18.09.2025 à 06:00
Arnaud Marie
Toute critique de la guerre menée par Israël contre Gaza est canalisée, édulcorée et rendue inoffensive, enfermée dans un cadre médiatique et politique, qui banalise la catastrophe en cours et empêche d'appeler les choses par leur nom. Depuis peu, une brèche est venue lézarder le « dôme de fer » symbolique sur lequel venait ricocher toute prise de position ferme en faveur de Gaza et contre ses tortionnaires. Aucun des verrous qui font tenir l'édifice n'a sauté, mais force est de (…)
- Magazine / Israël, Palestine, France, Union européenne (UE), Médias, Liberté d'expression, Génocide, Gaza 2023-2025Toute critique de la guerre menée par Israël contre Gaza est canalisée, édulcorée et rendue inoffensive, enfermée dans un cadre médiatique et politique, qui banalise la catastrophe en cours et empêche d'appeler les choses par leur nom.
Depuis peu, une brèche est venue lézarder le « dôme de fer »1 symbolique sur lequel venait ricocher toute prise de position ferme en faveur de Gaza et contre ses tortionnaires. Aucun des verrous qui font tenir l'édifice n'a sauté, mais force est de constater que, l'un après l'autre, ils se desserrent et que les lignes bougent. Reconnaissons au journal Le Monde un courage louable, bien que tardif. Il a fallu attendre ces tout derniers mois pour observer ce virage éditorial. La famine de masse a ceci d'effroyable qu'elle s'imprime partout sur les visages et les corps, produisant un effet de vérité qu'il n'est plus possible d'ignorer : on réalise soudain qu'une catastrophe humanitaire se déroule sous nos yeux…
Ne reste plus qu'à nommer clairement les coupables pour mieux les combattre. Ce qui, dans le paysage médiatique de 2025, n'est assurément pas une mince affaire. Comme le rappellent Serge Halimi et Pierre Rimbert dans un article du Monde Diplomatique, mener à bien un authentique travail de journaliste est devenu une gageure lorsqu'on se heurte continuellement au « lobby pro-israélien »2. Celui-ci forme un bloc compact, belliqueux et très efficace dès qu'il s'agit de museler toute voix dissidente ou d'invisibiliser les inconscients qui auraient l'audace de ranger le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou bien en vue dans la liste des exterminateurs.
Certains ont pu se réjouir qu'Emmanuel Macron soit le seul président occidental à se rendre aux portes de Gaza, en avril 2025, pour dénoncer le blocage des points de passage humanitaires et appeler au cessez-le-feu immédiat. Ce sont les mêmes qui, quelques mois plus tard, l'applaudiront pour avoir annoncé en grande pompe la reconnaissance de l'État de Palestine. Après les pires compromissions avec le régime de Nétanyahou, Macron consent finalement à ce geste symbolique pour reprendre pied sur une scène internationale où depuis bien longtemps il a perdu toute influence et toute crédibilité. Certes, d'autres pays devraient emboîter le pas à la France, sous la pression d'opinions publiques ulcérées et devant l'évidence d'un désastre que plus rien ne peut dissimuler. Cet appel d'air ne doit pas être méprisé. De là à parler d'une victoire ? Y a-t-il encore un sens à reconnaître l'existence d'un État sur un territoire éventré où survit une population parquée et promise à l'hécatombe ? La décision tardive et hasardeuse du président français n'offre-t-elle pas un prétexte idéal aux autorités israéliennes, Bezalel Smotrich et Yariv Levin en tête, pour accélérer la destruction de Gaza et procéder au plus vite à l'annexion pure et simple de la Cisjordanie ?
Pendant ce temps, la députée Caroline Yadan et la ministre macroniste en sursis Aurore Bergé s'efforcent de promulguer une énième loi scélérate qui, sous couvert de lutter contre « les formes renouvelées de l'antisémitisme », vise à criminaliser toute critique sérieuse de la politique génocidaire du gouvernement israélien. Un levier supplémentaire parmi tant d'autres pour renforcer le régime de terreur méthodiquement mis en place pour lier les langues et obturer l'espace politique.
Ce que j'appelle ici « terreur », c'est l'installation progressive, mais autoritaire et brutale, d'un régime d'exception qui exclut a priori toute possibilité de dénoncer le « Gazacide » dont parle le journaliste palestinien Rami Abou Jamous et de combattre pied à pied les thuriféraires de Nétanyahou. Il ne s'agit pas ici d'une terreur qui, comme c'est le cas à Gaza, détruit et soumet les corps à la famine et à la mort, mais d'une terreur qui empêche de formuler toute inquiétude distinctement, qui proscrit dans tout l'espace public l'existence d'un véritable débat contradictoire, avec ce que cela implique d'ouverture aux nuances de l'argumentation, à la nécessaire contextualisation des faits, sans parler de l'historicisation salutaire des événements en cours.
La terreur, c'est la disparition d'un socle commun dans le prolongement duquel il serait possible d'entrevoir un horizon de justice. Tous ceux qui n'ont pas vu ou voulu voir ce sol s'émietter et se dérober sous leurs pas en ont fait l'amère expérience : se croyant libres de débattre et de hausser le ton, ils ont vite découvert qu'un certain nombre de référents étaient par avance exclus des jeux de langage autorisés, qu'il n'y avait pas de « génocide », de « famine » planifiée par l'armée israélienne, encore moins de « camps de concentration » programmés. Si l'on voulait parler malgré tout, il fallait se résoudre à slalomer en terrain miné.
Les prescriptions autoritaires destinées à vous clouer le bec sont désormais bien connues et repérables par tout un chacun. Leur puissance, certes, s'émousse peu à peu, mais elles font toujours recette sur les plateaux télé comme dans la vie publique. Vous engagez votre parole sur une ligne critique de la politique d'Israël, vous devrez inévitablement traverser un certain nombre de sas de neutralisation. Préalable à toute tentative pour rendre justice à l'insondable souffrance des Gazaouis, il vous faudra d'abord reconnaître, en prenant le ton solennel de circonstance, que le tort subi par Israël le jour du 7 octobre 2023 est incommensurable. Il ne s'agit évidemment pas de partager un écœurement légitime devant les exactions du Hamas, ou d'exprimer une compassion sincère pour les victimes israéliennes et les otages. Il s'agit de s'assurer qu'avant toute chose, vous resterez pétrifiés devant la date sacralisée du 7 octobre, et que vous reconnaîtrez par-là, implicitement, le droit d'Israël à châtier les coupables, dans les proportions qu'elle estime justes et appropriées.
Puisqu'Israël a subi, le 7 octobre 2023, le coup le plus terrible de son histoire récente, vous voilà maintenant sommé de reconnaître qu'il est, et a toujours été, menacé dans son existence même. Ce qui lui donne évidemment le droit de protéger ses frontières, extensibles à volonté, pour tenir en respect les États hostiles et barbares qui l'entourent, États qui, par leur simple présence, mettent en péril son intégrité. Et tant pis, si cette politique ultra-agressive déstabilise toute la région qu'elle transforme en poudrière. Et tant pis si elle s'intègre explicitement dans le projet millénariste du « Grand Israël », terre promise qui inclurait la Jordanie, le Liban, et la Syrie, comme l'appelle de ses vœux Smotrich, l'une des figures les plus radicales de l'État génocidaire.
Au besoin, une troisième opération de filtrage vous attend : un tour de passe-passe plus pernicieux encore que les précédents qui vous contraindra à reconnaître que le Hamas occupe toujours la bande de Gaza. Et c'est un fait, le Hamas est toujours là… Mais dans le débat truqué que bien imprudemment vous avez accepté, ce simple fait justifie qu'un voile de suspicion recouvre immédiatement toute information et toute image en provenance de l'enclave. Par conséquent, vous serez obligé de l'admettre : la famine n'est absolument pas utilisée par Nétanyahou comme une arme de guerre. C'est un spectacle propagandiste mis en scène par les hommes du Hamas, reconvertis pour l'occasion en maîtres du montage hollywoodien et de la superproduction misérabiliste. Devenu avec le temps, le Meyer Habib de la philosophie, le propagandiste Raphaël Enthoven assène même le 15 août sur X qu'« Il n'y a AUCUN journaliste à Gaza. Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d'otages avec une carte de presse ». Il lui faudra un mois pour s'excuser. Évidemment, Enthoven ne peut ignorer qu'Israël seul décide qui a le droit de raconter ce qu'il voit ou qui est condamné à disparaître. Mais ce tweet tout en nuances avait sans doute vocation à assassiner une seconde fois Anas Al-Sharif, journaliste d'Al-Jazira, ciblé et tué cinq jours plus tôt par un bombardement israélien.
Parvenu en ce point ultime, il n'y a tout simplement plus de débat. Ne vous faites plus prier, avouez-le : en frappant ses voisins et en nettoyant Gaza, Israël ne fait que combattre à notre place la barbarie islamiste ! C'est le chancelier allemand Friederich Merz qui l'assure, Israël fait « le sale boulot », le grand ménage qui alimente les fantasmes inavoués de l'Occident3. Israël ne prend pas de gants, il n'a que faire des timides scrupules de la vieille Europe. Et sa brutalité, bien loin d'entrer en contradiction avec les valeurs de l'Occident, est devenue le moyen le plus légitime de les faire respecter. « La seule démocratie du Proche-Orient » porte la lumière au cœur de l'obscurantisme moyenâgeux.
Comme chacun sait, quiconque a pu refuser de franchir l'un ou l'autre de ces sas et, partant, de se soumettre intégralement à ce régime de terreur savamment déployé est devenu, sans autre forme de procès, un « antisémite ».
Cédez à la terreur et vous voilà adoubés, accueillis à bras ouverts dans un tout autre espace de discussion : la zone de pondération. Tout différend s'efface alors comme par magie. Plus d'injonction et d'aboiement au moindre signe suspect de gazaphilie. Vous avez désormais voix au chapitre avec en toile de fond un idéal de consensus qui guide tous les intervenants. On vous écoute, on vous comprend, on consent même à verser quelques larmes sur le sort des enfants gazaouis amaigris dont on diffuse les images entre deux étapes du tour de France. On accepte même, soyons fous, d'élever la voix contre l'incorrigible « Bibi » qui parfois, c'est vrai, pousse le bouchon un peu loin…
La zone de pondération, c'est un peu la Zone d'intérêt du film de Jonathan Glazer, ce petit univers coquet dans lequel se retranchent Rudolf Höss, le commandant d'Auschwitz et sa petite famille. Les enfants jouent, on cuisine, la vie domestique s'y installe avec une liberté et une placidité improbable, alors que l'extermination industrielle bat son plein à quelques encablures. Entouré de larges haies et de murs épais, notre adorable jardinet se porte bien et l'on peut deviser à tête reposée. En ce sens, ce que j'appelle « zone de pondération », est la survivance incongrue d'un espace feutré et apaisé, celui de l'égalité de parole, des critiques qui atteignent leurs cibles, des idées régulatrices qui réunissent malgré les désaccords énonciateurs. Un espace donc où l'on simule le débat et la vie démocratiques aux portes d'un univers de brutalité intégrale que nous avons choisi de ne pas voir et de ne pas montrer.
Cet univers possède sa logique propre, celle de guerre bien sûr, mais surtout celle de l'extermination. Si la guerre a pu un temps apparaître comme la continuation de la politique par d'autres moyens, selon la formule bien connue du général prussien Carl von Clausewitz (1780-1831), l'extermination implique une rupture brutale avec tout état de raison. C'est un saut sans retour dans une logique folle d'agression pure et généralisée. Parvenu en ce point, on peut tout dire, tout se permettre. Comme « Bibi » le farceur qui promet de la glace Ben & Jerry's4 aux futurs pensionnaires palestiniens du camp de concentration bientôt installé sur les ruines de Rafah5. Ou comme le facétieux ministre israélien du patrimoine, Amichai Eliyahu, qui propose au moment du dessert de larguer une bombe atomique à Gaza pour en finir une bonne fois pour toutes avec la question palestinienne6. Sans oublier Itamar Ben-Gvir, Israël Katz et les autres qui rêvent éveillés de déporter massivement les derniers Gazaouis pour faire de l'enclave une station balnéaire, une marina où le président étatsunien Donald Trump lui-même se voit déjà trôner, triomphant, cocktail à la main, sous une pluie de dollars.
Pendant ce temps-là, laissons donc aux Européens tout le loisir de papoter vainement en « zone de pondération ». Rien d'essentiel ne peut s'y formuler, on s'en est assuré. Des experts disserteront des heures durant sur les nuances juridiques du mot « génocide », jusqu'à se noyer dans l'abstraction et oublier le génocide bien réel qui se déroule sous nos yeux. On multipliera les analogies, Arménie, Rwanda. On veillera bien sûr à distribuer la parole de manière équitable. On vantera les vertus de la patience. Mais s'agit-il bien de prendre son temps pour mieux comprendre ce qui se passe ou de gagner du temps pour que rien ne change ? Même les intervenants les plus coriaces, comme le député Aymeric Caron face au grand inquisiteur Jean-Jacques Bourdin sur Sud Radio le 25 mai, finissent, de guerre lasse, par brandir les valeurs morales bafouées, le droit international piétiné. Or, ces valeurs et ce droit sont invoqués pour plaider en faveur d'un peuple qui par avance échappe à leur champ d'application. Notre universalisme s'arrête aux portes de Gaza. La disparition des Palestiniens n'est pas, comme le dirait Judith Butler, soumise au deuil7. Le Palestinien qui meurt n'est pas digne d'être pleuré. Aux otages israéliens, les noms propres scandés solennellement, les portraits et les larmes des familles ; aux « animaux humains » de la bande de Gaza, les chiffres rapidement égrénés, la froide récapitulation des faits, comme pour soulager sa conscience et s'acquitter d'une vilaine besogne.
Tant que nous accepterons de nous cantonner à la « zone de pondération », le Palestinien restera ce mort-vivant sans droit — l'homo sacer dont parle le philosophe Giorgio Agamben — celui qui n'a pas de nom et dont le meurtre ne sera jamais un crime8. Il restera l'irreprésentable au sein du champ de la représentation, l'autre radical, forclos même lorsqu'il est visible. Nous devrons nous résoudre à l'abandonner dans son face-à-face interminable avec l'ennemi israélien.
L'heure a déjà sonné de s'engager dans une guérilla contre toute loi scélérate qui viserait à prolonger le statu quo, octroyant à Israël le temps nécessaire pour achever ses basses œuvres. Peu à peu, les conditions se réunissent pour faire bouger les lignes et arracher l'UE à son goût immodéré pour la torpeur diplomatique et l'attentisme coupable. Un dispositif permanent de harcèlement juridique se met en place. De plus en plus d'ONG portent plainte et assignent au tribunal des soldats israéliens soupçonnés de crimes de guerre. Amnesty International s'attaque à l'entité Gaza Humanitarian Foundation (GHF), pilier du dispositif israélien déployé pour rassembler et affamer les réfugiés gazaouis, sous prétexte de sécuriser la distribution d'aide alimentaire. C'est également au tour de certaines entreprises (Carrefour) et même de banques (BNP Paribas) d'être attaquées pour complicité de génocide.
Face à un horizon figé et alors même qu'une profonde mélancolie nous étreint, il faut imaginer l'improbable, l'événement anodin ou fracassant qui portera l'accroc décisif dans le tissu des faits imposés, et restaurera le possible lors même qu'on le croit évaporé. Et nous ne cesserons pas, pour paraphraser le poète Mahmoud Darwich, d'écrire notre silence, de « faire exploser ce silence plein de toutes ces voix », celles de tous ceux qui, dans les décombres, trompent la mort et la tiennent obstinément en respect.
1Référence au système de défense antiaérien israélien réputé très efficace.
2Serge Halimi et Pierre Rimbert, « Le lobby pro-Israël en France », Le Monde Diplomatique, août 2025.
3NDLR. Interrogé le 17 juin 2025 par la chaîne publique allemande ZDF, le chancelier a assuré que l'État israélien faisait « le sale boulot » de l'Occident en bombardant les sites nucléaires iraniens.
4NDLR. Ben Cohen, 74 ans, cofondateur de la marque Ben & Jerry's et partisan de Bernie Sanders, a interrompu une audition au Congrès le 14 mai 2025 pour dénoncer le soutien des États-Unis à Israël.
5Mera Aladam, « Netanyahu 'backs Gaza concentration camp' plan, reportedly says 'feed them Ben & Jerry's' », Middle East Eyes, 9 juillet 2025.
6Michael Bachner, « Amichaï Eliyahu : “Atomiser Gaza est une option” ; Netanyahu le suspend des réunions », Times of Israel, 5 novembre 2023.
7Judith Butler, « The Compass of mourning », London review of books, volume 45, n° 20, 19 octobre 2023.
8Le concept d'Homo sacer (Homme sacré/maudit) renvoie au droit romain et désigne une personne qui peut être tuée sans que ce meurtre ne soit considéré comme un homicide. Dans Le Pouvoir souverain et la vie nue (1997, Seuil), Agamben transpose l'idée à l'époque contemporaine. Pour le philosophe italien, l'Homo sacer moderne est l'interné en camp de concentration, objet de l'arbitraire et de l'état d'exception, sans droits.
17.09.2025 à 06:00
Ramdan Bezine
Photoreportage
- Libérée du joug de l'Organisation de l'État islamique en 2017, la cité poursuit sa douloureuse reconstruction. Dans les décombres de sa vieille ville, des visites à destination des voyageurs sont organisées par des guides locaux. Un retour timide, mais plein d'espoir, de la ville sur la scène touristique irakienne. « Alors, toi aussi toute ta famille a essayé de te décourager de voyager en Irak ? » Matias, touriste canadien de 28 ans, apostrophe Ryan originaire du même (…)Magazine / Irak, Guerre d'Irak, Tourisme, Organisation de l'État islamique (OEI), Photoreportage, MossoulPhotoreportage
Libérée du joug de l'Organisation de l'État islamique en 2017, la cité poursuit sa douloureuse reconstruction. Dans les décombres de sa vieille ville, des visites à destination des voyageurs sont organisées par des guides locaux. Un retour timide, mais plein d'espoir, de la ville sur la scène touristique irakienne.« Alors, toi aussi toute ta famille a essayé de te décourager de voyager en Irak ? » Matias, touriste canadien de 28 ans, apostrophe Ryan originaire du même pays. Celui-ci acquiesce d'un air entendu. C'est la première fois que les deux hommes se rencontrent. En s'inscrivant à la visite guidée du jour, ils ne s'attendaient pas à tomber sur un compatriote.
Mossoul. Un nom qui évoque des images funestes. Si elle a subi guerres et soulèvements successifs dans la deuxième partie du XXe siècle, c'est de l'occupation américaine entre 2003 et 2011, puis de sa prise par l'organisation de l'État islamique (OEI), en 2014, que la ville tient sa triste notoriété. Pendant trois ans, elle a été le théâtre de la violence extrême de l'organisation terroriste : persécutions, lapidations, exécutions publiques, pénuries en tout genre… La cité a vu l'enfer se dérouler en son sein. Quand elle est libérée dans le sang, en 2017, Mossoul se réveille amputée de sa vieille ville, de ses monuments archéologiques et religieux, et de dizaines de milliers d'habitants — tués ou poussés à la fuite.
Pas étonnant que Ryan et Matias, après avoir annoncé à leurs proches leur intention de s'y rendre, aient fait face à l'incompréhension. « Tout le monde m'a pris pour un fou. On m'a parlé de guerre, de terrorisme, d'enlèvements… », énumère le premier. Moomen Ramadan, guide touristique de 27 ans et originaire de la région, n'est pas surpris. « Il s'est passé des choses très graves ici. Les Américains, l'OEI… Ça a laissé une empreinte dans la conscience collective. C'est normal que les gens aient peur », reconnaît-il. « Mais vous allez voir par vous-même que c'est complètement différent de ce que vous avez pu entendre », promet-il aux touristes qui l'accompagnent.
Comme eux, ils sont plusieurs milliers chaque année à voyager dans le pays — 120 000 visiteurs en 2022, plus de 400 000 en 2024 selon le média allemand Bne Intellinews. Des chiffres multipliés par trois en trois ans, conséquence directe des efforts de Bagdad, baptisée « Capitale du tourisme arabe 2025 » par la Ligue du même nom, pour diversifier une économie dominée encore largement par les revenus pétroliers. Si le boom touristique se cantonne encore à la province semi-autonome du Kurdistan irakien et aux villes saintes de Nadjaf et de Kerbala, c'est le pays tout entier que cherche à promouvoir le ministère de la culture, du tourisme et des antiquités. En pariant notamment sur son riche patrimoine culturel. Nasser Ghanem Mourad, responsable de la branche touristique, assurait en mars au média saoudien Al Eqtisadiah la volonté du gouvernement de « promouvoir le tourisme archéologique, car l'Irak est une destination archéologique de premier ordre, avec des sites éparpillés dans toutes les provinces », en référence au foisonnement de lieux d'importance, dont six sont classés au patrimoine mondial de l'Unesco.
Ryan est venu en Irak pour une raison précise : les ruines de Babylone, classées parmi les sept merveilles du monde antique. Ce qui l'a conduit à Mossoul, par contre, tient d'une curiosité d'un autre ordre. Il explique avoir voulu voir de ses propres yeux ce qu'il avait vu aux infos, soulignant combien il est différent d'entendre parler d'une chose et d'en faire l'expérience. Et ajoute que ce que l'on perçoit depuis l'Occident est sensationnalisé, instrumentalisé, passé par plusieurs filtres avant d'atteindre le public. En venant ici, Ryan espère saisir la réalité telle qu'elle est. Il désigne au loin un groupe d'enfants en plein match de foot, sur un terrain vague au pied d'immeubles en ruines. « C'est pour les comprendre eux que je suis venu », explique-t-il. Une visite organisée par quelqu'un du coin est, selon lui, l'opportunité parfaite pour ça.
Le retour des voyageurs, ici, incarne une forme d'espoir. « La vie reprend enfin son cours. Les Mossouliotes sont ravis de voir revenir du monde », assure Moomen. « Au début, cela nous a paru étrange, parce que, pendant vingt ans, tout ce qui arrivait de l'étranger n'était pas forcément une bonne nouvelle », ponctue-t-il, en référence aux troupes américaines et aux combattants de l'OEI. Depuis deux ans, il organise ces visites durant lesquelles il propose de faire découvrir Mossoul. Située entre les ruines antiques de la cité de Hatra et le Kurdistan irakien, au cœur de la Mésopotamie du nord, la ville voit à nouveau les visiteurs faire étape entre ses murs. Sa mosquée monumentale inachevée, commandée par Saddam Hussein, ses rues commerçantes animées, son minaret penché… Les lieux touristiques ne manquent pas. Si sa vieille ville détruite, encore largement inexploitable, n'est pas annoncée comme telle, elle attise malgré tout les curiosités d'une partie des touristes. Aujourd'hui, ils sont quatre, venant respectivement du Canada, des États-Unis et du Portugal, à vouloir la voir.
C'est au seuil des ruelles étroites du souk Bab Al-Saray, place commerciale de la ville depuis plus de 1 300 ans, que démarre l'excursion. Tout y est : montagnes d'épices odorantes feignant l'effondrement imminent, douceurs sucrées, fumées d'encens, étals couverts d'objets de cuivre brillant, lampes miroitantes, objets manufacturés aux couleurs criardes.
Sous la charpente métallique, reconstruite après la bataille de Mossoul (2016-2017), des ouvriers travaillent dans leurs boutiques, des vendeurs de vêtements errent sur leurs téléphones en attendant les clients. En face d'un stand de yaourt frais où Ryan commande un ayran, un vieil homme concentré enfile des perles à des chapelets multicolores.
Le groupe serpente dans les allées où se succèdent les échoppes, titube entre les passants, les scooters, et les ruissellements d'eau et de sang du secteur des bouchers. Les carcasses suspendues au plafond ne laissent jamais indifférent, selon Moomen. Après un court détour par une place où des bas-reliefs racontent l'histoire de la ville jusqu'aux récents efforts de reconstruction, il les mène au souk Al Samak, qui regroupe les poissonniers. L'un d'entre eux, écouteurs vissés sur les oreilles, évide sa pêche du jour en direct sur TikTok, et invite les touristes à saluer ses milliers de followers. C'est le dernier moment où les rires fusent. Au bout de l'allée, la vieille ville commence à dévoiler ses stigmates. Le contraste entre la vitalité des souks et la dévastation voisine est renversant.
Des trous béants dans les bâtisses figurent des visages horrifiés, comme si les maisons en ruines hurlaient encore des atrocités qu'elles avaient vues. Le quartier, fief des combattants de l'OEI et endroit de repli lors des derniers assauts, est complètement détruit. C'est une scène de crime de plusieurs hectares. Les voyageurs chancellent entre les immeubles effondrés. Tout autour, les impacts de balles, les constructions éventrées ou carbonisées, chaque pierre racontent l'enfer. Quelques inscriptions « safe » (« sûr », en français) sur les murs indiquent les endroits déminés par les autorités. Si ce n'était elles, on pourrait penser que la destruction a eu lieu la veille.
Le groupe chemine à pas feutrés, rentre les épaules en passant les portes encore debout. Difficile d'imaginer qu'il y a eu ici de la vie avant ce silence de mort. Des adolescents du coin, t-shirts Adidas et cigarettes au bec, viennent les chahuter en riant. Sur une place dévastée, au pied d'une fresque montrant une petite fille et son ours en peluche, les voyageurs improvisent un selfie. Un acte anodin partout en Irak, sauf ici. En prenant cette photo, Matias témoigne, explique-t-il. Le canadien veut montrer à ses proches et à ses followers sur les réseaux sociaux la réalité de cet endroit et des événements qui s'y sont déroulés. Moomen pose avec eux, sourire aux lèvres. Les selfies dans lesquels il apparaît se comptent par centaines.
Grâce au guide, Matias avait pu échanger la veille avec une habitante du quartier et sa fille. Parler avec les gens constitue le but de ses nombreux voyages, comme le montre sa page Instagram, où il échange paroles et maillots de foot avec tous ceux qu'il croise au fil des pays. La femme avait raconté sa vie d'avant, sa maison héritée de sa mère, son espoir d'une compensation et d'une reconstruction : « Elle pleurait, je n'avais pas de mots. » Il ne pouvait que compatir en silence. « Mossoul n'est pas un village. Cette souffrance, il y a près de deux millions d'habitants qui l'ont vécue. On ne comprend pas ça en regardant les infos », développe le voyageur. Moomen approuve :
Les gens d'ici comprennent qu'on puisse vouloir voir ce qui s'est passé sans l'intermédiaire des médias, ils ne considèrent pas ces visites comme indécentes. Cela leur donne l'opportunité de dire ce qu'ils ont enduré au reste du monde avec leurs propres mots.
Moomen le sait mieux que quiconque : ces « gens d'ici » qui ont souffert l'innommable, il en fait partie.
« J'ai passé la majeure partie de ma vie au milieu de la guerre », raconte Moomen. Son sourire et son visage sympathique masquent parfaitement ses traumatismes. « Ça a été très dur. Il y avait des pénuries de nourriture, de médicaments. Beaucoup de gens sont morts. » Un épisode particulièrement marquant lui revient en mémoire. « Je me souviens que l'OEI avait pendu à un lampadaire un homme soupçonné d'espionnage pour le gouvernement irakien. Il était interdit à quiconque de le décrocher. » Il poursuit, impassible :
Ils forçaient les gens à regarder les décapitations, jetaient les homosexuels du haut des immeubles, lapidaient ceux qui avaient des relations hors mariage. Et tout était diffusé sur les réseaux sociaux, sur les télévisions du souk, on ne pouvait pas y échapper.
Pour lui, comme pour de nombreux Mossouliotes, le tourisme incarne un espoir d'enfin tourner la page, et une opportunité de montrer l'hospitalité légendaire des Irakiens. « Certains habitants de la ville hébergent les touristes dans leurs propres maisons, partagent leurs repas et leurs vies avec eux. Nous sommes des gens gentils, nous accueillons les étrangers à bras ouverts, comme s'ils étaient de notre famille. » Il n'est pas rare que lui-même ouvre sa porte à des voyageurs. Son activité de guide est en plein essor. Preuve en est sa page Instagram aux 28 000 abonnés où il prend la pose avec ses clients du monde entier. Dans ses stories, il brandit chaque jour un passeport d'une nouvelle couleur. « On vient de partout. De l'Occident bien sûr, mais aussi de Chine, de Russie, du Japon, du monde arabe… Tout le monde est le bienvenu ici, même les Américains ! », lance-t-il dans un éclat de rire.
À peine vingt ans après l'invasion de l'Irak par les États-Unis, cause directe de la mort de civils par dizaines de milliers, un ressentiment, ou au moins une méfiance envers les Étatsuniens serait compréhensible. Moomen assure que ce n'est pas le cas. « On fait bien la distinction entre les actions d'un gouvernement et sa population. Ceux qui viennent passent un bon moment ici, et repartent avec des impressions positives. » Et parfois avec un nouveau regard sur leur propre pays. C'est le cas de Michael, logisticien de 46 ans et originaire de l'état de New York, qui participe à la visite du jour. Son pays classe les voyages en Irak à un danger de niveau 4, le plus haut, de ceux à éviter à tout prix.
Le New-Yorkais — qui a déjà voyagé dans plus de 100 pays — explique qu'après deux semaines en Irak, il n'a ressenti absolument aucune animosité, bien au contraire : « Les Irakiens sont très accueillants et généreux. » Il ajoute qu'il se montre plus critique envers son pays depuis qu'il voyage hors des sentiers battus. « Avant cela, je ne pensais pas de la même façon, je faisais confiance à ce qui était dit par les politiciens et les médias. Ce n'est plus trop le cas aujourd'hui, notamment sur la question irakienne », confie-t-il, en restant évasif. Le sujet reste sensible.
Après une partie de foot improvisée avec des enfants du quartier, le groupe se retrouve dans une rue commerçante, au pied de l'emblématique minaret penché d'Al-Hadba. Sa restauration a été aboutie il y a quelques semaines seulement et elle a été inaugurée le 2 septembre 2025, en présence du premier ministre irakien Mohammed Shia Al-Sudani. C'est dans cette mosquée que Abou Bakr Al-Bagdadi, ancien chef de l'OEI, avait proclamé son califat. Onze ans plus tard, après d'incommensurables drames, elle renaît de ses cendres.
Juste devant, un kiosque à selfies estampillé « Mossoul » est dédié aux photos à poster sur les réseaux. Moomen y conclut sa visite. « Nous sommes vus comme un pays dangereux, nous sommes sur les listes rouges de toutes les ambassades. Mais quand vous visitez la ville, vous pouvez voir que la réalité est différente. Ça avance petit à petit. » Il désigne la mosquée : « Cette reconstruction, par exemple, est la preuve que la ville est sécurisée et belle à nouveau. »
Sur cette même placette, la Mosul Heritage Art House (« Maison du patrimoine artistique de Mossoul »), passage obligé des touristes, se dresse sur cinq étages. Le bâtiment accueille un musée mettant en scène la vie quotidienne traditionnelle de la cité, des objets du patrimoine local vieux de plusieurs siècles, et un café. Son propriétaire, Chems Al Rawi, devrait profiter tranquillement de sa retraite, mais sa passion pour sa ville a pris le dessus. Après la chute de l'OEI en 2017, il revient d'Erbil, capitale kurde à 80 kilomètres de là, où il avait fui avec sa famille. Sa maison détruite et sans travail, il se met en tête d'apporter sa pierre à l'édifice de la reconstruction de la ville. Littéralement.
« J'ai bâti cet endroit de mes mains, tout seul », raconte-t-il d'une voix fière. « Tout le monde vient ici, même Macron est passé, juste là sur la place ! », dit-il en riant, se remémorant ce jour d'août 2021 où le président français, en visite à Mossoul, lui a fait signe. Le temps d'une phrase, il se défausse de son sourire. « J'ai perdu beaucoup de membres de ma famille pendant l'occupation de l'OEI et à la libération. Voir les gens revenir me fait plaisir. C'est une sorte de revanche. Et regardez, ça vient de partout ! », se réjouit-il en montrant les innombrables messages et photographies de touristes qui recouvrent les murs de son café. « Et avec la réouverture de l'aéroport, on attend encore plus de monde. C'est une bonne nouvelle ! »
Comme le minaret, celui-ci a aussi été enfin restauré. Il a été inauguré le 16 juillet 2025, après trois ans de travaux, en présence du premier ministre. Si aucune date précise n'est encore fixée pour la reprise officielle des vols internationaux, à Mossoul, on attend ça de pied ferme. De quoi refaire de la capitale de la province du Ninive une ville où l'on s'arrête. Plus qu'une étape, une destination à part entière. Et de voir revenir, avec les touristes, comme un sentiment de vie normale.
16.09.2025 à 06:00
Arab Digest
L'Arabie saoudite, par l'intermédiaire de son Fonds d'investissement public (FIP), a approfondi ses relations avec Tel-Aviv en investissant dans des entreprises israéliennes qui soutiennent l'occupation en Palestine. Ces transactions financières s'inscrivent dans un plan plus large visant à normaliser les relations avec Israël contrariées par le génocide à Gaza. Lorsque le prince héritier, Mohammed Ben Salman, a lancé le plan de développement Vision 2030 en 2016, il savait que cet (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Armement, Économie, Arabie saoudite, États-UnisL'Arabie saoudite, par l'intermédiaire de son Fonds d'investissement public (FIP), a approfondi ses relations avec Tel-Aviv en investissant dans des entreprises israéliennes qui soutiennent l'occupation en Palestine. Ces transactions financières s'inscrivent dans un plan plus large visant à normaliser les relations avec Israël contrariées par le génocide à Gaza.
Lorsque le prince héritier, Mohammed Ben Salman, a lancé le plan de développement Vision 2030 en 2016, il savait que cet ambitieux projet — qui vise à sortir le royaume de la rente pétrolière et à diversifier son économie — nécessiterait quantité de technologies, de financements et d'influence politique. Heureusement pour lui, Israël lui a offert une solution. Comme l'expliquait le quotidien Jerusalem Post du 10 février 2025 :
De récentes informations indiquent que Neom1 est confrontée à d'importants défis financiers, l'augmentation des coûts et les retards suscitant des inquiétudes quant à la faisabilité du projet. C'est un domaine évident où la hi-tech israélienne pourrait aider à son développement […] Israël est un leader mondial en matière de cybersécurité et d'intelligence artificielle, tandis que l'Arabie saoudite ambitionne de devenir un acteur actif dans l'IA d'ici 2030 [… ]Une relation formelle entre l'Arabie saoudite et Israël pourrait ouvrir la porte à un accroissement des investissements occidentaux et israéliens en Arabie saoudite, en particulier dans des secteurs tels que la technologie, la cybersécurité et les énergies renouvelables […] La normalisation israélo-saoudienne pourrait indubitablement permettre au plan Vision 2030 d'atteindre ses objectifs en attirant des investissements, en stimulant la croissance technologique et en développant le tourisme.2
Alors que la normalisation officielle reste un sujet de débat public, en coulisses, Israël et l'Arabie saoudite collaborent depuis des années. En janvier 2020, les Israéliens ont été légalement autorisés, pour la première fois, à se rendre en Arabie saoudite pour des motifs religieux ou professionnels. En novembre de la même année, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a rencontré secrètement Mohammed Ben Salman à Neom, en compagnie du secrétaire d'État étatsunien Mike Pompeo et du chef du Mossad Yossi Cohen3
Après l'ouverture de l'espace aérien saoudien aux avions israéliens en juillet 2022, et l'interview de Nétanyahou par le chaîne saoudienne Al-Arabiya en décembre de la même année, des dizaines d'entrepreneurs de la tech et d'hommes d'affaires israéliens se sont rendus en Arabie saoudite. Cela a abouti à la signature d'accords dans les secteurs civils et de la défense.
Ces liens croissants se sont inscrits dans le cadre d'un plan plus large visant à préparer les Saoudiens, et au-delà le monde arabo-musulman, à une normalisation officielle imminente avec Israël. Yasir Al-Rumayyan, le directeur du Fonds d'investissement public (FIP), fonds souverain pourvu de 620 milliards de dollars (535 milliards d'euros), a joué un rôle déterminant dans ce processus, en recourant à des manœuvres financières afin de promouvoir la normalisation. Alors que l'argent saoudien affluait dans les firmes israéliennes, ces dernières multipliaient parallèlement leurs investissements dans le royaume.
La base de ces investissements réciproques a été posée en 2021 lorsque Jared Kushner a persuadé le FIP saoudien de lui verser 2 milliards de dollars (1,72 milliard d'euros) pour le fonds de capital-investissement Affinity Partners qu'il venait de lancer. Cette décision a été prise malgré les inquiétudes des conseillers du fonds concernant « l'inexpérience de la direction » d'Affinity Partners. Ils craignaient également que le royaume doive assurer « le gros de l'investissement et du risque ». Autre point de tension, la due diligence vis-à-vis d'opérations jugées par eux « insatisfaisantes à tous égards », tout comme les frais de gestion d'actifs proposés qui semblaient « excessifs ». Enfin, le rôle antérieur de Kushner comme conseiller principal de son beau-père, Donald Trump, soulevait des « risques en matière de relations publiques »4.
Jared Kushner a ensuite engagé des participations dans deux sociétés israéliennes : Shlomo Group, en 2023, et Phoenix Financial, en 2024. Le groupe Shlomo gère le mode de transport et les approvisionnements des forces d'occupation israéliennes. Phoenix Financial, l'une des principales sociétés de services financiers d'Israël, est spécialisée dans les assurances et la gestion d'actifs, et détient des parts d'autres compagnies israéliennes. Une enquête du site Middle East Eye (MEE) a révélé5 que les filiales de Phoenix Financial englobaient onze entreprises publiques et une société privée ayant des liens avec les colonies israéliennes en Cisjordanie, à Jérusalem-Est annexée et sur le plateau du Golan syrien occupé. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'Homme a compilé une base de données de toutes ces compagnies.
Par l'intermédiaire de la société d'investissement de Jared Kushner, l'Arabie saoudite a ainsi indirectement facilité et profité de l'occupation israélienne, aux côtés du Qatar et des Émirats arabes unis. Cela s'est produit alors même que les Palestiniens de Cisjordanie occupée sont confrontés à une escalade des attaques de l'armée israélienne et à une recrudescence des agressions des colons.
Phoenix Financial détient 3,88 % d'Elbit Systems, le premier fabricant d'armements d'Israël. Elbit fournit 80 % des armes et des équipements des forces terrestres israéliennes et 85 % des drones de combat de l'armée de l'air.
En février 2024, la Future Investment Initiative Foundation, une institution financière saoudienne, a organisé un sommet à Miami parrainé par le FIP saoudien. Parmi les 1 000 délégués figurait Alex Karp, le PDG de Palantir Technologies Inc.6. Parmi ses cofondateurs figure le milliardaire libertarien de la Silicon Valley Peter Thiel, et protecteur du vice-président étatsunien J.D Vance, qui a prononcé le discours d'ouverture.
Palantir fournit à l'armée israélienne un logiciel de prévision policière automatique, ce qui a été critiqué par la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les Territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, dans son récent rapport sur l'économie du génocide de Gaza7. Ses armes propulsées par l'IA intègrent le système « Habsora » (« Évangile ») qui identifie automatiquement les cibles pour l'armée de l'air israélienne, en « générant » des recommandations si rapidement que d'anciens officiers du renseignement israélien le qualifient d'« usine à assassinats de masse »8.
En janvier 2024, Palantir a annoncé un nouveau partenariat stratégique avec Israël et a organisé une réunion de son conseil d'administration à Tel-Aviv « en solidarité ». Le 20 avril 2025, lors du Hill and Valley Forum, face aux accusations selon lesquelles Palantir aurait tué des Palestiniens à Gaza, Karp a rétorqué : « Principalement des terroristes, c'est vrai. »
Le FIP entretient des liens étroits avec Palantir via Al-Turki Holding, une entreprise phare saoudienne qui a conclu en janvier 2025 un « partenariat stratégique » avec la firme étatsunienne. L'une des principales filiales d'Al-Turki Holding, Nesma & Partners, fait partie des quatre sociétés de construction saoudiennes choisies par le FIP dans le cadre d'un investissement de 1,3 milliard de dollars (1,1 milliard d'euros).
En avril 2023, par l'intermédiaire de sa branche de capital-risque Sanabil Investments, le FIP s'est également engagé dans une société de capital-risque californienne, le fonds Founders, dirigé par Peter Thiel, cofondateur de Palantir et un ex-associé du financier et délinquant sexuel Jeffrey Epstein.
En outre, le FIP a investi, en mai 2017, 20 milliards de dollars (17,1 milliards d'euros) dans le géant américain de l'investissement Blackstone, qui a multiplié les participations dans des firmes de la tech israélienne, dont Pentera, Mitiga, Waze et Cloudinary. Après l'attaque du Hamas du 7 octobre 2023, ce fonds d'investissement étasunien a donné une aide de 7 millions de dollars (6 millions d'euros) à Israël. En avril 2021, Blackstone a inauguré un bureau à Tel-Aviv. Trois mois plus tard, le géant japonais des télécoms SoftBank, la plus grosse société de capital-risque au monde, a fait de même et a placé Yossi Cohen, ancien chef du Mossad, à la tête de son bureau israélien. En 2017, le FIP a investi 45 milliards de dollars (38,5 milliards d'euros) sur cinq ans dans le fonds SoftBank Vision. Toutefois, ce fonds spécialisé dans les technologies a perdu 17,7 milliards de dollars (15 milliards d'euros) en 2019-2020.
Une autre société technologique israélienne dans laquelle l'Arabie saoudite a investi massivement est Magic Leap, start-up étatsunienne dédiée aux technologies de réalité augmentée. En 2022, l'Arabie saoudite s'est assurée d'une participation majoritaire dans Magic Leap à hauteur de 450 millions de dollars (385 millions d'euros). Magic Leap a des opérations importantes en Israël, ayant acquis la société israélienne de cybersécurité NorthBit en avril 2016.
Parmi d'autres boîtes israéliennes implantées dans le royaume saoudien, citons la Fondation israélo-étatsunienne pour la recherche et le développement industriel (Israel-US Binational Industrial Research and Development, BIRD), qui finance des technologies mises au point par des entreprises des deux pays ; le Fonds israélo-étatsunien pour la recherche et le développement agricole (BARD), qui accorde des prêts aux intervenants américains en Arabie saoudite ; Eco Wave Power, une société spécialisée dans les énergies renouvelables, et CyberArk, une plateforme israélienne de sécurité des identités qui est partenaire de la firme émiratie de cybersécurité Spire Solutions en Arabie saoudite. Ce partenariat inclut l'israélien XM Cyber, qui a été cofondé par un autre ex-patron du Mossad, Tamir Pardo.
En conclusion, les activités de Mohammed Ben Salman et de Yasser Al-Rumayyan via le FIP saoudien ces cinq dernières années vont au-delà de la simple normalisation. Ils ont exploité l'argent du pétrole pour approfondir leurs relations avec Israël, en finançant son occupation et le génocide. Alors même que le royaume, qui a dénoncé « l'agression israélienne » du 9 septembre contre le Qatar, commence à s'inquiéter des velléités hégémoniques de Tel-Aviv qui mettent à mal la stabilité régionale.
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1Méga projet de cité futuriste de la province de Tabuk, dans le nord-ouest du royaume, présenté en 2017 dans le cadre du plan Vision 2030.
2Neville Teller, « Israel can help boost Saudi Vision 2030 program – opinion », The Jerusalem Post, 10 février 2025.
3Noa Landau, « Netanyahu Secretly Flew to Saudi Arabia, Met MBS and Pompeo, Israeli Sources Say. », Haaretz, 23 novembre 2020.
4Kate Kelly et David D. Kirkpatrick « Jared Kushner's Saudi Investment Fund Faces Scrutiny Over $2 Billion Deal », The New York Times, 10 avril 2022.
5Simon Hooper et Dania Akkad, « Gulf states linked to Israeli businesses on UN settlements blacklist », 13 mars 2025.
6Fondée en 2004, la firme étatsunienne Palantir Technologies est spécialisée dans l'analyse des données (« big data »)
7« Occupation sans fin, génocide et profit : la Rapporteuse spéciale dénonce dans son rapport les enjeux commerciaux qui sous-tendent la destruction de la Palestine », Nations unies, 3 juillet 2025.
8Yuval Abraham, « “A mass assassination factory” : Inside Israel's calculated bombing of Gaza », 30 novembre 2023.