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09.05.2024 à 08:09

« Apologie du terrorisme ». Les Pères fouettards des tribunaux jouent à faire peur

Meriem Laribi

Soutenues bruyamment par les ministres de la justice, de l'intérieur et de l'enseignement supérieur, des centaines de procédures-bâillons ont été lancées en France pour des propos ou des écrits considérés comme soutenant le terrorisme. Ces procédures sont dans la plupart des cas en suspens, mais menacent des centaines de personnes. Et au-delà, l'expression de la solidarité avec les Palestiniens. « Maintenant [Israël] organise, sur les territoires qu'il a pris, l'occupation qui ne peut (…)

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Texte intégral (7661 mots)

Soutenues bruyamment par les ministres de la justice, de l'intérieur et de l'enseignement supérieur, des centaines de procédures-bâillons ont été lancées en France pour des propos ou des écrits considérés comme soutenant le terrorisme. Ces procédures sont dans la plupart des cas en suspens, mais menacent des centaines de personnes. Et au-delà, l'expression de la solidarité avec les Palestiniens.

« Maintenant [Israël] organise, sur les territoires qu'il a pris, l'occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsion et s'y manifeste contre lui la résistance qu'à son tour il qualifie de terrorisme », disait Charles de Gaulle, alors président de la République, en 1967. S'il tenait ces propos aujourd'hui, le général pourrait être poursuivi pour apologie du terrorisme.

Le nombre de procédures ouvertes pour ce délit en France explose depuis le 7 octobre 2023. Au 30 janvier 2024, Le Monde1 rapporte que 626 sont en cours dont 278 à la suite de saisines du pôle national de lutte contre la haine en ligne. Des poursuites sont alors engagées à l'encontre de 80 personnes. Interrogé sur la mise à jour de ces données, le ministère de la justice n'a pas répondu. Notre enquête permet toutefois d'affirmer que des dizaines de nouvelles convocations ont été émises depuis le 30 janvier.

Simples citoyens, influenceurs, sportifs de haut niveau, étudiants, militants associatifs ou syndicaux, responsables politiques, élus locaux ou députés, les convocations pleuvent, comme celle du militant Anasse Kazib, de la journaliste Sihame Assbague, de la candidate aux élections européennes Rima Hassan ou de la cheffe des députés Insoumis Mathilde Panot.

Si parmi les personnes inquiétées, certaines ont qualifié les attaques du Hamas et du Djihad islamique d'« actes de résistance », peu ont explicitement glorifié le massacre du 7 octobre 2023 ou se sont réjouies de la mort de civils israéliens. « L'apologie du terrorisme consiste à présenter ou à commenter favorablement des actes terroristes », peut-on lire sur service-public.fr, le site officiel de l'administration française. Une définition vague où s'engouffrent des largesses d'interprétation. C'est ainsi que la simple évocation du colonialisme brutal pratiqué par Israël sur les terres palestiniennes pour contextualiser les circonstances des attaques du 7 octobre 2023 est jugée comme de l'apologie. Pour l'avocate Dominique Cochain :

L'explication de la cause à effet est souvent considérée comme de l'apologie. C'est comme si tout avait pris naissance le 7 octobre 2023, et que les décennies d'occupation et de crimes israéliens qui ont précédé n'avaient pas d'existence. Le 7 octobre est présenté comme le jour zéro. Quand des personnes tendent à expliquer que cet évènement n'a pas surgi comme ça, ex nihilo, on vient leur dire : puisque vous prétendez que le 7 octobre est peut-être la conséquence de quelque chose, quelque part vous l'excusez. Expliquer serait excuser. C'est complètement ubuesque.

« Les horreurs de l'occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi [7 octobre], elles reçoivent les réponses qu'elles ont provoquées », peut-on lire sur un tract de la CGT du Nord diffusé le 10 octobre 2023. En raison de ces écrits, Jean-Paul Delescaut, secrétaire local du syndicat et responsable pénal de cette publication, est condamné pour apologie du terrorisme le 18 avril 2024 à un an de prison avec sursis, et à verser 5 000 euros à l'Organisation juive européenne (OJE), l'une des plus lourdes peines prononcées à ce jour. Le syndicaliste a fait appel de la décision.

28 mars 2024. Rassemblement de la CGT du Nord devant le tribunal correctionnel de Lille en soutien au secrétaire général Jean-Paul Delescaut, poursuivi pour « apologie du terrorisme ».
28 mars 2024. Rassemblement de la CGT du Nord devant le tribunal correctionnel de Lille en soutien au secrétaire général Jean-Paul Delescaut, poursuivi pour « apologie du terrorisme ».
CGT

Des interrogatoires très orientés

Nadia2 milite pour la Palestine depuis longtemps. Le 7 octobre 2023, elle publie sur Facebook un post où elle écrit que « tout acte commis après 75 ans de colonisation, de spoliation, d'exaction, est un acte de résistance ». Le 10 octobre, elle publie un extrait (avec guillemets) d'un article du Point dans lequel l'hebdomadaire rapportait des propos du porte-parole des Brigades Ezzedine Al-Qassam, prévenant que ce qui arrivera à la population palestinienne de Gaza arrivera forcément aux otages israéliens.

Quelques semaines après, Nadia reçoit un appel d'un homme se présentant comme un agent EDF. Il lui demande si elle est chez elle pour venir relever les compteurs. En raccrochant, Nadia, trouvant l'appel suspect, rappelle l'opérateur qui confirme ses doutes : elle n'a pas été contactée par EDF.

Quelques minutes plus tard, nouvel appel. Cette fois, un policier lui demande de venir immédiatement au commissariat. Nadia s'exécute. Les policiers organisent alors un convoi de trois voitures pour aller perquisitionner son domicile. Ils prennent en photo ses objets privés : tapis de prière, Coran, livres, et saisissent son matériel informatique. Elle est ensuite placée en garde à vue et déférée au parquet antiterroriste où elle est enfermée en cellule pour la nuit. « J'ai cru que c'était des toilettes, c'était insalubre, j'ai vomi toute la nuit », confie-t-elle. « Est-ce que vous vous rendez compte qu'en partageant ce que vous partagez vous applaudissez le pogrom juif du 7 octobre sachant qu'il y a eu des bébés décapités, des femmes violées ? », lui demande un agent lors de son interrogatoire reprenant à son compte de fausses informations. Il la questionne en outre sur sa pratique de la religion, ses habitudes, sa vie privée. Des questions qu'elle qualifie de « très orientées » et « très personnelles ».

Sur les conseils de Me Cochain, son avocate, Nadia n'ébruite pas l'affaire. Lors de son procès, la procureure requiert seulement 300 euros d'amende et prononce ces mots : « Je voudrais que Madame sache que ce n'est pas son militantisme pour la Palestine qui est aujourd'hui jugé, surtout au vu de la terreur qui se déroule là-bas ». Nadia ne s'y attendait pas. Elle obtient une relaxe du tribunal. Aucun appel n'est interjeté. Durant la procédure, Nadia a appris par la même occasion qu'elle était surveillée par la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP). Ayant un casier judiciaire vierge, elle ne voit pas d'autre raison que son engagement pour la Palestine comme motif de cette surveillance.

Lourde peine à Montpellier

Mohamed Makni n'a pas eu la même chance que Nadia. Âgé de 73 ans, cet élu socialiste d'Échirolles avait relayé sans le commenter un article d'un ancien ministre tunisien qui qualifiait d'« actes de résistance » les attaques du 7 octobre. Malgré sa condamnation des exactions du Hamas sur les civils, Mohamed Makni est exclu du Parti socialiste en Isère et ses délégations communales lui sont retirées. Poursuivi par le parquet de Grenoble, il est condamné le 26 mars par le tribunal correctionnel à quatre mois de prison avec sursis. Durant leurs plaidoiries, les parties civiles n'hésitent pas à véhiculer les fausses nouvelles diffusées par les autorités israéliennes concernant le 7 octobre. L'avocat du Conseil représentatif des institutions juives de France Grenoble-Isère (Crif Grenoble-Isère), Maître Éric Hattab, déclare par exemple : « il n'y a aucun débat. Éventrer une femme, lui enlever son bébé [...], ce sont des actes de terrorisme »3.

La plus lourde peine connue prononcée à ce jour l'a été contre Abdel, un quadragénaire de Montpellier, sans emploi et souffrant de dépression. Ce militant a été condamné à un an de prison avec sursis, une inéligibilité de trois ans, 3 000 euros de dommages et intérêts à verser au Crif, à l'association Avocats sans frontières France (ASF France) et trois autres associations parties civiles, le tout assorti d'une inscription au fichier des auteurs d'infractions terroristes (FIJAIT) qui implique, pour une durée de dix ans, de déclarer l'adresse de son domicile tous les trois mois, ainsi que tout changement d'adresse et tout déplacement à l'étranger au moins 15 jours avant le départ. En cas de non-respect de ces obligations, le montpelliérain s'expose à une peine de deux ans de prison supplémentaire et 30 000 euros d'amende.

Lors d'un rassemblement, il avait qualifié l'attaque du 7 octobre d'acte « héroïque » et de « résistance ». Au tribunal, l'homme avait expliqué que ses propos avaient été sortis de leur contexte dans l'extrait vidéo mis en avant sur les réseaux sociaux, à la source de ses ennuis judiciaires. Selon la journaliste Sihame Assbague, présente lors de l'audience le 8 février, Abdel s'est expliqué sur l'usage de l'adjectif « héroïque » pour parler du 7 octobre : il ne faisait pas référence aux tueries de civils mais à des scènes comme celle de la démolition des checkpoints à l'entrée de Gaza. « Il faut se mettre dans la tête d'un Palestinien sous blocus depuis 17 ans », avait-il expliqué.

Abdel n'a pas convaincu le tribunal. Désigner l'attaque comme un « "acte de résistance" revient à émettre un jugement favorable », caractérisant le délit d'apologie du terrorisme, a expliqué la présidente en rendant sa décision.

L'affaire Warda Anwar

Les poursuites pour apologie du terrorisme ont conduit à des situations absurdes. « Si on vous pose une question sur un fait qui n'a pas existé et que vous dites qu'il n'a pas existé, on va vous dire que c'est de l'apologie du terrorisme », résume l'avocate Dominique Cochain en référence à l'affaire de Warda Anwar. Dans une vidéo, cette instagrameuse avait commenté début novembre une fausse information diffusée par les sphères pro-israéliennes, selon laquelle un bébé avait été placé dans un four par des combattants du Hamas. « À chaque fois que je tombe sur l'histoire du bébé qui a été mis dans le four, je me demande s'ils ont mis du sel, du poivre (...), du thym, à quoi ils l'ont fait revenir ? », plaisantait dans sa vidéo la trentenaire. Un enfant, hors champ, abonde dans le même sens disant qu'ils ont sûrement « mis du ketchup sur le bébé rôti ».

Jugée en comparution immédiate, Warda Anwar a été condamnée à une peine de dix mois de prison assortie d'un sursis probatoire pendant 24 mois, à verser 1 000 euros d'amende et 500 euros de frais de procédure à chacune des six associations constituées partie civile, mais aussi à suivre un « stage de citoyenneté » pour s'imprégner des « valeurs de la République ». Lors de son procès, elle a reconnu avoir été « maladroite ». Elle a assuré avoir voulu dénoncer une « propagande » et une « manipulation des médias ». Quand l'une des juges, rapporte l'hebdomadaire Marianne, a demandé à Warda si elle regrettait cette vidéo, après un long silence, la jeune femme a répondu :

Je regrette surtout qu'on n'ait pas eu l'intelligence de la voir comme je voulais le dire. Je ne pense pas avoir fait quelque chose de mal. J'ai été maladroite vu le contexte très tendu, mais je n'avais pas l'intention de faire du mal à qui que ce soit.

L'avocat de l'influenceuse a fait appel de la décision.

Des quatre cas que nous venons d'exposer, seule Nadia a bénéficié d'une relaxe. Elle est aussi la seule dont le procès s'est déroulé sans constitution de partie civile car passé sous les radars médiatiques. Cette discrétion a-t-elle permis au tribunal de se prononcer dans une certaine sérénité ? C'était en tout cas la stratégie adoptée par la défense de l'intéressée. Et elle a fonctionné.

Dans l'affaire de Warda, le député (apparenté Les Républicains) Meyer Habib, proche du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, est venu tenter de se constituer partie civile. Ainsi, précise l'avocate Dominique Cochain :

Quand on rend public un procès, comme celui de l'influenceuse, cela attire des tas de personnes qui viennent plaider avec des avocats et veulent se constituer partie civile, mais qui en fait n'ont rien à faire là. Ils occupent l'espace et tentent d'influencer. Meyer Habib est venu, il a fait son speech, il a eu sa tribune même s'il n'était pas recevable à se porter partie civile.

Dans cette affaire, Meyer Habib ne pouvait se prévaloir d'aucun « préjudice personnel », a estimé le tribunal qui a rejeté sa demande de constitution de partie civile.

Des procédures en suspens

Ceux qui ont comparu ont vu leur sort fixé rapidement. Toutefois à ce jour, une grande partie des procédures pour apologie du terrorisme reste en suspens. Pour l'avocate Elsa Marcel :

C'est une sorte de troisième voie. Les gens sont convoqués puis n'ont plus de nouvelles. C'est une manière de maintenir une épée de Damoclès sur les personnes en ouvrant une enquête et en laissant le doute planer sur le fait de savoir si le parquet va finir par poursuivre ou abandonner.

Son engagement pour la Palestine a coûté cher à Émilie Gomis. L'ancienne basketteuse de l'équipe de France, ambassadrice des Jeux olympiques de Paris, a « pris la première vague », selon ses mots. Dans la nuit du 9 au 10 octobre 2023, vers 23 heures, elle relaye en story (post éphémère) sur Instagram l'image d'une carte de France avec le drapeau tricolore se couvrant progressivement du drapeau israélien au fil des ans. L'illustration est accompagnée d'une question : « Que feriez-vous dans cette situation ? »

Vers 9 heures du matin, avertie par des messages du mécontentement du cabinet d'Emmanuel Macron, Émilie Gomis supprime son post qui ne sera resté que 10 heures en ligne. Elle poursuit ensuite ses activités d'ambassadrice des JO durant cinquante et un jours, sans qu'il ne se passe rien. Tout bascule le 30 novembre quand le compte pro-israélien Sword of Salomon qui se vante de faire des « signalements » sur X, publie une capture d'écran de la story supprimée et enclenche le rouleau compresseur qui va conduire à la démission forcée de l'athlète de haut niveau de son poste pour Paris 2024.

Rapidement, le Crif reprend le « signalement » et demande, publiquement et en privé, à la ministre des sports Amélie Oudéa-Castéra qu'Émilie Gomis « soit démise de ses fonctions d'ambassadrice de Paris 2024 ». La machine est lancée mais en coulisses, silence radio. « Je voyais ma vie sur les réseaux sociaux. On a voulu me discréditer, m'humilier, on voulait m'éteindre sans que je ne comprenne ce qui m'était reproché », nous confie-t-elle. Émilie Gomis refuse de démissionner sans être entendue. Elle a dû attendre jusqu'au 10 janvier pour avoir la possibilité d'échanger avec sa hiérarchie (et notamment la ministre des sports) lors d'une réunion en visioconférence où on lui a fermement signifié qu'elle devait démissionner pour « manquement à son devoir de réserve ».

Pour couronner le tout, le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme (BNVCA) porte plainte contre l'athlète pour apologie du terrorisme. Elle est convoquée au commissariat le 8 février pour être entendue par la police judiciaire. À sa sortie, elle dénonce un « acharnement ». Rencontrée plusieurs semaines plus tard, elle nous assure ne rien regretter de son engagement pour la Palestine. « Prenez-moi tout ce que vous donnez, ce qui compte pour moi, c'est ce qu'on ne peut pas me retirer : ma dignité, mes convictions », lance-t-elle souriante. À cette heure, aucune procédure n'est enclenchée contre Émilie Gomis. Elle est toujours en suspens.

À l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), pour des propos publiés début octobre, les convocations ont commencé à tomber en février et mars, « en même temps que beaucoup d'autres convocations » en France, confie Sarah4. « On a vérifié la date, les procédures ont été lancées le 30 janvier contre des centaines d'individus, de militants et d'organisations politiques », assure-t-elle.

Sur le campus parisien, ils sont six membres du syndicat Solidaires à avoir été convoqués pour un tract diffusé le 8 octobre 2023, dans lequel l'attaque de la veille était qualifiée d'« acte de résistance ». « Toute condamnation de la mort de civils israéliens, sans prise en compte des milliers de Palestiniens assassinés par l'État colonial et des effets d'une occupation longue d'un demi-siècle est vaine et insupportable », pouvait-on lire dans le texte.

Les étudiants syndiqués sont inquiétés plus de quatre mois après la publication de ce libelle. Ils ne s'y attendaient pas : « C'est assez dur parce que même si on n'a rien à se reprocher, qu'on est confiants, quand on voit les condamnations qui tombent, on est quand même assez conscients de l'acharnement dont on peut être la cible », confie Sarah. Pour l'instant, pas de nouvelles d'un potentiel procès :

On ne connaît à peu près rien de la procédure parce que l'enquête est encore en cours. On sait juste que le motif pour lequel on a été convoqués à des auditions libres, c'était apologie du terrorisme en ligne et que le service responsable de la convocation, c'est le groupe de lutte antiterroriste, le GLAT.

Dès le 10 octobre, le président de l'EHESS, Romain Huret, annonce avoir fait un signalement Pharos contre le communiqué et envisage des mesures disciplinaires contre les étudiants. Contacté, il n'a pas répondu à notre sollicitation. Comme le rappelle Mediapart, ce genre de signalements a été encouragé par la ministre de l'enseignement supérieur, Sylvie Retailleau, qui, le 9 octobre, avait adressé un courrier aux présidents d'université et directeurs d'instituts de recherche les enjoignant de signaler aux procureurs toute « apologie du terrorisme » et « incitation à la haine, à la violence et à la discrimination »5.

Les consignes musclées de Dupond-Moretti

Dans une circulaire du 10 octobre adressée aux procureurs, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti encourage les poursuites en insistant sur le fait que « les propos qui tendent à inciter autrui à porter un jugement favorable sur une infraction qualifiée de terroriste ou sur son auteur, même prononcés dans le cadre d'un débat d'intérêt général et se revendiquant comme participant d'un discours de nature politique » sont constitutifs de l'apologie du terrorisme visée par l'article 421-2-5 du code pénal. Et le ministre ajoute :

La tenue publique de propos vantant les attaques (…) en les présentant comme une légitime résistance à Israël, ou la diffusion publique de message incitant à porter un jugement favorable sur le Hamas ou le Djihad islamique (…) devront ainsi faire l'objet de poursuites.

Cette circulaire est pourtant contradictoire avec une réforme menée par Christiane Taubira quand elle était garde des sceaux. Il s'agissait alors « d'interdire que soient données des instructions de manière trop ciblées au parquet qui n'est pas un organe indépendant et qui obéit au ministère de la justice », rappelle Maître Cochain. Pourtant le ministère « continue de le faire en donnant des instructions qui ciblent précisément et exclusivement les individus qui critiquent la politique israélienne », développe l'avocate. De son point de vue, la circulaire Dupond-Moretti s'inscrit

dans la continuité des circulaires qui ont été pondues des années durant sur l'appel au boycott d'Israël. En résumé, si vous voyez passer des appels au boycott de produits japonais, chinois, anglais, vous ne poursuivez pas mais pour le boycott des produits israéliens, vous poursuivez. Et là c'est un peu dans la même veine.

Cette circulaire a encouragé les procureurs à ouvrir des procédures et à entamer des poursuites « là où ils ne le feraient pas habituellement », abonde Arié Alimi, avocat de Jean-Paul Delescaut. Maître Alimi ajoute :

En plus, les critères retenus par cette circulaire sont plus larges que l'appréciation traditionnelle de l'apologie du terrorisme par les juridictions. En gros, on a dit aux procureurs : vous pouvez y aller même lorsqu'on est limite, voire lorsqu'on n'y est pas. Ouvrez les procédures, même si on ne poursuit pas, ça va calmer les esprits. On est dans le Père fouettard.

Le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin a également multiplié les saisies du procureur au dernier trimestre 2023, notamment contre le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) ou la députée LFI Danièle Obono. Selon les informations de Mediapart, entre le 7 octobre et le 31 décembre 2023, le pôle national de lutte contre la haine en ligne du parquet de Paris a reçu 385 signalements de ministres, députés, toutes personnes pouvant le faire, en lien exclusivement avec le conflit au Proche-Orient.

Du délit de presse à la loi Cazeneuve

Les poursuites pour apologie du terrorisme s'inscrivent dans le cadre de la loi Cazeneuve du 13 novembre 2014 qui a extrait l'infraction d'apologie du terrorisme de la loi sur la liberté de la presse du 29 juin 1881 pour l'inscrire dans le code pénal et en durcir le régime. La peine encourue, initialement de cinq ans d'emprisonnement, est portée à sept ans et 100 000 euros d'amende lorsque les propos visés sont tenus sur Internet. Le délai de prescription est en outre allongé d'un à trois ans. Il est aujourd'hui de six ans, après l'entrée en vigueur d'une loi en 2017 allongeant les délais de prescription en matière pénale.

Depuis la loi séparatisme de 2021, il est également possible d'inscrire le condamné pour apologie du terrorisme au fichier judiciaire des auteurs d'infractions terroristes FIJAIT. Une telle condamnation peut aussi justifier le retrait du statut de réfugié. La loi Cazeneuve de 2014 a par ailleurs permis de faciliter le placement en garde à vue et la comparution immédiate, ce qui a multiplié de manière spectaculaire le nombre d'affaires, passant de moins d'une condamnation par an à des centaines depuis 2015, selon Mediapart6.

La politique des gouvernements français successifs a cependant suscité de nombreuses inquiétudes. Défenseur des droits, Jacques Toubon fustige en 2017 une loi dont la mise en œuvre conduit à un « fiasco judiciaire » qui plonge dans « un flou incompatible avec la liberté d'expression et d'information »7. L'ancien garde des sceaux, issu de la droite, met alors en garde contre une « sorte de “ciblage” d'une partie de la population ». En 2022, saisie par l'ancien membre du groupe Action directe, Jean-Marc Rouillan, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) condamne la France, estimant que cette loi sur l'apologie du terrorisme porte une atteinte excessive à la liberté d'expression, « l'une des conditions essentielles » du progrès et de l'épanouissement de chacun dans une société démocratique, y compris si les idées « heurtent, choquent, inquiètent »8. Amnesty International ne dit pas autre chose : « Le délit d'apologie du terrorisme est trop souvent utilisé pour réduire au silence les expressions pacifiques de solidarité avec les Palestiniens et Palestiniennes » tout en créant un « effet dissuasif ».

Selon Maître Cochain, « l'apologie du terrorisme » pourrait connaître le même sort que l'appel au boycott des produits israéliens. Le 11 juin 2020, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui affirmait que l'appel au boycott relevait de la liberté d'expression et devait donc être protégé. « Il pourrait en être de même concernant bon nombre d'accusations d'apologie du terrorisme qui ont, en réalité, pour but de porter atteinte à la liberté d'expression en instrumentalisant la loi », estime l'avocate.

30 avril 2024. Rima Hassan, candidate LFI aux européennes, s
30 avril 2024. Rima Hassan, candidate LFI aux européennes, s'exprime lors du rassemblement de La France insoumise « contre la criminalisation des voix de la paix », porte de Clichy à Paris, en réaction à sa convocation devant la police, et celle de Mathilde Panot, présidente du groupe parlementaire LFI, pour « apologie du terrorisme ».
LFI

Le rôle déterminant des parties civiles

Derrière les poursuites pour apologie du terrorisme, il y a des organisations pro-israéliennes qui portent plainte où se constituent partie civile comme le Crif, le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme (BNVCA), des organisations locales communautaires ou l'Organisation juive européenne (OJE). Cette dernière, particulièrement active sur ces dossiers, est à l'origine des poursuites contre des dizaines de personnalités dont l'humoriste Guillaume Meurice (affaire classée sans suite), le footballeur Youcef Atal (condamné à huit mois avec sursis), Jean-Luc Mélenchon, les députées insoumises Mathilde Panot et Danièle Obono, ou la juriste franco-palestinienne Rima Hassan. Comme le note Check News, cette organisation « regroupe principalement des avocats » et sa présidente Muriel Ouaknine Melki a des liens étroits avec les services de renseignement israéliens. Sollicitée, l'OJE n'a pas répondu à nos questions.

Certaines organisations, comme Jeunesse française juive (JFJ) qui se félicite d'avoir fait condamner Jean-Paul Delescaut de la CGT et poursuit plusieurs dizaines de personnalités pour apologie du terrorisme, ont été créées le 7 octobre 2023. N'ayant pas cinq années d'existence, JFJ n'a pas la possibilité de se constituer partie civile mais peut déposer plainte, et ne s'en prive pas. « Notre démarche est d'inciter la justice française à se positionner clairement quant aux propos faisant l'apologie du terrorisme », nous assure Raphaël Attia-Pariente, porte-parole de la JFJ. Il revendique « des centaines d'adhérents bénévoles » et assure que la volonté de JFJ « n'est pas de censurer qui que ce soit ». « Avoir de la sympathie pour les souffrances avérées et incontestables du peuple palestinien n'est pas un crime », développe Raphaël Attia-Pariente.

Selon lui,

À l'évidence, la France vit actuellement une vague d'antisémitisme comme rarement dans son histoire. La violence qui touche les juifs français nous semble être la conséquence directe des discours qui diabolisent Israël. Par conséquent, l'antisionisme fanatique devient de facto un problème français.

Des professionnels sous pression

Outre les procédures judiciaires, les pressions professionnelles ne sont pas en reste concernant ceux qui critiquent Israël en France. Le sort de plusieurs avocats en exercice est actuellement examiné par la commission de déontologie en vue d'une saisie (ou pas) de la commission disciplinaire. Cela fait suite à des plaintes ordinales, autrement dit la saisie de l'Ordre des avocats par un confrère contre un confrère. Sont pointés les devoirs déontologiques de modération, de retenue et de délicatesse de la fonction.

L'un des avocats concernés ayant requis l'anonymat avoue être inquiété pour des publications sur les réseaux sociaux critiquant Israël de manière véhémente :

Avec ce qui se passe en Palestine, c'est la première fois où je me suis dit qu'on ne peut pas laisser l'espace médiatique être occupé par les pro-israéliens. Je trouve qu'Israël est un État qui se comporte comme un voyou depuis des décennies dans une impunité absolument totale et je ne vois pas pourquoi moi, je n'aurais pas le droit de parler.

L'anthropologue Véronique Bontemps est chercheuse au CNRS dans une unité en partie sous tutelle de l'École des hautes études en sciences sociales. À l'EHESS, elle est référente d'un séminaire de recherche sur les sociétés palestiniennes depuis plus de dix ans. Le 8 octobre, alors qu'elle est, selon ses mots, « très secouée par les attaques de la veille et par l'incertitude dans laquelle nous étions plongés », les étudiants de la section Solidaires demandent à Véronique de diffuser sur une liste d'e-mails interne à l'école le fameux communiqué qui leur vaudra leur convocation au poste. La chercheuse lit le communiqué en diagonale et le diffuse.

Immédiatement, elle reçoit des messages incendiaires de collègues qu'elle ne connaît pas personnellement et qui vont jusqu'à lui dire qu'elle a de la sympathie pour Daech, qu'elle est médiocre, qu'ils ont honte d'appartenir à la même institution qu'elle, etc. En relisant le communiqué à tête reposée, Véronique estime que le ton n'était pas approprié et qu'elle n'aurait pas écrit les choses de la même manière. Elle maintient que l'histoire n'a pas commencé le 7 octobre mais envoie un message disant qu'elle n'est pas l'auteure de ce communiqué et qu'elle condamne la mort de tous les civils.

En décembre, la direction du CNRS lance une procédure disciplinaire à son encontre pour « apologie du terrorisme », « incitation à la haine raciale » et « manquement au devoir de réserve ». Après une longue attente, elle apprend en février qu'elle a écopé d'un avertissement de la part du CNRS pour le manquement à son devoir de réserve. Cette affaire a eu pour conséquence que Véronique Bontemps, éminente spécialiste de la Palestine, a refusé toutes les interventions auxquelles elle a été conviée après le 7 octobre :

Tout a été fait pour m'intimider, et ça a fonctionné. Je me suis dit que quoi que je dise, quelqu'un allait déformer mes propos et m'attaquer encore.

Rami Selmi est un médecin franco-palestinien, originaire de Gaza. Radiologue à Marseille, il pratique en France depuis 2006. Le 22 janvier 2024, il est convoqué par le conseil départemental de l'Ordre des médecins après une lettre envoyée par l'Observatoire juif de France adressée deux mois plus tôt. Dans les annexes envoyées avec la lettre figurent des captures d'écran de la page Facebook de Rami Selmi, où il écrivait : « Luttons contre le génocide du peuple palestinien commis par Israël », ou encore des photos de cadavres d'enfants victimes de cette guerre, rapporte La Marseillaise9. « Je ne comprends toujours pas ce qu'on me reproche », livre Rami au média local, disant qu'il se serait plutôt attendu à un soutien de la part du conseil de l'Ordre des médecins car sa famille a subi de lourdes pertes humaines dans cette guerre. « J'attendais aussi que ce conseil apporte son soutien aux médecins palestiniens et aux soignants victimes de l'armée israélienne sur place », a-t-il ajouté.

Et l'apologie des crimes israéliens ?

De très nombreux commentateurs pro-israéliens ont tenu des propos insultants ou minimisant la souffrance infligée aux Palestiniens, pour la plupart des habitués des plateaux télés comme Meyer Habib (qualifiant le peuple palestinien de « cancer »), Caroline Fourest, Céline Pina ou le twittos Raphaël Enthoven. Quelles marges de manœuvres les organisations sensibles à la cause palestinienne ont-elles sur le plan juridique pour dénoncer des apologies de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité ou de génocide ? Pour Maître Marcel,

Le crime de guerre, le génocide, il faut qu'ils soient reconnus d'un point de vue juridique pour en dénoncer l'apologie. C'est toute la différence avec l'apologie du terrorisme qui est vraiment très pratique de ce point de vue.

Ceux qui considèrent qu'il y aurait un deux poids deux mesures sont ainsi confrontés au fait que le Hamas est désigné comme organisation terroriste par l'Union européenne tandis qu'Israël, non. Le droit international a été construit par les puissances occidentales de telle sorte qu'on ne puisse évidemment pas poursuivre aussi facilement Israël pour des crimes de guerre commis sur les Palestiniens qu'un citoyen en France affirmant que le Hamas, c'est de la résistance.


1Christophe Ayad, « Le conflit Israël-Hamas s'invite dans les tribunaux français : de plus en plus de procédures pour apologie du terrorisme », Le Monde, 2 mars 2024.

2Le prénom a été changé.

3Laurent Gallien, « Quatre mois de prison avec sursis requis pour apologie de terrorisme à l'encontre d'un élu d'Échirolles », France Bleu Isère, 20 février 2024.

4Le prénom a été changé.

5Mathieu Dejean, Lucie Delaporte, Mathilde Goanec, Dan Israel et Manuel Magrez, « Apologie du terrorisme : Mathilde Panot convoquée, dernière d'une longue liste », Mediapart, 23 avril 2024.

6op.cit.

7Jean-Baptiste Jacquin, « Jacques Toubon : le projet de loi antiterroriste est “une pilule empoisonnée” », Le Monde, 23 juin 2017.

8Jean-Baptiste Jacquin, « Affaire Jean-Marc Rouillan : la CEDH condamne la France pour violation de la liberté d'expression », Le Monde, 23 juin 2022.

9Philippe Amsellem, « Je ne comprends pas ce qu'on me reproche », La Marseillaise, 22 janvier 2024.

08.05.2024 à 06:00

Correspondante en Palestine. « Le but est de nous garder hors-jeu »

Clothilde Mraffko

Cent trois journalistes palestiniens tués à Gaza, interdiction d'Al-Jazira : Israël est loin d'être un paradis pour les voix critiques, comme le prouve la baisse de sa note au classement Reporters sans frontières de la liberté de la presse. De son côté, le discours dominant dans les médias européens exclut souvent les Palestiniens du champ politique. Comment écrit-on sur la Palestine quand on est à Jérusalem ? Observations d'une reporter française après cinq ans sur place. Depuis plus de (…)

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Cent trois journalistes palestiniens tués à Gaza, interdiction d'Al-Jazira : Israël est loin d'être un paradis pour les voix critiques, comme le prouve la baisse de sa note au classement Reporters sans frontières de la liberté de la presse. De son côté, le discours dominant dans les médias européens exclut souvent les Palestiniens du champ politique. Comment écrit-on sur la Palestine quand on est à Jérusalem ? Observations d'une reporter française après cinq ans sur place.

Depuis plus de sept mois, les journalistes qui travaillent sur Gaza sont privés d'accès au terrain. L'État israélien interdit aux médias étrangers de se rendre dans l'enclave palestinienne, toujours considérée par l'Organisation des Nations unies (ONU) comme un territoire occupé par Israël, même après le retrait unilatéral décidé en 2005 par le premier ministre de l'époque, Ariel Sharon.

Quiconque s'est déjà rendu à Gaza n'a de doute sur la réalité de cette occupation. On ne voyait pas de soldats ni de colons israéliens au coin des routes, cependant Israël contrôlait les cieux. En permanence, résonnait le bourdonnement des drones, encore plus obsédant la nuit lorsqu'ils volaient à basse altitude. Les pêcheurs gazaouis qui tentaient de s'aventurer au-delà du périmètre autorisé par l'armée – sans cesse modifié – se faisaient tirer dessus par la marine israélienne. Et les agriculteurs risquaient de se prendre une balle s'ils s'aventuraient trop près de la barrière séparant Gaza du territoire israélien. Depuis le 9 octobre, l'enclave est coupée du monde par Israël qui laisse entrer une infime partie de l'aide humanitaire, bien trop insuffisante.

À Erez, une fouille minutieuse et souvent humiliante

Avant octobre 2023, les journalistes étaient parmi les rares à pouvoir visiter Gaza, sous blocus israélien depuis 2007. Non sans difficulté, il fallait obtenir une carte de presse israélienne, délivrée par le bureau gouvernemental de presse, qui convoquait parfois les reporters dont il n'appréciait pas beaucoup le travail pour une « discussion », avant la remise en main propre du précieux sésame. Il fallait aussi obtenir un permis auprès du Hamas. Un reportage réalisé un peu trop près du grillage séparant Gaza d'Israël sans avoir demandé d'autorisation préalable m'a valu quelques invitations à prendre un café au ministère de l'intérieur à Gaza. Dans l'enclave palestinienne, nous devions être systématiquement accompagnés d'un fixer : un journaliste gazaoui qui nous ouvrait les portes et son carnet d'adresses.

Aller à Gaza était donc coûteux. On s'y rendait en général plusieurs jours, pour une série de reportages. Le terminal d'Erez, point de passage entre Israël et Gaza, n'était ouvert qu'en semaine jusqu'à 15 heures, et fermait pendant les fêtes juives. Au retour, les journalistes subissaient une fouille minutieuse et souvent humiliante : depuis leurs bureaux vitrés en hauteur, des soldats israéliens nous donnaient des ordres par interphone. En bas, avec nous, les employés du checkpoint étaient tous arabes.

Les Palestiniens étaient encore plus malmenés. Nombre d'entre eux étaient de surcroît malades, car c'était l'un des rares motifs justifiant d'obtenir un permis de sortie par Erez. J'ai ainsi vu de mes propres yeux une vieille femme en chaise roulante obligée de passer un tourniquet debout, soutenue par les employés du terminal. Après avoir passé le contrôle, nos affaires nous étaient rendues éparpillées. Certains retrouvaient du matériel cassé ou s'étaient fait voler des produits de beauté.

Une couverture désincarnée

Ce n'est pas la première fois qu'Israël bombarde à huis-clos. Depuis mon arrivée à Jérusalem en 2018, dès qu'une opération militaire dure plus de quelques heures, Erez se retrouve fermé. Mais ce qui est inédit, en revanche, c'est la durée. Sept mois. Ma dernière visite à Gaza remonte à juin 2023. Pour une fois, j'avais un peu de temps. Je réalisais un reportage sur la coopération culturelle et, contrairement à mes dernières visites en mai 2021 et août 2022, l'enclave vivait une période d'accalmie relative.

De nouveaux restaurants et cafés avaient ouvert sur la corniche. À l'hôtel Deira, des étudiantes fêtaient leur diplôme de master, dansant et riant sur des tubes égyptiens à la mode, face à la mer. Le matin, les coups de sifflet des maîtres-nageurs résonnaient sur les plages. Ils envoyaient des troupes de petits garçons en short et maillot de corps, affronter les vaguelettes de la Méditerranée. Depuis un an, la mer était propre, grâce à des travaux sur les infrastructures, financés par les bailleurs internationaux. Des souvenirs qui contrastent violemment avec les images parvenant de Gaza aujourd'hui. Désormais seuls sur le terrain, les journalistes palestiniens accomplissent une minutieuse documentation dans des conditions dantesques, payant parfois de leur vie ce travail essentiel.

Une partie de moi ne réalise pas l'ampleur des dévastations. La distance rend certaines réalités moins tangibles. C'est le but : nous garder hors-jeu. Qu'on ne sente pas, qu'on ne vive pas dans notre chair l'horreur des massacres israéliens à Gaza. Malgré tous les efforts déployés, notre écriture reste désincarnée. Il y a des événements qu'on ne voit pas. Depuis des mois, on est submergé de récits terribles et on manque de temps pour tout confirmer et documenter. Parfois, les informations sont vérifiées plus tard, alors que la machine médiatique est déjà passée à autre chose. D'autres fois il est impossible, en quelques minutes au téléphone, d'aborder certains sujets. Quel parent raconterait à une inconnue au bout du fil ce qu'il ressent après avoir enterré le corps déchiqueté de son enfant ? Un ami gazaoui sorti de l'enclave me confiait le mois dernier : « Ce que je vois dans les médias ne reflète pas le dixième de ce que nous avons vécu. »

Les bombes israéliennes hors champ

Cette distance crée un déséquilibre. Après le 7 octobre, des envoyés spéciaux du monde entier ont été dépêchés en Israël pour couvrir les crimes du Hamas et des combattants palestiniens dans les kibboutz. Pendant de longues heures, ils ont interviewé les rescapés, photographié les lieux, les mémoires. À Tel-Aviv, ils ont enchaîné les directs sous le feu des roquettes palestiniennes. Les bombes israéliennes, même lorsqu'elles anéantissent une famille entière en quelques secondes sont restées, elles, majoritairement hors champ, faute de journalistes étrangers sur place. La fumée des explosions, le bruit, la peur dans l'enclave palestinienne n'ont pas saturé les écrans occidentaux.

Ceux du monde arabe, en revanche, si. Car les images existent : nos consœurs et confrères palestiniens réalisent un travail remarquable. Les images sont, pour beaucoup, atroces. Elles alimentent une grande partie de nos articles. Ces journalistes sont nos yeux et nos oreilles sur place, les seuls témoins des massacres en cours. Leur courage est immense et ils devraient être davantage sollicités par les médias occidentaux. Le discrédit que certains cherchent à attacher à leur travail, sous le seul prétexte qu'ils sont Gazaouis, devrait être dénoncé avec force.

Car les Palestiniens documentent avec précision leur propre histoire. Pourtant souvent, elle n'est exposée que lorsque d'autres, non-Palestiniens, s'en emparent pour l'analyser. Ainsi, les récits de la Nakba (la catastrophe), l'exode de 900 000 Palestiniens avant et après la création d'Israël en 1948, ont émergé notamment après le travail des « nouveaux historiens » israéliens qui, dans les années 1980, ont exhumé des archives israéliennes et britanniques documentant cette période. Depuis longtemps, les Palestiniens avaient déjà compilé les récits des réfugiés, sans rencontrer le même écho.

Une analyse clé en main

De même, pour documenter ce qui se passe en Israël et dans les territoires palestiniens occupés, les médias occidentaux s'appuient beaucoup sur des sources israéliennes : sécuritaires, politiques ou médiatiques. En Israël, la presse écrite est relativement libre bien que très orientée, à l'exception de quelques publications, notamment le quotidien Haaretz. Les journaux israéliens sont facilement accessibles : une partie sont traduits en anglais. L'équivalent côté palestinien n'existe pas. En anglais, la chaîne qatarie Al-Jazeera est la plus exhaustive. Aujourd'hui, sa couverture de Gaza est unique, avec des reporters presque partout et une large variété de sources. Elle n'est pas locale, mais elle est née de la volonté de placer la question palestinienne au centre de sa couverture. Sa présence en Israël est mise en cause : le 1er avril dernier, le parlement israélien a voté une loi permettant d'interdire la diffusion en Israël de médias étrangers portant atteinte à la sécurité de l'État, ce que le gouvernement israélien vient de faire pour Al-Jazeera. Les autres médias sont en arabe, comme Arab 48, le journal en ligne des Palestiniens citoyens d'Israël, l'un des rares à couvrir l'actualité israélienne et palestinienne avec des analyses et des actualités factuelles.

De manière générale, trouver des informations côté israélien est relativement facile : les numéros de téléphone des responsables et porte-paroles gouvernementaux sont accessibles sur un site internet référencé. Le bureau gouvernemental de presse publie des extraits de discours des responsables politiques et organise des tours thématiques en Israël ainsi que dans les colonies. D'autres organismes proposent des visites de terrain aux journalistes étrangers et des visioconférences en anglais avec des chercheurs, professeurs ou anciens responsables de l'armée.

Dans l'urgence médiatique, lorsque l'article est à rendre dans deux heures, recueillir une analyse « clé en main » sur une actualité qui vient de tomber est évidemment bien pratique. À mon arrivée dans le pays, l'un des premiers courriers électroniques reçus émanait de l'organisation Israel Project1qui n'existe plus aujourd'hui. À l'époque, ce lobby mettait en contact les journalistes avec toutes sortes d'experts et responsables politiques. Israel Project organisait des soirées « whisky et sufganiyot » (beignets dégustés lors de la fête juive de Hanoukka), en plus de visites dans le pays. À une période, celles-ci se faisaient en hélicoptère pour « comprendre la géographie d'Israël », pays pourtant bien plus petit que la France.

La chronique des morts palestiniennes dans l'indifférence du monde

Avant le 7 octobre, la communauté internationale avait embrassé la marginalisation de la question palestinienne orchestrée par Israël. Les manifestations monstres qui secouaient le pays depuis le début de l'année 2023 intéressaient bien davantage les rédactions. Peu de médias parlaient de la répression féroce de l'armée israélienne en Cisjordanie, depuis une série d'attentats en Israël au printemps 2022 et l'émergence de poches de résistance dans différentes villes comme Naplouse ou Jénine. En juin 2023, au cours de quelques semaines, j'avais couvert l'assassinat d'un petit garçon de deux ans et demi, Mohamed Tamimi, par un sniper israélien devant chez lui, à Nabi Saleh, dans le centre de la Cisjordanie. Un jeune Palestinien, Omar Jabara, avait également été tué d'une balle dans la poitrine par la police israélienne alors qu'il tentait de défendre son village, Turmus Ayya, aux alentours de Ramallah, contre une attaque de colons particulièrement violente. Mon travail consistait à tenir la chronique des morts palestiniennes, dans l'indifférence du monde. Cumulés, le nombre de personnes tuées atteignait des niveaux inégalés depuis des années. Cependant au jour le jour, certains passaient sous les radars, et l'effet de masse était effacé.

Probablement l'un des plus scrutés, le récit médiatique sur la Palestine est façonné par des poncifs qui brouillent la réalité sur le terrain. Après quelques semaines à Jérusalem et quelques lectures, il apparait vite évident que décrire la situation comme un « conflit entre deux parties » est totalement inopérant. Il s'agit bien d'une situation coloniale, avec un État colon et un peuple colonisé, privé de son droit à l'autodétermination. Que signifie donc le concept de « coexistence » au sein même de la société israélienne, alors qu'ONG israéliennes et internationales ont documenté une situation d'apartheid ?

Ces dernières semaines, le récit autour de Gaza tend à se cristalliser autour de la question humanitaire. On invite des travailleurs d'ONG à répondre à l'armée israélienne en plateau plutôt que de laisser la parole aux Palestiniens. Ces derniers sont des abstractions, ils sont dépolitisés. Rapporter leurs voix, les replacer au centre du récit et leur donner une importance vaut d'être taxé de militante. Une manière de décrédibiliser le travail effectué, présenté comme forcément partial et hors du cadre de « l'objectivité journalistique ».

Un travail sous pression

Lorsqu'on se trouve sur le terrain, certains biais deviennent évidents. Ainsi, depuis des décennies, dans le récit médiatique dominant, les Palestiniens « meurent » ou « périssent » quand les Israéliens sont « tués ». En 2021, alors que des foules de jeunes hommes prenaient la rue, parfois violemment, pour affirmer leur identité palestinienne tout en étant détenteurs d'un passeport israélien, ils étaient partout décrits comme des « Arabes israéliens ». Eux se percevaient comme « Palestiniens citoyens d'Israël ». C'est donc ainsi que je l'ai écrit dans mes articles, parce que cette désignation contient une revendication identitaire — celle d'être Palestinien. Perçue par Israël comme une menace, elle a déclenché une avalanche de réactions indignées à mon encontre, dont une série de tweets d'un représentant des autorités israéliennes. Pourtant, qui sont ces 20 % d'Israéliens, s'ils ne sont pas les descendants de Palestiniens restés sur leurs terres au moment de la Nakba, et ayant de cette façon obtenu la citoyenneté israélienne ?

Dans une tour du sud de Jérusalem, une armada d'employés du bureau gouvernemental de presse israélien épluchent soigneusement les productions des médias internationaux sur Israël, en langue originale. Puis, un de leurs représentants vient se plaindre de l'utilisation de tel ou tel terme, dénonce un « manque d'éthique journalistique » ou remet en question des informations, parfois sur X (ex-Twitter), parfois directement par email, sans toujours mettre l'auteur en copie mais en s'adressant directement à sa hiérarchie. En 2018, l'ambassadrice d'Israël en France avait demandé par écrit à la direction de France Télévisions d'annuler la diffusion d'un reportage d'Envoyé spécial consacré aux milliers de manifestants blessés par les balles des snipers israéliens le long de la barrière séparant Israël de la bande de Gaza lors de la « marche du retour ». La chaîne publique n'avait néanmoins pas cédé.

Des sites internet effectuent également ce travail de surveillance, en publiant des articles à charge contre des reportages ou des analyses. Aux États-Unis, les plus puissants sont Canary Mission ou Camera. En France, à une échelle bien plus modeste, le site internet InfoEquitable du journaliste de France Télévisions Clément Weill-Raynal décortique les productions de médias francophones. Ces pressions ne sont pas sans conséquence. Certaines rédactions cèdent, modifient ou s'abstiendront la prochaine fois. Inconsciemment aussi, parfois, s'insinue l'autocensure.

La pression s'est étendue aux organisations humanitaires et aux universitaires. Souvent, sous un article à propos de Gaza posté sur internet, certains écrivent : « Et les otages ? » Une assignation à la symétrie, comme si les souffrances des Palestiniens devaient être ramenées à celles des Israéliens, constamment. Cette question fait écho à une autre, que m'ont posée beaucoup d'Israéliens depuis cinq ans : « Pourquoi vous n'écrivez pas sur le génocide ouïgour ou le Soudan ? » Comme si les crimes commis ailleurs dédouanaient les crimes commis ici. « J'ai choisi de travailler à Jérusalem, c'est de cet endroit dont je parle », leur répondais-je.


1Lire Alain Gresh, « Propagande et désinformation à l'israélienne I », Nouvelles d'Orient, 13 janvier 2010.

08.05.2024 à 06:00

« À Rafah, la guerre a recommencé »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Mardi 7 mai 2024. Durant (…)

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Texte intégral (3147 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mardi 7 mai 2024.

Durant la journée de lundi, alors que les gens attendaient une bonne nouvelle depuis Le Caire1, les sentiments ont évolué d'heure en heure. Au début, c'était l'inquiétude. Après, il y a eu de la joie. Et ça s'est terminé dans la peur et la tristesse.

Le matin, il y a eu les appels et les tracts lancés sur Rafah par les Israéliens. Comme vous le savez, ces derniers ont divisé Gaza en plusieurs blocs avec des numéros. Et ils ont demandé aux déplacés de quitter une partie de ces blocs. La majorité de la population de la ville a aussi reçu des messages vocaux sur les téléphones, même ceux qui n'étaient pas dans les zones concernées. Et là, c'était vraiment la panique, et surtout la question : où aller ? Est-ce qu'on voulait vraiment partir ? On attendait ce moment tout en se disant qu'il n'allait jamais arriver. Mais les déplacés qui sont dans ces zones, surtout ceux qui ont été chassés de la ville de Gaza, ont déjà vécu ce genre de menace, ils ont vu l'ampleur de l'occupation israélienne. Ils savent ce qu'il se passe quand les Israéliens mènent une incursion. Certains ont donc commencé à chercher un camion à louer, pour prendre le maximum d'affaires.

Faire des réserves, si jamais le terminal ferme

Ce qui a augmenté la panique des gens, c'est que les Israéliens n'ont pas fixé d'ultimatum. Fallait-il partir dans l'heure, ou tout de suite ? Deux heures après environ, les bombardements et les raids aériens ont commencé. Ils ont continué alors que les gens tentaient de fuir. C'est la stratégie des Israéliens pour obliger les gens à partir.

Or, dans ces zones qu'on est censé évacuer, il y a trois lieux importants. D'abord le terminal de Rafah, par où passent les marchandises et surtout l'aide humanitaire ; c'est par là aussi que les gens peuvent sortir, et parmi eux les blessés et les malades qui doivent se faire soigner en Égypte ou ailleurs. Ensuite, l'hôpital principal de Rafah, considéré comme un grand établissement à l'échelle de la ville alors que c'est juste un département de l'hôpital principal de Gaza, Al-Shifa, qui a été complètement détruit. Enfin, il y a le terminal de Kerem Shalom, fermé depuis deux jours. Si tout cela continue, il y aura une vraie crise humanitaire également dans le sud. Déjà avec le peu de camions qui passent, il y a la malnutrition et la famine, surtout dans la partie nord de la bande de Gaza. Et maintenant, les prix ont explosé à nouveau. En seulement une demi-journée, les prix ont été parfois multipliés par 20. Le kilo de sucre qui était à 12 shekels – ce qui était déjà cher par rapport à son prix d'avant la guerre, 4 shekels – est passé à 80 shekels. Le kilo de tomates qui était à 8 shekels en vaut tout à coup 19. Et les gens ne peuvent pas faire de réserves, parce que c'est trop cher.

De plus, il n'y a plus de cash. Personnellement, j'avais toujours un peu d'argent de côté pour les urgences. Mais là, je n'ai plus assez de liquide pour faire des économies, je dois tout dépenser. Exemple : un paquet de couches de 36 pièces qui était à 40 shekels en vaut maintenant 200. J'ai été obligé d'acheter deux paquets pour mon fils parce que je sais que si le terminal reste fermé, il n'y aura plus de couches. Je suis allé aussi dans les pharmacies pour faire des réserves de médicaments. Jusqu'ici, mes amis qui sont en France ou ailleurs m'envoient des médicaments, surtout pour les enfants. Or, si le terminal est fermé pendant un bon moment, je ne pourrai plus recevoir de colis. Et comme tout le monde a eu le même réflexe, les pharmacies sont désormais vides.

Il y aura toujours une riposte

Il y a 1,5 million de personnes à Rafah. Et tout le monde veut faire sa réserve de médicaments. Ces derniers temps, on était un peu plus à l'aise à Rafah, comme je l'ai déjà raconté dans ce journal, et voilà que ça reprend. C'est de nouveau comme dans la première semaine de la guerre, où tout était fermé et où on ne trouvait plus rien.

À la fin de la journée, l'annonce est tombée : le Hamas accepte la proposition américaine et égyptienne. Soudain, les visages se sont métamorphosés, ils ont perdu leur pâleur et leur expression d'inquiétude, de peur de l'avenir, pour laisser à la place à une explosion de joie. Les gens sont descendus dans la rue. Ils applaudissaient, faisaient la fête, surtout dans les écoles où il y avait les déplacés. Pour eux, la fin de la guerre voulait dire le retour chez eux. On savait que ce n'était pas fini mais on était heureux, les gens avaient envie d'entendre quelque chose de positifs après cette journée d'inquiétude, de peur et de morts. Tout le monde sait que Nétanyahou ne veut pas arriver à un cessez-le-feu, mais le Hamas a joué intelligemment. Il a lancé la balle dans le camp israélien en disant : maintenant ce n'est pas eux qui bloquent l'accord.

Si on veut parler stratégie, parlons de ce qui s'est passé la veille, et des tirs de roquettes du Hamas sur Kerem Shalom2. Les Israéliens justifient l'incursion à Rafah par cette attaque du Hamas contre une base militaire proche du terminal – et non contre le terminal lui-même, comme beaucoup le répètent. Bien sûr, les Israéliens attendaient cette occasion pour dire au monde entier : regardez, le Hamas ne veut pas d'un cessez-le-feu ! Des soldats ont été tués, il faut absolument que nous entrions à Rafah pour éradiquer les quatre ou cinq bataillons de la branche armée du Hamas qui s'y trouvent ! Mais quelques heures plus tard, le Hamas acceptait les termes des négociations.

Les tirs sur Kerem Shalom font partie de la politique habituelle du Hamas, pour dire à Nétanyahou qu'il doit toujours prendre en compte la possibilité d'une riposte. Il bombarde Rafah tous les jours, de façon de plus en plus intense depuis un mois, et il est en train d'assassiner des dirigeants : un chef militaire du Jihad islamique, ainsi que d'autres cadres et leurs familles avec eux. De nombreux civils sont morts.

Le Hamas a riposté à ces attaques. Et c'était un message adressé aux Israéliens : ce n'est pas parce que vous bombardez Rafah qu'on ne peut rien faire. C'était politiquement bien joué par de la part du Hamas.

Que la machine de guerre s'arrête

Je crois que Nétanyahou va subir beaucoup de pression, mais qu'il va se montrer aussi malin que le Hamas. Ce qui se passe aujourd'hui, ce n'est pas seulement un affrontement militaire, c'est aussi une bataille politique où chacun veut marquer des points. Je crois que Nétanyahou pourrait saisir cette chance pour dire à son opinion publique et à ses partenaires d'extrême droite que le Hamas a cédé parce que l'armée était entrée à Rafah. D'un autre côté, il pourrait faire croire qu'il ne va pas occuper toute la ville de Rafah, qu'il met juste un peu de pression. Et comme ça tout le monde est content.

Je ne parle pas ici de la population, parce qu'elle n'est pas du tout contente de ce qu'il se passe. Les gens ont applaudi la possibilité d'un cessez-le-feu, mais ça ne veut pas dire que c'est la grande joie, seulement qu'ils veulent que la machine de guerre s'arrête.

Ainsi, on est dans un moment où les deux parties peuvent sortir gagnantes, en annonçant à leur opinion publique qu'elles ont gagné et qu'on peut arrêter la guerre.

Mais revenons à la journée de lundi. À 23 heures, les habitants de Rafah ont appris que l'offensive terrestre avait commencé. Et tout a changé. La peur est revenue, les gens ont commencé à paniquer à nouveau. Et ce matin, quand je me suis réveillé, j'ai vu beaucoup de gens se préparer à partir, et pas seulement dans les « zones d'évacuation ».

Beaucoup de déplacés qui étaient à l'ouest de la ville de Rafah sont en train de se diriger vers le centre de la bande de Gaza. Beaucoup de mes amis sont partis pour Deir El-Balah ou Zawaida, parce qu'ils veulent anticiper, ne pas attendre la dernière minute. Surtout que si 1,5 million de personnes se mettent en marche, on ne va pas trouver de place, même dans la rue.

Un grand massacre pour faire fuir la population

Les gens pensent qu'il vaut mieux partir maintenant pour trouver un bout de terrain où installer ses tentes. Ils ont un peu raison parce que les Israéliens vont probablement appliquer leur méthode habituelle : le terminal de Rafah est fermé, Kerem Shalom est fermé, et les chars sont présents sur l'axe de Philadelphie, entre la bande de Gaza et l'Égypte, au sud. À l'ouest du terminal de Rafah, il y a de très nombreux déplacés dans des camps de fortune. Si les Israéliens arrivent jusque-là, il y aura beaucoup de massacres.

La technique israélienne est bien connue : commettre un grand massacre au début, pour que tout le monde ait peur et fuie. Après quoi, le terrain sera libre et les Israéliens pourront aller jusqu'au bout. Et ainsi, ils pourront réaliser leur objectif, et encercler toute la bande de Gaza.

Le nord de la bande de Gaza est encerclé, l'Est est encerclé, l'Ouest c'est la mer, et maintenant c'est le Sud. Les Israéliens tiennent maintenant toutes les portes d'entrée et de sortie de la bande de Gaza.

Déjà, même quand le terminal entre Rafah et l'Égypte était ouvert, personne ne pouvait entrer ni sortir sans l'accord des Israéliens. Les camions d'aide étaient d'abord fouillés à Kerem Shalom avant de passer par Rafah. Les humanitaires devaient avoir l'autorisation des Israéliens, ce qu'on appelle le cogat, (Coordination of Government Activities in the Territories). Pour les transferts de patients ou de blessés, pour les doubles nationalités et même pour ceux qui avaient payé 5 000 dollars à une compagnie égyptienne, il fallait l'accord des Israéliens. Les Égyptiens ne laissaient sortir aucune personne « listée » par Israël. Les Israéliens n'étaient pas présents mais ils contrôlaient tout. Mais maintenant il y a une présence physique, il y a des chars, et surtout il y a les drapeaux.

Je ne sais pas si vous avez vu ces images, mais les Israéliens font exprès de montrer les emblèmes de l'armée ou d'Israël, que ce soit l'étoile de David qu'ils dessinent dans les maisons qu'ils ont prises, ou les grands drapeaux israéliens, partout. Pour les Gazaouis, les jeunes qui ne sont jamais sortis de Gaza à cause du blocus depuis presque 20 ans, c'est un choc. Pour les gens plus âgés, ça l'est aussi, parce que c'est de nouveau l'occupation. Les Israéliens veulent dire ainsi : On a récupéré la bande de Gaza physiquement, et on est là pour un bon moment.

Partez, pour rester en vie

Voilà donc l'histoire de cette journée, un mélange de crainte et d'espoir, maigre espoir que tout ça va finir. La nuit de l'offensive terrestre de lundi à mardi a été terrible. On peut dire qu'à Rafah, la guerre a recommencé. Ça bombardait très fort, que ce soit dans l'est ou l'ouest de la ville. Le quartier où je suis, Tal El-Sultan, a été bombardé. Il y a eu beaucoup de victimes.

Quand je suis sorti ce matin, il y avait beaucoup de monde autour de moi. Mes voisins avaient accueilli des gens qui avaient fui l'Est de Rafah, de la belle-famille ou des amis. Quand j'ai demandé à ces gens s'ils allaient rester ici si les Israéliens envoient des tracts demandant de quitter la zone, ils ont eu la même réponse que j'avais moi-même donnée quand j'étais à Gaza-ville : « Non, on va rester. » J'ai dit :

C'est votre décision, mais je vais vous parler de mon expérience. Ne restez pas à la dernière minute. Vous avez vu à la télé ce que les Israéliens font contre toute la population de Gaza, sauf à Rafah jusqu'à présent ? Mais ces images n'ont rien à voir avec le fait de vivre ça. Nous, on l'a vécu. Et je vous conseille tous de partir, pour vos familles, pour vos enfants, et pour que vous restiez en vie. Vous n'avez aucune idée de l'ampleur des atrocités dont cette armée est capable. Ils sont capables de tuer des femmes, des enfants, même quand ils sortent avec des drapeaux blancs.

Je leur ai raconté le jour où nous sommes partis de chez nous à Gaza. Mon immeuble avait été bombardé. Un de mes voisin avait été déchiqueté par un obus. Puis un Israélien m'a appelé au téléphone. Il s'est présenté en arabe comme « Abou Ouday » (« le père d'Ouday »), comme ils le font tous, adoptant ce code de désignation arabe. Il nous a dit : « Vous avez le feu vert, prenez des drapeaux blancs et allez vers l'hôpital Al-Shifa. » Pourtant, ils nous ont tiré dessus. Deux de nos voisins sont morts, le jeune Ahmad El-Atbash et notre chère voisine Sana El-Barbari.

Ma femme Sabah était à côté de ces deux personnes. Bien sûr, les Israéliens disent que c'est le Hamas qui tue les Palestiniens, c'est toujours notre parole contre la leur. Ils sont toujours gagnants car il faut prouver que c'est eux qui bombardent. Comment ? Il n'y a que Dieu qui puisse le faire, parce que ce sont des gens qui ont tous les moyens, il y a juste une soldate ou un soldat derrière un écran qui tire sur des gens qui bougent, c'est comme une console de jeu. Il n'y a pas de sentiments de remords ou bien une quelconque conscience.

J'ai donc dit à mes amis et à mes nouveaux voisins : « Ne faites pas la même erreur, vous allez être tués. » Certains m'ont répondu : « On va faire partir les femmes et les enfants, et nous, les hommes, on va rester. » Je leur ai redit de partir en cas d'injonction israélienne, car pour les Israéliens, tous les hommes sont des combattants :

Vous avez entendu parler des exécutions sommaires à Gaza, dans le quartier de Cheikh Radwan, la famille Khaldi, la famille Annan ? Ce sera la même chose avec vous. Et encore, il y a beaucoup d'histoires qu'on ne connaît pas encore et qu'on découvrira à la fin de la guerre.

Ils n'étaient pas vraiment convaincus, malgré mon insistance. C'est vrai que le fait de rester sur place, c'est une résistance. Mais rester vivant aussi. Et comme je le dis souvent, il faut parfois choisir entre la sagesse et le courage. J'espère que mes voisins vont m'écouter. J'espère que le jour où je vais devoir évacuer — si cela doit arriver —, ils en feront de même. Et j'espère surtout qu'il n'y aura plus de victimes dans cette guerre, et que tout ça va s'arrêter.


1NDLR. De nouvelles négociations autour d'un accord de cessez-le-feu sont en cours dans la capitale égyptienne.

2NDLR. Les tirs ont tué trois soldats israéliens et en ont blessé 12.

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