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02.05.2025 à 06:00

Gaza. La poésie au féminin contre l'anéantissement

Marina Da Silva

Une nouvelle anthologie de poésie palestinienne contemporaine permet de découvrir des autrices de Gaza et de Cisjordanie, d'autres qui vivent en Israël ou en exil. Toutes témoignent d'une puissance d'écriture et d'ancrage à leur terre et s'attachent à faire entendre leur vie concrète et leurs sentiments. Palestine en éclats vient ajouter une nouvelle tonalité aux voix, en poésie ou en prose, qui parviennent jusqu'à nous malgré le génocide en cours à Gaza et l'écrasement de la Cisjordanie. (…)

- Lu, vu, entendu / , , , , ,
Texte intégral (1877 mots)

Une nouvelle anthologie de poésie palestinienne contemporaine permet de découvrir des autrices de Gaza et de Cisjordanie, d'autres qui vivent en Israël ou en exil. Toutes témoignent d'une puissance d'écriture et d'ancrage à leur terre et s'attachent à faire entendre leur vie concrète et leurs sentiments.

Palestine en éclats vient ajouter une nouvelle tonalité aux voix, en poésie ou en prose, qui parviennent jusqu'à nous malgré le génocide en cours à Gaza et l'écrasement de la Cisjordanie. Après, entre autres, Que ma mort apporte l'espoir (Libertalia, collection Orient XXI) de bouleversants poèmes de Gaza, sélectionnés et traduits par Nada Yafi, on découvrira avec saisissement cette nouvelle anthologie qui parcourt présent et passé. Dix-huit autrices palestiniennes, de Gaza, de Cisjordanie, de Jérusalem, vivant en Israël ou en exil, la plupart éditées, primées, à la fois artistes et activistes composent un paysage politique et intime où la distance et l'humour parviennent, parfois, à faire barrage à la dévastation. Leur rage se transmet comme la langue.

On doit à Nida Younis, elle-même poétesse et journaliste, et à l'écrivain et dramaturge algérien Mohamed Kacimi l'orchestration et la traduction de ce recueil qui vient de paraître aux éditions Al Manar, avec le soutien de l'Institut du monde arabe (IMA). L'un et l'autre y témoignent, analysent la situation de ce « peuple qu'on efface », apportent de précieux éléments d'information et de contextualisation pour chaque partie et chaque autrice. Colette Deblé en a réalisé les illustrations au lavis1, à partir de son exploration de la représentation des femmes dans l'art de la deuxième moitié du XXe siècle. Pour qui n'est pas familier de l'œuvre de cette peintre de renom, les dessins, entre orientalisme et cubisme détournés, pourront irriter, mais sont délibérément conçus pour troubler.

« La langue dit ses dernières histoires »

Les premiers poèmes « au temps du génocide » nous viennent de Gaza, encerclé et anéanti depuis le 7 octobre 2023, occupé depuis 1967 et méthodiquement assiégé par Israël après que le Hamas ait remporté les élections législatives de 2006. Plus de la moitié de la population y vivait sous le seuil de pauvreté et 80 % d'entre elles dépendait de l'aide étrangère. Quatre-vingt-dix-sept pour cent de l'eau disponible à Gaza était considérée comme impropre à la consommation et, depuis le 9 octobre 2023, n'était plus du tout fournie. Aujourd'hui, pulvérisés par la guerre et tenaillés par la famine, les Gazaouis tentent d'assurer leur survie au milieu du chaos et de l'effroi. Hiba Abou Nada a tout juste eu le temps de tenir la chronique, jour par jour et heure par heure, de l'attaque israélienne déclenchée dès le matin du 8 octobre 2023 :

Cette fois, il n'y a ni schéma ni logique. Tout est touché. Le nord, le sud, le centre : un bombardement aléatoire, dévastateur, total.

Le 20 octobre 2023, elle sera emportée en martyre avec toute sa famille. Le récit se poursuit à travers d'autres voix. Mona Al-Masdar, qui travaille avec Jazeera Media Network et documente de ses articles le site de l'association We are Not Numbers (« Nous ne sommes pas des nombres »), nous alerte dans « Ici la ville » :

Ici l'alphabet s'écroule,
Et la langue dit ses dernières histoires.

Enass Sultan, elle, a quitté Gaza un an avant la guerre de 2023 et interpelle dans « Une ville morte, ne prétends pas le contraire » :

Gaza m'a rendue imperméable à toute peur au monde et ce mérite doit lui être reconnu.

« Écrire contre le fractionnement » fait écho à cette violence éradicatrice qui déferle aussi en Cisjordanie où, selon le Haut-Commissariat aux droits de l'homme (OHCR), 700 000 colons répartis dans 300 colonies accaparent brutalement les terres et 80 % des ressources hydrauliques. Plus de 600 check-points et barrages militaires quadrillent le territoire et en dépossèdent les Palestiniens, enfermés derrière le mur de séparation. Détention et tortures visent indistinctement ceux qui se soulèvent et tous les autres, adultes comme enfants. Dans « Tous les événements de ce poème sont réels », Maya Abu Al Hayat se remémore :

J'ai marché dix heures dans les montagnes pour rentrer chez moi,
Et les soldats m'ont obligée à faire demi-tour.
J'ai franchi deux mille cinq cents fois les check-points.
J'ai été empêchée de passer cinq cents fois.
J'ai respiré une grenade lacrymogène tombée à mes pieds.
J'ai vu mes enfants respirer une autre grenade dans la voiture.

Asma Azaizeh, qui réside en Israël, lui répond dans « Dernières nouvelles » :

J'ai accumulé assez de nouvelles pour en mourir.
Mes rêves sont devenus une agence de presse.
Mes tranquilles matinées se sont transformées en journalistes acharnées qui sentent l'odeur des blessures à travers les portes, entendent les faibles gémissements à travers leur peau.
Toutes les nouvelles finissent par se fondre en une seule.
Les meurtres, la torture, la noyade — tous sont comme des enfants nés du même père.

Les poétesses palestiniennes en exil vivent aussi bien dans le monde arabe qu'aux États-Unis ou en Europe, mais restent viscéralement liées au pays qu'elles ont dû quitter et à son histoire, tentant parfois d'en déjouer la dimension tragique. Dans « L'Art de disparaître », l'américano-palestinienne Naomi Shihab Nye se moque ainsi, croisant la facétie avec une obstination acérée :

Quand quelqu'un te reconnaît dans un supermarché, hoche brièvement la tête et devient un légume.

Des expériences fragmentées, une réalité partagée

Depuis 1948, Israël mène une guerre totale contre le peuple palestinien. Pourtant, malgré leur hyper-puissance (qu'ils doivent au soutien inconditionnel des États-Unis), leurs dirigeants sont incapables d'instaurer la paix et la sécurité pour leurs propres citoyens et précipitent le monde au bord de l'abîme.

Ces voix de femmes palestiniennes portent le flambeau du combat qu'elles transmettent à leurs proches et aux jeunes générations. Chacune des poétesses — on ne peut malheureusement les citer toutes — interroge la manière dont l'histoire s'écrit dans la société et dans l'intime, comment elle se transmet ou se réinvente dans la langue. Depuis la promulgation de la Loi sur l'État-nation, en 2018, qui constitutionnalise la suprématie juive et déclasse le statut de langue officielle de l'arabe, elle est devenue un véritable enjeu de résistance.

Ce recueil tisse un dialogue entre des expériences diverses et fragmentées, mais qui s'ancrent dans une réalité partagée. Si les textes de présentation et la diversité des poèmes, avec des écritures très revendicatives et dénonciatrices, mais aussi très concrètes et personnelles, se révèlent particulièrement puissants et poignants, on regrettera cependant qu'ils ne soient jamais datés et n'indiquent pas de lieu, même si on parvient souvent à les reconnaître.

Cette poésie féminine est aussi écrite pour être dite et c'est ce qui a été réalisé, le 11 avril, lors de la présentation de l'ouvrage à l'IMA. Marjorie Nakache, comédienne et metteuse en scène, codirectrice du Studio Théâtre de Stains, accompagnée de Ghina Daou, comédienne et réalisatrice franco-libanaise, Kaïna Blada, formée au Studio international des arts de la scène à Paris, et Aurélie Allexandre d'Albronn, merveilleuse violoncelliste et directrice artistique de l'Ensemble Les Illuminations, ont proposé un voyage initiatique dans ces poèmes à la hauteur de leur souffle. Une lecture qui a vocation à se poursuivre, prochainement au Studio Théâtre de Stains, mais aussi sur demande, en d'autres lieux.

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Couverture d

Palestine en éclats — une anthologie de poésie palestinienne féminine contemporaine
Traduction et présentation par Mohamed Kacimi
Illustrations de Colette Deblé
Éditions Al Manar, 2025
256 pages
23 euros


1Technique picturale, à l'aquarelle ou à l'encre de Chine, qui consiste à n'employer qu'une seule couleur, diluée afin d'obtenir une gamme de nuances.

30.04.2025 à 06:00

Déclaration de soutien au chercheur François Burgat

Nous exprimons notre soutien à François Burgat, universitaire poursuivi pour apologie du terrorisme en France, face à une répression inquiétante des discours pro-palestiniens et des libertés académiques.

- Magazine / , , , ,
Texte intégral (1522 mots)

Le magazine en ligne indépendant Jadaliyya, créé par l'Arab Studies Institute (Institut des études arabes, ASI), a publié une tribune exprimant son soutien à l'islamologue français François Burgat, actuellement poursuivi pour apologie du terrorisme. Nous en proposons ici la traduction.

Nous soussignés exprimons notre solidarité avec notre collègue François Burgat, éminent universitaire jugé pour apologie du terrorisme en France. Son premier rendez-vous au tribunal a eu lieu le 24 avril 2025, quelques jours après que le président français Emmanuel Macron, en réaction à la guerre de l'administration Trump contre la liberté académique, a appelé les chercheurs internationaux à « choisir la France ».

François Burgat, spécialiste du Proche-Orient de renommée internationale, est accusé par la police française de faire l'éloge du Hamas dans une série de tweets, dont certains sont des réimpressions littérales de résultats qu'il a publiés il y a des années dans un ouvrage académique1. Le 24 avril 2025, le procureur du tribunal judiciaire d'Aix-en-Provence a requis une peine de huit mois de prison avec sursis, une amende de 4 000 euros, une inéligibilité de deux ans et une interdiction d'accès aux médias sociaux. Le tribunal rendra sa décision le 28 mai 2025. Nous exprimons notre soutien à François Burgat ainsi qu'à toutes les personnes visées par une répression sans précédent contre les discours pro-palestiniens en France. Nous notons également que le fait de juger un chercheur en sciences sociales pour avoir parlé de son expertise n'augure rien de bon pour les chercheurs qui pourraient « choisir la France » pour échapper aux foudres de l'administration américaine.

La colère de la Maison Blanche à l'égard des universités trouve son origine dans une vague de protestations d'étudiants pro-palestiniens contre la guerre menée actuellement par Israël contre la bande de Gaza. Par l'intermédiaire de son groupe de travail sur la lutte contre l'antisémitisme, le président américain a accusé Harvard, Columbia et d'autres établissements d'enseignement supérieur de violer les droits civils des étudiants juifs. Cette initiative a ouvert la voie à une campagne punitive contre la science et les scientifiques, accusés d'être trop libéraux ou trop « wokes » par les dirigeants américains actuels. Combinées aux détentions arbitraires d'étudiants étrangers pro-palestiniens, les fortes réductions — ou les menaces de réduction — des financements fédéraux alloués à la recherche ont semé le trouble dans le milieu universitaire américain et au-delà. Les études sur le Proche-Orient et la Palestine-Israël ont été les premiers signes avant-coureurs de cette crise dans le monde académique étatsunien.

En France, des centaines de personnes poursuivies

« La France s'engage pour faire rempart face aux attaques que subissent les libertés académiques dans le monde », a déclaré l'Agence nationale de la recherche (ANR) le 18 avril 2025. Pourtant, le territoire français, où l'exécutif s'est attaqué à plusieurs reprises à la liberté académique et à la liberté d'expression, semble faire exception à cette position de principe. Le 9 octobre 2023, la ministre français de l'enseignement supérieur a pressé les présidents d'université de signaler toute apologie du terrorisme aux procureurs. Le lendemain, le ministre de la justice a demandé à tous les procureurs d'engager « fermement et rapidement » des poursuites contre « la tenue publique de propos vantant les attaques [du 7 octobre], en les présentant comme une légitime résistance à Israël, ou la diffusion publique de message incitant à porter un jugement favorable sur le Hamas ou le Djihad islamique, en raison des attaques qu'ils ont organisées ». En conséquence, des centaines d'accusations d'apologie du terrorisme ont été déposées contre des étudiants, des militants, des universitaires et d'autres citoyens, dont 626 entre le 7 octobre 2023 et le 30 janvier 2024 seulement2.

Avant 2014, l'apologie du terrorisme était considérée comme un abus de la liberté d'expression et était incluse dans la loi sur la presse, ce qui rendait les poursuites ou la répression plus difficiles d'un point de vue procédural. La loi antiterroriste du 13 novembre 2014 a rendu les poursuites plus rapides et plus faciles, a étendu le délai de prescription de trois mois à trois ans, a permis aux forces de police de garder les suspects en détention et a puni l'apologie du terrorisme — ainsi que l'incitation au terrorisme — par de longues peines de prison (jusqu'à sept ans) et de lourdes amendes (jusqu'à 100 000 euros). Le fait que la loi de 2014 soit désormais utilisée pour réprimer les opinions politiques, et en particulier celles qui sont favorables aux Palestiniens, aurait choqué même son auteur, l'ancien ministre français de l'intérieur.

Nous trouvons très préoccupant qu'un chercheur en sciences sociales qui a passé la majeure partie de sa carrière à étudier les mécanismes de la radicalisation islamiste soit poursuivi pour apologie du terrorisme. Nous pensons que cette dangereuse restriction des libertés académiques fondamentales menace le monde universitaire français dans son ensemble. En plus de décourager les chercheurs étrangers qui pourraient « choisir la France », elle pourrait également faire fuir les scientifiques qui, travaillant actuellement en France, pourraient trouver d'autres environnements académiques moins pénalisants. Nous craignons surtout que, si la droite dure remporte la prochaine élection présidentielle française, le passage absurde de la lutte contre l'antisémitisme au financement de la science, qui a commencé aux États-Unis par une attaque en règle contre les études sur le Proche-Orient, ne se produise également ici. Si tel est le cas, il faudra plus qu'une courtisanerie présidentielle pour attirer les universitaires étrangers dans un pays où « un seul mot de soutien à la Palestine peut vous conduire en prison »3.

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Si vous souhaitez signer cette déclaration, veuillez remplir ce formulaire Google


1François Burgat, «  Comprendre l'islam politique  », La Découverte, 2016.

2Christophe Ayad, «  Le conflit Israël-Hamas s'invite dans les tribunaux français : de plus en plus de procédures pour “apologie du terrorisme”  », Le Monde, 2 mars 2024.

3Élisabeth Fleury, «  “Un simple tag en soutien à la Palestine vous fait encourir la prison”, dénonce Marc Trévidic, l'ex-juge antiterroriste  », L'Humanité, 8 octobre 2024.

30.04.2025 à 06:00

« Pauvres militaires épuisés de nous bombarder ! »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave (…)

- Dossiers et séries / , , , , , , ,
Texte intégral (2236 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Lundi 28 avril 2025.

Je ne lis pas l'hébreu, mais je consulte régulièrement des sites qui traduisent les médias israéliens. J'y ai trouvé cette information : des chefs de l'armée israélienne disent que les militaires sont épuisés après dix-neuf mois de guerre à Gaza.

Ma première réaction a été d'en rire : le bourreau est donc fatigué à force de frapper ? Est-ce que ces soldats sont conscients de ce qu'ils sont en train de faire ? J'imagine la souffrance de ces pauvres militaires : les pilotes des avions de combat épuisés à force de larguer des tonnes de bombes qui détruisent des maisons en une seule frappe, et détruisent des familles entières. Les opératrices de drones tueurs dont le doigt est épuisé à force d'appuyer sur le bouton qui déclenche le feu sur des tentes et des écoles, comme dans un jeu vidéo. Je dis « opératrices », car ce sont presque toujours des femmes. Il paraît qu'on les trouve plus précises que les hommes. Sans oublier les responsables des drones de surveillance, dont les yeux sont fatigués à force de nous espionner. Et les tankistes, dont les mains sont épuisées à force de tirer des obus qui anéantissent des quartiers entiers…

Pauvres militaires épuisés de nous bombarder, de nous surveiller, de nous punir ! Si le bourreau est si las, que devrait dire la victime ?

Que devraient dire ceux qui vivent dans le bourdonnement continu des drones ?

Que devraient dire les dizaines de milliers de gens obligés de se déplacer d'un endroit à l'autre pour la énième fois ? Que devraient dire ceux qui vivent sous les tentes dans des conditions épouvantables ? Ceux qui n'ont rien à boire ni à manger depuis plus de deux mois ? Que devraient dire les Gazaouis qui subissent des bombardements jour et nuit ? Que devraient dire les femmes et les enfants qui font la queue devant les tekiya, ces cuisines caritatives, dans l'espoir de recevoir un plat de lentilles ou de riz ? Ou bien les femmes qui font la queue pour aller aux toilettes ? Que devraient dire les hommes qui passent leurs journées à essayer de trouver un petit boulot, une aide quelconque, ou n'importe quoi de combustible pour nourrir un four bricolé ? Que devraient dire ceux qui ont perdu leur famille, leurs enfants, leurs maisons, leurs entreprises ? Que devraient dire les amputés, les défigurés, ceux qui ont perdu la vue ?

Que devraient dire ceux qui vivent ces souffrances chaque seconde, dans le bourdonnement continu des drones, 24 heures sur 24 ? Ceux qui ne trouvent aucun endroit sûr où se réfugier ? Jusqu'ici, l'armée d'occupation disait : « Pour votre sécurité, déplacez-vous dans les zones humanitaires. » Il n'y a pas de zone humanitaire, et les Israéliens ont fini par abandonner cette fiction. Que devraient dire les malades et les blessés qui attendent des soins ou un transfert médical à l'étranger, parce qu'on n'a pas les moyens de les soigner ici ? Ceux qui souffrent d'un cancer, d'une infection rénale, d'un diabète, et qui n'ont plus les traitements nécessaires ? Que devraient dire les médecins urgentistes qui travaillent presque 24 heures sur 24, et qui sont obligés de faire le tri parmi le flux ininterrompu de blessés, en privilégiant ceux qui ont une chance de survie ? C'est la pire des choses pour un médecin. Et que devraient dire les infirmiers confrontés en permanence à la vision des pires des atrocités du bourreau — celui-là même qui est épuisé —, qui voient tous les jours des corps d'enfants déchiquetés, décapités ?

Je me souviens très bien du témoignage d'un médecin urgentiste français, Raphaël Pitti, qui a passé plusieurs mois à Gaza. C'est un habitué des zones de guerre, il a exercé durant de nombreux conflits. Mais il dit n'avoir jamais vu les choses qu'il a pu voir à Gaza. À tel point qu'il est persuadé qu'il ne pourrait vivre quelque chose de similaire une deuxième fois. Épuisé psychologiquement, il ne comprend pas que le monde reste silencieux, au point de douter du reste de l'humanité.

Les massacres continuent, et les Israéliens continuent de se filmer

Nous, les Gazaouis, nous sommes arrivés au-delà de l'épuisement. Personne ne peut supporter ce que nous sommes en train de vivre, entre la mort et la non-vie. Le pire, pour nous, c'est de ne pas pouvoir protéger nos familles. C'est de voir un proche, ou l'un de ses enfants, blessé, sans pouvoir le faire soigner. Le pire, c'est de voir son enfant souffrir, sans anesthésie ni médicament antidouleur.

Je pense alors à ces soldats « épuisés ». Si je comprends bien — je ne connais pas en détail le système de l'armée israélienne —, ils passent deux ou trois mois sur le terrain avant de se reposer. Ils ne sont pas là depuis 19 mois, eux. Et ils n'ont ni faim ni soif, eux. Quand une unité quitte un endroit, elle laisse derrière elle des emballages de nourriture et des bouteilles vides.

Quand ils finissent leur travail de « protection d'Israël » qui consiste à tuer le plus grand nombre possible de personnes à Gaza, ces militaires rentrent tranquillement chez eux. Ils mangent bien, ils boivent, ils sortent, et, surtout, ils voyagent. Ils vont changer d'air, parce qu'ils ne se sentent pas bien psychologiquement. Et nous, nous vivons un génocide. Un génocide physique, psychologique, médiatique, militaire. Il se déroule devant les yeux du monde entier, et personne ne bouge. Je me demande ce qu'il en serait si cela ne se déroulait pas au vu et au su de tout le monde. Car les massacres continuent, et les Israéliens continuent de se filmer. Récemment, j'ai vu une photo de soldats en train de brûler une villa qui appartient à un de mes amis. En légende de cette photo, il y avait écrit : « Dans trois mois, la Thaïlande. » Après avoir saccagé, détruit, brûlé des maisons, ces pauvres soldats ont besoin de changer d'air, car ils sont fatigués d'avoir tant tué et tant détruit.

Nous, cela fait 19 mois que nous vivons dans une cage. Nous ne pouvons pas « changer d'air ». Notre seul décor, c'est la destruction totale, le sang qui coule de la chair des enfants et des familles déchiquetées et la pensée de ces familles entières qui gisent encore sous les décombres. Nous avons perdu toute notre humanité. La fatigue et l'humiliation se mélangent. La fatigue d'être humiliés, c'est le pire des sentiments. Nous sommes fatigués de craindre d'être tués chez nous, d'être emprisonnés sous les décombres de sa maison bombardée, d'être sans cesse obligés de nous déplacer, de vivre sous une tente, de ne pas trouver à manger pour un fils qui a faim, de ne pas avoir un shekel à lui donner. La fatigue de voir chaque jour mourir des proches, des amis, et de ne pas pouvoir les enterrer. Leurs corps restent à même le sol, dévorés par les animaux. Et on ne peut pas aller les chercher, car ils se trouvent dans une « zone interdite ». L'armée « la plus morale du monde » laisse les chiens manger les corps d'êtres humains.

Nous sommes fatigués de ce sentiment d'impuissance, d'avoir été abandonnés par tout le monde ; le sentiment que nous ne sommes plus des êtres humains, comme l'a dit l'ancien ministre de la guerre israélien, celui-là même qui nous avait traités d' « animaux humains ». Ce sentiment nous ronge de l'intérieur, et anéantit la force qui nous reste.

Bonnes vacances en Thaïlande à ces soldats qui ont besoin de changer d'air. Je les comprends : ils sont très fatigués à force de tuer, de détruire et de nous humilier. J'espère qu'ils s'offriront un bon massage thaï. J'espère aussi qu'un jour, ils auront des remords et sortiront du silence, comme on l'a vu dans les guerres précédentes. Je sais que certains refusent de retourner à Gaza. Mais l'immense majorité n'éprouve aucun remords face à ce qu'ils nous font subir. Nous, nous retrouverons le bonheur et nous resterons sur notre terre. Et cette fatigue se transformera en courage et vigueur, pour tout reconstruire.

#

L

Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia

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