Depuis près de trente ans, le Rwanda de Paul Kagame incarne un « miracle africain » aux yeux des Occidentaux. Salué par Bill Clinton et Tony Blair, célébré par l’Union européenne pour ses « performances économiques », le chef d’Etat est l’orchestre d’un système de prédation sans équivalent en Afrique. Derrière d’incontestables progrès sociaux, on trouve une mécanique de pillage des ressources minières du Congo voisin, envahi par les troupes rwandaises. Elle est tolérée, voire encouragée, par les Etats-Unis et l’Union européenne, qui escomptent bénéficier des richesses congolaises. Sa critique est muselée par la nécessité, pour l’armée rwandaise, de lutter contre des milices congolaises hostiles aux Tutsis, impliquées dans le génocide de 1994…
Bloomberg News décrit Paul Kagame, président du Rwanda depuis un quart de siècle, comme « l’autocrate préféré de l’Occident ». Pour Bill Clinton, Kagame est un « homme brillant », rien de moins que l’un des « plus grands dirigeants de notre temps ». L’ancien Premier ministre britannique Tony Blair, lui aussi, salue en Kagame « un dirigeant visionnaire ». Son Institute for Global Change collabore étroitement avec le gouvernement rwandais, et Blair s’est personnellement opposé à toute sanction visant Kigali pour le pillage violent de la République démocratique du Congo (RDC).
Et il n’y a pas que les anciens dirigeants qui ferment les yeux : l’Union européenne elle-même a signé un accord avec le Rwanda pour faciliter l’extraction minière, malgré les preuves accablantes selon lesquelles cette politique alimente le pillage du Congo.
L’ascension de Kagame
Le petit pays d’Afrique centrale dirigé par Kagame est à peine plus vaste que le Maryland. Sa population se compose principalement de deux groupes ethniques : les Hutus, environ 85 % de la population, et les Tutsis, qui constituaient la majeure partie des 15 % restants (les statistiques ethniques ne sont plus officiellement disponibles).
Les administrations coloniales allemande puis belge avaient favorisé une élite tutsie à qui elles confiaient le pouvoir local. À la veille de l’indépendance, en 1962, l’ordre colonial s’inversa : une élite hutue prit le contrôle et orchestra une série de pogroms contre les Tutsis, faisant des dizaines de milliers de morts et poussant nombre d’entre eux à l’exil.
Ces exilés tutsis, dont beaucoup ont grandi dans des camps de réfugiés en Ouganda, formèrent le noyau d’un mouvement rebelle : le Front patriotique rwandais (FPR), qui envahit le Rwanda en 1990 pour réclamer le droit au retour. Paul Kagame, lui-même réfugié en Ouganda, en a pris la tête au cours de la guerre civile qui s’en est suivie et a duré quatre ans.
L’Union européenne a débloque près d’un milliard d’euros pour soutenir l’extraction minière au Rwanda… qui provient en réalité des sous-sols congolais
En avril 1994, un missile abattait l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, tuant ce dernier ainsi que son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira. L’origine du tir demeure controversée : des éléments sérieux, bien que non définitifs, désignent le FPR comme responsable. À la suite de cet attentat, l’armée gouvernementale et les milices qui lui étaient affiliées, soutenues par la France, déclenchèrent le génocide des Tutsis et l’assassinat massif d’opposants politiques. Entre avril et juillet, environ huit cent mille personnes furent massacrées.

Le FPR mit militairement fin au régime en juillet 1994, commettant lui aussi des massacres en chemin, privilégiant la victoire militaire au sauvetage des civils tutsis. Kagame fut ensuite célébré – à tort – comme le héros qui aurait mis fin au génocide. Il devint le dirigeant de facto du pays avant d’en assumer officiellement la présidence en 2000, fonction qu’il occupe toujours.
Des cendres à la gloire
Pour de nombreux observateurs étrangers, le Rwanda d’après-génocide incarne un miracle : celui de la réconciliation ethnique et de la renaissance économique. Tony Blair évoque une « trajectoire de développement remarquable » ; Antony Blinken, en 2022, saluait un pays « sorti des cendres du génocide pour devenir une destination mondiale d’innovation, d’investissement et de tourisme ».
Sur les victoires électorales invraisemblables de Paul Kagame, Blair et Blinken sont plus discrets. Le chef d’Etat rwandais aurait recueilli plus de 99 % des suffrages lors de la dernière élection présidentielle, en 2024. De même, la répression systématique qu’il exerce à l’encontre de ses opposants ne semble pas entacher son bilan auprès de ses admirateurs anglo-saxons : emprisonnement et assassinat d’opposants politiques, de journalistes indépendants, et plus généralement de toute personne osant défier le régime.
Paul Kagame dirige par ailleurs une économie inégalitaire, dont les bénéfices profitent avant tout à un cercle restreint d’initiés du régime, même si les avancées dans les domaines de la santé et de l’éducation sont réelles. Le Rwanda reste fortement dépendant de l’aide extérieure… et des ressources dérobées à d’autres pays.
La RDC fut la première cible : le Rwanda y intervint militairement dès 1996, alors que le pays s’appelait encore Zaïre, sous prétexte de pourchasser les responsables du génocide réfugiés sur son territoire. Très vite, le conflit dégénéra en une guerre régionale d’ampleur inédite : la « Deuxième guerre du Congo ». Celle-ci impliqua plusieurs États africains – le Rwanda et l’Ouganda face au président congolais Laurent-Désiré Kabila, pourtant initialement porté au pouvoir grâce à Kigali -, tandis que l’Angola, la Namibie et le Zimbabwe prenaient fait et cause pour Kinshasa. On estime que le conflit fit environ cinq millions de morts, dont beaucoup succombèrent à la faim et aux maladies [sur le nombre exact de victimes causées par les conflits en RDC, la littérature académique est abondante et non-conclusive, en raison de la difficulté relatives au recensement des populations congolaises ; les estimations s’échelonnent de quelques centaines de milliers de victimes à cinq millions NDLR].
Même après l’assassinat de Kabila en 2001 et la signature d’un accord de paix en 2003, les affrontements armés se sont poursuivis, souvent d’une extrême intensité. Durant toutes ces années, le Rwanda n’a cessé de piller la RDC. L’International Crisis Group décrit ainsi une « stratégie d’expansion territoriale à long terme » menée par Kigali, incluant « l’accaparement de régions riches en minerais ».
Le pillage du Congo
Début 2024, les projecteurs médiatiques se sont braqués sur l’avancée d’une milice, le M23, dans l’est de la RDC. Celle-ci a provoqué la mort d’environ trois mille personnes – pour la plupart des civils -, d’importants déplacements de population et une nouvelle crise humanitaire. L’armée rwandaise, issue du FPR et dirigée par Kagame, soutient activement le M23 : on comptait encore quelque quatre mille soldats rwandais sur le sol congolais en février.
Dans le même temps, le Rwanda bénéficie d’un appui constant de ses alliés étrangers, au premier rang desquels l’Union européenne. Un protocole d’accord signé en 2024 prévoit que Kigali fournisse à l’UE des « minerais critiques » – notamment du tantale et du coltan, indispensable aux appareils électroniques, ainsi que du tungstène et l’or. L’Union a d’ailleurs débloqué plus de 900 millions d’euros pour soutenir l’extraction minière au Rwanda.
Or, il est amplement documenté qu’une grande partie des minerais dits « rwandais » provient en réalité de sources congolaises, directement ou par l’intermédiaire de milices comme le M23. L’écart entre la production domestique du Rwanda et ses exportations saute aux yeux : malgré une production d’or nationale dérisoire, Kigali a exporté pour 654 millions de dollars d’or en 2022.
Comme le soulignait en début d’année Jason Stearns, ancien enquêteur des Nations unies : « Les exportations de minerais du Rwanda dépassent désormais le milliard de dollars par an. C’est environ le double d’il y a deux ans. Et nous ignorons dans quelle proportion, mais une part importante de ces ressources provient de la RDC. »
Le Parlement européen a depuis largement voté en faveur de la suspension de cet accord. Le député belge Marc Botenga a plaidé en ce sens : « Ce protocole doit être suspendu. En réalité, il n’aurait jamais dû être signé. Nous savons que des soldats rwandais opèrent sur le sol congolais, et que cela vise à piller certaines ressources naturelles. En vérité, cet accord encourage ces troupes. »
En justifiant ses crimes présents par une référence à un génocide passé, Paul Kagame ne singe-t-il pas la stratégie de légitimation déployée par Israël ?
La Commission européenne, elle, refuse de rompre l’accord, arguant qu’une suspension « pourrait être contre-productive » et priverait Kigali « d’un incitatif à assurer une production et un commerce responsables des minerais ». Difficile pourtant d’entrevoir ce qu’il peut y avoir de « responsable » dans le pillage organisé d’un pays voisin.
Bien sûr, l’Union européenne n’est pas la seule à placer l’accès aux ressources naturelles vitales au-dessus des préoccupations en matière de droits humains. L’administration Trump a parrainé un accord de paix très médiatisé signé en juin 2025 entre le Rwanda et la RDC. Mais la violence du M23 et d’autres acteurs a perduré. Le mieux que l’on puisse dire, c’est que certaines parties belligérantes ont suspendu leurs attaques – pour l’instant.
Le pillage, lui, ne sera pas arrêté : une coalition de quatre-vingts organisations de la société civile congolaise a qualifié l’accord de « cadre permettant de normaliser les rapines illicites de ressources et de pouvoir en cours » au profit du Rwanda et de ses alliés, « y compris des puissances occidentales qui convoitent les minerais de la RDC et soutiennent le Rwanda par une aide financière ». Les États-Unis, tout comme l’UE, cherchent à accéder aux matières premières congolaises dans ce qu’on appelle pudiquement une diplomatie de la « paix-contre-ressources ».
Main dans la main avec le Rwanda
Les tentatives de Donald Trump pour faire main basse sur les ressources naturelles d’autres pays (on retrouve la même logique en Ukraine) sont brutales. Mais l’Europe se comporte-t-elle d’une manière différente ? Un autre pays africain où l’Europe et le Rwanda sont engagés illustre la similarité des approches américaine et européenne.
Depuis 2017, une guerre civile fait rage dans le nord du Mozambique entre le gouvernement et des rebelles liés à des groupes islamistes. En 2019, le groupe français Total a annoncé un investissement de 19 milliards d’euros pour l’exploitation de gaz offshore, mais l’activité rebelle a menacé le projet. En riposte, l’UE a lancé un programme d’appui à l’armée mozambicaine, soutenue sur le terrain par des forces rwandaises que l’UE a elle-même subventionnées.
Certaines des mêmes intérêts économiques rwandais impliqués dans le pillage des ressources congolaises opèrent également au Mozambique, cherchant à exploiter des opportunités minières et autres très lucratives. En 2024, un haut commandant rwandais précédemment mis en cause pour des attaques en RDC a été identifié à la tête des forces rwandaises déployées au Mozambique. Comme pour la RDC, des députés européens ont demandé l’arrêt de ce soutien au militaire rwandais, acheminé via le ridiculement nommé « European Peace Facility » – sans résultat.
Les revenus tirés de l’exploitation des ressources ont largement exclu les Mozambicains pauvres, qui en supportent pourtant les coûts. Comme l’explique la journaliste Rehad Desai : « seules les élites récoltent les miettes laissées sur la table par les multinationales. Les populations locales, elles, voient leurs moyens de subsistance agricoles et halieutiques gravement affectés. » Ce sont précisément ces coûts pour les populations locales qui ont alimenté la rébellion. Alors que l’UE affirme combattre le terrorisme islamiste, Kenneth Haar (Corporate Europe Observatory) résume plus prosaïquement les enjeux : « il s’agit d’accéder aux approvisionnements gaziers et de défendre les investissements européens et français. »
Le rôle du Rwanda comme partenaire des puissances occidentales explique en partie sa réputation favorable et son statut de « bon élève » des bailleurs. L’acceptation par Kagame d’accueillir des réfugiés déportés par le Royaume-Uni (projet finalement abandonné) et des États-Unis a contribué à cette image. Son importante contribution aux missions de maintien de la paix de l’ONU joue également en sa faveur – moins par altruisme que parce qu’elle ouvre des opportunités économiques : comme au Mozambique, les entreprises rwandaises suivent de près ces déploiements, sous l’égide de Crystal Ventures Limited, holding détenue par le Front patriotique rwandais (FPR) qui domine l’économie rwandaise et porte les intérêts économiques du FPR à l’étranger.
Le Rwanda n’est pas un pion passif de l’Occident : c’est un acteur habile et manipulateur, qui projette une puissance militaire et commerciale concertée et soigne son image en sponsorisant des clubs et événements sportifs mondiaux. Kagame a aussi exprimé son appréciation stratégique pour les interventions chinoises en Afrique, implicitement enjoignant l’Occident à se garder de l’offenser sous peine de voir Kigali se rapprocher de Pékin. Des restrictions ponctuelles sont bien intervenues de la part de pays comme la Belgique, le Royaume-Uni ou les États-Unis, mais elles sont demeurées temporaires et partielles.
Il est notable que le Rwanda ait acquis la réputation d’être « l’un des meilleurs amis d’Israël en Afrique », et la coopération entre les deux pays a perduré après la dernière offensive sur Gaza. Israël commet un génocide à Gaza tout en prétendant traquer des « terroristes » ; le Rwanda dévaste et pille la RDC en prétendant traquer les « responsables » du génocide de 1994. De même qu’Israël tente de disqualifier ses opposants en brandissant l’accusation d’antisémitisme, le Rwanda accuse ses détracteurs – internes comme externes – de « négationnisme » ou même de soutien au génocide, bénéficiant de ce que Filip Reyntjens nomme un « crédit de victimes de génocide ». En 2008, Kagame a fait adopter une loi qui criminalise toute référence aux crimes commis par le FPR – qualifiée de « génocide mémoriel ». De nombreux opposants politiques ont été emprisonnés sous ce prétexte.
Une stratégie de légitimation du régime similaire en tous points à celle qu’a déployée Israël, durant ses deux années de génocide à Gaza ?
Article originellement publié dans les colonnes de notre partenaire Jacobin sous le titre « The West Has Helped Paul Kagame to Pillage the Congo »