
12.11.2025 à 09:20
Mathilde Dorcadie
À Dakar, dans les locaux de l'UNSAS, la deuxième centrale syndicale du Sénégal, l'air brûlant est chargé de rires et de voix féminines, mais portent également le souvenir de récits parfois douloureux. C'est ici, que depuis 2022, le RAFEM, le Réseau d'Appui aux Femmes et Enfants en Migration s'est, petit à petit, construit avec une idée : accompagner des dizaines de femmes de tout horizon dans leur quête d'intégration et d'autonomie.
« La migration est avant tout un mouvement de (…)
À Dakar, dans les locaux de l'UNSAS, la deuxième centrale syndicale du Sénégal, l'air brûlant est chargé de rires et de voix féminines, mais portent également le souvenir de récits parfois douloureux. C'est ici, que depuis 2022, le RAFEM, le Réseau d'Appui aux Femmes et Enfants en Migration s'est, petit à petit, construit avec une idée : accompagner des dizaines de femmes de tout horizon dans leur quête d'intégration et d'autonomie.
« La migration est avant tout un mouvement de main-d'œuvre », rappelle d'emblée Fambaye Ndoye, présidente du RAFEM et responsable du département de la protection sociale à l'UNSAS. « Si l'on interroge les causes profondes [des mouvements migratoires], on trouve essentiellement la quête d'un travail, si possible décent. Il était donc logique que les syndicats s'engagent ».
Le Sénégal est souvent présenté, à juste titre, comme étant un pays d'émigration importante. D'après l'Organisation internationale des migrations (OIM) et l'OCDE, près de 50% des candidats au départ déclarent que celui-ci est motivé par le besoin de sortir du chômage ou du manque d'opportunités de travail. Si une grande partie d'entre eux se tournent vers l'Europe (France, Italie, Espagne) ou vers les Etats-Unis et les pays du Golfe, près d'un tiers des Sénégalais émigrent pour travailler sur le continent, dans des pays comme la Gambie, le Mali ou la Mauritanie.
Mais le Sénégal est aussi un pays de destination des travailleurs migrants, en majorité venus d'Afrique de l'Ouest (Guinée, Mali, Gambie, Mauritanie). Une réalité liée en partie à la « libre circulation » en vigueur entre les pays de la CEDEAO, et une relative stabilité politique au sein de la région.
L'UNSAS n'a pas attendu la crise méditerranéenne de la fin des années 2010, qui a vu de nombreux migrants mourir en mer, pour se saisir de la question. Dès 2007, la centrale collabore avec le syndicat espagnol CCOO et l'Organisation internationale du travail (OIT) sur des projets liant migration et conditions de travail, puis, lors du congrès de la Confédération syndicale internationale (CSI) à Dakar, où Fambaye Ndoye développe son expertise de ses questions et entame une première phase de sensibilisation avec de nombreux acteurs, développe des projets pour le RSMMS (le Réseau syndical pour les migrations dans l'espace méditerranéen et subsaharien) et ATUM-Net (African Trade Union Migration Network)
S'ensuivent des actions sur les « sites de départ », ces plages d'où s'élancent les embarcations précaires vers les Canaries. L'UNSAS alerte sur les dangers de la migration irrégulière, mobilise les autorités religieuses et coutumières. « Il y a eu beaucoup de morts, beaucoup de disparus, les jeunes se lançaient dans un mouvement de suicide collectif », raconte-t-elle.
« Ça nous a fait un tilt. Nous avons suivi ensuite des formations de renforcement de capacités, puis nous avons mis en place le premier réseau intersyndical sur la migration avec le BIT ». En 2018, Mme Ndoye mène également une grande campagne pour interpeller les ambassades du Golfe sur les conditions de travail de la diaspora, notamment des travailleuses domestiques.
Puis vient la crise sanitaire et économique causée par la Covid-19. En 2020, alors que la Convention 190 de l'OIT contre les violences et le harcèlement en milieu de travail est adoptée, l'UNSAS décide d'enquêter sur les réalités spécifiques des femmes migrantes, internes au niveau du Sénégal, à l'étranger ou « de retour ». Avec le soutien de la Fondation Friedrich Ebert, une étude est lancée.
Intitulée Voix des travailleuses migrantes du Sénégal, elle repose sur une méthodologie inédite : des entretiens audio via WhatsApp, réalisés en pleine pandémie. « Nous avons recueilli plus de 60 témoignages, souvent interrompus par les larmes », raconte Mme Ndoye. Au final, 20 récits sont publiés, dévoilant la dureté des parcours : exploitation, absence de droits, vulnérabilité et isolement. « Après ces histoires, nous ne pouvions pas rester les bras croisés », tranche Mme Ndoye.
Un obstacle juridique surgit cependant : la loi ne permet pas aux migrantes de créer leur propre syndicat. L'UNSAS contourne la difficulté en adossant une structure associative.
« On s'est dit qu'on ne pouvait pas créer un syndicat de migrantes et diriger ce syndicat n'étant pas nous-mêmes migrantes. Il fallait vraiment penser à une autre forme d'organisation ».
Le RAFEM est ainsi créé avec pour mission d'organiser, d'accompagner et de viser l'autonomisation des femmes migrantes. Soutenu par la Fondation Friedrich Ebert et des partenaires comme le Fonds pour les femmes francophones (XOESE), le réseau lance son premier programme : « 3F » pour « Formation, Formalisation, Financement ».
Trente-cinq femmes, sénégalaises de retour ou immigrées venues de Guinée, du Togo, du Mali, du Cameroun, de la RD Congo, de la Mauritanie, du Bénin, du Cap-Vert ou de la Sierra Leone, intègrent la cohorte inaugurale. Leur parcours commence par des formations sur leurs droits en général et des cours d'éducation financière. Puis vient le temps de l'apprentissage pratique : les femmes se forment à de nouveaux métiers de l'artisanat, tels que la teinture de tissus, la fabrication de savon ou d'eau de javel. Le groupe de femmes a choisi lui-même les activités qu'elles souhaitaient apprendre.
Fatma Ba, migrante de retour d'Arabie saoudite, raconte : « Je ne savais pas faire de savon ni du batik. C'est ici que j'ai tout appris. Cela m'a permis de diversifier mes activités, et même de former d'autres femmes ».
Avec d'autres camarades, elle intègre un GIE (un Groupement d'intérêt économique), créé par le RAFEM pour légaliser les activités commerciales. Certaines vendent désormais leurs produits sur les marchés, d'autres transmettent leurs compétences en tant que formatrices, ce qui est un débouché supplémentaire vers l'autonomisation.
« En tout cas, moi, je ne vais pas faire partie de celles qui vont retourner [à l'étranger], parce que j'ai des choses à faire ici », souligne Mme Ba.
Mme Ndoye explique le principe de la démarche : « On ne peut pas se contenter de dire aux gens ''Ne partez pas'', alors que vous ne les accompagnez pas à trouver du boulot. Les syndicats doivent être en amont de l'emploi. C'est-à-dire que nous devons mieux nous investir dans la création d'opportunités. S'il n'y a pas de travail, il n'y a pas de travailleurs. Donc, pas de syndicat. Nous avons aussi cette mission. C'était l'idée du RAFEM, puisque le syndicat encadre les travailleurs, on s'est dit que nous devions aussi ''créer'' des travailleurs. »
Le RAFEM ne se limite pas aux aspects économiques. Avec le soutien du service juridique de l'UNSAS, il accompagne aussi les migrantes dans leurs démarches administratives, qu'il s'agisse de régularisation de leurs statuts ou même d'affaires matrimoniales ou fiscales. « Sans intégration, je pense que les migrants ne se sentent pas vraiment à l'aise pour développer une activité économique, que ce soit dans le formel ou dans l'informel. Le syndicat, c'est la première cellule d'intégration sociale », explique-t-elle encore.
La diversité du réseau pose des défis, notamment linguistiques. Les Sierra-Léonaises parlent anglais, les Congolaises ou Camerounaises jonglent entre français et langues locales. « Mais avec Google Traduction, on se débrouille », plaisante Mme Ndoye. La perte de participantes en cours de route est par ailleurs inévitable : certaines retournent dans leur pays d'origine, d'autres repartent en migration pour suivre une autre opportunité.
Pour autant, le RAFEM poursuit sa route. Une deuxième cohorte de femmes est en projet. « On ne va pas refaire les mêmes activités professionnelles, on veut diversifier », assure la coordinatrice qui expose des pistes comme les métiers de la restauration ou du tourisme. L'UNSAS et le RAFEM sont à la recherche de partenaires pour soutenir la formation de ce nouveau groupe d'une trentaine de femmes. La stabilité financière du projet est également un objet de préoccupation, car les fonds propres du syndicat sont limités, bien qu'il continue à enregistrer l'affiliation de nouveaux membres, dont les participantes de la cohorte.
En avril 2024, une conférence régionale à Dakar a donné une visibilité inédite au RAFEM. Ministère du Travail, Ministère de la Femme et Ville de Dakar manifestent leur intérêt pour ce projet pilote et innovant. « La mairesse s'est engagée à intégrer le RAFEM dans les programmes sociaux de la ville », se félicite Ndoye, qui parle de déposer un projet auprès du fonds municipal pour l'entrepreneuriat féminin.
Tandis qu'une certaine reconnaissance institutionnelle se dessine, le modèle inspire aussi au-delà des frontières. Des camarades syndicalistes d'autres pays africains, invitées à célébrer la Journée internationale de la Femme Africaine en 2024 et 2025, ont exprimé leur souhait de créer des réseaux similaires. Un moment inspirant, à l'image du RAFEM, puisque, comme le conclut Fambaye Ndoye : « Nous sommes composées de plusieurs nationalités, nous voulons incarner vraiment l'unité africaine en miniature ».
10.11.2025 à 09:37
Dans un monde globalisé, où la majorité des jeunes se voit confrontée à une pénurie criante de perspectives d'emploi, les conditions de travail se sont dégradées à un point tel qu'il est difficile, voire impossible, pour des millions de jeunes comme moi de devenir indépendants. Le loyer représente, dans beaucoup de cas, plus de la moitié du salaire, alors que l'inflation étrangle les revenus et que les conditions de travail confinant à l'esclavage moderne cessent d'être l'exception pour (…)
- Opinions / Monde-Global, Jeunesse, Travail, Syndicats, Salman YunusDans un monde globalisé, où la majorité des jeunes se voit confrontée à une pénurie criante de perspectives d'emploi, les conditions de travail se sont dégradées à un point tel qu'il est difficile, voire impossible, pour des millions de jeunes comme moi de devenir indépendants.
Le loyer représente, dans beaucoup de cas, plus de la moitié du salaire, alors que l'inflation étrangle les revenus et que les conditions de travail confinant à l'esclavage moderne cessent d'être l'exception pour devenir la norme.
Dans ce contexte, alors que les syndicats devraient être identifiés comme les défenseurs incontestés des travailleurs, plus que jamais indispensables, l'adhésion des jeunes s'effrite d'année en année, à l'échelle mondiale. Pourquoi, en des temps aussi cruciaux que ceux que nous vivons, les jeunes ne se sentent-ils pas attirés par la syndicalisation ? Comment expliquer ce désintérêt croissant pour le syndicalisme ?
En réalité, de nombreux jeunes perçoivent le modèle syndical comme archaïque, voire inutile. Mais si nous nous arrêtions un instant pour y réfléchir sérieusement : n'avons-nous vraiment pas besoin de syndicats à l'heure d'affronter le processus long, fastidieux et incertain de la recherche d'un emploi décent ? Sommes-nous réellement satisfaits de ces emplois précaires et informels, dépourvus de droits et de conditions de travail décentes ? Difficile de répondre par l'affirmative.
Ce qui ne fait pas de doute, c'est que nous traversons un moment historique marqué par la poussée d'une droite de plus en plus réactionnaire, qui érode la conscience sociale et la conscience de classe. Simultanément, les modes de consommation mondialisés engendrent un désengagement socio-économique : alors qu'une moitié du monde trouve refuge dans une illusion de bien-être entretenue par la consommation, l'autre moitié voit ses conditions de travail se dégrader de jour en jour.
Mais ne nous faisons pas d'illusions : le fait que nous puissions nous permettre d'acheter chaque semaine de nouveaux vêtements à des prix absurdement bas ne signifie pas que nous ne fassions plus partie de la classe travailleuse. De fait, nos salaires dépendent toujours de tiers, et ceux qui nous paient aujourd'hui peuvent nous licencier du jour au lendemain sans état d'âme.
La lutte pour des conditions de travail décentes ne relève pas de l'idéologie. Il en va de la dignité des travailleurs, ni plus ni moins. Et plus nous croirons au discours trompeur qui voudrait que nous appartenions à une classe moyenne stable, insensible aux risques professionnels, plus l'apathie sera grande et moins nous serons conscients que nous devons effectivement continuer à nous battre pour nos droits en tant que travailleuses et travailleurs.
Selon la région du monde où l'on vit, les conditions d'emploi peuvent sembler meilleures ou pires. Mais ce dont je ne doute pas, c'est qu'il est toujours possible de les améliorer : par exemple, lorsqu'il s'agit de formaliser un emploi (pour lequel il est essentiel que les travailleurs s'organisent) ; ou de plaider en faveur d'un travail décent ; d'une rémunération adaptée à la formation et au niveau de vie du pays dans lequel on vit ; de meilleures conditions de travail... d'une semaine de travail de moins de 40 heures (objectif qui nous unit à une grande partie des jeunes).
Face à ces défis et à cette réalité, il est nécessaire de répartir les responsabilités. Nous ne pouvons pas faire porter tout le poids aux jeunes. Nous ne pouvons pas espérer nous organiser si nous ne disposons pas de syndicats qui nous écoutent, qui nous incluent, qui nous intègrent réellement dans leurs structures. Je voudrais ici m'adresser plus particulièrement à nos collègues les plus expérimentés : je serais tentée de comparer le modèle syndical actuel à un arbre dont les racines se sont affaiblies. Peut-être voyons-nous encore aujourd'hui des feuilles vertes, peut-être le tronc semble-t-il solide, mais si l'on ne prend pas soin de ce qui se trouve dans le sol – favorisant ainsi le dialogue et le renouvellement intergénérationnel –, l'arbre tout entier s'affaiblira inexorablement et finira par tomber.
Et c'est exactement ce qui est en train de se produire. Beaucoup de syndicats ne se rendent pas compte que, sans jeunes dans leurs rangs, ce modèle est voué à disparaître. Le taux de syndicalisation des jeunes ne cesse de baisser. Si des dispositions ne sont pas prises rapidement, ce qui semble aujourd'hui être une crise deviendra une extinction annoncée. Il est du devoir des syndicats non seulement de défendre et d'obtenir des droits pour tous les travailleurs, mais aussi de mobiliser, d'organiser, de former et de donner une voix et des espaces réels aux nouvelles générations. Car pour nous, les plus jeunes, il est important de comprendre pourquoi un syndicat reste, aujourd'hui encore, notre outil le plus puissant pour lutter en faveur du travail décent, des droits des travailleurs et des droits syndicaux pour tous. D'où l'importance de considérer ce syndicat comme le nôtre, celui de tous les jeunes.
07.11.2025 à 06:00
Loan (nom d'emprunt), la quarantaine, vit de la vente ambulante de jus d'orange pressé. Son étal se trouve dans une zone industrielle de Hô Chi Minh-Ville, au Vietnam. Pour répondre à la demande des travailleuses et travailleurs des usines proches, elle doit presser les oranges à la main à longueur de journée. Elle se sent souvent accablée par la foule de problèmes auxquels elle se heurte au quotidien : que ce soit le fait de devoir passer des journées entières debout, l'irrégularité de ses (…)
- Actualité / Cambodge, Vièt-nam , Laos , Asie du Sud-est-Global, Travail décent, Développement, Nourriture, Économie informelle, Agriculture et pêche, Crise climatique, Salman YunusLoan (nom d'emprunt), la quarantaine, vit de la vente ambulante de jus d'orange pressé. Son étal se trouve dans une zone industrielle de Hô Chi Minh-Ville, au Vietnam. Pour répondre à la demande des travailleuses et travailleurs des usines proches, elle doit presser les oranges à la main à longueur de journée. Elle se sent souvent accablée par la foule de problèmes auxquels elle se heurte au quotidien : que ce soit le fait de devoir passer des journées entières debout, l'irrégularité de ses revenus dû au manque d'aides publiques ou encore les harcèlements constants de la part des pouvoirs publics locaux.
Ces jours-ci, toutefois, un autre obstacle majeur vient s'ajouter à sa liste déjà longue : le changement climatique. « Lorsqu'il pleut à verse et que les rues s'inondent, je dois pousser ma moto chargée de marchandises à travers les flots », explique Loan. « C'est à la fois épuisant et dangereux. J'ai été à deux doigts de déraper avec ma moto. »
Les choses ne sont guère plus faciles lorsqu'il fait chaud. « Les jours ensoleillés, le travail est tout aussi éreintant », dit-elle. « Au moment de la fermeture quand je me prépare à rentrer, je suis exténuée », ajoute-t-elle.
Pour les personnes qui vivent de la vente ambulante, les événements climatiques extrêmes peuvent perturber, voire paralyser, l'activité commerciale et entraîner des baisses de revenus et des pertes parfois lourdes. Les urgences climatiques peuvent aussi occasionner un stress thermique, des infections cutanées ainsi que des maladies d'origine hydrique, des affections respiratoires, la fatigue, voire des glissements et des chutes. « Les vendeurs de rue sont l'épine dorsale des systèmes alimentaires urbains », souligne Nash Tysmans, organisatrice au sein de StreetNet International (SNI), une alliance mondiale d'organisations représentant les travailleuses et travailleurs du secteur de la vente ambulante. « Ils sont aussi parmi les plus vulnérables face aux impacts climatiques croissants », poursuit-elle.
Une nouvelle étude intitulée Weathering the Change (« Résister au changement ») publiée par SNI en juillet 2025, offre la première analyse régionale de l'impact des changements climatiques sur les vendeurs ambulants en Asie du Sud-Est. Les chercheurs de trois pays – Cambodge, Vienam et Laos – ont conclu que les urgences climatiques non seulement érodent le revenu des vendeurs de nourriture ambulants mais les exposent à des risques sanitaires, contraignant beaucoup d'entre eux – en particulier les femmes – à travailler dans des conditions potentiellement nuisibles pour leur santé.
L'étude a fait ressortir plusieurs similarités entre les trois pays concernés. Premièrement, que les vendeurs ambulants représentent une majorité écrasante de la main-d'œuvre informelle. D'après SNI, le secteur de la vente ambulante absorberait approximativement 80 % des travailleurs informels au Cambodge et 68 % au Vietnam. Au Laos, les vendeurs ambulants représentent 45 % de la main-d'œuvre informelle.
Pourtant, au Vietnam comme au Laos, la vente ambulante est en grande partie illégale et les revendications de ces travailleurs sont largement ignorées par les décideurs politiques. Figure d'exception parmi ces trois pays, le Cambodge se distingue pour avoir passé, en décembre, 2024 une loi qui vise à formaliser la vente ambulante en enregistrant les marchands qui la pratiquent.
« Face à l'intensification des phénomènes climatiques extrêmes à travers l'Asie du Sud-Est, il est impératif que les gouvernements reconnaissent la vente ambulante comme un travail essentiel, garantissant aux travailleurs des droits et une protection sociale résilients aux changements climatiques », a déclaré Nash Tysmans.
D'autre part, aucun des pays étudiés ne dispose d'une législation complète visant à protéger les droits des vendeurs de rue, tandis que les réglementations locales censées régir la vente ambulante engendrent dans bien des cas des difficultés supplémentaires pour les travailleuses et travailleurs concernés.
« Les vendeurs de rue paient un impôt au gouvernement », explique Pao Vorn, président de l'association syndicale cambodgienne IDEA (Independent Democracy of Informal Economic Association). « Nous devons donc exercer une pression sur le gouvernement pour qu'il promulgue des lois qui les protègent », précise-t-il.
Le droit d'adhérer à un syndicat est essentiel pour permettre aux vendeurs ambulants de négocier leurs cotisations. Au Laos, les vendeurs de rue n'ont pas pu se syndiquer jusqu'en 2019, année où le gouvernement laotien a modifié la loi afin de reconnaître les droits des travailleurs du secteur informel.
Au Vietnam, les vendeurs ambulants ne pouvaient pas adhérer à un syndicat jusqu'à récemment. Une nouvelle loi entrée en vigueur en juillet 2025 accorde à tous les travailleurs vietnamiens, y compris ceux de l'économie informelle, le droit d'adhérer à un syndicat. Selon le professeur Thanh Pham de l'Université ouverte de Hô Chi Minh-Ville, qui a mené des recherches sur le commerce de rue au Vietnam dans le cadre du rapport SNI, de nouvelles formes de syndicats voient le jour pour les travailleurs de l'économie informelle, notamment les vendeurs de rue, les coiffeurs, les vendeurs de billets de loterie, les conducteurs de motos-taxis et les travailleurs domestiques. « Ces syndicats apportent certaines formes de soutien aux vendeurs de rue », explique M. Pham. « Cependant, leur rôle reste limité », ajoute-t-il. « Des efforts supplémentaires sont nécessaires pour renforcer et développer ces syndicats, tant en nombre qu'en portée. »
Un deuxième point commun entre les trois pays étudiés est que la majorité des vendeurs de rue sont des femmes. Selon un rapport de WIEGO (Women in Informal Employment Globalizing and Organizing) basé sur l'enquête sur la population active de 2007 menée dans les villes vietnamiennes de Hanoï et Hô Chi Minh-Ville, environ 70 % des quelque 291.000 vendeurs de rue interrogés étaient des femmes. Selon le recensement économique du Cambodge de 2022, les femmes représentent 75 % des quelque 77.000 vendeurs de rue du pays. Au Laos, plus de 90 % des vendeurs sur les marchés alimentaires frais à travers le pays sont des femmes, selon un rapport de l'ONU Femmes de 2017.
Ces chiffres confirment que les femmes sont les plus touchées par les événements climatiques, étant amenées à concilier leurs responsabilités familiales et domestiques avec leur activité de vente ambulante. Le rapport « Weathering the Change » indique que les vendeuses ambulantes subissent une perte de revenus plus importante que leurs homologues masculins, dans la mesure où elles sont contraintes de rester à domicile plus souvent. Elles courent également des risques physiques plus importants quand elles doivent transporter des marchandises à travers des zones inondées. De plus, elles disposent généralement de moins de solutions de rechange en cas de catastrophe climatique, ce qui les oblige à travailler malgré la maladie et l'épuisement.
Un troisième point commun entre les vendeurs ambulants au Cambodge, au Vietnam et au Laos est le fait que, malgré leur rôle essentiel, ils ne reçoivent que peu ou pas d'aide publique spécifique pour faire face aux chocs climatiques, ce qui ne fait qu'ajouter à leur extrême vulnérabilité. Selon le rapport du SNI, les vendeurs de rue affirment bénéficier d'un « soutien officiel minimal de la part des pouvoirs publics ou des organisations sociales face aux risques climatiques ». Toujours d'après le même rapport, « la plupart des programmes d'aide sont soit sans lien avec les conditions climatiques extrêmes, soit inaccessibles en raison de restrictions d'éligibilité ou de procédures de demande complexes ». Les événements climatiques non seulement réduisent considérablement les revenus des vendeurs, mais les exposent également à des risques sanitaires accrus, contraignant nombre d'entre eux à travailler dans des conditions dangereuses.
Lorsque des catastrophes surviennent, les vendeurs dépendent de leurs économies personnelles ou doivent emprunter auprès de leur famille et de leurs amis, ce qui entraîne une instabilité financière et un endettement personnel.
Au Cambodge et au Laos, les vendeurs de rue peuvent s'inscrire à la Caisse nationale de sécurité sociale, mais peu le font en raison du manque de sensibilisation et de la complexité du processus d'inscription. Qui plus est, les programmes de sécurité sociale de ces deux pays ne tiennent pas compte des urgences climatiques. « Le gouvernement devrait élargir la portée de la protection sociale pour les vendeurs de rue », a souligné M. Vorn, de l'IDEA.
Selon le professeur Pham, les vendeurs de rue au Vietnam n'ont pas accès aux régimes officiels de sécurité sociale et ne peuvent bénéficier d'une aide que s'ils appartiennent à un groupe vulnérable, comme les ménages pauvres ou les personnes en situation de handicap. Pour faire face aux chocs climatiques, ils doivent donc compter sur des réseaux d'entraide informels, tels que leurs proches ou les membres de leur syndicat de vendeurs ambulants. « Ce soutien est toutefois limité », ajoute-t-il.
Faute d'un soutien adéquat de la part des pouvoirs publics, les vendeurs ambulants de nourriture au Cambodge, au Laos et au Vietnam sont contraints de recourir à des moyens informels pour faire face aux événements climatiques et à la perte de revenus qui en résulte. Ainsi, ils adaptent leur offre alimentaire en fonction des conditions météorologiques, évitent de commander des quantités excessives de produits frais, transforment les viandes et poissons de moindre qualité en produits transformés et semi-transformés tels que des saucisses ou de la viande et du poisson séchés, consomment leurs propres produits et effectuent même des livraisons à domicile pour leurs clients réguliers.
Tuyet (nom d'emprunt) est une vendeuse de rue âgée d'une trentaine d'années qui vend du café dans la même zone industrielle de Hô Chi Minh-Ville que Loan. « En cas de fortes pluies, nous ne pouvons rien vendre, car les travailleurs ne peuvent pas se rendre à notre échoppe », explique Tuyet. « Nous nous soutenons mutuellement en achetant les unes chez les autres », ajoute-t-elle. « Je préfère acheter auprès des femmes qui vendent ici, car c'est une façon de nous entraider. »
Les vendeurs de rue doivent également supporter des coûts supplémentaires pour se protéger et protéger leurs produits, comme l'achat ou la location de tentes en plastique, de parapluies, de bâches, de ventilateurs, de glacières et d'autres articles qui peuvent les aider à faire face à la chaleur extrême ou aux fortes pluies. « Les initiatives personnelles des vendeurs de rue ont leurs limites », insiste Mme Tysmans.
Un aspect que le rapport n'a pas beaucoup approfondi est l'impact des catastrophes climatiques sur la production et l'approvisionnement en produits agricoles, les coûts des intrants associés et les répercussions sur les vendeurs ambulants de nourriture.
« Les urgences climatiques telles que les sécheresses, l'intrusion saline, les fortes pluies et les inondations perturbent de plus en plus la production et l'approvisionnement en fruits et légumes », explique M. Pham. « Ces événements entraînent souvent des pénuries soudaines et une volatilité des prix », ajoute-t-il.
Il développe son propos à l'aide d'exemples concrets provenant du sud et du centre du Vietnam. Dans le delta du Mékong, situé dans le sud du Vietnam, les récoltes de fruits tels que la noix de coco, la mangue et le fruit du dragon, ainsi que celles de légumes comme la citrouille, les épinards, la tomate et le chou-rave, ont toutes diminué en raison de la sécheresse et de l'intrusion saline. Dans les provinces centrales, les typhons et les inondations ont endommagé les terres agricoles, limitant l'approvisionnement en produits tels que le chou, les tomates, les carottes et les pommes de terre.
Ces perturbations entraînent également une augmentation des coûts de transport et de logistique. Étant donné que la clientèle des vendeurs de rue est composée essentiellement de personnes à faibles et moyens revenus, qui tendent à être particulièrement sensibles aux prix, les vendeurs de rue s'efforcent de maintenir des prix stables ou de ne les augmenter que légèrement, afin de ne pas perdre de clients. « La forte augmentation des prix des intrants réduit leurs marges bénéficiaires, leur causant par-là même des pertes de revenus », explique M. Pham.
Dans son rapport, le SNI a également formulé plusieurs recommandations, dont la formalisation et la légalisation du commerce de rue afin de permettre aux vendeurs ambulants d'accéder à la protection sociale et aux services publics, la création de programmes d'adaptation au changement climatique destinés spécifiquement aux travailleurs de l'économie informelle, ainsi que l'extension des programmes de sécurité sociale existants afin de couvrir les besoins en matière de soins de santé et de soutien au revenu liés au climat. Des zones de vente désignées, protégées des intempéries et équipées des services essentiels, permettraient aux vendeurs de rue de continuer à exercer leur activité malgré des conditions climatiques défavorables, tandis que des politiques sensibles au genre répondraient aux besoins spécifiques des femmes et à leurs responsabilités familiales.
Mme Tysmans a indiqué que les conclusions de ce rapport seront examinées avec les participants des trois pays lors d'une série d'ateliers sur le changement climatique et la protection sociale organisés par le SNI en novembre. « L'objectif est d'examiner ensemble les recommandations et de les utiliser comme référence pour la planification », a-t-elle précisé. « La justice climatique implique de protéger les travailleurs touchés en premier et le plus durement par la crise climatique. »