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02.05.2025 à 10:14

Nikola Mirkovic: « Le peuple serbe réclame plus de démocratie »

D’une catastrophe humaine à un mouvement social historique, il n’y a parfois qu’un pas. Celui-ci a été franchi en Serbie, où l’effondrement d’un auvent à la gare de Novi Sad en novembre 2024, faisant 15 morts, a fait office de « goutte d’eau » déclenchant une série de manifestations géantes qui s’est poursuivie jusqu’à ce 1er mai … Continued
Texte intégral (3228 mots)

D’une catastrophe humaine à un mouvement social historique, il n’y a parfois qu’un pas. Celui-ci a été franchi en Serbie, où l’effondrement d’un auvent à la gare de Novi Sad en novembre 2024, faisant 15 morts, a fait office de « goutte d’eau » déclenchant une série de manifestations géantes qui s’est poursuivie jusqu’à ce 1er mai 2025, et concerne toutes les villes du pays, ainsi que l’ensemble des groupes sociaux. Pour QG, Nikola Mirkovic, habitué de nos plateaux, président de l’association Ouest-Est, et notamment auteur de L’Amérique Empire (Temporis), et Le martyre du Kosovo (éditions Jean Picollec), souligne que la corruption exaspère les Serbes, qui s’estiment dépossédés par un pouvoir politique tendant à démanteler l’appareil productif local au profit des multinationales étrangères. Interview par Jonathan Baudoin

Nikola Mirkovic est régulièrement invité de QG (ici en décembre 2024), pour évoquer les sujets internationaux les plus sensibles: Ukraine, Syrie, élection de Trump. Cette émission est à retrouver en intégralité ici 👉 https://qg.media/emission/ukraine-syrie-trump-quand-lhistoire-accelere-a-lancelin-j-baud-r-le-sommier-et-n-mirkovic/

Quelles sont les raisons du mouvement social en cours en Serbie ? Est-ce d’une ampleur inédite dans l’histoire contemporaine de ce pays?

Il y a une espèce de réclamation, en Serbie, de plus de démocratie dans le sens quasiment antique du terme. Les Serbes ont l’impression d’être dépossédés du pouvoir sur certains sujets majeurs. Ils ont, à la tête du pouvoir, Aleksandar Vučić qui fait partie du paysage politique depuis la fin des années 1990, soit dans le gouvernement, soit dans l’opposition, et cela de manière continue. Le pays est électoralement majoritairement du côté de Vučić, mais on voit, sur certains sujets, que les Serbes sont très insatisfaits. Notamment sur le sujet de la corruption, qui entache la politique serbe. Les Serbes ont l’impression que le pouvoir est tenu et qu’il leur est difficile d’avoir accès à de la transparence.

La raison essentielle pour laquelle ils sont massivement dans la rue, aujourd’hui, c’est pour dénoncer la corruption et la mainmise de Vučić sur l’ensemble des rouages du pouvoir. Cela a été provoqué par la chute d’un auvent à la gare de Novi Sad, qui a fait 15 morts. Ce qui s’est passé, c’est que les Serbes ont demandé pourquoi la structure de cette gare s’étaient écroulée. Et quand les documents ont été rendus publics, des avocats se sont rendus compte que des documents avaient disparu. Il y avait des soupçons de corruption, de malfaçon, qui étaient connus. Cela a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ces manifestations durent depuis plusieurs mois, et touchent l’ensemble du pays. Toutes les villes de Serbie ont des manifestations. Ils réclament plus de transparence, une lutte contre la corruption. Comme ce sont des manifestations essentiellement étudiantes, ils réclament également une hausse de 20% des budgets des universités.

Ce n’est pas la première fois qu’il y a ce type de manifestation en Serbie. Il y a eu des manifestations, il y a quelques années, contre la distribution de terres agricoles à une multinationale étrangère qui voulait exploiter le lithium. Beaucoup d’habitants de la région se sont soulevés parce qu’ils ne voulaient pas transformer leurs fermes en carrières à ciel ouvert pour exploiter le lithium. C’était des manifestations massives, pacifiques, avec beaucoup de jeunes et le monde paysan aussi. Il y a eu d’autres manifestations par le passé, dans les années 2000 notamment, pour demander la chute de Slobodan Milošević. Mais la grande différence, c’est que dans ces manifestations de l’époque, on pouvait observer la mainmise majeure d’ONG occidentales. Là, c’est vraiment le peuple serbe qui descend dans la rue et réclame le pouvoir qui lui est dû, s’estimant dépossédé par un président pourtant élu par le jeu démocratique.

Quelles sont les principales revendications portées par les manifestants, au fil de ces mois de mobilisation?

Ce n’est pas un mouvement qui cherche nécessairement la destitution du président. C’est un mouvement qui veut des réformes de fond contre la corruption. Celle-ci est largement répandue dans l’ensemble des Balkans. Les manifestants reprochent au gouvernement de cacher des choses. Ils accusent également le gouvernement, des personnes haut placées ou influentes dans le pays, de profiter de l’argent public pour s’enrichir. C’est vraiment la demande majeure: une action radicale contre la corruption et de la transparence de la part du gouvernement. Sans oublier l’augmentation du budget des universités, que j’ai évoquée tout à l’heure. Les étudiants sont en pointe, mais ils ne sont pas seuls dans la rue. Il y a des avocats, des professions libérales, des agriculteurs et même des vétérans de la guerre.

Comment réagit le pouvoir central serbe, notamment le président Aleksandar Vučić, face à ces manifestations massives?

Il a fait quelques concessions. Le Premier ministre [Miloš Vučević, NDLR] a par exemple été limogé. Un nouveau Premier ministre est arrivé. Le Président Vučić a dit qu’il avait entendu la voix du peuple serbe, qui demande des changements, qu’il allait mener les réformes nécessaires pour aller dans ce sens-là. Pour l’instant, il essaie de rassurer par les paroles. Il y a eu aussi les changements de cabinets qui étaient assez importants. Mais les manifestations continuent.

Il y a eu peu de violence, mais il y a eu des exactions policières, des étudiants frappés par la police et emprisonnés. Il y a un volet contre la brutalité policière également et l’exigence de la libération des manifestants incarcérés. Ce mouvement est une lame de fond qui ne touche pas que Belgrade. Souvent, dans ces manifestations, ce sont plutôt les classes aisées, la bourgeoisie qui descend dans la rue, avec l’opposition politique. On a des personnes de gauche et de droite qui sont dans la rue, qui manifestent pacifiquement ensemble.

Vučić prend la position du président qui écoute, qui a compris, mais pour l’instant, la population demande des actes concrets. Donc, les manifestations continuent. Mais il n’est pas dans la surenchère. Parfois, il a tendance à accuser des ONG étrangères de venir interférer dans ces manifestations. C’est en partie vrai, mais ce n’est clairement pas ces organisations qui mènent la danse actuellement. Il y a un peu de propagande de son côté.

Comment se positionne la gauche serbe face à ce mouvement social et comment les manifestants considèrent les forces politiques de gauche de ce pays?

La gauche est dans la rue. Elle réclame de nouvelles élections maintenant, au lieu d’attendre 2027. Elle milite pour remplacer Vučić car elle reproche à ce dernier de démanteler ce qui reste de l’industrie serbe et de la vendre à des multinationales étrangères. La planche de salut de la Serbie, comme dans les autres pays des Balkans, passerait par la vente des actifs serbes à des multinationales étrangères. La gauche serbe est radicalement opposée à cela. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque de l’ex-Yougoslavie, ce pays de 20 millions d’habitants avait une capacité de production nationale, locale, d’automobiles, d’avions, d’armement et représentait aussi une puissance agricole. Depuis la fin de la Yougoslavie, une bonne partie de cette industrie a été complètement démantelée, détruite ou vendue à des entreprises étrangères. La gauche serbe, aujourd’hui, revendique une production nationale, car la puissance financière internationale, étrangère, est en train de faire main basse sur l’industrie serbe et les ressources naturelles serbes. Cependant la gauche est très minoritaire aujourd’hui.

Aleksandar Vučić est un véritable stratège politique. Il a réussi à faire de son parti le premier parti de Serbie et il a quelques éléments de gauche, comme Aleksandar Vulin et Ivica Dačić, anciens membres du Parti socialiste serbe, un parti de gauche, qui n’a rien à voir avec le Parti socialiste français d’ailleurs. Vučić a fait un rassemblement de droite et de gauche patriote, qui va marcher dans les urnes, mais qui s’éloigne des promesses de campagne. Et on se rend compte que Vučić mène une politique assez ouverte, voire trop ouverte pour certains, vers les multinationales étrangères et les courants atlantistes.

Quel regard portent les manifestants sur l’Union Européenne, sachant que la Serbie est candidate pour une intégration dans l’espace communautaire depuis plusieurs années?

Ce n’est pas vraiment un sujet qui est évoqué. Ce qui est certain, c’est que les drapeaux européens ont été interdits des manifestations. Et comme les manifestants ne veulent pas qu’on les assimile aux ONG de Soros, de Bruxelles ou de Washington, les drapeaux européens sont absents, contrairement à ce qu’on a vu en Géorgie, à Tbilissi en début d’année ; ou sur la place Maidan à Kiev, en Ukraine, en 2004 puis en 2014.

Les Serbes sont, je dirais, désillusionnés par l’Europe. Cela fait depuis 2009 que la Serbie a demandé l’accès à l’UE. Cette dernière joue au dur avec la Serbie. Elle impose énormément de contraintes. L’UE veut que la Serbie lâche sa province du Kosovo et de la Métochie, qu’elle applique des sanctions contre la Russie et qu’elle libéralise son économie ce que la Serbie ne fait pas, aujourd’hui. La politique de Bruxelles à l’égard de la Serbie est particulièrement dure, ainsi les Serbes, dans ces manifestations, ne réclament absolument pas une adhésion à l’UE. Je pense que globalement, ils aimeraient y entrer, parce qu’ils savent qu’il peut y avoir des subventions intéressantes une fois à l’intérieur. Ils seraient clairement un récipiendaire net d’aides européennes, recevant plus d’argent qu’ils n’en dépenseraient.

Il y a uniquement cet aspect financier qui intéresse les Serbes. Le projet bruxellois, ils n’y croient pas trop. Ils voient le résultat des pays voisins qui sont entrés dans l’Union européenne, comme la Croatie, la Slovénie, qui n’ont pas les résultats miraculeux qui avaient été promis lors de leur entrée. Ils ont vu que ces pays-là ont créé de nouvelles autoroutes, ont reçu de l’aide. Mais ils voient que ces pays ont été frappés par l’inflation, ont des situations sociales tendues. Non, l’Union européenne ne fait rêver les Serbes. Et il y a un volet important aussi. C’est qu’avec l’UE, l’OTAN n’est jamais bien loin. Ce dont les Serbes ne veulent absolument pas. Or l’Union européenne pousse la Serbie à entrer dans l’OTAN.

Est-ce que ce mouvement social illustre une cicatrisation incomplète des guerres des années 1990 et une certaine Yougo-nostalgie, selon vous?

C’est intéressant, comme question. Il y a, forcément, des cicatrices de 1999. La situation d’Aleksandar Vučić, pour être tout à fait objectif, est difficile. Il est pratiquement entouré de pays de l’OTAN. Il y a une pression très forte sur la Serbie, qui en plus, continue de collaborer avec la Russie, mais aussi avec la Chine, voulant garder sa politique de pays non-aligné dans les Balkans. Il y a des cicatrices parce que la Serbie paie encore son non-alignement des années 1990, son indépendance. Elle a été mise à l’écart. Aujourd’hui, l’Europe et Washington, jusqu’à Trump, ont essayé de forcer la Serbie à rentrer dans le moule atlantiste. La Serbie résiste, mais subit des pressions à cause de cette indépendance et de sa proximité avec la Russie. Cela explique aussi pourquoi les Serbes ne croient pas aux sirènes de l’Union européenne et du monde meilleur qui viendrait avec les projets atlantistes. Ils savent qu’il y a un prix à payer pour rester souverains et ils sont prêts à l’accepter. C’est pour ça qu’ils ont voté massivement pour Vučić qui semblait incarner cette indépendance. Je pense qu’il y a de la déception. Ils se disent: « Nous sommes prêts à payer le prix de l’indépendance. Mais si c’est pour que les politiciens détournent le système et défendent leurs intérêts au lieu des nôtres, on souhaite changer. »

Aleksandar Vučić au Kremlin avec Vladimir Poutine en 2020

La « Yougo-nostalgie » ne ressort pas trop de ces manifestations. On ne voit pas des demandes de recréation de la Yougoslavie. Cependant, ce sujet est revenu ces dernières années, où de nombreuses personnes se rendent compte que, dans le modèle yougoslave, ils étaient plus souverains, plus autonomes qu’aujourd’hui. Ils avaient leur propre industrie, leur propre agriculture. C’est intéressant de voir qu’il y a des dialogues, des discussions entre des intellectuels de ces anciennes républiques, aujourd’hui. Quelques années après la guerre, c’était impossible. Aujourd’hui, si. Je dirais que la Yougo-nostalgie se traduit par un nouvel intérêt pour le sujet yougoslave, qui revient dans les Balkans, parce que ces républiques se disent que l’ultranationalisme a brisé des vies, brisé le pays, créé des frontières entre des peuples qui étaient plus proches qu’ils ne le pensaient. Et qu’à 20 millions d’habitants, ils étaient mieux parés pour résister aux puissances impérialistes voisines qu’en étant six nations comptant chacune entre 2 et 6 millions d’habitants. Je ne peux pas dire qu’il y a un regain important de l’idée yougoslave. Mais celle-ci est traitée avec sérieux dans pas mal de milieux intellectuels et traverse les frontières. C’est une idée qui n’est pas tout à fait à la mode, mais qui est discutée, aujourd’hui, dans les sphères intellectuelles.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Nikola Mirkovic est président de l’association Ouest-Est. Il est l’auteur de: Le chaos ukrainien (Publishroom Factory, 2023), L’Amérique Empire (Temporis, 2021), Bienvenue au Kosovo (Éditions du rocher, 2019), ou encore Le martyre du Kosovo (France empire, 2013)

30.04.2025 à 18:38

« Avec les anti-wokes au pouvoir aux États-Unis, on voit qui sont les vrais adversaires de la liberté d’expression »

Au moment où Donald Trump et Elon Musk brandissent la liberté d’expression (free speech) comme étendard pour mieux imposer leur idéologie, où les États-Unis voient renaître de violentes politiques de censure universitaire, la France connaît elle aussi un brouillage inquiétant autour de cette notion fondamentale. Alors que la chaîne C8 a récemment perdu sa fréquence, … Continued
Texte intégral (3926 mots)

Au moment où Donald Trump et Elon Musk brandissent la liberté d’expression (free speech) comme étendard pour mieux imposer leur idéologie, où les États-Unis voient renaître de violentes politiques de censure universitaire, la France connaît elle aussi un brouillage inquiétant autour de cette notion fondamentale. Alors que la chaîne C8 a récemment perdu sa fréquence, sur décision de l’ARCOM pour de multiples manquements, l’écosystème Bolloré multiplie les accusations de « censure » dès qu’une sanction est évoquée. Le débat public semble piégé par une rhétorique inversée : ceux qui disposent de puissants moyens médiatiques dénoncent un prétendu bâillonnement.

Dans un contexte où les figures de l’extrême droite et du bloc central saturent l’espace audiovisuel tout en se posant en victimes d’un ordre « woke », Thomas Hochmann, professeur de droit public à l’Université Paris-Nanterre, revient sur cette instrumentalisation de la liberté d’expression. À travers une analyse juridique nourrie d’exemples récents — de la controverse autour des PUF à la stratégie judiciaire d’Éric Zemmour —, il explore dans son nouveau libre « On ne peut plus rien dire… », aux éditions Anamosa, un paradoxe contemporain : comment ceux qui crient à l’oppression participent à affaiblir les principes mêmes qu’ils prétendent défendre. Interview par Thibaut Combe

QG : Vous entamez votre livre en mettant en évidence que les personnes qui crient aujourd’hui à la censure, à l’atteinte à leur liberté d’expression n’ont jamais eu autant d’exposition publique, n’ont jamais eu autant de moyen de communication dédiées à leurs idées, notamment depuis l’arrivée de Vincent Bolloré...

Thomas Hochmann : Le livre est aussi dû à cette contradiction. D’un côté, nous n’avons jamais autant entendu de propos haineux et d’extrême-droite à la radio, à la télévision, et des magazines entiers leur sont consacrés. De l’autre, les mêmes personnes qui tiennent ces discours ne cessent de hurler à la censure, de se plaindre qu’elles ne peuvent plus rien dire. Ils ont fait de la liberté d’expression une arme pour décrédibiliser tout effort de lutter contre eux. S’ils sont contredits, ils crient à la censure ou étrillent des instruments juridiques, tels que les lois contre les propos à caractère racistes, ou la régulation des médias audiovisuels. Dès que ces lois sont appliquées pour contrer leurs discours, ils les présentent comme un régime tyrannique. 

QG : La liberté d’expression n’est pas incompatible avec la contradiction, une forte adversité… Comment entretiennent-elles cette liberté ?

Il ne faut pas confondre la contradiction avec l’interdiction. Quelqu’un défend un point de vue, quelqu’un d’autre n’est pas d’accord: la critique reste parfaitement dans le cadre de la liberté d’expression. En revanche, on a assisté à une modification: l’accès à la parole publique a tellement été facilité, sur toutes sortes de canaux, que les journalistes, les responsables politiques, les éditorialistes sont davantage confrontés à la contradiction qu’ils ne l’étaient auparavant. On ne peut pas y voir un amenuisement de la liberté d’expression mais plutôt la preuve que la possibilité d’expression est de plus en plus répandue. Évidemment, il y a des réactions qui sont grossières, vulgaires, mais si elles restent dans le cadre de certaines limites, elles s’inscrivent dans la liberté d’expression. 

QG : Au moment du non-renouvellement de la fréquence pour C8 par l’Autorité Publique de Régulation de la Communication Audiovisuelle et Numérique (ARCOM), nous avons vu des réactions violentes de l’empire médiatique de Vincent Bolloré, des remises en cause d’une décision du Conseil d’Etat notamment. Ces réactions alimentées aussi par des personnalités politiques jouent-elles sur la sérénité des institutions pour prendre des décisions ? 

On peut faire l’hypothèse que deux phénomènes poussent ces organes, l’ARCOM en particulier, à une certaine réticence dans l’usage de leurs pouvoirs de sanction. D’abord, un réel attachement à la liberté d’expression : il n’est jamais facile d’en restreindre l’exercice. L’ARCOM a, en théorie, le pouvoir de supprimer l’autorisation d’émettre pour ces chaînes mais la décision est difficile à prendre  puisqu’elle évoque tout de suite la censure ou un régime autoritaire. D’autre part, lorsqu’elle prend des mesures, même assez douces comme de modiques amendes ou de simples avertissements, une stratégie d’intimidation se met en place. Il y a des réactions très fortes, des accusations de dictature, de pensée unique, de vérité officielle et c’est sans doute très impressionnant. Cela conduit certainement l’ARCOM à ne pas faire un plein usage de ses pouvoirs. En soi, on pourrait se dire que si une chaîne enfreint fréquemment ses obligations d’honnêteté de l’information, d’interdiction des discours de haine, il n’y aurait rien de scandaleux à ce qu’on suspende son autorisation d’émettre. Il est aussi important dans le montant des amendes de tenir compte de l’aspect de récidive et de dire que lorsque c’est la cinquième ou septième fois, on peut augmenter le montant de l’amende puisque la loi le prévoit. Évidemment, interdire une chaîne ne l’empêche pas de renaître autre part et ce ne sont pas des solutions magiques mais c’est mettre des bâtons dans les roues, résister et gêner ce rouleau compresseur médiatique d’extrême droite. Il ne faut pas se laisser paralyser par l’argument de la liberté d’expression. 

QG : Selon vous, le “wokisme” devient l’épouvantail, l’ennemi parfait dès qu’une contradiction se met en travers du discours de l’extrême droite. Comment a-t-on construit ce mouvement comme figure de la censure, de l’intolérance ? 

Oui, cela relève de cette même stratégie visant à faire croire à une censure généralisée, à l’idée que « l’on ne peut plus rien dire ». L’un de ses visages serait ce « wokisme » qui régnerait en maître à l’université, où certaines personnes ne pourraient plus être invitées ou certains sujets ne pourraient plus être abordés. Il y a certes eu quelques faits divers, des conférences interrompues, mais dans l’ensemble, ce tableau extrêmement catastrophiste sert d’épouvantail pour alimenter une rhétorique anti-gauche. On cherche à présenter la lutte contre l’intolérance comme une intolérance en soi, voire à assimiler la lutte contre le racisme à une forme de racisme, dans le but de délégitimer les adversaires des mouvements racistes d’extrême droite. À force de le répéter, un certain nombre de personnes peuvent sincèrement croire au tableau qui en est dressé. Or, nous voyons bien aujourd’hui ce qui se passe aux États-Unis lorsque ces fameux « anti-wokes » sont au pouvoir: on découvre alors qui sont les véritables adversaires de la liberté d’expression.

QG : ll y a quelques semaines, les Presses universitaires de France avaient annoncé qu’elles renonçaient à la publication d’un livre sur « l’obscurantisme woke » dans les universités, avant de confirmer que l’ouvrage paraîtrait bien au mois d’avril. Qu’en pensez-vous ?

Cette affaire est très révélatrice. L’ouvrage en question s’inscrit dans les travaux d’un « observatoire » qui a les mêmes pratiques que celles que Trump met en place aujourd’hui. Ils ont dressé une liste des recherches « woke » à partir de mots clés tels que « genre » ou « race ». Trump et ses complices ont fait la même chose pour supprimer des documents, des livres et des projets de recherche. On voit bien où est réellement « l’obscurantisme » et le danger pour l’université. S’en avisant un peu tard, le directeur des PUF a annoncé qu’il renonçait à cette publication. Il a suffi d’une campagne éclair contre cette « censure » pour que les PUF reculent et confirment procéder à cette atterrante publication. Il est ridicule de vouloir faire croire que le danger, aujourd’hui, réside dans l’étude des discriminations ou d’autres recherches universitaires. L’exemple américain le montre : ce camp idéologique invoque la liberté d’expression pour parvenir au pouvoir… avant de supprimer ce droit fondamental.

Sous la direction de la professeur de lettres Emmanuelle Hénin, le professeur d’histoire Pierre Vermeren et le linguiste Xavier-Laurent Salvador, 26 universitaires publient aux PUF, un livre pour dénoncer une « pseudo-science militante » qui « fracture la nation en un kaléidoscope identitaire »

QG : Pensez-vous que la notion de « cancel culture » est souvent exagérée, voire déformée, lorsqu’on met sur le même plan une simple critique sur les réseaux sociaux et une véritable entrave à la liberté d’expression par la violence ou la censure ?

Dans les discours contre le wokisme ou la cancel culture, des situations très différentes sont souvent amalgamées. On compare une personne ayant reçu quelques critiques sur X (ex-Twitter) à une conférence interrompue par des menaces et des intrusions. Or, il y a véritablement censure privée lorsqu’un individu est empêché de parler. Le critiquer, même vivement, n’est pas le censurer, pas plus que manifester pacifiquement devant une salle en appelant au boycott. La censure intervient lorsque l’orateur est concrètement empêché de s’exprimer, notamment par la violence ou des menaces. On parle de « heckler’s veto » (véto du chahuteur) lorsqu’une menace de trouble à l’ordre public conduit à l’interdiction d’un événement. En principe, les autorités ne doivent pas céder à ces menaces. Leur rôle est de garantir à la fois l’ordre public et la liberté d’expression, en permettant, par exemple, la coexistence d’une manifestation et d’une contre-manifestation. En général, c’est ce qui se passe. Il est donc faux de dire que certains sujets ne peuvent plus être abordés à l’université.

QG : Dans votre livre, vous montrez à quel point les frontières des discours de haine peuvent être subtiles, notamment à travers des exemples pris chez Éric Zemmour. Est-ce qu’il suffit de manier habilement les mots ou de rester juste en-deçà des limites légales pour éviter toute condamnation ?

La justice n’est pas dupe. Éric Zemmour tente de faire croire qu’il suffirait de dire “la plupart” plutôt que “tous”, comme dans “la plupart des juifs” au lieu de “tous les juifs”, pour échapper à une condamnation. Or, ce n’est évidemment pas le cas, puisque ce qui importe est de savoir si les personnes sont visées en raison de leur origine, leur religion ou leur nationalité. Si je m’en prends aux “intégristes musulmans”, je les critique parce qu’ils sont intégristes et non parce qu’ils sont musulmans, ce qui n’est pas condamnable. En revanche, si je m’en prends aux “musulmans du sixième arrondissement”, je les cible bien en raison de leur appartenance religieuse, ce qui rend ces propos répréhensibles, même s’ils ne concernent pas tous les musulmans. Cependant, il y a parfois eu des malentendus à ce sujet. Une cour d’appel a un jour acquitté Zemmour en considérant qu’il attaquait uniquement les “immigrés musulmans” et non “tous les immigrés” ou “tous les musulmans”. Cet arrêt a bien sûr été annulé par la Cour de cassation par la suite, mais il montre que cette erreur a parfois prospéré. Les lois encadrant la liberté d’expression nécessitent toujours d’interpréter les propos dans leur contexte. Le langage est plastique et permet des acrobaties pour tenter d’éviter la justice. Il y a donc parfois un jeu du chat et de la souris entre les juges et ceux qui cherchent à diffuser des discours de haine. Certains utilisent des messages codés, appelés dog whistles (messages conçus pour être perçus par un public spécifique tout en restant ambigus pour les autres, NDLR). Mais, petit à petit, ces codes sont dévoilés, et les juges deviennent capables de condamner ces messages. Contrairement à ce que prétendent les détracteurs du woke, il n’existe pas de mots interdits. Les lois ne sanctionnent pas les mots en eux-mêmes, mais la transmission de certains messages. Il y a donc un jeu d’interprétation, avec des cas plus évidents que d’autres.

Eric Zemmour a été condamné six fois par la justice pour provocation à la haine ou injure à caractère raciste depuis 2011. Pour autant, il est toujours autant présent dans les médias

QG : L’interprétation du contexte est essentielle pour distinguer critique légitime et discours de haine. Confondre la critique d’Israël avec l’antisémitisme, ou la critique de l’islam avec l’islamophobie, peut brouiller le débat et être récupéré par ceux qui nient ces discriminations. Comment éviter ces amalgames tout en restant vigilant face aux discours haineux ?

Les lois qui restreignent la liberté d’expression ont besoin, pour être appliquées, que les propos soient interprétés en fonction du contexte et de leur formulation précise. Ainsi, les décisions de justice ne seront pas toujours les mêmes. Effectivement, parfois, des provocations à la haine ou des injures contre les musulmans se cachent derrière une critique de l’islam. Mais il ne suffit pas de dire « islam » plutôt que « musulman » pour échapper à la condamnation. De la même manière, il ne suffit pas de dire « Israël » ou « sioniste » à la place de « juif » pour éviter une sanction. Ce qui importe, c’est l’interprétation des propos dans leur contexte, afin de déterminer si des personnes sont visées en raison de leur origine, de leur religion. Il faut évidemment garder en tête que l’antisémitisme peut se dissimuler derrière la critique du gouvernement israélien, et que la haine des musulmans peut se cacher derrière une critique de l’islam. Mais pour autant, toute critique ou tout manque de respect envers la religion musulmane n’est pas une provocation à la haine contre les musulmans. De même, toute critique du gouvernement israélien n’est pas une incitation à la haine contre les juifs. Les fausses accusations sont rapidement exploitées : en voyant de l’islamophobie ou de l’antisémitisme partout, on finit par donner raison à ceux qui affirment qu’il n’y en a nulle part. Ces derniers se réjouiront d’utiliser les fausses accusations pour décrédibiliser et délégitimer toutes les dénonciations fondées. C’est pourquoi il faut être prudent dans ces accusations. En qualifiant de racisme anti-musulman toute moquerie de la religion, ou en parlant d’antisémitisme dès qu’un discours critique Netanyahou, on rend service aux véritables antisémites et islamophobes.

QG : Vous mettez en lumière le délicat équilibre entre la lutte contre la désinformation et la préservation du débat démocratique. Comment les instances européennes jonglent entre ces deux problématiques ?

Une fausse affirmation n’a aucun intérêt dans une démocratie, car elle ne permet pas de nourrir le débat sur les questions d’intérêt général ; au contraire, elle le fausse et le gêne. Cependant, les hautes juridictions, tant en Europe qu’aux États-Unis, reconnaissent qu’elles peuvent parfois faire partie du débat public. Si la moindre inexactitude factuelle était contraire à la loi, cela aurait des effets très néfastes sur le débat démocratique. Un journaliste, s’il sait qu’il peut être condamné dès qu’il affirme quelque chose dont il n’est pas absolument certain, non seulement s’abstiendra de publier en cas de doute, mais il s’auto-censurera également. Il pourrait ainsi renoncer à s’exprimer, à enquêter, voire à critiquer le gouvernement.

On considère donc qu’il est nécessaire d’adopter une certaine tolérance envers certaines inexactitudes afin de protéger l’expression, qui reste essentielle dans une démocratie. Dans un débat démocratique, il faut aussi tolérer certaines expressions qui, bien qu’imparfaites ou problématiques, permettent d’assurer une liberté de parole sans autocensure excessive. En droit, c’est ce que l’on appelle le “chilling effect” : l’effet dissuasif que peut provoquer une réglementation trop stricte. Si des limites trop rigides sont imposées à la liberté d’expression, les individus auront tendance à s’imposer eux-mêmes des restrictions bien plus larges, par peur de franchir ces limites.

Donald Trump et Elon Musk ont fait de la « liberté d’expression » un de leurs chevaux de bataille dans la campagne et depuis l’investiture du premier en janvier. Pour autant, un nouveau maccarthysme règne dans les universités, où la répression s’accentue notamment contre le soutien à la Palestine

QG : Vous évoquez aussi sur le système juridique des États-Unis et leur conception de la liberté d’expression. Quelles sont les grandes différences avec notre système européen ?

Jusqu’à il y a quelques mois et le retour de Donald Trump aux affaires, la conception américaine de la liberté d’expression reposait sur l’idée que l’État devait être neutre envers les opinions. Il existe des restrictions, comme celles concernant la pornographie, mais de manière générale, l’État doit rester parfaitement neutre, y compris vis-à-vis des discours de haine considérés comme relevant du débat d’opinion et de la démocratie. Ainsi, l’État n’a pas à choisir entre les propos racistes et antiracistes. Les décisions de Trump, Musk, ou le vice-président Vance et leurs complices vont totalement à l’encontre de ces principes et portent de lourdes atteintes à la liberté d’expression. L’État interdit des livres, expulse des journalistes — des décisions en contradiction absolue avec la conception traditionnelle de la liberté d’expression aux États-Unis. En Europe, il y a une forte protection de l’expression sur les questions d’intérêt général et une importance accordée à la délibération démocratique. Toutefois, il n’y a pas de neutralité face aux propos incitant à la haine ou à l’intolérance. Ce principe est au cœur des valeurs européennes depuis la Seconde Guerre mondiale, comme l’affirme notamment la Cour européenne des droits de l’Homme. Les États ont non seulement le droit, mais aussi l’obligation d’agir contre ces discours de haine.

QG : L’extrême droite a-t-elle réussi son pari d’imposer sa propre vision de la liberté d’expression ?

L’aboutissement de cette campagne du « on ne peut plus rien dire”  est que non seulement, il ne faudrait pas contredire l’extrême droite, mais qu’aussi, si vous ne faites pas sa promotion, cela est considéré comme de la censure. Or, bien sûr qu’un libraire peut refuser de vendre le livre du leader du Rassemblement National. Évidemment qu’on peut refuser de faire la publicité pour son ouvrage. Tout cela, bien sûr que ce n’est pas une violation de la liberté d’expression. La liberté d’expression n’oblige pas à faire la promotion de l’extrême droite.

Interview de Thibaut Combe

Thomas Hochmann est professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre et membre de l’Institut Universitaire de France. Auteur, il a publié plusieurs ouvrages dont « On ne peut plus rien dire… » – Liberté d’expression : le grand détournement (Anomosa) ainsi que « Arménie : un génocide et la justice » (Les Belles Lettres), avec Vincent Duclert et Raymond Kévorkian, consacré aux enjeux juridiques de la reconnaissance du génocide arménien. Il a également codirigé « Combattre le racisme. Études pour le jubilé de la loi de 1972 » avec Mathieu Soula (Presse Universitaire de Paris)

22.04.2025 à 22:49

« Gaza : jusqu’où ira Israël? » avec Rony Brauman, Karim Émile Bitar et Meriem Laribi

Alors que les bombardements israéliens ont repris avec une intensité redoublée dans la bande de Gaza, aggravant une situation humanitaire déjà catastrophique, alors que le seuil inouï de 200 journalistes tués depuis le début du conflit a été franchi, alors que l’aide humanitaire est à nouveau bloquée, laissant la population sur place exsangue, privée de … Continued
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Alors que les bombardements israéliens ont repris avec une intensité redoublée dans la bande de Gaza, aggravant une situation humanitaire déjà catastrophique, alors que le seuil inouï de 200 journalistes tués depuis le début du conflit a été franchi, alors que l’aide humanitaire est à nouveau bloquée, laissant la population sur place exsangue, privée de soins, d’eau potable, de nourriture et de médicaments essentiels, Aude Lancelin a reçu le mardi 22 avril en direct sur QG trois invités de premier plan pour évoquer la situation dramatique du peuple palestinien depuis la fin du dernier cessez-le-feu : Rony Brauman, ex-président de Médecins Sans Frontières (MSF), Karim Émile Bitar, directeur de recherches à l’IRIS, et Meriem Laribi, journaliste et auteure de « Ci-gît l’humanité » (éditions Critiques)

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