17.07.2025 à 11:21
L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.
Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur (…)
L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.
Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur production auprès de plus de 1.600 fournisseurs locaux, principalement dans le secteur de la mode rapide (fast fashion).
Cela a contribué à ce que 15 % du PIB industriel du Maroc dépende désormais du secteur textile, selon l'Association marocaine de l'industrie du textile et de l'habillement (AMITH). Ces chiffres, bien qu'ils datent de 2021, reflètent bien l'importance du secteur dans l'économie du royaume alaouite. En 2024, le Maroc a exporté pour 2,925 milliards d'euros de produits textiles vers l'UE, dont il est désormais le huitième exportateur de tissus et de vêtements.
Le Maroc représente 3,1 % des importations textiles de l'UE, qui est de loin le premier client du pays africain, absorbant 70 % de ses exportations, notamment vers l'Espagne et la France.
Amal (nom d'emprunt pour éviter des représailles) a travaillé six ans dans une usine marocaine légalement enregistrée, dotée d'installations sur deux étages pouvant accueillir environ 500 employés. Lorsque l'entreprise a changé de mains, le nouveau patron a dégradé les conditions de travail. « Nous cousions 56 vêtements par heure, mais il a fait venir des gens pour en produire 58, voire davantage » explique-t-elle à Equal Times. Pour les travailleuses de son atelier, ce changement « a représenté une pression énorme, sans compter que la qualité n'était plus au rendez-vous », se souvient-elle ; « presque tous les vêtements étaient destinés à Inditex et Mango, je le sais grâce aux étiquettes, la plupart étaient de Zara ».
Le travail auparavant effectué en neuf heures devait désormais être complété en huit heures. Cette augmentation de la cadence « a nui à notre santé, de nombreuses collègues ont quitté l'entreprise, à la fin nous n'étions plus que 400 ». Il s'agissait de la première réduction irrégulière des effectifs, qui allait être suivie de nombreuses autres, jusqu'à son propre licenciement.
Dans l'Indice CSI des droits dans le monde 2025 publié en juin par la Confédération syndicale internationale (CSI), le Maroc a amélioré sa note, passant de 4 en 2024 à 3, ce qui indique des « violations régulières » (jusqu'en 2024 « systématiques ») des droits fondamentaux du travail tels que le droit de grève, la négociation collective et la syndicalisation.
Le royaume maghrébin a ratifié les conventions de l'OIT sur le travail décent, la liberté syndicale, le travail forcé et le travail des enfants et la discrimination. Il s'aligne en outre sur la Recommandation n° 204 de l'OIT visant à réduire le travail informel. Les abus persistent toutefois dans le secteur textile, principalement dans le nord du pays, à Tanger et Kénitra notamment.
Les quartiers de ces villes foisonnent d'ateliers de couture de toutes sortes, y compris des établissements clandestins installés dans des garages et des rez-de-chaussée d'immeubles résidentiels. La sous-traitance représente 60 % de la production, et « tant les entreprises officielles que les entreprises informelles sous-traitent les grosses commandes » à ces ateliers, explique dans un entretien avec Equal Times Lamyae Azouz, secrétaire générale de l'association Attawasoul, à Tanger, une organisation à but non lucratif qui informe les personnes qui y travaillent de leurs droits du travail.
Le salaire de base d'Amal s'élevait à 710 dirhams par mois (67,5 euros, qui, en ajoutant les heures supplémentaires, lui laissaient environ 230 euros par mois). Le contraste est net avec le salaire minimum interprofessionnel au Maroc, qui, en janvier 2025, a augmenté de 5 %, pour atteindre 3.000 dirhams par mois (285 euros). « Mon entreprise a mis six mois pour appliquer cette augmentation dans son intégralité, et dans d'autres, je doute qu'elles le fassent », a déclaré à Equal Times une couturière de l'un de ces ateliers, qui a souhaité rester anonyme.
Selon le syndicat IndustriALL, les abus de salaire sont généralisés, à tel point que le salaire minimum n'est versé que dans les usines dont les effectifs sont syndiqués.
Dans les ateliers textiles au Maroc, « le salaire minimum n'est généralement pas payé à l'heure, mais en fonction d'un volume de vêtements déterminé », indique Azouz, et si l'objectif de production n'est pas atteint, une pénalité salariale est appliquée.
« Il y a parfois des inspections, mais elles ne fonctionnent pas, car elles sont annoncées à l'avance et des dispositions sont prises pour qu'il n'y ait pas de travailleuses mineures ou malades [présentes sur les lieux de travail] », ajoute-t-elle.
Sa collègue chez Attawasoul, Zohra Koubia, a supervisé en 2019 l'étude Perfiles y condiciones laborales en el sector textil de Tánger (Profils et conditions de travail dans le secteur textile à Tanger) pour Setem Catalunya et le réseau d'ONG, de syndicats et d'associations de consommateurs Campagne Vêtements Propres. Six années se sont écoulées depuis, cependant « rien n'a changé », affirme-t-elle.
« Dans les ateliers informels, le Code du travail n'est pas appliqué », dénonce-t-elle, ajoutant que « la plupart des travailleuses sont cheffes de famille, ont migré d'autres régions du pays et n'ont aucune formation ». En effet, 70 % des femmes interrogées dans le cadre de cette étude ont déclaré ne pas avoir de contrat, 6 % d'entre elles étaient liées à leur atelier par un accord verbal et seulement 24 % disposaient d'un contrat signé. Par ailleurs, 36 % d'entre elles n'étaient même pas déclarées au système de sécurité sociale marocain, même si en 2021, il a été décidé d'étendre cette protection à l'ensemble de la population active.
Le problème reste d'actualité, dès lors que « la quasi-totalité des entreprises déclarent moins de salariées et moins d'heures de travail » que ce que suppose leur activité réelle, souligne Mme Koubia. À cela s'ajoutent d'autres abus tels que le non-reversement des cotisations sociales pourtant prélevées sur le salaire. En l'absence d'inspections du travail, ces exactions sont commises en toute impunité, sans compter que bon nombre de travailleuses méconnaissent leurs droits.
Amal, par exemple, n'a appris qu'elle n'avait pas de contrat que le jour où elle a eu besoin de médicaments : « Je pensais qu'étant donné que je travaillais, j'avais une mutuelle, mais le patron ne nous avait pas déclarées », s'indigne-t-elle. Il s'agit là d'une pratique courante, selon IndustriALL, qui déplore que de nombreuses travailleuses du textile se retrouvent sans droit à des congés ni à des soins médicaux parce qu'elles ne sont pas enregistrées dans le système, alors qu'elles développent fréquemment des troubles musculosquelettiques.
Dans le secteur textile marocain, les journées sont de huit à neuf heures, y compris les samedis et jours fériés, avec une ou deux pauses toilettes et une demi-heure pour déjeuner. « J'ai enduré cela pour ma famille », affirme Amal. « Mon usine ne disposait d'aucun espace de repos. Qu'il pleuve ou qu'il fasse chaud, nous posions des cartons à même la rue pour nous asseoir et manger », ajoute-t-elle, « et à l'intérieur, le nettoyage était inexistant ».
Puis, un jour, elle a appris que son patron avait loué un étage supplémentaire dans le bâtiment où elle travaillait, mais qu'il l'avait enregistré sous un autre nom et y avait fait venir de nouvelles travailleuses, qui empruntaient une porte d'accès séparée et étaient moins bien payées qu'elle. Leur employeur les rémunérait quand bon lui semblait, sans planning précis.
Il est courant que les travailleuses commencent leur journée sans même savoir si elles feront des heures supplémentaires, lesquelles ne sont généralement pas rémunérées, souligne Mme Koubia. Elle ajoute que, bien que la semaine de travail au Maroc soit légalement de 44 heures, dans la pratique, beaucoup d'entre elles « cousent 14 heures par jour pour pouvoir honorer les commandes ». Si, malgré tout, les commandes de l'entreprise diminuent, il peut arriver, comme cela a été le cas pour Amal, que la « prime de production » soit supprimée et que des irrégularités surviennent dans le montant du salaire perçu et les dates de paiement, irrégularités qui dans son cas se sont prolongées pendant plus d'un an.
À leurs doléances légitimes, l'entreprise a répondu par du harcèlement et des insultes. Selon Mme Azouz, une travailleuse sur deux interrogée par son association à Tanger déclare avoir subi des menaces, des violences verbales et même physiques de la part de ses employeurs. « Ils les humilient, ils les comparent à des ânes, ils refusent d'embaucher des femmes mariées ou enceintes », explique-t-elle. De ce fait, les employées sont généralement des jeunes femmes qui « louent une chambre à plusieurs et vivent dans des conditions précaires ». Il n'est pas rare que la situation dégénère en harcèlement sexuel. Amal se souvient que son chef avait « des comportements déplacés avec les jeunes filles » et que lorsqu'elles l'ont dénoncé auprès des autorités, on leur a répondu : « C'est votre problème ». Bien entendu, ceux qui ont répliqué de la sorte « étaient des hommes », précise-t-elle.
Dans les ateliers de couture informels au Maroc, les accidents liés aux mauvaises conditions de travail sont également fréquents, comme notamment « les coups de chaleur en été (d'avril à septembre), car les travailleuses peuvent boire de l'eau, mais n'ont pas droit à des pauses », souligne Mme Azouz.
Très souvent, à l'intérieur, « il n'y a pratiquement pas d'espace pour repasser, alors que le taux d'humidité élevé et la forte concentration des effectifs » favorisent la transmission de maladies, et que « la poussière provenant des tissus est cause d'affections pulmonaires ou d'allergies », précise-t-elle.
Mme Azouz a apporté son aide aux familles des 28 personnes décédées par électrocution lors de l'inondation d'un atelier clandestin à Tanger en février 2021, où des étiquettes Inditex ont été retrouvées. Suite à des manifestations et à la parution d'articles dans la presse, la préfecture de Tanger-Assilah a indemnisé les familles. À l'issue du procès, l'inspection du travail a été mise en cause, mais pas les marques responsables des commandes qui étaient exécutées dans des conditions de travail indécentes.
Le gouvernement national et les autorités locales ont mené des négociations discrètes avec les survivantes : « Ils leur ont dit être disposés à trouver un accord à condition qu'elles cessent de communiquer avec nous [l'association Attawasoul] et les médias », révèle Mme Azouz.
L'affaire n'a donc eu aucune répercussion sur l'écosystème des ateliers de confection, même à Tanger. « L'accident n'a entraîné aucune amélioration sur le plan juridique ou de la sécurité » déplore-t-elle : « le propriétaire a passé quelques mois en prison, cependant il continue de fournir des marques internationales par l'intermédiaire d'une autre entreprise ».
L'informalité qui règne dans le domaine du travail entrave considérablement la syndicalisation, dans un environnement où la liberté syndicale n'est pas garantie et où les syndicats marocains n'ont pas réussi à empêcher l'adoption d'une loi sur les grèves, en vigueur depuis mars, qui restreint considérablement ce droit et compromet gravement les libertés syndicales.
Dans ce contexte, pour les travailleuses du textile au Maroc, l'adhésion à un syndicat entraîne facilement des menaces et des licenciements, ou « même des accusations inventées de toutes pièces », telles que l'obstruction au travail ou le manque de productivité, « voire l'attribution d'un nombre d'heures réduit et l'isolement », résume Zohra Koubia. Le constat d'IndustriAll est sans équivoque : « Parmi les entrepreneurs, il existe un consensus : former un syndicat, cela revient à une déclaration de guerre ». Ainsi, s'ils se retrouvent face à des travailleurs unis et organisés, « ils peuvent paralyser l'usine, la fermer et la délocaliser » en toute impunité.
Amal en a d'ailleurs personnellement fait l'expérience. « Nous avons tenté, en vain, de parler à notre employeur, puis nous nous sommes adressées aux autorités, mais elles ont fait la sourde oreille », se souvient-elle. « En mai 2022, nous avons fait grève pour défendre nos droits et réclamer les primes non versées, mais l'employeur a appelé la police pour nous expulser ». Amal a écrit à Inditex pour dénoncer ces faits, et entre juillet et octobre, elle et ses collègues ont été licenciées, ce qui « n'a posé aucun problème, car nous n'avions pas de contrat ; nous étions neuf à être enceintes ».
À cette époque, elle avait déjà cinq enfants et en attendait un sixième. « Cela a été extrêmement difficile », confie-t-elle. Elle a travaillé deux semaines dans une autre entreprise, mais a été licenciée lorsque ses employeurs ont appris qu'elle avait appartenu à un syndicat. Dans une troisième entreprise, elle n'a tenu qu'une journée, pour la même raison.
« Lutter pour nos droits nous a coûté cher », reconnaît-elle. « De nombreux syndicats sont achetés par le patron, et moi, tout ce que je voulais, c'était servir de pont entre les deux parties, mais dans mon pays, cela n'est pas perçu ainsi. »
Amal est actuellement en attente de jugement, et bien que son ancienne entreprise ait fermé, elle a été facilement remplacée par de nouveaux ateliers. Elle et ses collègues réclament à leur ancien employeur le paiement de leurs salaires impayés et des indemnités pour leurs années d'ancienneté, qui vont de cinq à seize ans.
« Certaines ont travaillé là toute leur vie et n'ont plus rien », déplore-t-elle. L'employeur a déclaré faillite et doit payer le loyer, les salaires et de nombreuses factures à différents transporteurs et fournisseurs, de sorte que les travailleuses ne savent pas si elles seront un jour payées.
Malgré ce cadre de travail injuste, qui laisse dans la pratique un grand nombre de travailleuses et travailleurs sans protection, le royaume alaouite a élaboré un plan de développement à l'horizon 2035 visant à moderniser son économie et à se positionner comme un marché exportateur hautement performant et à faibles émissions. Pour ce faire, il s'appuiera sur son réseau d'accords commerciaux, qui comprend des traités de libre-échange avec une cinquantaine de pays, tandis que son ministère de l'Industrie soutient des partenariats régionaux de coopération multisectorielle tels que l'Association arabo-euro-méditerranéenne pour la coopération économique (EMA).
Le ministère du Commerce et l'AMDIE s'efforcent également d'attirer les investissements en proposant des subventions et des avantages fiscaux, en facilitant les démarches administratives et en promouvant les infrastructures nationales : premier train à grande vitesse africain, nouvelles autoroutes, 19 aéroports internationaux ou le port de Tanger-Med (le plus grand d'Afrique et de la Méditerranée et le 17e plus actif au monde en termes de volume de conteneurs), ainsi que six zones franches, portées à huit en mars dernier.
Avec ces initiatives, le Maroc « facilite l'accès à plus d'un milliard de consommateurs en Europe, aux États-Unis, au Moyen-Orient et en Afrique », souligne l'AMDIE, parallèlement à son « engagement résolu en faveur de la transition verte et du développement durable ».
En ce sens, le Maroc se trouve en réalité soumis à la pression de ses principaux clients. À l'horizon 2030, l'UE prévoit que tous les produits textiles commercialisés sur son territoire soient réparables, recyclables, fabriqués à partir de fibres recyclées, exempts de substances toxiques et respectueux des droits humains et de l'environnement. Le marché marocain est ainsi contraint d'adapter son système de production. Est-ce possible ? Avec sa stratégie Dayem (« durable » ou « viable » en arabe), l'AMITH s'est dotée d'une feuille de route pour 2035. Le secteur textile marocain reconnaît qu'il doit réduire la sous-traitance dans le secteur, remplacer son modèle de confection, qui importe actuellement ses tissus d'Asie et de Turquie, et se doter d'un modèle propre, durable et local, conformément aux règles d'origine de la zone pan-euro-méditerranéenne (Zone PEM, qui bénéficie d'un accès préférentiel à l'UE).
Pour relever les défis implicites en matière d'emploi, des règles sont nécessaires pour obliger les marques européennes à garantir des contrats de travail formels non seulement à leurs fournisseurs directs, mais aussi aux fabricants secondaires et tertiaires auxquels ceux-ci sous-traitent généralement, et dont les actions sont moins visibles, déclarait déjà en 2023 la directrice générale de l'AMITH, Fatima-Zohra Alaoui.
La situation n'a guère évolué et, malgré les objectifs officiels, il reste encore un long chemin à parcourir. En attendant, des milliers de travailleuses comme Amal aspirent simplement à une issue équitable et à des conditions de travail décentes dans les ateliers marocains. « Il n'y a pas d'avenir ainsi », conclut-elle : « Je ne blâme pas les personnes [en Europe] qui achètent ces vêtements. Tout ce que nous souhaitons, c'est avoir des emplois décents, fabriquer des vêtements de qualité et pouvoir assurer une vie digne à nos familles. »
15.07.2025 à 06:30
Margaux Solinas , Paloma Laudet
Une pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans (…)
- Actualité / Rwanda, Congo, Rép. démocratique , Environnement, Santé et sécurité, Pauvreté, Agriculture et pêche, Pollution, Développement durable, Industries extractivesUne pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans le lac Kivu, constituant une source alimentaire et une ressource économique vitale pour les communautés riveraines du Rwanda et de la République démocratique du Congo. Ils ont été introduits en dans les années 1950 de manière artificielle pour augmenter la production de poissons comestibles dans la région. Ils sont souvent séchés ou fumés pour être conservés et jouent un rôle crucial dans l'économie des villages locaux.
Le pêcheur rassemble environ 500 francs rwandais par jour, soit environ 0,31 centime d'euro, une maigre somme, juste assez pour s'occuper de son bateau en mauvais état et subvenir à sa faim. Claude vit en deçà du seuil de pauvreté (moins d'un dollar par jour) comme 52 % des Rwandais, selon un rapport du Center for Affordable Housing Finance in Africa (CAHF). Et il ignore – et n'a guère d'intérêt – pour le danger silencieux qui agite les eaux tranquilles du lac Kivu. Alors qu'il vend ses derniers sambazas, le tonnerre gronde et de grosses gouttes de pluie se mettent à tomber. Il prend alors ses jambes à son cou, et se précipite sous une cabane en tôle rouillée, dans l'attente d'une éclaircie pour pouvoir rentrer chez lui.
Outre les poissons pêchés par Claude et autres espèces aquatiques, le lac Kivu contient une forte concentration de méthane, un gaz à effet de serre puissant, incolore et inodore, composé d'une molécule de carbone et de quatre atomes d'hydrogène (CH₄). Principal constituant du gaz naturel, il est produit par la décomposition de matières organiques en l'absence d'oxygène, notamment dans les marais, les rizières, et les intestins des ruminants.
Le méthane contribue de manière significative au réchauffement climatique en retenant la chaleur dans l'atmosphère, mais peut également servir de source énergétique. Il peut être converti en énergie de plusieurs façons : brûlé, il produit de la chaleur et de l'électricité. Sinon il est utilisé dans des systèmes de cogénération pour générer simultanément de l'électricité et de la chaleur où il alimente des turbines à gaz. Ces méthodes permettent de produire de l'énergie tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Et à quelques kilomètres du rugo (maison traditionnelle en terre cuite rwandaise) de Claude, une entreprise, KivuWatt, s'est donné pour but d'extraire et convertir le méthane en énergie pour alimenter la région.
En 2008, seulement 6 % de la population rwandaise avait accès à l'électricité, un chiffre qui serait passé aujourd'hui à 75 % d'après le gouvernement rwandais. À la même période, « le mix énergétique du Rwanda était dominé à 74% par la biomasse et les produits pétroliers (20 %) », d'après l'Agence internationale de l'énergie, « le reste étant constitué de gaz naturel, de charbon et d'hydroélectricité ».
Pour expliquer cette croissance, les ressources énergétiques du lac sont cruciales. En 2020, le Rwanda et la République démocratique du Congo ont signé un accord pour assurer une exploitation sûre du méthane du lac Kivu, tout en préservant la biodiversité de la région à l'image de KivuWatt, piloté par l'Américain ContourGlobal, et de Shema Power Lake Kivu (SPLK), une coentreprise public-privé qui ambitionne à elle seule de couvrir jusqu'à 30 % de la demande électrique nationale. En 2024, cette ressource fournit déjà 14,3 % de l'électricité du pays, marquant un tournant stratégique dans le mix énergétique rwandais.
Contrairement au Rwanda, le gouvernement congolais n'a pas débuté l'extraction du méthane de son côté du lac. En janvier 2020, l'espoir d'un projet d'évacuation du gaz avait vu le jour sous l'initiative de l'ancien ministre national des Hydrocarbures, Rubens Mikindo. Mais en 2025, le projet en est toujours au même stade.
Les autorisations pour la construction d'une usine et pour la production d'énergie stagnent, résultat de l'instabilité de la région, mais aussi de mauvaise gestion de la baie de Kabuno et, selon certaines sources sur place, de la corruption. Seules des stations de dégazage ont été installées. Dans ce contexte de tensions persistantes entre les deux rives du lac, le gaz devient un enjeu aussi géopolitique que sécuritaire.
« Le gaz est emprisonné dans les couches profondes. Il y a une marge de sécurité gigantesque, mais deux scénarios s'opposent chez les spécialistes. Il y a la possibilité de l'extraction massive qui risque d'amener une déstabilisation du lac, et d'autres qui jugent que l'extraction est la solution » explique François Darchambeau, chercheur spécialisé sur le sujet et enquêteur pour l'entreprise KivuWatt.
Malgré sa situation dans une région sujette à une activité sismique importante, il existe un manque significatif de préparation et de compréhension concernant les menaces potentielles pour le lac Kivu comme l'éruption limnique. Ce type d'éruption se produit généralement dans des lacs profonds situés dans des zones volcaniques. Elles représentent un risque important dans cette région sujette aux tremblements de terre, parsemée de volcans actifs, comme l'a montré la catastrophe du lac Nyos (Cameroun) en 1986, qui a tué plus de 1.700 personnes.
La plupart des pêcheurs sont conscients de la présence de méthane, mais ils ne perçoivent pas son extraction comme un danger significatif, étant juste informés de sa présence et de sa transformation en énergie, et non aux conséquences d'une éruption. Certains pêcheurs comme John, capitaine d'un bateau, s'interrogent sur le lien entre l'extraction et l'absence de ressources dans le lac. Il témoigne : « Il y a encore dix ans, nous pêchions des dizaines de kilos par soirée, aujourd'hui, c'est à peine la moitié. Alors, oui, j'ai entendu parler du méthane, j'en conçois les dangers, mais ce qui m'inquiète, c'est seulement la disparition des poissons. Est-ce lié au gaz ? »
Aucune étude n'établit à ce jour de lien direct entre la présence de méthane dans le lac Kivu et les récentes mortalités de poissons. Mais la présence d'entreprises d'extraction pourrait présenter un danger potentiel pour les espèces du lac, et limiter l'espace de pêche pour les habitants des rives. En juin 2022, des épisodes frappants à Kabuno et Minova (RDC) ont été attribués à une intoxication liée à des polluants terrestres, selon l'Observatoire Volcanologique de Goma (OVG). L'hypothèse d'une libération de gaz a été écartée par des experts, dont le professeur Pascal Masilya, qui pointe plutôt la remontée d'eaux pauvres en oxygène provoquant l'asphyxie des poissons par éruption limnique.
Le volcanologue Benoit Smet développe : « Une éruption limnique se produit uniquement lorsque le lac est saturé avec du gaz s'accumulant en profondeur dans une couche permanente qui ne se mélange pas avec la surface. Ce gaz, principalement du méthane, mais contenant également des quantités significatives de CO2, est stocké et dissous dans l'eau. Comme le gaz occupe de l'espace et avec la présence de CO2 aux côtés du méthane, les couches finissent par se mélanger, provoquant la montée du gaz vers la surface à mesure que la pression diminue, menant à la saturation. Selon les mesures récentes, ce phénomène est actuellement localisé à la baie de Kabuno sur le lac (côté RDC), incitant des efforts prudents pour extraire le gaz ». Cette accumulation en profondeur constitue une menace silencieuse : si la saturation est atteinte et que le gaz remonte brutalement à la surface, cela peut entraîner une asphyxie massive des populations riveraines.
De l'autre côté de la rive, en République démocratique du Congo (RDC), de grands panneaux indiquent « Attention Méthane ». Ils bordent le long de la route principale du camp de déplacés internes de Bulengo, situé en périphérie de Goma, la capitale provinciale du Nord-Kivu. Et aux alentours du camp, le gaz s'échappe par endroits, provoquant la mort de certains habitants par asphyxie.
Dans la province, plus d'une centaine de groupes armés circulent, dont le M23, qui est apparu en 2012 après une mutinerie contre le gouvernement de Kinshasa par d'anciens membres du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP). Il tire son nom de l'accord de paix du 23 mars 2009, qu'il accuse le gouvernement de ne pas avoir respecté. Depuis fin octobre 2024 leur progression, fulgurante dans la région, et leur a permis de s'emparer tour à tour des capitales provinciales du Nord et Sud Kivu, étendant leur emprise. La situation politique instable dans laquelle se trouve les habitants de la région permet une prévention minime quant aux risques liés au méthane.
« Il n'y a plus aucune organisation qui prend soin de nous, nous devons nous débrouiller avec nos sacs pour construire des logements » témoigne Sindani Mukuku, 70 ans, originaire de la ville de Saké, à quelques kilomètres du camp.
En face de sa tente, se trouve la maison de Sifa, une femme de 35 ans. Avec son mari et ses cinq enfants, elle cohabite avec les déplacés depuis deux ans. Installée sur le perron de sa maison, devant un tissu violet à fleurs faisant office de porte d'entrée, elle regarde deux de ses enfants jouer dehors. Alors qu'ils courent, ils s'arrêtent net devant un fil de barbelé. « Des experts sont passés pour poser des panneaux de signalisation à risque. Ils étaient avec le gouvernement congolais, mais depuis personne n'est revenu », raconte Sifa, témoignant des dangers enfouis dans le lac.
« La vie est plus douce, avant, c'était dangereux, plusieurs personnes sont mortes. Maintenant, je suis rassurée pour mes enfants, même s'ils connaissaient déjà la localisation des champs de gaz, mais le problème, c'est que le gaz est toujours présent ».
Et certains habitants des rives s'interrogent sur l'extraction. Quand pourront-ils cesser de craindre un accident mortel ? Selon François Darchambeau, les deux rives n'ont aucun plan d'évacuation du littoral. Mais si certains habitants ont conscience des dangers, la plupart des pêcheurs vivent dans une misère accrue et ne font pas de l'extraction du méthane une priorité, ayant pour première inquiétude, comme Claude, de trouver de quoi se nourrir pour la journée.
14.07.2025 à 09:46
Quand avez-vous acheté des fleurs pour la dernière fois ? Lors d'une visite à l'hôpital ? Pour la Saint-Valentin ? Un anniversaire, peut-être ?
Avez-vous imaginé quelqu'un en train de les cueillir dans un jardin ensoleillé, cultivées avec amour par un jardinier qui fredonne gaiement une mélodie ?
Ouais… Tout ça, c'est du fantasme.
Aujourd'hui, les fleurs sont une marchandise : doucereuse, mondialisée et rentable. Les pétales sont peut-être doux, mais ils cachent la dure réalité des (…)
Quand avez-vous acheté des fleurs pour la dernière fois ? Lors d'une visite à l'hôpital ? Pour la Saint-Valentin ? Un anniversaire, peut-être ?
Avez-vous imaginé quelqu'un en train de les cueillir dans un jardin ensoleillé, cultivées avec amour par un jardinier qui fredonne gaiement une mélodie ?
Ouais… Tout ça, c'est du fantasme.
Aujourd'hui, les fleurs sont une marchandise : doucereuse, mondialisée et rentable. Les pétales sont peut-être doux, mais ils cachent la dure réalité des nombres. L'industrie mondiale des fleurs, d'une valeur d'environ 27,34 milliards d'euros en 2023 (31,95 milliards de dollars US), est gérée par des marques gigantesques et des géants multinationaux.
Parmi ces marques, on trouve Queen Flowers. Basée au Danemark, l'entreprise fait passer ses fleurs par les célèbres enchères aux fleurs des Pays-Bas et les commercialise dans le monde entier. Sa plus grande serre se trouve en Turquie, dans la petite ville égéenne de Dikili, dans la province d'İzmir.
Ce commerce riche en couleur rapporte des milliards de dollars chaque année. Mais cette donnée cache une réalité tout autre : des millions de travailleurs, essentiellement des femmes, exténués par de longues journées de travail. Du Kenya à la Colombie, de l'Égypte à l'Inde, les fleurs sont cultivées dans l'ombre de produits chimiques toxiques, de vols de salaire, de violences sexistes, de travail des enfants et de pratiques antisyndicales.
Le Kenya, par exemple, est le panier à fleurs de l'Europe. Plus de 500.000 personnes y vivent de la culture et de la coupe de fleurs. Les fleurs sont transportées dans des chaînes de froid afin d'en conserver la fraîcheur. Briser la chaîne du froid, c'est perdre de l'argent. La pression est donc très intense. Les journées de douze à quatorze heures sont la norme. Les femmes endurent le harcèlement en silence afin de conserver leur emploi. Souvent, les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées. La décision de se syndiquer peut entraîner le licenciement.
La Colombie est le deuxième pays exportateur mondial de fleurs après les Pays-Bas. Pendant les saisons les plus chargées, les travailleurs travaillent jusqu'à 100 heures par semaine. Les travailleuses doivent prouver qu'elles ne sont pas enceintes pour être embauchées et nombre d'entre elles font état d'abus sexuels fréquents.
Il n'est pas surprenant qu'en Colombie, la Saint-Valentin soit également connue sous le nom de « Journée internationale des travailleuses et travailleurs des fleurs », un moment pour faire grève, manifester et afficher sa solidarité plutôt que d'offrir des chocolats.
Dans les années 1970, la crise pétrolière a rendu le chauffage des serres trop coûteux en Europe. La production s'est donc déplacée vers le sud. Avec un soleil équatorial toute l'année, une main-d'œuvre bon marché et des altitudes plus élevées, l'Afrique et l'Amérique latine sont devenues les nouvelles ceintures florales.
Les multinationales se sont installées dans des paradis fiscaux comme les Pays-Bas, évitant ainsi de payer des impôts dans les pays où les fleurs sont cultivées. Les bénéfices restent en Europe. La pauvreté reste derrière. Les épines dans le pied de l'industrie sont nombreuses : contrats saisonniers, travail des enfants, accidents du travail, vols de salaire, maladies dues aux pesticides et traite des êtres humains.
La Turquie n'est pas épargnée : les salaires dépassent à peine le minimum légal, les journées de travail sont longues et les mesures de sécurité les plus élémentaires sont absentes. Mais un événement remarquable s'est produit récemment : pour la première fois dans l'industrie des fleurs du pays, une campagne de syndicalisation a réussi.
Dans la grande serre de Queen à Dikili, dans la province occidentale d'İzmir, quelque 340 travailleurs ont adhéré au Syndicat unifié des travailleurs de l'agriculture et de la sylviculture (DİSK/BTO-SEN). Ils ont réussi à se frayer un chemin dans le droit du travail byzantin de la Turquie et ont rempli toutes les conditions légales pour entamer des négociations collectives en novembre 2024.
La réponse de l'entreprise ? Une obstruction totale.
Elle a refusé le dialogue, esquivé les réunions de négociation et intenté des actions en justice pour retarder les négociations. Elle a proposé aux travailleurs une augmentation ahurissante de 0 %, en pleine crise du coût de la vie.
Et elle ne s'est pas arrêtée là. Les membres du syndicat ont été réaffectés à des tâches dangereuses et exténuantes. Les représentants syndicaux élus ont été licenciés. Certains travailleurs et leurs familles ont été directement menacés, y compris avec des armes à feu.
Pendant ce temps-là, la machinerie des relations publiques de l'entreprise se vante de promouvoir l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes. À l'occasion de la Journée internationale de la femme, l'entreprise a organisé des promotions sur les fleurs. Mais les femmes qui cultivent ces fleurs vivent dans la pauvreté et sont menacées dès qu'elles demandent de la dignité.
Les tactiques d'intimidation n'ayant pas fonctionné, la direction a essayé un nouveau stratagème : la diversion syndicale. Elle a fait rentrer un autre syndicat, plus « complaisant » par la petite porte. Les travailleurs qui ont quitté le syndicat DİSK/BTO-SEN pour adhérer au nouveau syndicat ont été récompensés par une prime de vacances, puis par un mois de salaire supplémentaire.
Lors d'un pique-nique d'entreprise, le copropriétaire turc a ouvertement déclaré qu'il préférait travailler avec le nouveau syndicat.
Cela est non seulement contraire à l'éthique, mais aussi illégal. En vertu des droits pénal et syndical turcs, les employeurs ne peuvent pas manipuler l'adhésion à un syndicat ou favoriser un syndicat par rapport à un autre.
Mais les travailleurs ne plient pas. Leurs manifestations continuent. Ils se sont rassemblés devant le consulat du Danemark à Istanbul. À Dikili, ils brandissent des bannières dans les champs. À Aarhus (la ville d'origine de Queen au Danemark), de jeunes syndicalistes et des immigrés turcs sensibilisent l'opinion publique.
Ce mouvement qui a débuté dans une serre de l'ouest de la Turquie s'étend au monde entier. Et il touche une corde sensible.
Ces travailleurs ne se battent pas seulement pour une augmentation de salaire. Ils contestent un modèle économique qui place l'image au-dessus de l'intégrité, les fleurs au-dessus de l'équité.
Observez ce bouquet de plus près. Ce que vous ne voyez pas, ce sont les journées de travail de 12 heures. Les brûlures chimiques. Le tract syndical glissé en dessous de la gamelle des ouvriers. La mère sous la menace d'une arme à feu pour avoir réclamé un travail décent.
Les fleurs peuvent être belles. Mais la justice ? C'est ce qui les fait vraiment éclore.