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15.10.2025 à 19:40

Pillage du Congo : pourquoi les Occidentaux soutiennent le Rwanda

Andy Storey

Depuis près de trente ans, le Rwanda de Paul Kagame incarne un « miracle africain » aux yeux des Occidentaux. Salué par Bill Clinton et Tony Blair, célébré par l’Union européenne pour ses « performances économiques », le chef d’Etat est l’orchestre d’un système de prédation sans équivalent en Afrique. Derrière d’incontestables progrès sociaux, on trouve une mécanique de […]
Texte intégral (3054 mots)

Depuis près de trente ans, le Rwanda de Paul Kagame incarne un « miracle africain » aux yeux des Occidentaux. Salué par Bill Clinton et Tony Blair, célébré par l’Union européenne pour ses « performances économiques », le chef d’Etat est l’orchestre d’un système de prédation sans équivalent en Afrique. Derrière d’incontestables progrès sociaux, on trouve une mécanique de pillage des ressources minières du Congo voisin, envahi par les troupes rwandaises. Elle est tolérée, voire encouragée, par les Etats-Unis et l’Union européenne, qui escomptent bénéficier des richesses congolaises. Sa critique est muselée par la nécessité, pour l’armée rwandaise, de lutter contre des milices congolaises hostiles aux Tutsis, impliquées dans le génocide de 1994…

Bloomberg News décrit Paul Kagame, président du Rwanda depuis un quart de siècle, comme « l’autocrate préféré de l’Occident ». Pour Bill Clinton, Kagame est un « homme brillant », rien de moins que l’un des « plus grands dirigeants de notre temps ». L’ancien Premier ministre britannique Tony Blair, lui aussi, salue en Kagame « un dirigeant visionnaire ». Son Institute for Global Change collabore étroitement avec le gouvernement rwandais, et Blair s’est personnellement opposé à toute sanction visant Kigali pour le pillage violent de la République démocratique du Congo (RDC).

Et il n’y a pas que les anciens dirigeants qui ferment les yeux : l’Union européenne elle-même a signé un accord avec le Rwanda pour faciliter l’extraction minière, malgré les preuves accablantes selon lesquelles cette politique alimente le pillage du Congo.

L’ascension de Kagame

Le petit pays d’Afrique centrale dirigé par Kagame est à peine plus vaste que le Maryland. Sa population se compose principalement de deux groupes ethniques : les Hutus, environ 85 % de la population, et les Tutsis, qui constituaient la majeure partie des 15 % restants (les statistiques ethniques ne sont plus officiellement disponibles).

Les administrations coloniales allemande puis belge avaient favorisé une élite tutsie à qui elles confiaient le pouvoir local. À la veille de l’indépendance, en 1962, l’ordre colonial s’inversa : une élite hutue prit le contrôle et orchestra une série de pogroms contre les Tutsis, faisant des dizaines de milliers de morts et poussant nombre d’entre eux à l’exil.

Ces exilés tutsis, dont beaucoup ont grandi dans des camps de réfugiés en Ouganda, formèrent le noyau d’un mouvement rebelle : le Front patriotique rwandais (FPR), qui envahit le Rwanda en 1990 pour réclamer le droit au retour. Paul Kagame, lui-même réfugié en Ouganda, en a pris la tête au cours de la guerre civile qui s’en est suivie et a duré quatre ans.

L’Union européenne a débloque près d’un milliard d’euros pour soutenir l’extraction minière au Rwanda… qui provient en réalité des sous-sols congolais

En avril 1994, un missile abattait l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, tuant ce dernier ainsi que son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira. L’origine du tir demeure controversée : des éléments sérieux, bien que non définitifs, désignent le FPR comme responsable. À la suite de cet attentat, l’armée gouvernementale et les milices qui lui étaient affiliées, soutenues par la France, déclenchèrent le génocide des Tutsis et l’assassinat massif d’opposants politiques. Entre avril et juillet, environ huit cent mille personnes furent massacrées.

À lire aussi... Rwanda 1994 : dernière défaite impériale de la France ?

Le FPR mit militairement fin au régime en juillet 1994, commettant lui aussi des massacres en chemin, privilégiant la victoire militaire au sauvetage des civils tutsis. Kagame fut ensuite célébré – à tort – comme le héros qui aurait mis fin au génocide. Il devint le dirigeant de facto du pays avant d’en assumer officiellement la présidence en 2000, fonction qu’il occupe toujours.

Des cendres à la gloire

Pour de nombreux observateurs étrangers, le Rwanda d’après-génocide incarne un miracle : celui de la réconciliation ethnique et de la renaissance économique. Tony Blair évoque une « trajectoire de développement remarquable » ; Antony Blinken, en 2022, saluait un pays « sorti des cendres du génocide pour devenir une destination mondiale d’innovation, d’investissement et de tourisme ».

Sur les victoires électorales invraisemblables de Paul Kagame, Blair et Blinken sont plus discrets. Le chef d’Etat rwandais aurait recueilli plus de 99 % des suffrages lors de la dernière élection présidentielle, en 2024. De même, la répression systématique qu’il exerce à l’encontre de ses opposants ne semble pas entacher son bilan auprès de ses admirateurs anglo-saxons : emprisonnement et assassinat d’opposants politiques, de journalistes indépendants, et plus généralement de toute personne osant défier le régime.

Paul Kagame dirige par ailleurs une économie inégalitaire, dont les bénéfices profitent avant tout à un cercle restreint d’initiés du régime, même si les avancées dans les domaines de la santé et de l’éducation sont réelles. Le Rwanda reste fortement dépendant de l’aide extérieure… et des ressources dérobées à d’autres pays.

La RDC fut la première cible : le Rwanda y intervint militairement dès 1996, alors que le pays s’appelait encore Zaïre, sous prétexte de pourchasser les responsables du génocide réfugiés sur son territoire. Très vite, le conflit dégénéra en une guerre régionale d’ampleur inédite : la « Deuxième guerre du Congo ». Celle-ci impliqua plusieurs États africains – le Rwanda et l’Ouganda face au président congolais Laurent-Désiré Kabila, pourtant initialement porté au pouvoir grâce à Kigali -, tandis que l’Angola, la Namibie et le Zimbabwe prenaient fait et cause pour Kinshasa. On estime que le conflit fit environ cinq millions de morts, dont beaucoup succombèrent à la faim et aux maladies [sur le nombre exact de victimes causées par les conflits en RDC, la littérature académique est abondante et non-conclusive, en raison de la difficulté relatives au recensement des populations congolaises ; les estimations s’échelonnent de quelques centaines de milliers de victimes à cinq millions NDLR].

Même après l’assassinat de Kabila en 2001 et la signature d’un accord de paix en 2003, les affrontements armés se sont poursuivis, souvent d’une extrême intensité. Durant toutes ces années, le Rwanda n’a cessé de piller la RDC. L’International Crisis Group décrit ainsi une « stratégie d’expansion territoriale à long terme » menée par Kigali, incluant « l’accaparement de régions riches en minerais ».

Le pillage du Congo

Début 2024, les projecteurs médiatiques se sont braqués sur l’avancée d’une milice, le M23, dans l’est de la RDC. Celle-ci a provoqué la mort d’environ trois mille personnes – pour la plupart des civils -, d’importants déplacements de population et une nouvelle crise humanitaire. L’armée rwandaise, issue du FPR et dirigée par Kagame, soutient activement le M23 : on comptait encore quelque quatre mille soldats rwandais sur le sol congolais en février.

Dans le même temps, le Rwanda bénéficie d’un appui constant de ses alliés étrangers, au premier rang desquels l’Union européenne. Un protocole d’accord signé en 2024 prévoit que Kigali fournisse à l’UE des « minerais critiques » – notamment du tantale et du coltan, indispensable aux appareils électroniques, ainsi que du tungstène et l’or. L’Union a d’ailleurs débloqué plus de 900 millions d’euros pour soutenir l’extraction minière au Rwanda.

Or, il est amplement documenté qu’une grande partie des minerais dits « rwandais » provient en réalité de sources congolaises, directement ou par l’intermédiaire de milices comme le M23. L’écart entre la production domestique du Rwanda et ses exportations saute aux yeux : malgré une production d’or nationale dérisoire, Kigali a exporté pour 654 millions de dollars d’or en 2022.

Comme le soulignait en début d’année Jason Stearns, ancien enquêteur des Nations unies : « Les exportations de minerais du Rwanda dépassent désormais le milliard de dollars par an. C’est environ le double d’il y a deux ans. Et nous ignorons dans quelle proportion, mais une part importante de ces ressources provient de la RDC. »

Le Parlement européen a depuis largement voté en faveur de la suspension de cet accord. Le député belge Marc Botenga a plaidé en ce sens : « Ce protocole doit être suspendu. En réalité, il n’aurait jamais dû être signé. Nous savons que des soldats rwandais opèrent sur le sol congolais, et que cela vise à piller certaines ressources naturelles. En vérité, cet accord encourage ces troupes. »

En justifiant ses crimes présents par une référence à un génocide passé, Paul Kagame ne singe-t-il pas la stratégie de légitimation déployée par Israël ?

La Commission européenne, elle, refuse de rompre l’accord, arguant qu’une suspension « pourrait être contre-productive » et priverait Kigali « d’un incitatif à assurer une production et un commerce responsables des minerais ». Difficile pourtant d’entrevoir ce qu’il peut y avoir de « responsable » dans le pillage organisé d’un pays voisin.

Bien sûr, l’Union européenne n’est pas la seule à placer l’accès aux ressources naturelles vitales au-dessus des préoccupations en matière de droits humains. L’administration Trump a parrainé un accord de paix très médiatisé signé en juin 2025 entre le Rwanda et la RDC. Mais la violence du M23 et d’autres acteurs a perduré. Le mieux que l’on puisse dire, c’est que certaines parties belligérantes ont suspendu leurs attaques – pour l’instant.

Le pillage, lui, ne sera pas arrêté : une coalition de quatre-vingts organisations de la société civile congolaise a qualifié l’accord de « cadre permettant de normaliser les rapines illicites de ressources et de pouvoir en cours » au profit du Rwanda et de ses alliés, « y compris des puissances occidentales qui convoitent les minerais de la RDC et soutiennent le Rwanda par une aide financière ». Les États-Unis, tout comme l’UE, cherchent à accéder aux matières premières congolaises dans ce qu’on appelle pudiquement une diplomatie de la « paix-contre-ressources ».

Main dans la main avec le Rwanda

Les tentatives de Donald Trump pour faire main basse sur les ressources naturelles d’autres pays (on retrouve la même logique en Ukraine) sont brutales. Mais l’Europe se comporte-t-elle d’une manière différente ? Un autre pays africain où l’Europe et le Rwanda sont engagés illustre la similarité des approches américaine et européenne.

Depuis 2017, une guerre civile fait rage dans le nord du Mozambique entre le gouvernement et des rebelles liés à des groupes islamistes. En 2019, le groupe français Total a annoncé un investissement de 19 milliards d’euros pour l’exploitation de gaz offshore, mais l’activité rebelle a menacé le projet. En riposte, l’UE a lancé un programme d’appui à l’armée mozambicaine, soutenue sur le terrain par des forces rwandaises que l’UE a elle-même subventionnées.

Certaines des mêmes intérêts économiques rwandais impliqués dans le pillage des ressources congolaises opèrent également au Mozambique, cherchant à exploiter des opportunités minières et autres très lucratives. En 2024, un haut commandant rwandais précédemment mis en cause pour des attaques en RDC a été identifié à la tête des forces rwandaises déployées au Mozambique. Comme pour la RDC, des députés européens ont demandé l’arrêt de ce soutien au militaire rwandais, acheminé via le ridiculement nommé « European Peace Facility » – sans résultat.

Les revenus tirés de l’exploitation des ressources ont largement exclu les Mozambicains pauvres, qui en supportent pourtant les coûts. Comme l’explique la journaliste Rehad Desai : « seules les élites récoltent les miettes laissées sur la table par les multinationales. Les populations locales, elles, voient leurs moyens de subsistance agricoles et halieutiques gravement affectés. » Ce sont précisément ces coûts pour les populations locales qui ont alimenté la rébellion. Alors que l’UE affirme combattre le terrorisme islamiste, Kenneth Haar (Corporate Europe Observatory) résume plus prosaïquement les enjeux : « il s’agit d’accéder aux approvisionnements gaziers et de défendre les investissements européens et français. »

Le rôle du Rwanda comme partenaire des puissances occidentales explique en partie sa réputation favorable et son statut de « bon élève » des bailleurs. L’acceptation par Kagame d’accueillir des réfugiés déportés par le Royaume-Uni (projet finalement abandonné) et des États-Unis a contribué à cette image. Son importante contribution aux missions de maintien de la paix de l’ONU joue également en sa faveur – moins par altruisme que parce qu’elle ouvre des opportunités économiques : comme au Mozambique, les entreprises rwandaises suivent de près ces déploiements, sous l’égide de Crystal Ventures Limited, holding détenue par le Front patriotique rwandais (FPR) qui domine l’économie rwandaise et porte les intérêts économiques du FPR à l’étranger.

Le Rwanda n’est pas un pion passif de l’Occident : c’est un acteur habile et manipulateur, qui projette une puissance militaire et commerciale concertée et soigne son image en sponsorisant des clubs et événements sportifs mondiaux. Kagame a aussi exprimé son appréciation stratégique pour les interventions chinoises en Afrique, implicitement enjoignant l’Occident à se garder de l’offenser sous peine de voir Kigali se rapprocher de Pékin. Des restrictions ponctuelles sont bien intervenues de la part de pays comme la Belgique, le Royaume-Uni ou les États-Unis, mais elles sont demeurées temporaires et partielles.

Il est notable que le Rwanda ait acquis la réputation d’être « l’un des meilleurs amis d’Israël en Afrique », et la coopération entre les deux pays a perduré après la dernière offensive sur Gaza. Israël commet un génocide à Gaza tout en prétendant traquer des « terroristes » ; le Rwanda dévaste et pille la RDC en prétendant traquer les « responsables » du génocide de 1994. De même qu’Israël tente de disqualifier ses opposants en brandissant l’accusation d’antisémitisme, le Rwanda accuse ses détracteurs – internes comme externes – de « négationnisme » ou même de soutien au génocide, bénéficiant de ce que Filip Reyntjens nomme un « crédit de victimes de génocide ». En 2008, Kagame a fait adopter une loi qui criminalise toute référence aux crimes commis par le FPR – qualifiée de « génocide mémoriel ». De nombreux opposants politiques ont été emprisonnés sous ce prétexte.

Une stratégie de légitimation du régime similaire en tous points à celle qu’a déployée Israël, durant ses deux années de génocide à Gaza ?

Article originellement publié dans les colonnes de notre partenaire Jacobin sous le titre « The West Has Helped Paul Kagame to Pillage the Congo »

11.10.2025 à 21:08

María Corina Machado : la dissidence sous tutelle

Maria Luisa Ramirez

Des liens continuels et multiformes de María Corina Machado avec les États-Unis, il sera peu question dans la presse française. Pas davantage que de son soutien aux tentatives de putsch contre le gouvernement vénézuélien – ou de son appui aux sanctions américaines qui ont contribué à détruire l’économie de son pays. De nombreux articles ont […]
Texte intégral (2702 mots)

Des liens continuels et multiformes de María Corina Machado avec les États-Unis, il sera peu question dans la presse française. Pas davantage que de son soutien aux tentatives de putsch contre le gouvernement vénézuélien – ou de son appui aux sanctions américaines qui ont contribué à détruire l’économie de son pays. De nombreux articles ont préféré souligner le dépit de Donald Trump, qui réclamait le Nobel de la paix. Sans remarquer que son attribution à María Corina Machado conforte le locataire de la Maison-Blanche dans sa politique étrangère, tant leurs prises de position, leurs alliances et leurs actions convergent. À l’heure où Washington multiplie les menaces contre Caracas, l’institution norvégienne vient-elle d’offrir la caution morale rêvée à une intervention militaire future ?

Dans le sillage de Washington

Dissidente libérale en « dictature tropicale », María Corina Machado incarne l’opposition rêvée des chancelleries occidentales. Au cœur de multiples actions visant à destituer Hugo Chávez dès ses premières années, elle prolonge son activisme comme députée sous Nicolas Maduro, avant d’être déchue de son mandat par la justice vénézuélienne en 2014. Grande gagnante des primaires à l’élection présidentielle dix ans plus tard, elle a été empêchée d’y concourir. Interdite d’exercer une fonction politique jusqu’en 2030, elle affirme vivre dans la clandestinité au Venezuela suite à des menaces de mort.

Cette trame a été reprise par la presse française suite à son attribution du prix Nobel de la paix. De Libération à BFM, les médias se sont complaisamment attardés sur le surnom de « libératrice » dont la gratifient ses partisans [libertadora, en référence au libertador Simon Bolivar, dans une tentative de ravir la mémoire du personnage dont Hugo Chávez puis Nicolas Maduro ont revendiqué l’héritage NDLR]. Mais au-delà de ces quelques éléments biographiques et des hommages officiels rapportés par les principaux quotidiens, on saura peu de choses sur le détail de sa vie politique. Celle-ci mérite pourtant que l’on s’y attarde.

María Corina Machado rencontre George W. Bush en pleine guerre d’Irak, alors qu’il se prépare à essuyer un revers historique en Amérique latine

Son entrée dans la vie politique, relativement tardive – aux alentours de ses trente-cinq ans – ne s’effectue pas sous n’importe quels auspices. Occupée jusqu’alors par des activités caritatives, María Corina Machado émerge comme figure de l’opposition en 2002, lors d’un éphémère coup d’État contre Hugo Chávez. Celui-ci renversé, c’est alors Pedro Carmona, à la tête d’une fédération patronale, qui s’empare du pouvoir durant quarante-huit heures ; il proclame un « Acte de Constitution pour un gouvernement de transition ». Parmi ses signataires : María Corina Machado. Le putsch, téléguidé par les États-Unis et une opposition de droite impopulaire, avorte.

Quelques mois plus tard, Machado participe à la fondation du mouvement Súmate (« joins-toi à nous »), au cœur des mobilisations contre Hugo Chávez les années suivantes. Il contribue à la collecte de millions de signatures en vue d’un référendum révocatoire, ou soutient des candidats opposés au pouvoir. Son aspect « citoyen » et son ancrage populaire, affichés par le mouvement, sont rapidement soulignés par la presse internationale. Celle-ci est plus discrète sur les fonds que reçoit Súmate : le mouvement bénéficie bientôt des largesses de la National Endowment for Democracy (NED). Cet organisme étatique américain, originellement dédié à financer des organisations anticommunistes sous la Guerre froide, est demeuré un instrument de l’influence américaine. Il continue d’octroyer annuellement des moyens aux organisations favorables aux États-Unis, suite à un vote du Congrès.

Ces liens avec les États-Unis font bientôt de María Corina Machado la bête noire des « chavistes ». En bute aux autorités judiciaires vénézuéliennes – qui l’accusent de relayer une influence étrangère –,  Súmate échappe plusieurs fois à la dissolution. María Corina Machado, du reste, ne dissimule nullement sa proximité avec les États-Unis, s’affichant dès 2005 avec George W. Bush. Trois ans seulement après son entrée en politique, Machado est propulsée parmi les principaux opposants au « chavisme ».

Le moment de la rencontre avec le locataire de la Maison-Blanche est inopportun. L’administration Bush est alors empêtrée dans une guerre d’Irak largement impopulaire en Amérique latine, et cherche à lui imposer une « Zone de libre-échange des Amériques » (ALCA) perçue comme néocoloniale. Quelques mois après le déplacement de María Corina Machado à Washington, l’ALCA est rejeté. Au sommet de Mar del Plata (Argentine), George W. Bush fait face à la ferme opposition du Brésil et du Venezuela. Hugo Chávez – qui s’est rendu sur place avec une pelle pour « enterrer » le traité – revient à Caracas auréolé de son succès diplomatique.

Les années suivantes, les États-Unis ne cesseront de subir des revers en Amérique latine, tandis que la gauche, aidée par une hausse du cours des matières premières, enchaînera les succès. María Corina Machado peinera ainsi à se départir de l’image de représentante des beaux quartiers. Ou de femme lige des États-Unis, affublée par les « chavistes » de l’infâmant surnom de « vendeuse de patrie » (vendepatria).

Des sanctions américaines « indispensables »

Les choses basculent en 2013. Jusqu’alors, la gauche au pouvoir souhaitait limiter la confrontation directe avec l’opposition. Fort de ses réussites sociales, Hugo Chávez cherchait à préserver l’image de défenseur de l’État de droit et de la démocratie qui lui conférait une telle aura au sein de la gauche internationale. Aussi les « chavistes » n’ont-ils pas activé l’ensemble des leviers légaux à leur disposition contre l’opposition.

Acclamées par María Corina Machado, les sanctions américaines ont contribué à un accroissement de la mortalité infantile de 31 % de 2017 à 2018 – soit un surplus de 40 000 décès

Avec le décès de Hugo Chávez et la chute des prix du pétrole, les affrontements se durcissent. Les appels à l’insurrection violente de Leopoldo Lopez, l’opposant numéro 1, avaient été ignorés par Hugo Chávez ; il est à présent traduit en justice sous Nicolas Maduro et emprisonné. Les fonds étrangers perçus par le mouvement de María Corina Machado auraient pu justifier sa dissolution sous Chávez, mais le statu quo a été préféré ; en 2014, c’est au motif d’un obscur vice de procédure – accompagnement de la délégation panaméenne auprès de l’Organisation des États américains (OEA) – qu’elle est démise de son mandat de députée.

À lire aussi... « Les sanctions économiques jettent la population dans les b…

Dès lors, les choses s’accélèrent. La gestion désastreuse de Nicolas Maduro accélère l’hyperinflation, qui dépasse les 1 000 % annuels. Les États-Unis durcissent leurs sanctions économiques ; alors qu’elles ne touchent que le portefeuille de quelques individus à la fin du mandat de Barack Obama, elles s’étendent au secteur bancaire et pétrolier dans son ensemble à partir de 2017. En quelques années, le PIB du pays se contracte de trois quarts. Dans le même temps, Donald Trump flirte avec l’idée d’une intervention militaire contre Caracas.

L’opposition vénézuélienne, alors incarnée par Juan Guaido – qui tente un putsch institutionnel et se proclame président en 2019 – et María Corina Machado, adopte une posture maximaliste. Juan Guaido soutient les sanctions économiques américaines, qu’il décrit comme « des outils employés par le monde libre pour faire pression sur une dictature ». Des déclarations similaires ont été effectuées par Machado, selon laquelle les sanctions, « indispensables », « ne sont pas dirigées contre le Venezuela mais contre (…) une narco-dictature ». Elle a par la suite appelé de manière répétée à un accroissement des sanctions.

En plus de leur impact dévastateur sur l’économie, celles-ci ont durablement abîmé le tissu social du pays. Un rapport du Center for Economic and Policy Resarch (CEPR) rapporte « un accroissement de la mortalité infantile de 31 % de 2017 à 2018. Ce qui implique un surplus de 40 000 décès », en lien avec les sanctions. On peut y lire que « plus de 300 000 personnes sont estimées à risque à cause du manque d’accès aux médicaments ou à un traitement. Cela inclut 80 000 personnes atteintes du VIH qui n’ont pas pu avoir de traitement antirétroviral depuis 2017 ». Un rapport du Haut-commissariat aux Droits de l’Homme des Nations-Unies met en cause les « restrictions aux importations alimentaires, qui constituent plus de la moitié des produits consommés par les Vénézuéliens », générées par les sanctions et contribuant à une « insécurité alimentaire grave touchant plus de deux millions et demie de Vénézuéliens ».

Juan Guaido a du reste refusé de fermer la porte à une intervention militaire américaine pour le porter au pouvoir ; il a requis de ses envoyés à Washington une « coordination » avec l’armée américaine, en vue de prendre des décisions visant à « mettre une pression suffisante » sur Caracas. Si María Corina Machado n’a pas été jusqu’à promouvoir une intervention militaire, elle a soutenu la tentative de putsch de Juan Guaido pendant près de deux ans. Elle ne s’en est distanciée (en août 2020) que lorsque Juan Guaido a émis l’idée… de réclamer de nouvelles élections, en coordination avec les autorités vénézuéliennes, terminant une lettre ouverte en déclarant que « le pays ne veut pas être consulté, il sait que ces criminels ne seront pas chassés par des votes ».

Donald Trump n’aura pas obtenu le Nobel. Mais qui pourra dire que l’institut norvégien n’a pas récompensé sa vision du monde ?

La tentative de Juan Guaido s’est rapidement soldée par un échec. Exilé en Colombie, il a laissé les rênes de la contestation à María Corina Machado. Mais celle-ci, interdite de concourir à une élection par les autorités judiciaires, disqualifiée par ses liens avec les États-Unis, n’est jamais parvenu à constituer une menace de premier ordre pour Nicolas Maduro – qui, alternant entre réactivation d’une rhétorique anti-impérialiste, obstruction probable dans le dernier processus électoral et multiplication des mesures de dérégulation visant à attirer les capitaux étrangers malgré les sanctions, parvient à se maintenir.

Donald Trump a-t-il vraiment perdu la course au prix Nobel ?

« Désillusion pour Donald Trump qui n’est pas couronné du prestigieux prix Nobel de la paix », peut-on lire dans Marianne. Comme la majorité des médias, l’hebdomadaire souligne le dépit du locataire de la Maison-Blanche, qui réclamait le Nobel à cor et à cri. Bien peu ont relevé l’alignement quasi-intégral de María Corina Machado avec le milliardaire républicain en matière de politique étrangère.

De manière attendue, elle cultive des liens avec les dirigeants de la droite latino-américaine proches de Donald Trump, de Javier Milei – dont elle loue les supposées prouesses économiques – au candidat chilien Antonio Kast, nostalgique de l’ère Pinochet. On trouve sa signature aux côtés de celle de l’eurodéputée française Marion Maréchal et de la première ministre italienne Giorgia Meloni dans une « Charte de Madrid » rédigée à l’initiative du parti Vox, appelant à l’unité des mouvements d’extrême droite des deux côtés de l’Atlantique.

Son alignement sur les États-Unis se retrouve dans un positionnement radicalement pro-israélien, que n’ont pas altéré les bombardements sans relâche sur la bande de Gaza – et la démarche de plus en plus ouvertement génocidaire de Tel-Aviv. Alors que le sous-continent américain poursuivait une tradition de soutien à la Palestine, Machado a publiquement déclaré son intention de « rétablir les relations diplomatiques pleines avec Israël » et de « reconnaître Jérusalem comme capitale ».

Comme de nombreux dirigeants latino-américains proches des États-Unis, elle évolue dans une nébuleuse de think-tanks et de fondations qui contribuent à sa légitimation au sein de réseaux transnationaux dont l’épicentre se trouve à Washington. On la retrouve au sein du Réseau Atlas qui, selon ses termes, entretient une « relation professionnelle de long terme » avec Machado. Ce think-tank, financé par les Frères Koch, promeut des thèses climatosceptiques et libertariennes, couplées à une vision ethnique des enjeux géopolitiques.

Donald Trump n’aura pas obtenu le Nobel cette année. Mais qui pourra dire que l’institut norvégien n’a pas récompensé sa vision du monde ?

Du reste, l’attribution du prix intervient dans un contexte qui n’a rien d’innocent. Alors que Washington multiplie les menaces à l’encontre de Caracas, des frappes américaines ont récemment été menées en mer des Caraïbes, au motif d’une prétendue « guerre contre la drogue ». Donald Trump a encore durci les sanctions contre le Venezuela, tandis que son administration semble de nouveau caresser l’hypothèse d’une intervention directe. L’histoire retiendra-t-elle que l’attribution d’un prix Nobel de la paix aura servi de caution à une guerre de changement de régime ?

10.10.2025 à 17:42

La gauche rêve-t-elle encore ?

Milan Sen

La poussière des congrès passés retombée et les querelles d’appareil dissipées, il sera temps de prendre la mesure de ce qui, dans la gauche contemporaine, se perd. Les commentateurs ont longuement disséqué les tactiques électorales, les calculs d’alliances ou la crise des structures partisanes ; d’autres ont posé leur regard sur l’absence d’un véritable débat de […]
Texte intégral (1039 mots)

La poussière des congrès passés retombée et les querelles d’appareil dissipées, il sera temps de prendre la mesure de ce qui, dans la gauche contemporaine, se perd. Les commentateurs ont longuement disséqué les tactiques électorales, les calculs d’alliances ou la crise des structures partisanes ; d’autres ont posé leur regard sur l’absence d’un véritable débat de fond[1]. Peu se sont demandé ce qui créait encore sillage chez les militantes prêts à passer des dizaines d’heures à tracter, en meeting ou en réunions de section. « La politique devient une chose sérieuse dès qu’elle mobilise l’imaginaire », écrivait Régis Debray[2]. Mais quel imaginaire, précisément, meut encore la gauche au XXIᵉ siècle ? Par Milan Sen, expert associé à la Fondation Jean Jaurès et co-auteur du Foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République (Bord de l’Eau, 2025). 

À l’heure où les batailles idéologiques s’effacent derrière les impératifs gestionnaires, il est nécessaire de renouer avec une proximité aux rêves pour refonder une véritable identité politique. Car le rêve, dans sa capacité à articuler désir et mémoire, oriente les engagements concrets bien au-delà des seuls programmes électoraux.

Le rêve est polysémique. Il désigne tout à la fois ce vers quoi on tend, ce que l’on espère, et ce qui est le produit de souvenirs mêlés d’imagination. En bref, pour faire simple, le terme permet à la fois de penser la mémoire et l’avenir. Les rêves du passé, ceux que l’on commémore à travers des gestes simples et solennels (Mitterrand déposant des roses au Panthéon devant Jaurès, Jean Moulin et Schoelcher) ne sont pas là pour nourrir une mélancolie. Ils sont des points d’ancrage pour mieux avancer, des balises derrières lesquelles aucun retour n’est permis. « Tant qu’il y a du passé à refaire, ou à continuer, il y a de l’air dans nos poumons, et des sursauts à reprendre au bon. Pour aller de l’avant. Qui ne se raconte pas d’histoires dans la vie ne va jamais bien loin »[3], or on ne se raconte plus trop d’histoire à gauche.

Les récits politiques se sont appauvris, désertés par la vigueur symbolique – paradoxalement, la perte de force du catholicisme comme celle de la franc-maçonnerie, deux écoles du rite, en sont autant des causes que des conséquences. Là où l’on exaltait autrefois des figures de proue, des lieux de mémoire, des horizons de transformation, ne subsiste bien souvent que des éléments de langage.

Les bribes du passé sont ce qui nous évite de flotter dans le présent comme des feuilles mortes : ils inondent notre inconscient endormi. Sans passé assumé, sans mémoire commune, il n’y a pas de rêve d’avenir possible.

C’est en rêvant à la République romaine que les Français du XVIIIème ont osé abattre la monarchie. C’est en invoquant 1789 et la souveraineté du peuple que les nations d’Europe se sont dressées en 1848. C’est en rêvant de l’an II que les communards ont fait surgir la République sociale de la mitraille. C’est en réalisant que la durée du pouvoir soviétique venait de dépasser celle de la Commune de Paris que Lénine se mit à danser sur la neige russe. Et c’est en portant toute cette filiation que le socialisme a grandi, tout au long du XXᵉ siècle, comme espérance collective et force d’émancipation. Les révolutions ne naissent jamais de rien : elles sont, littéralement, des retours.

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Comme le rappelait Jean Jaurès, en 1910, à la tribune de la Chambre : « Oui, nous avons, nous aussi, le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé, ont rayonné ; mais c’est nous, parce que nous marchons, parce que nous luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre ».

Le foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République (Bord de l’eau, 2025) explore plusieurs personnages historiques qui sont aux fondements d’idées structurantes de notre contrat politique. Non pour muséifier ces figures, mais pour engager une réflexion sur ce qu’elles peuvent nous apporter aujourd’hui, alors que nombre de politiques se trouvent comme Jeanne Moreau, à avoir la mémoire qui flanche.

Aujourd’hui, de nombreux partis de gauche ne semblent n’avoir ni mémoire ni société idéale. Aucun rêve, donc. Quand le passé cesse de mouvoir les individus et l’avenir d’être radieux, reste le maigre présent. Sans le passé, il est délicat de savoir comment avancer ; sans l’espérance de l’avenir, impossible de savoir où aller. Gageons que face aux échecs successifs de la gauche, les responsables politiques sauront trouver racine pour mieux croître.

Notes :

[1] Grégory Rzepski, « À quoi rêvent les socialistes ? », Le Monde diplomatique, juillet 2025.

[2] Régis Debray, A demain de Gaulle, Folio, 1990.

[3] Régis Debray, Riens, Gallimard, 2025.

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