18.11.2025 à 10:15
Nastasia Hadjadji
Apologie des libertés et de la souveraineté individuelle, critique féroce de l'impôt, mais aussi masculinisme et darwinisme social : en ligne, une partie de la sphère crypto francophone recycle les discours de l'extrême droite et n'hésite pas à donner la parole à certains de ses porte-paroles le plus enragés. Enquête sur les canaux « alternatifs » pro-crypto qui ont fait de YouTube et des réseaux leur champ de bataille et contribuent à ouvrir un nouveau marché politique pour des idées (…)
- Extrême Tech / numérique, fiscalité
Apologie des libertés et de la souveraineté individuelle, critique féroce de l'impôt, mais aussi masculinisme et darwinisme social : en ligne, une partie de la sphère crypto francophone recycle les discours de l'extrême droite et n'hésite pas à donner la parole à certains de ses porte-paroles le plus enragés. Enquête sur les canaux « alternatifs » pro-crypto qui ont fait de YouTube et des réseaux leur champ de bataille et contribuent à ouvrir un nouveau marché politique pour des idées libertariennes radicales.
« Nous accueillons des digital nomads, des réfugiés fiscaux, des amoureux de la liberté et de la souveraineté individuelle qui ont préféré les plages ensoleillées plutôt que les tranchées du Socialistan. » En ligne, sur YouTube, les plateformes de podcast et les réseaux sociaux, Le Bunker BTC, chaîne pro-crypto, déroule chaque semaine ses thématiques fétiches : expatriation, exil fiscal et Bitcoin.
Les deux hôtes de l'émission officient sous pseudonyme. « Gégé », podcasteur de 30 ans qui arbore fréquemment lors des émissions une casquette frappée de l'inscription « right-wing capitalist » (capitaliste de droite), officie aux côtés de « Science », 36 ans, consultant en marketing et ventes qui protège son anonymat derrière d'invariables lunettes de soleil. Tous deux sont français, et animent chaque semaine ce « talk show » basé sur des témoignages d'expatriés volontaires.
« La France est-elle devenue un pays du Tiers Monde ? », s'interroge ainsi depuis la Suisse, lors d'une émission, l'investisseur Sylvain Tiger, fondateur de la lettre économique « Les Incorruptibles ». Laurent Seiter, développeur informatique expatrié à Montréal explique de son côté comment « divorcer de l'État » grâce à Bitcoin. Louis Expatriation (un pseudonyme) vante quant à lui les mérites du Paraguay, un pays avec « 0% d'impôt » où la vie serait « paisible et libre ».
Les invités ont des profils variés et des positions sociales diverses, bien que la majorité soit des hommes. Tous déclinent la même trame narrative : la France serait un « Socialistan », un État hostile aux libertés individuelles et spoliateur en matière de fiscalité. « Il n'y a pas d'État qui ne soit pas parasitaire. (…) J'aime pas les taxes, j'aime pas qu'on m'emmerde », clame ainsi Laurent Seiter aka Viande Tiède, qui se présente comme sympathisant des idées anarcho-capitalistes et appelle les contribuables à entrer en « grève fiscale ». Pour échapper à ces tendances « totalitaires », les invités préconisent quasi-unanimement de multiplier les actes de sécession individuelle. Et avant tout de plier bagage et de s'expatrier loin de France.
J'aime pas les taxes, j'aime pas qu'on m'emmerde.
« La seule action politique conséquente c'est d'arrêter de filer du fric à l'État et se barrer », clame ainsi Laurent, expatrié nomade ayant posé ses valises à Hong Kong, puis en Russie. À la fois outil monétaire et véhicule idéologique, Bitcoin est présenté comme la solution pour mettre en oeuvre cette idéal de sécession. Celle qui rend possible de devenir un « SDF capitaliste en organisant sa propre insolvabilité », comme l'énonce « Gégé ». En clair, ne pas avoir de revenus traçables, comme avec un compte en banque, et donc susceptibles d'être soumis à la fiscalité, mais un patrimoine en cryptos, mobile et apatride.
Comme souvent dans le cas des médias « alternatifs », la chaîne Le Bunker BTC est l'émanation d'une entreprise, ici, la bourse d'échange en crypto-actifs Bull Bitcoin, fondée au Canada par Francis Pouliot, un entrepreneur libertarien. Officiellement, il s'agit pour les hôtes de délivrer conseils et astuces pour « naviguer dans un monde étouffé par les taxes, la bureaucratie et les crises annoncées ». Mais au terme d'une année d'émissions hebdomadaires pilotées par « Gégé » et « Science », cette ligne éditoriale sécessionniste cohabite avec une autre orientation, nettement plus sombre, pour ne pas dire brune. Les personnalités invitées au « Bunker » ne sont en effet pas uniquement des amoureux des libertés individuelles. Certains sont aussi - et surtout - des figures de l'extrême droite française.
Les personnalités invitées au Bunker ne sont pas uniquement des amoureux des libertés individuelles. Certains sont aussi - et surtout - des figures de l'extrême droite française.
Le militant néonazi et figure du révisionnisme Vincent Reynouard est ainsi intervenu pour narrer les péripéties liées à sa « débancarisation » et raconter comment il a pu contourner les sanctions infligées par la justice en utilisant Bitcoin. Joël Gaborit aka Code Reinho, ancien militaire et influenceur pro-armes, auteur d'une vidéo dans laquelle il explique à l'influenceur zemmourien Papacito comment tirer sur un pantin à l'effigie de Jean-Luc Mélenchon, a lui aussi témoigné sur la chaîne pour délivrer ses conseils en matière de « défense de zone et de manipulation d'armes ».
Plus récemment, le militant survivaliste Piero Falotti aka Piero San Giorgio a pu y disserter sur les manières de « se blinder et préparer sa Base Autonome Durable (BAD) pour affronter l'effondrement économique et social ». Considéré comme un activiste du suprémacisme blanc en France, il a été lié par le passé à la figure de l'antisémitisme Alain Soral et au blogueur Daniel Conversano, fasciste revendiqué.
Sur la chaîne du « Bunker BTC », plutôt discrète puisqu'elle affiche un peu moins de 5000 abonnés au compteur sur YouTube et environ 10 000 sur X, les idéaux libertariens d'une sécession organisée voisinent donc avec la parole de tribuns identitaires, racistes et xénophobes, fanatiquement opposés à l'immigration.
Bien qu'ils reconnaissent avoir « été biberonnés depuis qu'ils ont vingt ans par des soraliens », les deux hôtes du Bunker se défendent pourtant de toute forme d'affiliation avec l'extrême droite et leurs organisations politiques.
Nous considérons que le vote n'est qu'un sédatif émotionnel.
« Alain Soral est pour un État fort et plutôt critique envers le libéralisme économique, alors que je suis pour un État limité au régalien et favorable au libre-échange », avance « Gégé », au cours d'un échange par écrit. Et d'insister sur son insularisation revendiquée vis-à-vis des partis de l'extrême droite électorale : « On tacle régulièrement les droitards et les libéraux qui attendent l'avènement d'un homme providentiel, ou d'une femme providentielle comme Sarah Knafo. Pour ceux qui n'aiment pas leur vie en France, nous défendons l'idée qu'au lieu de se plaindre et d'attendre qu'on les sauve, ils peuvent reprendre le contrôle et s'expatrier. Nous n'avons d'affinité pour aucun parti politique. Nous considérons que le vote n'est qu'un sédatif émotionnel : il donne l'illusion d'agir tout en évitant de se remettre en question et de travailler sur soi. »
Pour lui, le dénominateur commun à toutes les personnalités invitées sur la chaîne serait l'idéal d'une liberté radicale, tel qu'on le retrouve dans la doctrine libertarienne de l' « individu souverain », du nom du pamphlet de William Rees-Mogg et James Dale Davidson publié aux États-Unis en 1997, et devenu l'un des livres de chevets des milliardaires techno-fascistes, dont Peter Thiel.
Pour « Gégé », s'il formait un manifeste politique, l'assemblage de témoignages rassemblé sur Le Bunker BTC devrait se lire comme un appel à exister en dehors des structures collectives (dont les partis politiques) plutôt qu'une invitation à glisser un bulletin Reconquête ! ou Rassemblement National dans l'urne. Et ce même si les jointures idéologiques avec une partie de l'extrême droite française semblent évidentes.
Cette défiance, voire cette hostilité vis-à-vis des affiliations aux cases traditionnelles de l'échiquier politique résonne aussi chez les hôtes de la chaîne HowToBitcoin, deux ingénieurs ayant exercé dans le conseil en France et en Suisse.
« Nous n'avons aucune aspirations politiques non plus, nous ne votons pas et pensons que le vote ne sert à rien. C'est pour cela que nous prônons avant tout la responsabilisation individuelle au détriment des solutions collectives dépendantes du politique », énoncent Victor Henrio et Alexandre Bensimon, les fondateurs de cette chaîne qui compte plus de 10 000 abonnés sur YouTube et fait la promotion active de l'adoption de Bitcoin auprès d'un public francophone. Dans une vidéo de « crossover » avec Le Bunker BTC, Alexandre Bensimon porte un t-shirt au message explicite : « Nique l'État. »
Malgré son agnosticisme politique revendiqué, la chaîne HowToBitcoin s'affichait en partenaire du Sommet des libertés, le grand raout des droites radicales et extrêmes.
Malgré cet agnosticisme politique revendiqué, la chaîne HowToBitcoin s'affichait pourtant en partenaire du Sommet des libertés, le grand raout des droites radicales et extrêmes qui s'est tenu en juin 2025 (lire notre article). Sur place, le stand de Victor Henrio et Alexandre Bensimon cohabitait avec celui de personnalités politiques en représentation, comme Éric Ciotti, transfuge de LR et figure du RN ou Sarah Knafo qui s'affiche en porte-étendard de la crypto en France.
Le duo insiste cependant : « Sarah Knafo s'est plusieurs fois positionnée comme favorable à Bitcoin, ce que nous saluons. Cependant, elle s'inscrit dans un système politique auquel nous ne croyons pas et nous n'attendons qu'un(e) politique améliore notre condition. » Emilien Boutang, figure française du secteur crypto et expatrié au Luxembourg, un invité régulier de leur chaîne, estime même que « le programme du Rassemblement National est trop socialiste ». Il préconise un choc économique austéritaire ainsi qu'une dérégulation maximum, en droite ligne avec la politique économique du président anarcho-capitaliste argentin Javier Milei.
Cet individualisme farouche, presque fanatique, se décline dans toutes les nuances de radicalité sur la chaîne HowToBitcoin qui s'adresse à un public jeune et masculin. « Je défends la liberté d'expression. Même si je ne suis pas d'accord, j'estime qu'en France on devrait pouvoir dire que les chambres à gaz n'ont pas existé », s'emporte ainsi Emilien Boutang dans une vidéo titrée « Peut-on encore tout dire en France ? ». Dans une autre vidéo, la rhétorique masculiniste d'une « population de cucks » (de l'anglais « cuckhold », cocu, un terme fréquemment utilisé par l'alt-right masculiniste pour discréditer les personnes faibles, en particulier les hommes, ndlr) aliénée volontaire d'un « esclavage fiscal » orchestré par l'État voisine avec des envolées confusionnistes sur la réalité du changement climatique.
j'estime qu'en France on devrait pouvoir dire que les chambres à gaz n'ont pas existé.
Plus frappant encore, certains propos font l'apologie de l'eugénisme, recyclant une pensée pseudo-évolutionniste, raciste et parfois complotiste. « Est-ce que t'es pro-vie humaine ou mieux vaut sacrifier des humains pour que Gaia s'en sorte ? », assène ainsi Victor Henrio. « Le socialisme inverse la sélection naturelle : il prend productif pour donner au non-productif. Il y a des gens, je dis pas qu'ils devraient mourir, mais ne devraient pas être aussi riches qu'ils le sont et ne devraient donc pas se reproduire », complète Alexandre Bensimon. Et de nuancer ce propos radical : « Mais je ne dis pas qu'on doit tuer les pauvres. »
La chaîne HowToBitcoin assume ce rôle de cheval de Troie pour ces idées eugénistes, racistes, climato-sceptiques, masculinistes. Son audience, comme celle de « Le Bunker BTC », peut sembler plutôt limitée, mais ces idées et les invités qui les portent circulent d'un canal à l'autre dans la sphère crypto, alimentant le confusionnisme. Elles se propagent à travers tout un écosystème de chaîne dédiées à l'éducation financière et la promotion des crypto-actifs. Comme la chaîne pro-crypto Grand Angle Bitcoin (115 000 abonnés sur YouTube) qui reçoit le financier d'extrême droite Charles Gave, mais aussi Pierre Noizat, le patron de la plateforme Paymium, proche de Reconquête ! (lire notre enquête). Ou encore la chaîne Café Viennois, de l'historien et idéologue du Bitcoin, Ulrich Fromy qui ne mâche pas ses mots pour évoquer l'euro qu'il qualifie de « scam ». Quant à la promotion de l'expatriation, elle se décline sur Sans Permission (249k abonnés), la chaîne d'un trio d' « entrepreneurs d' » — Oussama Ammar, Yomi Denzel et Antoine Blanco — des exilés ayant élu domicile à Dubaï d'où ils dénoncent l'« esclavage fiscal » propre, selon eux, à la France. On retrouve la même radicalité libertarienne sur la chaîne de l'Institut des libertés (411 000 abonnés), du financier d'extrême-droite Charles Gave et de sa fille Emmanuelle Gave, qui se sont récemment convertis à la cause des cryptos et comparent eux aussi le système français à un enfer collectiviste.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donÀ ce jour, ces chaînes pro-crypto qui offrent une tribune à des idées fascisantes n'ont pas la visibilité des cadors de l'influence d'extrême droite, comme les Papacito (qui totalisait jusqu'à 2 millions de vues sur ses vidéos YouTube avant la fermeture de sa chaîne en 2023), Le Raptor (quasi 700 000 abonnés sur YouTube), Valek (385 000 abonnés sur YouTube) ou encore Baptiste Marchais (230 000 abonnés sur YouTube). Elles ne sont pas adossées à une large base d'investisseurs privés, comme le titre Frontières d'Erik Tegner, ou à un puissant groupe de presse comme les médias de la sphère Bolloré. Mais, reprenant à leur compte une stratégie éprouvée de l'alt-right américaine, ces chaînes investissent les canaux « alternatifs » de l'influence en ligne. Ce faisant, elles contribuent à ouvrir un nouveau marché politique, auprès d'un public majoritairement composé de jeunes hommes, pour des idées radicales et libertariennes historiquement marginales en France.
Reprenant à leur compte une stratégie éprouvée de l'alt-right américaine, ces chaînes investissent les canaux « alternatifs » de l'influence en ligne.
Au sein de cet écosystème, ce n'est pas tant la solidité doctrinale qui compte, que la circulation d'un certain logiciel de pensée : la haine de l'État et de la redistribution, l'individualisme radical, la rhétorique anti-« woke » et le masculinisme. Le politiste Tristan Boursier confirme que l'extrême droite en ligne se nourrit d'idéologies composites, fragmentées nées d'hybridations entre plusieurs traditions politiques. Il observe toutefois une tendance qui se dessine, en particulier en Amérique du Nord où il travaille, marquée par une convergence idéologique nouvelle entre l'antiféminisme et le libertarianisme des crypto bros. « Historiquement, les masculinistes se considèrent comme le pendant des féministes. Ce courant valorise l'homme fort en tant qu'individu, jamais en tant que groupe, ce qui permet un point d'accroche avec le libertarianisme. » Un autre point d'accroche est la célébration de Bitcoin, opportunément présenté comme l'outil ultime pour atteindre la « liberté », concept-clé bien que flou, autant fétiche politique que passe-droit opportun pour justifier une rhétorique xénophobe quasi-complotiste.
« Parce qu'elle contient le mot de liberté, l'idéologie libertarienne semble indépendante de toute tradition politique, voire paraît émancipatrice. Mais ses affinités électives avec l'extrême-droite depuis un demi-siècle doivent de comprendre à la lumière du soleil californien : la haine libertarienne de l'Etat, c'est la haine de l'Égalité », écrit l'historienne Sylvie Laurent dans son essai La contre-révolution californienne (Seuil Libelle, 2025). Un « soleil californien » qui irradie jusqu'en Europe, où la sphère crypto française s'empare de ces idées radicales et reprend à son compte une partie du logiciel politique de l'extrême droite.
15.11.2025 à 00:30
Nastasia Hadjadji
Pierre Noizat est à la tête de Paymium, une bourse d'échange en crypto-actifs. Éric Larchevêque a confondé Ledger, fleuron français de la cryptographie. Le premier affiche sa proximité avec Reconquête ! quand le second appelle les entrepreneurs à s'expatrier. Deux piliers de la scène crypto française, deux nuances de radicalité libertarienne, l'une ouvertement alignée sur l'extrême droite et l'autre promettant une « alternative entrepreneuriale radicale ». Portrait en miroir.
Première (…)
Pierre Noizat est à la tête de Paymium, une bourse d'échange en crypto-actifs. Éric Larchevêque a confondé Ledger, fleuron français de la cryptographie. Le premier affiche sa proximité avec Reconquête ! quand le second appelle les entrepreneurs à s'expatrier. Deux piliers de la scène crypto française, deux nuances de radicalité libertarienne, l'une ouvertement alignée sur l'extrême droite et l'autre promettant une « alternative entrepreneuriale radicale ». Portrait en miroir.
Clameurs, applaudissements et surchauffe générale au Casino de Paris. En cette soirée du 24 juin 2025, le patron de la crypto Pierre Noizat vient de faire son entrée sur la scène du Sommet des Libertés, le grand rassemblement des droites « libérales » à tendance radicale et extrême (lire notre article).
Le patron de Paymium, l'un des premiers « exchanges » européens pour l'achat et la revente de crypto-actifs, s'exprime ce soir là devant une audience chauffée à blanc par les interventions successives de partisans des « libertés ». Sa prise de parole est précédée d'une vidéo de la plateforme de formation Plan B Network qui promet une initiation à l'investissement en cryptos, « technologies de liberté ». Sur scène, Pierre Noizat siège en majesté et déroule un discours calibré pour résonner avec un public où se mêlent entrepreneurs libertariens et dénonciateurs d'un prétendu « déclin français ». Défense du « pluralisme monétaire » et du droit à choisir sa propre monnaie, dénonciation d'un « endoctrinement monétaire » qui commencerait selon lui « dès l'école », condamnation du monopole de la Banque centrale européenne (BCE), descente en règle de la « planche à billets », une « drogue » responsable de multiples effets indésirables, dont un « étatisme » jugé nocif, surtout lorsqu'il sert à financer « le fameux modèle social »... Brandissant la menace d'une déliquescence avancée de nos économies, précipitée par le chaos monétaire dans lequel se trouverait la France, il avance une solution unique : Bitcoin.
Le contingent « crypto » est particulièrement bien représenté lors du Sommet des Libertés, qui entend poser un jalon pour une hypothétique « union des droites »
Dans la salle, les clameurs fusent. Il faut dire que le contingent « crypto » est particulièrement bien représenté lors de cette soirée qui entend poser un jalon pour une hypothétique « union des droites ». Plan B Network et le média How To Bitcoin figurent parmi les partenaires de l'événement. La maison d'édition Konsensus Network y tenait un stand, et de nombreux entrepreneurs du secteur s'affichent dans le public. C'est le cas de l'ingénieur Emilien Dutang, alias Dark Emi, une figure de la crypto francophone expatrié au Luxembourg, de Jérémy Wauquier, qui a fondé l'école de formation aux technologies blockchain Alyra, ou encore de Louis Ferret, de la boutique Bitcoin Bazar, une échoppe du 18e arrondissement de Paris qui vend, entre autres, des fausses grenades parées du logo Bitcoin. Tous sont venus applaudir Pierre Noizat ainsi que les figures de l'extrême droite politique et médiatique présentes ce soir là, de Jordan Bardella et Eric Ciotti à Sarah Knafo en passant par Louis de Raguenel et Charlotte d'Ornellas.
« Mexicanisation de la France »
Ingénieur bardé de diplômes (Polytechnique, Telecom Paris et université de Columbia), Pierre Noizat a d'abord fait carrière dans les infrastructures de télécommunication auprès de médias comme France Télévisions, RTL puis Canal+, avant de rejoindre le groupe Orange. En 2011, il lance la plateforme Paymium et devient l'un des pionniers du Bitcoin en France. Il se passionne pour cette « monnaie libre » et ses promesses, notamment celle d'incarner une alternative aux systèmes de paiement traditionnels. Il rédige plusieurs ouvrages sur le sujet, dont deux manuels pratiques pour comprendre et utiliser Bitcoin publiés en 2012 et 2015. En 2024, il publie L'énergie, face cachée de la monnaie, un essai dans lequel il s'alarme de la fragilité de l'euro. Pour lui, l'économie monétaire serait un système thermodynamique dont la survie dépend de sa capacité à rester à l'équilibre, un état que les politiques monétaires expansionnistes menées par la BCE menacent gravement, du fait de leur propension à alimenter la « planche à billets ».
Ces arguments sont repris et développés dans un entretien accordé à la chaîne Thinkerview le 27 mai 2025 et visionné plus de 154 000 fois. Aux côtés de Sébastien Gouspillou, spécialiste du « minage » de Bitcoin avec sa société Big Block, une activité qu'il déploie notamment dans plusieurs pays d'Afrique subsaharienne, Pierre Noizat défend l'utilité de Bitcoin - un actif pourtant particulièrement vorace en électricité - pour mener la transition énergétique.
La sécurité est un thème que la patron de la crypto évoque fréquemment lors de ses prises de parole publiques.
Plus tard, la discussion glisse vers des considérations d'ordre sécuritaire, un thème que la patron de la crypto évoque fréquemment lors de ses prises de parole publiques. Après que sa fille a été victime d'une tentative d'enlèvement, en plein jour dans les rues du 11e arrondissement de Paris, il s'était déjà alarmé sur BFM d'une « mexicanisation de la France ». Sur Thinkerview, il dénonce une « mise en danger » collective qui serait le fait d'une politique de sécurité trop laxiste. Les deux interviewés prennent pour exemple Nayib Bukele, le président salvadorien pro-Bitcoin autoproclamé « dictateur le plus cool du monde » et architecte de la construction de « méga-prisons » décrites par la presse comme de véritables « enfers » carcéraux. Convaincus de la nécessité d'importer ces méthodes ultra-sécuritaires en France, ils se réjouissent des résultats obtenus par un président salvadorien qui met régulièrement en avant une baisse de la criminalité de « 90% » depuis 2015 au Salvador.
« Afuera ! »
Cette rhétorique l'a rapproché de Reconquête !, le parti d'Éric Zemmour et de Sarah Knafo. Pierre Noizat affiche sa proximité avec cette dernière, qui s'est positionnée en porte-voix politique de l'écosystème crypto français. En juin 2025, ils se sont chaleureusement salués à l'occasion de la conférence internationale annuelle dédiée à Bitcoin à Prague. On voit alors la politicienne d'extrême droite en discussion avec Michael Saylor, l'apôtre américain du Bitcoin, ainsi qu'avec Francis Pouliot, le fondateur de la bourse d'échange Bull Bitcoin et le président de son antenne française, Théo Mogenet. Au mois d'août 2025 encore, Pierre Noizat est intervenu lors des universités d'été de Reconquête !, à Orange. Son discours propose une synthèse entre souverainisme énergétique, ultra-libéralisme et rhétorique sécuritaire.
Lors des universités d'été de Reconquête !, à Orange, Pierre Noizat propose une synthèse entre souverainisme énergétique, ultra-libéralisme et rhétorique sécuritaire.
Le patron de Paymium est également proche du Parti mileiste français, une organisation informelle dont la doctrine se diffuse principalement grâce à un compte X comptant 46 500 abonnés, dont nombre de figures françaises de la crypto. « Afuera ! » (Tous dehors, ndlr) : Pierre Noizat n'hésite pas à faire sien le slogan « dégagiste » du président anarcho-capitaliste d'Argentine, Javier Milei. Sur une boucle Telegram dédiée à la campagne pour les législatives anticipées du candidat pro-Bitcoin Alexandre Stachtchenko [1] – qui a été le directeur de la stratégie de Paymium, pendant près de deux ans –, le patron ponctue les échanges de ce mot d'ordre vengeur. En ligne de mire ? L'État français et ses dépenses inconsidérées qu'il se verrait bien trancher à la tronçonneuse.
Le programme du Parti mileiste français prévoit 670 milliards d'euros d'économies budgétaires et 510 milliards d'euros de baisses d'impôts. Un véritable choc austéritaire qui se promet aussi de mettre les institutions judiciaires à l'os et de construire 100 000 places de prison supplémentaires, financées par une suppression massive des diverses prestations sociales et filets de sécurité de l'État providence. Pierre Noizat, qui n'hésite pas à comparer le système de retraite français à un « Ponzi de la répartition », ne peut qu'applaudir des deux mains.
Bouture idéologique
Reprenant les craintes néo-malthusiennes d'une partie de l'extrême droite, l'homme d'affaires s'inquiète également d'une « crise démographique », avec dans le viseur certains pays d'Afrique où la population serait, selon lui, contrainte de se reproduire afin de financer leur vieillesse, en l'absence d'un système de retraite institutionnel. Une « surnatalité » qui conduirait inévitablement à des dommages écologiques irréparables et trouverait son exutoire en France et en Europe. Le patron de la crypto regarde d'un bon oeil la proposition du Parti mileiste français de se prémunir d'un possible « Grand remplacement » en favorisant une « immigration choisie » [2].
Très influent dans l'écosystème crypto français en vertu de son statut de pionnier, Pierre Noizat – qui n'a pas souhaité répondre aux questions que nous lui avons adressées – illustre la politisation croissante de ce secteur à travers l'adoption et la diffusion de certains discours de l'extrême droite. En définitive, il incarne une version française de la rencontre entre l'ultralibéralisme à tendance libertarienne et le conservatisme identitaire, synthèse que les idéologues Lew Rockwell et Murray Rothbard (ce dernier adulé chez les bitcoiners pour ses positions sur la monnaie et le démantèlement de l'État social) qualifient de paléo-libertarianisme. Une bouture idéologique qui pourrait prendre racine en France dans le sillage d'entrepreneurs de la crypto et de la tech.
« Ils ont leur petit livre rouge, nous avons le nôtre. » En ce 13 septembre 2025, Éric Larchevêque affiche une mine grave et déterminée. Sur son compte X suivi par environ 76 000 personnes, il vient de poster un portrait de lui tenant un exemplaire rouge sang de La route de la servitude, de Friedrich Hayek, un économiste ultralibéral convaincu que l'intervention de l'État ne peut mener qu'au totalitarisme. Le post est vu plus de 336 000 fois, « liké » 3000 fois et génère quantité de commentaires. Certains croient voir émerger le « Milei français », un « véritable représentant de la liberté en France », quand d'autres moquent cet « Elon Musk du pauvre ».
Avec ce geste symbolique, Éric Larchevêque entend tracer une ligne au sol, affirmer un clivage. Il y a « eux » — les gauchistes, les « socialistes » ou, pire, les communistes. Mais aussi tous les partis coupables, selon lui, de ne pas assez sanctifier les « libertés », au premier rang desquelles, la liberté d'entreprendre sans payer trop d'impôts. Et puis le « nous » — les dissidents, les partisans d'une liberté sans entrave et de l'ordre spontané des marchés. Ceux qui ont d'ores et déjà fait le choix d'avaler la « orange pill », cette « pilule » censée représenter Bitcoin.
Dans les semaines qui suivent, Éric Larchevêque écumera les plateaux télévisés et les pages des magazines pour dire tout le mal qu'il pense de la taxe Zucman, qui pourrait le conduire à reverser 7 millions d'euros par an à l'État français. En réponse aux questions que nous lui avons adressées, l'entrepreneur préfère pourtant jouer la distance avec le jeu politique et médiatique, depuis son domaine de Sologne : « Je vois une France fracturée, épuisée par la dette, l'immobilisme et la défiance. L'État s'occupe de tout, mais ne résout rien. » Alors, après une riche carrière comme entrepreneur, serait-il temps pour lui de changer de trajectoire et d'assumer ce rôle de leader d'opinion ?
Héritier, juré sur M6 et multi-entrepreneur
Éric Larchevêque est une figure bien connue du grand public. Il participe depuis ses débuts en 2020 à « Qui veut être mon associé ? », un programme de télé-réalité entrepreneuriale à succès diffusé par M6. Membre du jury de cette émission qui entend « mettre en relation des entrepreneurs et des investisseurs », l'homme d'affaires dispose d'une tribune de choix pour célébrer les « valeurs de l'entrepreneuriat » dont il serait l'incarnation. Son père et son grand-père géraient une usine de porcelaine à Vierzon, dont il a hérité une partie du patrimoine. Il devient dans les années 1990 l'un des pionniers du Web français avec sa société Montorgueil SAS, qu'il revend en 2007 contre 25 millions d'euros. Après ce premier coup d'éclat, il s'expatrie en Roumanie où il mène une carrière de joueur de poker professionnel, en parallèle d'activités dans l'immobilier. Il revient à Paris en 2011, année où il fonde Prixing, une société qu'il revend rapidement.
Juré de l'émission « Qui veut être mon associé ? »sur M6, Éric Larchevêque dispose d'une tribune de choix pour célébrer les « valeurs de l'entrepreneuriat » qu'il prétend incarner.
C'est à cette époque qu'Éric Larchevêque tombe dans la marmite Bitcoin. Il est à l'origine de la Maison du Bitcoin, l'un des premiers espaces de discussion autour de ces technologies, alors cantonnées dans des niches pour geeks. Cette structure évoluera pour devenir Coinhouse, une bourse d'échange et néo-banque crypto française qu'il a dirigée jusqu'en 2023. En parallèle, il co-fonde la « licorne » française Ledger qui fournit des portefeuilles physiques (gros comme une clé USB) pour stocker des crypto-actifs. Une entreprise qu'il quittera en 2019, millionnaire en actifs. En bon « story teller », Éric Larchevêque se plaît à raconter l'histoire mouvementée de ce départ, puis de son éloignement définitif d'un entreprise aujourd'hui valorisée entre 1,3 et 1,5 milliard de dollars. L'ancien joueur de poker se consacre aujourd'hui à ses activités de financier au capital d'une trentaine de startups.
En 2025, le patrimoine d'Éric Larchevêque est estimé à 370 millions d'euros, ce qui le place dans les 1% des Français les plus fortunés. L'homme d'affaires se défend pourtant comme un damné d'appartenir à la classe des « riches », revendiquant un revenu annuel de « zéro euro ». Une stratégie commune à nombre d'entrepreneurs qui profitent de ce que leur patrimoine en actions et en actifs divers, dont des crypto-actifs, leur permettent de contracter des prêts avantageux. L'absence de salaires les dispense de payer des impôts sur le revenu. Une stratégie de contournement abondamment documentée que l'on retrouve chez les principaux oligarques de la tech, comme Larry Ellison le patron d'Oracle ou encore Elon Musk. Éric Larchevêque le dit haut et fort : il possède « tous ses avoirs en bitcoins ».
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un don« Collectivisme français »
L'une de ses plus grandes fiertés reste toutefois son costume de bienfaiteur de Vierzon, la commune du département du Cher qui l'a vu grandir. Cette ville moyenne que d'aucuns se plaisent à caricaturer en épicentre de la diagonale du vide est devenu un véritable poumon économique régional depuis qu'Éric Larchevêque a choisi d'y implanter les sièges des entreprises qu'il a dirigées. Celui de Ledger, baptisé le « LedgerPlex », a ouvert ses portes en 2018, ALGOSUP, l'école d'ingénieur formant les entrepreneurs de demain a été créée en 2022, l'incubateur de startups, B3 Village by CA ouvert en 2023 et le NEST (Nouvel Espace des Sciences et Technologies) a été inauguré en 2024.
L'entrepreneur qui ne rate pas une occasion de pourfendre le « collectivisme » français a bien bénéficié de subsides publiques, notamment de Bpifrance.
Éric Larchevêque est lui même installé avec sa famille au coeur de la forêt de Sologne, à quelques kilomètres de Vierzon, dans un domaine qu'il a acheté en 2020. Tout en revendiquant son choix de vivre loin du tumulte parisien en renouant avec ses racines familiales, il ne fait pas mystère des autres raisons qui ont orienté son choix : « L'accès aux aides, comme à la BPI, sont beaucoup plus simples et faciles en région par rapport à Paris où c'est extrêmement encombré », reconnaît-il auprès du média Paris je te quitte.
De fait, l'entrepreneur qui ne rate pas une occasion de pourfendre la « bureaucratie » et le « collectivisme » français a bien bénéficié de subsides publiques, d'abord grâce à Bpifrance, la banque de l'État français dédiée à l'innovation, et ensuite grâce au soutien de la région Centre-Val de Loire, ainsi que de la Communauté de communes Vierzon-Sologne-Berry. D'une main, Éric Larchevêque en appelle aux deniers publics pour financer ses activités entrepreneuriales, de l'autre il se répand en tirades enfiévrées sur le caractère « punitif » et « confiscatoire » de la fiscalité de cet État français « obèse » qui ne sait pas gérer l'équilibre de ses finances.
« Quitter la France n'est pas une idéologie, c'est un réflexe de survie pour certains »
Dans les pas d'un Peter Thiel qui se passionne pour la pensée de René Girard et sa figure du « bouc émissaire », Éric Larchevêque s'émeut que les nouveaux boucs émissaires soient les entrepreneurs français. « Les forces vives, celles qui entreprennent, sont découragées par un système qui punit le succès au lieu de le célébrer », s'alarme-t-il en réponse à nos questions. À ces sacrifiés sur l'autel du collectivisme français, il prêche une solution radicale : l'expatriation. Un discours sécessionniste particulièrement en vogue chez une partie de l'élite patronale de la tech et de la crypto.
En apparence moins radical que Pierre Noizat et plus rétif aux affiliations partisanes, Éric Larchevêque sait se saisir des médias alternatifs, en particulier de chaînes YouTube, pour diffuser sa rhétorique.
Idéal-type d'un « libéral » en cours de glissement vers le libertarianisme le plus radical, le co-fondateur de Ledger défend d'ailleurs également le port d'armes. « Quiconque s'estimant en danger (peu importe le sujet ou le contexte) devrait avoir le droit de pouvoir porter sur soi une arme de défense légale et accessible comme un spray au poivre », a-t-il ainsi déclaré, après que son ancien associé David Balland et sa femme ont été victimes d'un enlèvement contre rançon en crypto-actifs au mois de janvier 2025.
En apparence moins radical que Pierre Noizat et beaucoup plus rétif aux affiliations partisanes, Éric Larchevêque sait se saisir des médias alternatifs, en particulier du réseau denses de chaînes YouTube dédiées à l'entrepreneuriat, pour diffuser sa rhétorique sécessionniste et radicalement individualiste. Son rond de serviette dans l'émission « Qui veut être mon associé ? » lui offre en parallèle une tribune de choix pour diffuser ces idées auprès d'un public plus large. Tout en affichant sa sympathie pour la pensée de Friedrich Hayek, en particulier ses positions concernant la suppression du monopole étatique sur la monnaie, le patron-bitcoiner refuse pourtant d'endosser explicitement l'étiquette libertarienne. « Je ne suis pas libertarien au sens doctrinal. Je suis un pragmatique attaché à la liberté. Quitter la France n'est pas une idéologie, c'est un réflexe de survie pour certains. Mon combat, c'est que ce ne soit plus une nécessité », se justifie-t-il auprès de l'Observatoire des multinationales.
Après ses années de « golden boy » de l'entrepreneuriat, Éric Larchevêque semble donc s'être choisi une nouvelle voie : guider les masses et les inciter à sortir de la « servitude », un bitcoin après l'autre. L'entrepreneur défenseur des « libertés » se prépare à dévoiler son nouveau grand projet, « une alternative entrepreneuriale radicale », sur scène à Paris, le 24 novembre prochain à l'occasion d'une « keynote immersive ». Bien qu'hostile au jeu politicien, Éric Larchevêque s'affirme plus que jamais comme une figure politique.
14.11.2025 à 10:06
N'hésitez pas à faire circuler cette lettre, et à nous envoyer des réactions, commentaires et informations. Si elle vous a été transférée, vous pouvez vous abonner ici pour la recevoir directement dans votre boîte mail.
Si vous appréciez notre travail et si vous pensez comme nous qu'il est d'utilité publique, merci de nous soutenir et de faire passer le message autour de vous !
Bonne lecture
Une diplomatie très économique et très peu climatique
Une année comme une autre. Plus de (…)
N'hésitez pas à faire circuler cette lettre, et à nous envoyer des réactions, commentaires et informations. Si elle vous a été transférée, vous pouvez vous abonner ici pour la recevoir directement dans votre boîte mail.
Si vous appréciez notre travail et si vous pensez comme nous qu'il est d'utilité publique, merci de nous soutenir et de faire passer le message autour de vous !
Bonne lecture
Une année comme une autre. Plus de 1600 lobbyistes représentant le secteur des énergies fossiles sont présents à la conférence climat de Belém au Brésil, la COP30, selon le décompte de la coalition « Kick Big Polluters Out ». C'est plus, en proportion, que lors des COP précédentes à Dubaï et à Bakou. Cette présence massive des industries les plus directement responsables des émissions mondiales de gaz à effet de serre ne présage rien de très bon pour cette nouvelle session de négociations internationales.
Le gouvernement français, qui s'affiche volontiers en champion du climat sur la scène internationale, a activement contribué à faire entrer les loups dans la bergerie. La délégation officielle de la France compte en effet 22 représentants du secteur des énergies fossiles (le plus haut total pour un pays européen), dont le PDG de TotalEnergies Patrick Pouyanné. Comme à Dubaï en 2023.
Au-delà du symbole désastreux, c'est nouveau signe que pour la diplomatie tricolore les intérêts des champions français ont la priorité sur la sauvegarde du climat. Et que la signature de nouveaux contrats est au moins aussi importante que les éventuelles avancées diplomatiques. On le constate également en examinant les nombreux événements organisés par la France ou avec son soutien en amont ou pendant la conférence. La délégation officielle française intègre également des représentants d'EDF, Saint-Gobain, Ardian ou encore Vinci.
Lire notre enquête : TotalEnergies dans la délégation officielle à la COP30 : « business as usual » pour la diplomatie française
La présence de Patrick Pouyanné dans la délégation française à Belém est aussi une illustration de la relation de symbiose qui continue de prévaloir entre le groupe pétrogazier et la diplomatie française, malgré la fin des soutiens financiers directs.
Lire TotalEnergies et la diplomatie française : cinquante nuances de soutien
L'ombre d'une autre entreprise pétrolière, partenaire stratégique de TotalEnergies, plane aussi sur la COP30 : celle de Petrobras, le groupe national brésilien. Il a reçu quelques jours avant la COP l'autorisation de forer du pétrole offshore au large de l'embouchure de l'Amazone. L'argument du gouvernement Lula ? Les revenus des hydrocarbures serviront à « financer la transition énergétique ». Pour l'instant, cependant, ce n'est pas le cas.
Pire encore : après que TotalEnergies et BP aient dû renoncer à forer du pétrole au large de l'embouchure de l'Amazone il y a quelques années pour des raisons écologiques, la licence octroyée à Petrobras rouvre la porte aux majors pétrolières dans la région. En témoignent les enchères de juin dernier qui ont vu l'arrivée de ExxonMobil, Chevron ou CNPC dans la zone.
Lire COP30 : pourquoi le Brésil a autorisé des forages pétroliers au large de l'Amazonie
En France non plus, le gouvernement ne brille pas par son courage et son ambition en matière de climat. Il est de plus en plus question d'un moratoire sur les énergies renouvelables, une vieille revendication du Rassemblement national désormais reprise par la droite anciennement républicaine et même par le centre. Une mesure encore impensable il y a quelques années.
Comment en est-on arrivé là ? « Aux États-Unis, en Australie, les fossiles sont derrière l'offensive anti-renouvelables, c'est facile », nous a-t-on dit. En France, la situation est un peu différente.
Anne-Sophie Simpere a mené l'enquête sur les lobbys anti-renouvelables et sur leurs liens avec l'extrême droite. Parmi les recettes de leur succès, l'influence historique de réseaux de grands bourgeois anti-éolien, le contexte de polarisation politique et médiatique, mais aussi l'influence d'intérêts fossiles et surtout nucléaires.
Les grands groupes comme TotalEnergies qui ont investi dans les renouvelables pour « diversifier » leur mix, par contre, ne se pressent pas au portillon pour les défendre.
Lire Énergies renouvelables : l'extrême droite est-elle en train de gagner ?
Pendant les discussions parlementaires sur le budget 2026, la proposition de taxe Zucman sur la fiscalité des grandes fortunes a focalisé une grande partie des débats, avant d'être finalement rejetée.
Selon ses détracteurs, l'instauration de la taxe Zucman ferait fuir hors de France les milliardaires, qui continuent d'être présentés comme des piliers de l'emploi. Une crainte très peu fondée, comme le monde le nouvel article dans notre rubrique « Debunk » par Séverin Lahaye. En se basant sur l'exemple des groupes du CAC40 contrôlées par des grandes fortunes.
On y apprend entre autres que oui, sur le papier, l'effectif de ces groupes augmente souvent, mais plus au niveau mondial qu'en France et par rachat d'entreprises plus petites (souvent suivies de suppressions d'emplois) plutôt que par créations nettes.
Mais aussi que pour chaque euro dépensé pour créer un emploi en France, LVMH en dépense 239 en dividendes et rachats d'actions. Le ratio est moindre mais toujours important pour Hermès, L'Oréal, Dassault Systèmes etc.
À lire : Est-il vrai que les milliardaires créent de l'emploi ?
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donDirective sur le devoir de vigilance : le coup de grâce. On le voyait venir, c'est arrivé. Ce jeudi 13 novembre, la droite conservatrice et les groupes d'extrême droite du Parlement européen ont uni leurs voix pour vider de sa substance la directive européenne sur le devoir de vigilance des multinationales (dite CS3D), adoptée il y a quelques mois seulement. La même alliance a considérablement réduit la portée de la directive sœur sur la transparence des entreprises en matière de durabilité (CSRD). Le tout sous les applaudissements de Donald Trump et des États-Unis, qui réclamaient la suppression de ces directives depuis plusieurs mois, ainsi que des multinationales américaines et européennes. Ces deux législations avaient été les premières ciblées dans le processus de dérégulation initié cette année par la Commission européenne au nom de la « compétitivité » du vieux continent. On relira sur ce sujet notre dossier Dérégulations « made in Europe » et notamment l'enquête de Barnabé Binctin : Au centre du jeu bruxellois, l'extrême droite sonne la charge contre l'écologie et le climat.
Les alliés français de Shein. La polémique a encore une fois enflé à propos de la marque chinoise de fast-fashion Shein à l'occasion de son implantation physique – présentée comme une première mondiale – au BHV. Une opération qui aurait été un succès public selon la comm' de Frédéric Merlin, le gestionnaire des lieux. Le média La Lettre a dressé à cette occasion la liste – très longue – des cabinets de lobbying et de communication français auquel le groupe chinois a fait appel pour défendre son image et ses intérêts à Paris et à Bruxelles. On y retrouve des grands noms de la place parisienne comme Havas, Publicis, Image 7 ou encore August Debouzy. Et au passage on y retrouve aussi une nouvelle justification de l'embauche de l'ex ministre Christophe Castaner par Shein, qui a beaucoup fait jaser et au sujet de laquelle l'Observatoire des multinationales et les Amis de la Terre ont adressé un signalement à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. Ce n'était pas en fait pour conseiller le géant chinois sur sa RSE, ni pour l'aider dans ses relations avec la « société civile » et le tissu économique français, comme cela a été expliqué successivement par Shein : c'était en réalité pour convaincre les entreprises françaises de la logistique et du transport de défendre la marque chinoise en argumentant qu'elle crée de l'emploi en France. Ce qui relève bien du lobbying, malgré les dénis de Christophe Castaner. Relire notre enquête Pourquoi il faut faire la lumière sur le lobbying de Shein et le rôle de Christophe Castaner.
Lafarge et Daech : le procès s'ouvre (et se referme provisoirement). Le procès du cimentier Lafarge s'est ouvert le 4 novembre à Paris. Huit dirigeants du groupe et la société elle-même, en tant que personne morale, sont jugés pour financement du terrorisme dans le cadre d'un procès qui durera jusqu'à décembre. La procédure pour complicité de crime contre l'humanité, dans le cadre de laquelle la société est également mise en examen, sera jugée ultérieurement. Et une autre procédure pour mise en danger de la vie d'autrui, en l'occurrence les travailleurs syriens de Lafarge, reste en cours, malgré un arrêt négatif de la Cour de cassation. Les audiences ont été interrompues jusqu'au 18 novembre en raison d'un vice de procédure, les avocats de la défense ayant multiplié les objections et les recours avant même le début des débats.
Les greenwasheurs derrière le greenwashing. Nous avons parlé dans notre dernière lettre de la condamnation de TotalEnergies par un tribunal français pour pratique commerciale trompeuse, en lien avec un campagne de communication de 2021 où le groupe pétrogazier a communiqué abondamment, et abusivement selon les juges, sur sa stratégie climat et ses objectifs zéro carbone. Le média anglophone Desmog s'est intéressé aux agences de communication et de relations publiques qui ont travaillé pour TotalEnergies sur cette campagne. Un liste dans laquelle on retrouve encore une fois des filiales des deux géants français du secteur, Publicis et Havas, propriété du groupe Bolloré. À lire ici.
Formation ! L'Observatoire des multinationales propose une nouvelle session de formation sur deux jours à l'enquête sur les grandes entreprises, les 6 et 7 janvier 2026 à Paris. Celle-ci offre un aperçu des sources d'informations disponibles et des méthodes pour enquêter sur les multinationales, leur structuration, leurs propriétaires et dirigeants, leurs implantations, leurs finances, leurs impacts écologiques, leurs pratiques sociales et leur lobbying. Détails et inscriptions ici.
Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.