auteurs du livre Nouveau peuple, nouvelle gauche (éditions Amsterdam). Pour QG, le sociologue Julien Talpin, coordinateur de ce livre collectif, souligne que les forces de gauche peuvent encore convaincre les classes populaires et les unifier, à condition, entre autres, d’arriver à les faire connaître, à les rendre légitimes dans leurs rangs militants et dans leurs directions respectives; à l’instar de ce que fit le Parti Communiste au 20ème siècle. Interview par Jonathan Baudoin

Quels sont les principaux facteurs de la transformation de la classe ouvrière en classes populaires ces dernières décennies et comment la gauche peut s’y retrouver pour formuler une offre politique cohérente face à ce nouveau peuple?
Ce passage de la classe ouvrière aux classes populaires est un acquis dans les sciences sociales, où il y a eu beaucoup de travaux ces dernières décennies sur cette question, sur la définition et le contours des classes populaires contemporaines. Un des enjeux du livre, c’est de rendre accessibles ces connaissances-là, puisque la cible du livre ce sont les militants de gauche et plus largement les citoyens.
Un des principaux facteurs c’est la transformation du capitalisme depuis une quarantaine d’années. Le déclin du capitalisme industriel a entraîné une mutation sociale, une précarisation des conditions de travail, l’individualisation des conditions d’emploi. C’est ce qu’analyse Sarah Abdelnour dans son chapitre, au début du livre, pour dire que la figure des classes populaires, restreinte aux seuls ouvriers, n’existe plus; et qu’il faut prendre en compte la diversification des conditions de travail. Mais aussi prendre en compte l’emploi non-salarié pour saisir ces transformations-là. Il y a une pluralisation des conditions de travail des groupes dominés.
Ensuite, il y a une plus grande prise en compte de facteurs qui étaient jusqu’alors invisibilisés. On avait ce regard sur la classe ouvrière avec au centre la figure de l’homme ouvrier blanc. Aujourd’hui, on prend davantage en compte des questions de genre, d’origine, d’inégalités ethno-raciales, etc. Il faut prendre cette perspective intersectionnelle et la pluralité des facteurs de domination pour saisir ce que vivent les classes populaires.
C’est au croisement des transformations structurelles du capitalisme et d’un changement de regard qu’apparaît cette cartographie des classes populaires, fragmentées, moins unifiées qu’elles ne pouvaient l’être par le passé.
En quoi la fragmentation actuelle du nouveau prolétariat diffère-t-elle de celle frappant le prolétariat du début du 19ème siècle, pour inculquer « une conscience de classe »?
C’est intéressant d’avoir une perspective historique car on a tendance à avoir une lecture mythifiée de ce qu’était la classe ouvrière et de ses conditions d’unification; comme si la classe ouvrière était née naturellement du capitalisme industriel du 19ème siècle. Ce que montre Samuel Hayat dans son chapitre, c’est que la classe ouvrière, les catégories populaires, ont toujours été fragmentées selon différents critères. D’une certaine façon, ça a été l’œuvre du mouvement ouvrier de produire cette unification-là. La question de la fragmentation des milieux populaires a toujours traversé les réflexions stratégiques à gauche. Avant même l’avènement du capitalisme industriel, il y a eu un travail politique de construction d’une unité des milieux populaires, qui avaient des statuts et des conditions très différents à l’époque aussi, entre les artisans, certains travailleurs ruraux et le proto-capitalisme industriel.
Cela montre bien comment l’unification des classes populaires, ou le dépassement de leur fragmentation, n’est pas qu’une question structurale, liée aux structures économiques. Mais aussi une question politique d’organisation collective.

En quoi l’opposition entre ruraux et urbains au sein des classes populaires est un lieu commun à « déconstruire » ? Est-ce que le mouvement des Gilets jaunes peut servir d’exemple de cette déconstruction?
C’est un enjeu important, qui traverse le débat public depuis une quinzaine d’années avec les lectures autour de la « France périphérique ». Le chapitre de Clara Deville et Pierre Gilbert montre que les conditions d’existence, en réalité, des différentes strates des catégories populaires sont assez similaires. Il y a des éléments partagés dans le rapport au travail, avec la précarisation des conditions d’emploi, l’importance du travail fait à côté, des formes de travail qu’on peut qualifier de subsistance, des formes de débrouille pour s’en sortir face aux défaillances de l’État social.
Autre élément partagé, c’est le rapport à l’espace et au territoire. Il y a des formes de relégation spatiale, qui ne sont pas exactement les mêmes, mais qui se traduisent de manière concrète à travers le transport. Que ce soit en voiture ou en transports en commun, les classes populaires résident principalement dans des espaces périphériques qui supposent des temps de déplacements importants. Cela peut créer des aspirations communes. C’est un autre point mis en évidence par ce chapitre. Il y a des attentes partagées par les différentes strates des milieux populaires. Notamment en matière de services publics plus présents et plus fonctionnels, comme la santé, l’éducation, la poste, etc. Quand on a une lecture, qui n’est pas une lecture spatialiste, mais qui se base sur les conditions matérielles, objectives, d’existence, sur les styles de vie et les aspirations populaires aussi, on se rend compte que les différences sont moins importantes qu’on ne le dit, même si elles existent.
Malgré tout, et l’histoire des Gilets jaunes l’enseigne, c’est aussi dans la mobilisation collective, dans la lutte, que les gens se rapprochent. Il faut créer des espaces pour cela. Le mouvement des Gilets jaunes a pu contribuer à une forme de socialisation car il y a eu aussi un travail politique en ce sens. Je pense à l’initiative du Comité Vérité et justice pour Adama qui a fait le choix de chercher la jonction avec les Gilets jaunes, autour notamment de la question de la répression policière. Ce qui a permis de créer des expériences communes entre des gens qui se connaissaient relativement peu.
Au-delà, il y a eu des rencontres, inter-classistes, sur les ronds-points, où des gens qui se fréquentent assez peu, ont contribué à orienter le mouvement, à expurger ses formes les plus réactionnaires, racistes, qui pouvaient exister au départ et qui furent balayées par cette expérience commune qui se crée petit à petit, et qui va permettre, un peu, cette jonction. Je crois que le mouvement des Gilets jaunes est intéressant de ce point de vue-là, montrant qu’il est possible, par la lutte en commun, de dépasser certaines distances entre les différentes strates des milieux populaires.


Pour quelles raisons ce collectif affirme que la droitisation de la société française, mais aussi européenne, est à relativiser?
Les données, notamment dans le cas français avec le travail du sociologue Vincent Tiberj depuis plusieurs années, à l’aide d’une multiplicité d’enquêtes d’opinion, montrent bien que sur tout un ensemble de sujets, notamment sur la redistribution économique et sociale, les aspirations de justice sociale, mais aussi sur les questions dites culturelles, raciales, environnementales ou de genre, la population est moins réactionnaire qu’on ne le présente. Les aspirations à l’ordre, à la sécurité, la mise à l’agenda des questions d’immigration, sont d’abord une production politique d’en haut et moins une aspiration populaire d’en bas. Ce que montre Vincent Tiberj, c’est que la droitisation est d’abord celle des élites économiques, médiatiques et politiques. Il souligne en particulier combien ce progressisme, ce libéralisme culturel qui progresse, est souvent marqué dans la jeunesse, bien que celle-ci demeure plurielle. C’est assez marqué chez les femmes aussi.
On a d’autres enquêtes qui montrent que c’est relativement la même chose à l’échelle européenne. Ce qui a des conséquences politiques. Un chapitre du livre souligne combien les tentatives de certains partis de gauche, plutôt sociaux-démocrates, de réorienter leur ligne politique pour capter les sentiments soi-disant conservateurs des milieux populaires avaient échoué à moyen terme. Notamment en Europe du Nord. Une offre politique à la fois sociale et sécuritaire n’est pas toujours très payante électoralement et en réalité on perd un peu sur les deux tableaux. On perd des gens de gauche qui finissent par se détourner du vote et on ne parvient pas à reconquérir les gens qui ont des aspirations d’extrême-droite. Ce qui pose des questions stratégiques: quel groupe faut-il chercher à mobiliser en priorité?
Comment les partis de gauche peuvent inclure les classes populaires dans leurs rangs, voire dans leurs directions, sans verser dans une domination des élus sur les militants?
Cela demeure une question fondamentale pour la gauche. Ce que montrent tout un ensemble de travaux, c’est que la gauche est, aujourd’hui, majoritairement composée de membres des classes moyennes et supérieures chez ses militants, mais plus encore chez ses dirigeants politiques. Ils ne sont pas à l’image des catégories populaires. Il y a des petites évolutions, notamment à l’échelle locale, dans la représentation des minorités ethno-raciales par exemple aux élections municipales comme en Seine-Saint-Denis par exemple. Une initiative récente du collectif Démocratiser la politique montre bien que la gauche représente un peu mieux les classes populaires que la droite. Mais au regard de la centralité de cette question-là pour la gauche, il y a encore beaucoup de travail.
Que faire? Il n’y a pas de solution évidente. Démocratiser la politique propose des formes de parité sociale pour favoriser la représentation des classes populaires. Le problème n’est pas tant d’avoir des militants issus des milieux populaires que de les faire monter. Il y a une disjonction entre les militants de la base et les dirigeants politiques. Il faut donc se poser la question des modalités de sélection des candidats.
C’est ce qu’a fait l’Institut La Boétie dans son travail de formation militante, qui s’est structuré depuis quelques années, avec des procédures pour sur-sélectionner dans leurs cursus de formation des militants plutôt issus de milieux et de territoires populaires. Ce qui m’amène à souligner que le travail de formation à la base est également essentiel pour renforcer les capacités d’action des milieux populaires au sein des organisations de gauche. On constate qu’il y a un sentiment d’illégitimité chez les catégories populaires à prendre la parole ou à prendre la place. C’est la construction de cette légitimité, pour qu’on laisse la place à ces groupes-là, qui peut aussi se jouer par un travail de formation militante et d’éducation populaire. Y compris chez les groupes les plus éduqués, apprendre à laisser la place et la parole aux autres.
Quelles leçons fournit l’histoire de la formation des militants communistes du 20ème siècle et qu’est-ce qui mérite d’être perfectionné selon vous?
Il y a pas mal de choses à apprendre de cette histoire. Premier élément, je l’ai déjà évoqué, c’est que la formation militante est un enjeu fondamental pour la gauche dans son projet de transformation sociale et dans son projet que les classes populaires soient représentées par elles-mêmes. C’est quelque chose qui était assez délaissé depuis le déclin du mouvement ouvrier et qui est en train d’être repris, notamment par l’Institut La Boétie. Avoir des écoles de formation des militants qui s’inscrivent dans la durée, et non pas juste des universités d’été par exemple, c’est important. Mais il faut s’en donner les moyens.
Deuxième élément, la figure de l’aristocratie ouvrière, qui était issue de cette formation militante communiste au 20ème siècle, est à reprendre avec une distance critique. Le risque, c’est de ne mettre en avant que ceux et celles qui sont déjà les mieux dotés. Ce n’était pas n’importe quel type d’ouvrier qui pouvait devenir candidat ou représentant du parti. Malgré tout cela a produit des effets importants. La représentation des ouvriers à l’Assemblée nationale jusque dans les années 1970, quand le PC était fort, était sans commune mesure avec ce que l’on connaît aujourd’hui. Ce volontarisme pouvait, pour partie, payer. On retrouve les deux points que j’évoquais précédemment. Une volonté explicite de mettre en avant des leaders issus de la classe ouvrière et ce fort travail de formation militante. Je crois que c’est l’articulation des deux qui peut être reprise.

Est-ce qu’une approche d’intersectionnalité, d’imbrication de plusieurs luttes sociales (classe, genre, race), peut permettre la construction d’un nouveau bloc populaire à portée révolutionnaire? Si oui, sous quelles conditions?
Vaste question. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas possible de faire comme si ces rapports sociaux-là n’étaient pas fondamentaux, déterminants. C’est aujourd’hui, pour une gauche conséquente, une forme de préalable.
Ensuite, à rebours de ce qu’on entend parfois, prendre en compte ces rapports sociaux dans leur diversité n’est pas une stratégie qui est vouée à la défaite. C’est ce que montre bien Tristan Haute dans son chapitre sur l’hypothèse d’un quatrième bloc, le bloc abstentionniste. Il y a une frange significative d’électeurs qui ont des valeurs progressistes – y compris sur les questions de genre ou d’antiracisme -, mais certains d’entre eux ne votent pas régulièrement. Il y a donc un potentiel électoral majeur pour une offre politique de gauche conséquente, qui se situe au croisement d’un agenda de redistribution sociale et de prise en compte des dominations intersectionnelles. Une offre politique de cette nature n’est pas nécessairement vouée à perdre, à faire partir des millions d’électeurs du côté du RN, comme on l’entend parfois. Au regard des valeurs qui habitent une partie de l’électorat abstentionniste, il y a moyen de construire des victoires à partir d’une offre politique de cet ordre-là. Néanmoins, cela ne semble pas suffisant. Il faut encore élargir le spectre pour construire un bloc populaire. Il y a un enjeu à faire le plein du côté des catégories populaires et à constituer des alliances avec des classes moyennes, avec certains secteurs de la jeunesse, avec des travailleurs intellectuels précarisés.
Au-delà de cela, à titre personnel, le changement social ne peut se concevoir à partir d’une lecture strictement électorale. La prise de pouvoir est un enjeu important, mais si elle n’est pas arrimée à des mobilisations sociales d’ampleur, on peut faire l’hypothèse qu’elle ne déboucherait pas sur grand-chose. Le cas grec est intéressant de ce point de vue-là. La gauche radicale est parvenue au pouvoir, mais il y a eu une telle mobilisation du mur de l’argent en face qu’elle a dû se coucher devant l’UE. Dans le contexte français, avec l’exemple actuel de la mobilisation du patronat contre la taxe Zucman, qui est pourtant quelque chose de tout à fait modeste, une victoire de la gauche de rupture impliquerait une réaction très forte. Celle-ci ne pourrait être contrée qu’à condition d’un mouvement social d’ampleur. Or celui-ci doit se construire dans la durée, au-delà des seuls enjeux et échéances électorales. Et ces stratégies extra-électorales peuvent s’appuyer sur la convergence entre différentes luttes, différents rapports sociaux – classe, genre, race -, aspirations à la fois au partage des richesses et à des formes d’égalité dans tous les domaines de la vie sociale.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Julien Talpin est sociologue, maître de conférences à l’Université de Lille, directeur de recherches au CNRS. Il est l’auteur de: La colère des quartiers populaires. Enquête socio-historique à Roubaix (PUF, 2024); La France, tu l’aimes mais tu la quittes (avec Olivier Esteves, Alice Picard, Seuil, 2024); Communautarisme ? (avec Marwan Mohammed, PUF, 2018)
02.10.2025 à 22:15

Dans une époque marquée par le retour de discours hérités des années 30, et une mise en scène médiatique où l’émotion l’emporte, les chaînes d’information font des faits divers le cœur de l’actualité. Le livre et la recherche historique perdent de leur poids, face à une profusion d’ouvrages qui simplifient et instrumentalisent le passé. L’immigration devient un enjeu central, présentée uniquement comme une source de tensions, alimentant la thèse du « grand remplacement » que des extrémistes diffusent pour diviser les classes populaires.
Tous ces thèmes ont été abordés par Aude Lancelin et François Bégaudeau dans L’Explication #8, avec Gérard Noiriel, historien et directeur d’études à l’EHESS. Il publie en cet automne « Le peuple français, histoire et polémiques » aux éditions Taillandier. QG l’a reçu pour une longue discussion de ses thèses
29.09.2025 à 21:20

Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, la guerre à Gaza alimente un débat mondial sur la notion de génocide, reprise par divers organismes, y compris israéliens. Beaucoup dénoncent aussi le rôle du soutien occidental à Israël. Paradoxalement, des partis d’extrême droite comme le RN ou l’AfD, malgré l’héritage antisémite de leurs fondateurs, se posent désormais en soutiens d’un Israël classé parmi les gouvernements les plus à droite du monde.
Pour en discuter, Aude Lancelin a reçu Gilbert Achcar, professeur émérite à l’université de Londres, collaborateur régulier du Monde Diplomatique, et auteur de plusieurs classiques, parmi lesquels « Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits » aux éditions Actes Sud. Aujourd’hui, il publie « Gaza, génocide annoncé » aux éditions La Dispute.