29.04.2025 à 08:27
Anne-Sophie Simpere
Dans une capitale européenne où l'extrême droite est plus influente que jamais, MCC Brussels, think tank financé par l'État hongrois, est la tête de pont de l'internationale des « nationalistes conservateurs », hostiles à l'état de droit et à l'environnement.
« Ils sont très actifs à Bruxelles, ils ont plus de vingt salariés, organisent des événements… Rien qu'en mars dernier, ils ont organisé deux événements au Parlement européen, avec du matériel de qualité, des posters. Tout cela a un (…)
Dans une capitale européenne où l'extrême droite est plus influente que jamais, MCC Brussels, think tank financé par l'État hongrois, est la tête de pont de l'internationale des « nationalistes conservateurs », hostiles à l'état de droit et à l'environnement.
« Ils sont très actifs à Bruxelles, ils ont plus de vingt salariés, organisent des événements… Rien qu'en mars dernier, ils ont organisé deux événements au Parlement européen, avec du matériel de qualité, des posters. Tout cela a un coût. » Pourtant, continue Olivier Hoedeman, coordinateur de l'ONG Corporate Europe Observatory (et partenaire de l'Observatoire des multinationales), plus de deux ans après l'ouverture de son bureau au coeur de l'Union européenne (UE), MCC Brussels n'a toujours pas publié la moindre donnée financière sur le Registre de transparence, comme sont censés le faire tous les représentants d'intérêts. Au point que Corporate Europe Observatory (CEO) a fini par porter plainte auprès des autorités bruxelloises.
Ces informations paraissent d'autant plus importantes quand on sait que MCC Brussels est une émanation du Mathias Corvinus Collegium (MCC) en Hongrie, une université privée si proche du pouvoir qu'elle est régulièrement qualifiée dans les médias de « pépinière de cadres pro-Orbán ». Elle est dirigée par Balász Orbán, directeur politique du premier ministre Viktor Orbán, et se fait un relai fidèle de l'idéologie du premier ministre, anti-woke et généralement anti-régulations (surtout si elles sont européennes).
En plus de former des milliers de jeunes Hongrois conservateurs, le Mathias Corvinus Collegium est au coeur des réseaux nationalistes réactionnaires dans le pays et au-delà. Il a ouvert des centres en Roumanie ou en Ukraine, organise des conférences et propose des programmes d'échange à l'étranger, y compris aux États-Unis. Il a racheté en 2023 le groupe Libri, plus grand éditeur de Hongrie et leader de la vente de livres dans le pays avec 57 enseignes. Son think tank bruxellois est une pièce dans une stratégie d'influence bien plus large.
Une stratégie d'influence qui ne manque pas de moyens. Car si MCC Brussels ne divulgue pas ses sources de financement, on sait que sa maison mère s'est vue accorder en 2020 plus de plus 462 millions de dollars en espèces et 9 millions de dollars en biens immobiliers par le Parlement hongrois. Ainsi que des participations de 10 % dans deux grandes entreprises hongroises, la société pétrolière et gazière MOL et dans la firme pharmaceutique Gedeon Richter, évaluées à 1,3 milliard de dollars.
« On sait que le Mathias Corvinus Collegium a ces parts dans la compagnie pétrolière hongroise, mais on voudrait connaître les détails de ses liens financiers de MCC Brussels, et savoir quel est leur budget, explique Olivier Hoedeman. On sait aussi qu'ils sont en lien avec des think tanks aux États-Unis, comme la Heritage Foundation, financée par des milliardaires et des fondations douteuses : on aimerait savoir si MCC en a aussi profité. » La plainte de CEO a été acceptée, mais l'enquête risque de prendre du temps.
Engagé dans une bataille culturelle au service des idées réactionnaires, MCC Brussels produit des rapports et organise des événements sur divers sujets chers aux conservateurs : questions de genre, dérégulation ou encore critiques des politiques environnementales, avec par exemple l'organisation d'une conférence pour « aller au-delà du consensus climatique » en amont des dernières élections européennes. La table-ronde avait été épinglée par le média DeSmog pour les liens de ses intervenants avec l'industrie du pétrole et les réseaux climato-sceptiques.
Cela fait une grosse différence, pour l'extrême droite, d'avoir des organisations qui portent leurs messages.
« MCC Brussels est très utile pour un groupe comme les Patriotes [qui regroupe notamment le RN français, le Fidesz hongrois, la Lega italienne, le PVV néerlandais et le FPÖ autrichien], car il leur permet d'avoir des « experts », des rapports, des médias dédiés, qui vont dire exactement ce qu'ils veulent, estime Olivier Hoedeman. Cela fait une grosse différence, pour l'extrême droite, d'avoir des organisations qui portent leurs messages. Je dirais qu'ils sont dans un processus graduel pour devenir 'mainstream', en train de prendre de l'espace pour faire valoir leurs points de vue . » Les eurodéputés du groupe des Patriotes sont régulièrement invités par le think tank, notamment, côté français, Angéline Furet, Mathilde Androüet et Virginie Joron, toutes trois élues de la liste du Rassemblement national (RN).
Le seul salarié français du think tank à Bruxelles, Paul Rougeron, faisait partie de l'équipe d'Eric Zemmour pour la présidentielle de 2022. Parmi les intervenants français du MCC Brussels, hors du champ purement politique, on retrouve aussi Nicolas Pouvreau-Monti, du très droitier Observatoire de l'immigration et la démographie (lire notre article), Florence Bergeaud-Blackler, fondatrice du Centre européen de recherche et d'information sur le frérisme (Cerif), qui bénéficie d'un financement de Pierre-Edouard Stérin dans le cadre du projet Périclès, ou encore les journalistes Jéremy Stubbs (Causeur), qui est aussi président des Conservateurs britanniques en France, Didier Rykner (fondateur de la Tribune de l'Art et intervenant régulier dans les médias, du Figaro à Radio France) ou Sylvie Perez (ex de L'Express, France Inter et Europe 1). Et Hélène de Lauzun, historienne travaillant aujourd'hui pour The European Conservative.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un don« Des publications comme 'The European Conservative', ou 'Brussels Signals' portent les mêmes messages que l'extrême-droite et MCC Brussels. Même si elles sont peu lues, ça les légitime », continue Olivier Hoedeman. Des médias hongrois ont rapporté que The European Conservative avait reçu des financements de la Fondation Batthyány Lajos (BLA), elle-même financée par le gouvernment Orbán. The European Conservative est enregistré à la même adresse que le Mathias Corvinus Collegium à Budapest. Brussels Signal a été lancé en 2023 par l'américain Patrick Egan, qui a été conseiller en communication du gouvernement Orbán. Sa société FWD affiche aussi comme client la CDU en Allemagne et l'UMP en France. Brussels Signal a refusé d'indiquer aux journalistes de Politico d'où provenaient les 275000 euros de son capital de départ. Sa société mère, Remedia Corp., est également immatriculée en Hongrie.
Des figures conservatrices françaises apparaissent aussi dans les événements et « invités internationaux » du MCC à Budapest. Côté politique, on y a vu Eric Zemmour ou Marion Maréchal. Claude Chollet, créateur de l'Observatoire du journalisme (OJIM) apparaît aussi sur le site du think tank. Plus critique de l'Agence France Presse que des attaques de la Hongrie contre l'indépendance des médias, il s'exprime surtout dans la presse d'extrême droite française (L'Incorrect, Breizh Info, Frontières). La journaliste Eugénie Bastié (Le Figaro, Europe 1, Cnews) est aussi présentée comme une invitée internationale de MCC à Budapest.
Parmi les autres figures francophones, Aymeric de Lamotte, avocat belge et directeur de l'institut Thomas More, a été invité à un événement du Mathias Corvinus Collegium en novembre 2024, aux côtés du Québecois Mathieu Bock-Côté (Cnews, Europe 1 et précédemment RMC). Le franco-hongrois Yann Caspar, chercheur au Centre d'études européennes du MCC à Budapest, écrit aussi régulièrement dans Conflits, une revue française qui, en janvier dernier, qualifiait le Mathias Corvinus Collegium de « miracle hongrois », et dont le directeur de publication Gil Mihaely est régulièrement invité sur les plateaux de BFM ou Arte (émission « 28 minutes »).
Lors de l'inauguration de l'antenne du Mathias Corvinus Collegium à Bruxelles, son directeur Franck Furedi - ancien trotskiste qui a évolué vers la droite libertarienne, à travers son média Spiked, qui aurait touché des fonds des frères Koch – n'a pas caché pas sa volonté de promouvoir un narratif pro-Hongrie. Mais le MCC Brussels s'emploie surtout à s'attaquer à l'Union européenne et à ses régulations, depuis le principe de précaution jusqu'aux récentes lois sur le secteur de la Tech. Le think tank s'est aussi immiscé la mobilisation des agriculteurs en co-organisant un rassemblement des agriculteurs français à Bruxelles en janvier 2024 avec la Coordination rurale (réputée proche de l'extrême-droite), et en diffusant des messages incendiaires ciblant la Commission européenne et les « environnementalistes extrémistes » [1]…
L'un des principaux combats de MCC Brussels porte aujourd'hui sur les financements européens accordés aux ONG.
L'un des principaux combats de MCC Brussels porte aujourd'hui sur les financements européens accordés aux ONG, qu'il s'agisse de celles défendant les droits des personnes LGBTQI+ ou les organisations environnementales. De manière parfaitement ironique pour une organisation qui ne publie pas d'informations financières, le think tank dit se battre pour la transparence des « opérations secrètes » des organisations de la société civile. En février dernier, il a publié un rapport s'en prenant aux fonds du programme « Citoyens, égalité, droits et valeurs », qui visent à protéger et à promouvoir les principes consacrés par les traités de l'UE et la charte des droits fondamentaux, accusés d'être un instrument de propagande pro-UE. Alors que le gouvernement hongrois vient d'adopter de nouvelles mesures violant ces droits fondamentaux – comme l'interdiction de la Gay Pride -, il n'est pas totalement surprenant que son allié à Bruxelles s'en prenne aux groupes qui défendent ces droits.
Bien sûr, ces attaques contre les ONG ne sont pas nouvelles. Cela fait une dizaine d'années que la droite européenne (European People's Party) cherche à pousser ce sujet. Mais avec le soutien d'une extrême droite toujours plus présente au Parlement européen et celui d'organisations comme MCC Brussels, les défenseurs de la société civile s'inquiètent des menace qui pèsent sur les financements des associations, notamment lors des débats pour le prochain cadre financier pluriannuel.
« On peut voir ces attaques contre les associations comme une problématique plus large, comme l'un des différents moyens de s'en prendre à la démocratie, en s'attaquant à la participation citoyenne via les ONG, et en faisant taire toute voix dissonante. Car bien sûr, ils ne s'attaquent qu'aux ONG qui ne sont pas d'accord avec eux », observe Nina Walch, qui suit ce dossier pour les Verts au Parlement européen.
Les eurodéputés Patriotes, notamment les Français du RN, ne se privent pas de relayer la croisade anti-ONG de MCC Brussels, tout comme celle qui vise une autre cible privilégié du think tank réactionnaire : la Commission européenne, accusée d'avoir trop de pouvoir. C'est ainsi que l'on verra aussi bien MCC Brussels que des eurodéputés RN réclamer la création d'un DOGE européen, sur le modèle du Departement of Government Efficiency d'Elon Musk aux États-Unis qui s'est donné pour mission de tailler à la hache dans l'administration fédérale.
Un rapport du Mathias Corvinus Collegium intitulé « The great reset : Rétablir la souveraineté des États membres dans l'Union européenne » appelle à une refonte des institutions européennes ou à une transformation des structures actuelles en leur retirant tout pouvoir réel. La Hongrie étant régulièrement mise en cause par les institutions européennes pour ses atteintes à l'état de droit et aux droits fondamentaux, il n'est là encore pas surprenant qu'elles soient la cible d'attaques des pro-Orbán. Ces derniers peuvent compter sur le soutien des extrêmes droites européennes traditionnellement eurosceptiques.
Pour Laurent Warlouzet, professeur d'histoire européenne à l'université Paris-Sorbonne, cette vision d'une réforme réactionnaire et nationaliste de l'Union européenne a été formalisée après le Brexit de 2016. Si les droites les plus radicales voulaient à l'origine suivre le Royaume-Uni en quittant l'Union, les négociations du Brexit ont montré à quel point c'était difficile. « Ils sont allés sur une autre stratégie : changer l'UE de l'intérieur. L'idée est de transformer l'UE en une zone de libre-échange un peu lâche, sans autre dimension. C'est une alternative qui existe depuis longtemps, pas que du côté de l'extrême droite. Cela montre que l'Europe promue par l'extrême droite est une Europe ultra libérale, sans aucune régulation sociale ou environnementale, que ce soit sur les pesticides, la préservation de la biodiversité… Dans certains pays, ce côté libéral est assumé, mais ça contraste avec le discours protecteur et populaire qu'ils peuvent avoir en France. »
Les liens entre les organisations hongroises pro-Orbán et les sphères trumpistes ne sont pas nouveaux.
Le 11 mars dernier, MCC et un autre think tank polonais, Ordo Iuris, ont présenté leur projet de réforme de l'Union européenne à la très influente Heritage Foundation, à Washington. La Heritage Foundation, qui a longtemps été un partenaire du réseau Atlas [2], est très proche de l'administration Trump, et a piloté le « Project 2025 » (lire notre article), feuille de route pour le président américain. Il est tout à fait probable que les plans de MCC pour affaiblir l'Europe intéressent le think tank étatsunien, lui-même très critique de l'UE. « Donald Trump a intérêt à gouverner face à des Européens divisés, ça lui donne plus de puissance. Donc il est forcément contre l'Union européenne, dans la vision du monde qu'il a : une vision purement transactionnelle et de court terme, où il y a forcément un gagnant et un perdant, et pas de collaboration « gagnant-gagnant » envisageable », commente Laurent Warlouzet.
Lire aussi « Project 2025 », ou comment la droite américaine imagine une seconde présidence Trump
Les liens entre les organisations hongroises pro-Orbán et les sphères trumpistes ne sont d'ailleurs pas nouveaux. Tous les ans, le MCC Budapest organise en Hongrie un festival ponctué de débats politiques, le MCC Feszt. John McEntee, ancien de la première administration Trump, très controversé notamment pour son rôle potentiel dans l'assaut du Capitole le 6 janvier 2020, et qui a ensuite rejoint la Heritage Foundation et le Project 2025, était l'un des invités de l'édition 2024 du festival. De même que Tucker Carlson, ex présentateur climato-sceptique de Fox News, très engagé dans la campagne de Donald Trump, ou l'influenceuse pro-Trump Lauren Chen, fondatrice de la société de production Tenet Media qui a été mise en cause par la justice américaine en septembre 2024 pour son rôle central dans une campagne de désinformation pro-russe financée par Russia Today.
Par ailleurs, en 2023, la Heritage Foundation a signé un accord de coopération avec le Danube Institute de Budapest, qui prévoit des échanges entre leurs chercheurs et l'organisation d'événements communs. Le Mathias Corvinus Collegium est aussi lié à cet institut créé par la Fondation Batthyány Lajos. Les deux organisations étaient par exemple derrière l'organisation de la National Conservatism Conference (NatCon) d'avril 2024 à Bruxelles. Ces grandes réunions du « conservatisme nationaliste » rassemblent des figures de droite et d'extrême droite et auraient bénéficié de financements de Peter Thiel, libertarien conservateur co-fondateur de Paypal et Palantir. Rod Dreher, ami proche du vice président américain JD Vance, s'est exprimée à celle de Bruxelles. Dreher a aussi été conférencier au MCC Budapest, il est l'un des contributeur de The European Conservative et un « visiting fellow » au Danube Institute. Tout comme l'a été le français Eric Trégner, fondateur du média d'extrême-droite Frontières.
Dans une capitale européenne où l'extrême droite est plus présente que jamais et réussit de plus en plus à imposer son agenda, MCC Brussels semble donc la tête de pont de ce mouvement des « nationalistes conservateurs » , hostile à une Europe unifiée et protectrice de l'état de droit, des droits fondamentaux ou de l'environnement. Une tête de pont financée par la Hongrie et peut-être par d'autres sources, et dont les messages sont abondamment repris par l'extrême droite et en particulier les eurodéputés RN. Olivier Hoedeman ne cache pas son inquiétude : « Ils prennent de l'espace, et il ne faut pas prendre ça à la légère. Des choses peuvent changer rapidement, en fonction des prochaines élections. »
Ni MCC Brussels ni la Heritage Foundation n'ont répondu à nos questions.
25.04.2025 à 12:08
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Le système Bolloré (…)
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Dans un nouveau rapport publié en partenariat avec Attac France, l'Observatoire des multinationales décortique l'histoire et le fonctionnement de l'empire Bolloré - un empire économique désormais mis de manière directe ou indirecte au service de l'extrême-droite et de ses idées.
L'occasion de casser quelques mythes que le milliardaire et ses proches aiment entretenir : non, le centre de gravité de son empire n'est pas en Bretagne, mais au Luxembourg. Non, ce n'est pas un groupe industriel bicentenaire ancré dans son territoire, mais un groupe financier qui s'est composé et décomposé au gré des opportunités boursières.
C'est aussi l'occasion de confirmer, chiffres et organigramme à l'appui, que le groupe Bolloré a bien tiré des milliards d'euros de ses activités africaines sous formes de remontées de dividendes et de plus-value, et que la famille continue à contrôler son empire au moyen de montages juridiques et financiers sophistiqués et grâce à une poignée de fidèles sans apporter beaucoup de capital. La récente scission de Vivendi en quatre entités distinctes s'inscrit dans le droit fil de cette manière de faire.
Nous montrons enfin à quel point l'empire Bolloré est le pur produit d'un système, qui s'est mis en place depuis les années 1980 : un système où les coups boursiers et la haute banque pèsent plus que l'économie réelle, où les milliardaires peuvent se construire des empires médiatiques et culturels sans garde-fous, où les pouvoirs publics de tous bords soutiennent aveuglément les prétendus « champions nationaux » en France et à l'étranger.
Aujourd'hui, avec sa machine de guerre culturelle et médiatique et ses milliards d'euros de réserves disponibles, l'empire Bolloré ne devrait plus être considéré comme une entreprise « comme les autres ».
Lire le rapport : Le système Bolloré
Ce 23 avril, TotalEnergies et son PDG Patrick Pouyanné ont convié les dirigeants des grandes écoles et des institutions de recherche présentes sur le plateau de Saclay à une soirée-cocktail pour échanger « en toute convivialité » sur leurs partenariats.
Après l'échec de son projet d'implantation au sein même du campus de Polytechnique, le groupe pétrogazier s'est discrètement installé à quelques centaines de mètres de là, dans des locaux censés abriter des PME, qui lui permettent de cultiver son influence dans l'écosystème de l'enseignement supérieur et de la recherche, à travers des événements comme celui de ce mercredi.
Financements de chaires ou d'associations étudiantes, places au conseil d'administration... TotalEnergies reste de fait omniprésent dans l'écosystème de la recherche et de l'enseignement supérieur, et notamment sur le plateau de Saclay.
Des militants de Carnage Total étaient sur place pour dénoncer la tenue de cette soirée.
Lire notre article Comment TotalEnergies continue de cultiver discrètement son influence à Polytechnique et sur le plateau de Saclay
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donUne pièce supplémentaire au dossier Socfin. La Socfin, société basée au Luxembourg qui exploite des plantations d'huile de palme et d'hévéas dans une dizaine de pays d'Afrique et d'Asie, est l'un des principaux points noirs du « système Bolloré » que nous décrivons dans le rapport évoqué ci-dessus. Accaparement des terres, pollutions, travail de mineurs... les accusations (et les procédures judiciaires) se sont accumulées au fil des années sur plusieurs de ces plantations. Une enquête de Bloomberg vient de rajouter un pierre à cet édifice en révélant la teneur d'un rapport commandé par la Socfin – sous la pression de ses grands clients comme Nestlé et Colgate-Palmolive – à Earthworm, une firme qui s'est donné pour mission d'aider les grosses multinationales à améliorer leurs pratiques. Les auditeurs signalent notamment des cas de viols et de harcèlement sexuel au Liberia et dans d'autres plantations du groupe. Nous nous étions déjà penchés il y a quelques mois sur les relations entre la Socfin et Earthworm et ce que l'on pouvait en attendre. Lire Comment la Socfin essaie (avec difficulté) de redorer l'image de ses plantations.
Une institution financière publique loin d'être exemplaire. La Caisse des dépôts et consignations, qui gère notamment l'épargne des Français (livret A, livret de développement durable) et abrite plusieurs fonds de retraite, est censée mettre ces ressources au service de l'intérêt général : le logement, l'aménagement du territoire... et l'action climatique. Il y a quelques années, nous avions montré que cette vénérable institution financière continuait pourtant à investir dans les secteur des énergies fossiles (lire notre enquête Quand l'épargne publique finance les énergies fossiles), y compris dans des projets d'extraction de pétrole et de gaz parmi les plus controversés. Les choses ne semblent pas avoir beaucoup changé depuis, à en croire un récent briefing de Reclaim Finance qui pointe l'opacité de la Caisse sur ses investissements et sur ses votes en assemblée générale des entreprises dont elle est actionnaire. À lire ici.
Rana Plaza : triste anniversaire. Il y a douze ans, l'effondrement d'un immeuble abritant plusieurs ateliers textiles à Dhaka, la capitale du Bangladesh, faisait plus de 1100 victimes, principalement des jeunes ouvrières qui fabriquaient des vêtements pour des marques occidentales – y compris, à en croire des étiquettes retrouvées dans les décombres, quelques groupes de grande distribution français. Le choc provoqué dans l'opinion mondiale avait conduit à quelques progrès qui n'avaient que trop tardé. Parmi eux, l'adoption en France en 2017 de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales (lire notre dossier Devoir de vigilance). Aujourd'hui, malheureusement, ces avancées sont menacées, avec le processus de dérégulation enclenché au niveau européen qui vise la directive adoptée en 2024 sur le même sujet (lire le communiqué conjoint des ONG). Selon une analyse de SOMO, les « simplifications » aujourd'hui envisagées dans la directive devoir de vigilance conduiraient précisément à dédouaner les chaînes de supermarché de toute responsabilité pour des abus sur leur chaîne de valeur du type de ceux constatés au Rana Plaza.
Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.
24.04.2025 à 17:09
Ariane Pellion
Malgré l'échec de son projet d'implantation au sein même du campus de Polytechnique, TotalEnergies reste omniprésent sur le plateau de Saclay et - plus généralement - dans l'écosystème de la recherche et de l'enseignement supérieur français. Mais la contestation ne faiblit pas.
Ce mercredi 23 avril au soir, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, accueillait les dirigeants de grandes écoles du plateau de Saclay, comme Polytechnique, AgroParisTech ou CentraleSupélec, pour une soirée privée (…)
Malgré l'échec de son projet d'implantation au sein même du campus de Polytechnique, TotalEnergies reste omniprésent sur le plateau de Saclay et - plus généralement - dans l'écosystème de la recherche et de l'enseignement supérieur français. Mais la contestation ne faiblit pas.
Ce mercredi 23 avril au soir, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, accueillait les dirigeants de grandes écoles du plateau de Saclay, comme Polytechnique, AgroParisTech ou CentraleSupélec, pour une soirée privée dans les locaux de son pôle R&D Nouvelles Energies & Electricité, implanté au cœur du campus étudiant. Outre les écoles d'ingénieurs les plus prestigieuses, le plateau abrite un regroupement universitaire de rang mondial - l'université Paris-Saclay - ainsi qu'une part majeure - près de 20 % - de la recherche scientifique française publique et privée.
Sous le titre « Pionniers depuis plus de 100 ans », cette soirée réservée aux « partenaires [de TotalEnergies] d'innovation et de recherche de l'écosystème de Paris-Saclay » avait pour but de faire « faire découvrir les réalisations de nos équipes dans les domaines des énergies renouvelables et du développement durable ainsi que les résultats de nos collaborations », selon les termes de l'invitation confidentielle dont nous avons pu prendre connaissance. Ceci « en toute convivialité », autour d'un cocktail partagé avec les cadres dirigeants de la multinationale.
Les liens entre les grandes écoles et des entreprises comme TotalEnergies étant de plus en plus contestés, l'organisation de cette soirée a fait l'objet d'une grande discrétion... mais pas suffisamment. Des militants de Carnage Total, un mouvement de désobéissance civile non-violente, étaient présents pour dénoncer l'événement. « Les influences de TotalEnergies doivent cesser, et en particulier sa présence insidieuse au sein de l'écosystème de recherche et d'enseignement Paris-Saclay », ont-ils expliqué. Quant aux invités, questionnés sur les raisons de leur invitation ou sur leur rôle dans l'écosystème du plateau de Saclay, ils ont dit ne pas savoir, ou bien ont fait mine de n'avoir rien entendu, accélérant le pas jusqu'à l'entrée du bâtiment où une dizaine de gardes du corps et policiers assuraient la sécurité.
En 2018, la tentative de TotalEnergies d'implanter un bâtiment de R&D en plein cœur du campus de Polytechnique avait suscité de fortes oppositions et attiré l'attention des médias. Le bâtiment devait accueillir près de 250 personnes, avec la vocation d'être aussi un lieu de vie avec des services pour les étudiant·es [1]. La direction de l'Ecole soutenait fermement le projet, mais suite à la mobilisation d'élèves et d'ONG, ainsi qu'à plusieurs recours juridiques, l'entreprise a fini par jeter l'éponge en 2022.
En lieu et place de ce projet emblématique, mais trop visible, TotalEnergies a opté pour une implantation plus discrète, à quelques centaines de mètres de Polytechnique, dans un bâtiment théoriquement destiné, selon l'aménageur public, à « accueillir des petites et moyennes entreprises ». TotalEnergies occupe les trois derniers étages du bâtiment Le NEXT, dans lequel se trouve aussi le restaurant CROUS pour les étudiant·es des écoles environnantes (AgroParisTech principalement, mais aussi Télécom Paris ou Polytechnique). Selon l'entreprise, le pôle accueille désormais 200 chercheurs, en lien étroit avec les laboratoires des universités et écoles du plateau. Il lui sert aussi à organiser des soirées comme celle du 23 avril. Une soirée similaire a eu lieu en novembre 2024 à l'occasion des 100 ans du groupe.
De fait, même sans bâtiment au sein même de Polytechnique, TotalEnergies reste omniprésent sur le plateau de Saclay. Outre ses locaux, le groupe est le fondateur et financeur de deux centres de recherche de l'Institut Polytechnique de Paris - un regroupement de six grandes écoles dont, sur le plateau, Polytechnique, l'ENSTA, Télécom Paris et l'ENSAE. TotalEnergies a financé la Chaire « Défis technologiques pour une énergie responsable » du centre E4C (Energy for Climate) à hauteur de 3,8 M€ en 2018 ainsi que le centre Hi ! PARIS (avec HEC) sur l'IA et les sciences de données, créé en 2020. Sans oublier le partenariat avec le Laboratoire de Physique des Interfaces et des Couches Minces (LPICM) sur le solaire photovoltaïque, depuis 2007. Une étude récente de Greenpeace France montre que 85 % des structures de recherche de Paris-Saclay spécialisées dans le climat et la transition énergétique sont liées à TotalEnergies [2].
On retrouve aussi l'entreprise dans la gouvernance même des écoles du plateau. Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, est membre du conseil d'administration de Polytechnique depuis 2018 et a été" renouvelé en 2023 pour 5 ans. Il a aussi été nommé administrateur de l'Institut Polytechnique de Paris en 2019. Nathalie Brunelle, qui était directrice du projet d'installation de TotalEnergies sur le campus de Polytechnique, siège au conseil d'administration de l'ENSTA, établissement voisin. Sophie Vergne, directrice commerciale chez TotalEnergies, siégeait au conseil de l'École de Télécom Paris jusqu'en 2022.
TotalEnergies est enfin présente à travers le financement de la vie associative des étudiants du plateau, qui lui permet de soigner son attractivité parmi les étudiants. Par exemple, le groupe était parrain de la promotion 2017 de Polytechnique, de la promotion ENSTA 2021 et de la promotion Télécom Paris 2022.
Cette omniprésence, en plus de permettre au groupe pétrogazier de soigner son image auprès des chercheurs et des étudiants, a aussi des conséquences sur le contenu même de la recherche et de l'enseignement.
L'enquête de Greenpeace conclut que « la multinationale utilise sa puissance de frappe financière pour orienter les savoirs sur la transition énergétique dans le sens de ses intérêts ». Selon les données rassemblées par l'ONG, TotalEnergies ne noue aucun partenariat sur la sobriété énergétique ou sur les conséquences du réchauffement climatique. Par contre, l'analyse fait ressortir que « 44 % des partenariats concernent les technologies de captage du carbone (CCUS) pour réduire les émissions de CO2 ». Ces technologies non prouvées sont largement mises en avant par le secteur pétrolier. Les militants du climat y voient surtout un moyen de retarder l'adoption de tout cadre réglementaire qui la contraindrait à réduire sa production d'énergies fossiles et de détourner l'attention de solutions plus systémiques [3].
L'influence de groupes comme TotalEnergies dans l'enseignement supérieur et la recherche est favorisée par des politiques publiques : défiscalisation des mécénats, crédit impôt recherche, bourses pour employer des chercheurs ou des doctorants, fléchage de la taxe d'apprentissage, etc.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donDe plus en plus d'étudiant·es questionnent les partenariats de leur école ou université avec certaines entreprises privées, à commencer par celles engagées dans de nouveaux projets d'énergies fossiles. En 2024 à l'ESPCI (école d'ingénieur à Paris), les étudiant·es ont voté pour ne pas inviter TotalEnergies à leur forum étudiant. Au même moment, à Polytechnique, des étudiant·es ont souhaité débattre de la présence de la multinationale au forum d'entreprises organisé chaque année dans leurs locaux, mais la direction de l'Ecole les a empêché de soulever la question de l'exclusion d'entreprises particulières, comme ils voulaient le faire à travers un sondage.
La même année, 600 élèves et alumni ont envoyé une lettre à la direction de l'Ecole Polytechnique pour dénoncer les partenariats avec des entreprises liées aux énergies fossiles et lui demander des transformations profondes [4]. La direction a répondu dans un communiqué de presse discret, sans aucun argument scientifique alors que la lettre s'appuyait sur de nombreux rapports et avis sur la question : « Nous pensons qu'il faut coopérer avec les entreprises industrielles à haute intensité technologique et énergétique, qui ont entre les mains les leviers pour faire évoluer les systèmes productifs à l'échelle internationale. »
La situation est similaire dans d'autres écoles du plateau de Saclay, comme à AgroParisTech, à CentraleSupélec ou dans les autres établissements de l'Institut Polytechnique de Paris. Malgré des questions légitimes sur les tenants et les aboutissants de leurs partenariats avec des entreprises, ces hauts lieux de la science largement financés par l'argent public refusent tout débat.
Faut-il y voir un signe que les stratégies de relations publiques des multinationales comme TotalEnergies sur le plateau de Saclay sont efficaces ?
Ariane Pellion
[1] Voir pour plus d'informations : https://polytechniquenestpasavendre.fr/
[2] « Comment TotalEnergies influence la science », 2022.
[3] Lire par exemple cet article du Monde.
[4] Lire par exemple cet article de Novethic.