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21.11.2025 à 11:27

Du Mexique au golfe Persique, plus de 137 millions d'enfants exploités dans la chaîne d'approvisionnement mondiale

À Istanbul, après le coucher du soleil, le jeune Ahmed (nom fictif) et sa sœur aînée, chargés d'une montagne de bouteilles en plastique vides, se faufilent clandestinement dans le tramway reliant Karaköy à Kabatas. Ils passent inaperçus parmi les touristes et les habitants : leur présence est normalisée. Pieds nus et vêtus de haillons, ils n'ont pas plus de dix ans. Où sont leurs parents ? Le petit garçon hausse les épaules et se faufile entre les adultes. Sa sœur s'enfuit en courant dès (…)

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Texte intégral (3153 mots)

À Istanbul, après le coucher du soleil, le jeune Ahmed (nom fictif) et sa sœur aînée, chargés d'une montagne de bouteilles en plastique vides, se faufilent clandestinement dans le tramway reliant Karaköy à Kabatas. Ils passent inaperçus parmi les touristes et les habitants : leur présence est normalisée. Pieds nus et vêtus de haillons, ils n'ont pas plus de dix ans. Où sont leurs parents ? Le petit garçon hausse les épaules et se faufile entre les adultes. Sa sœur s'enfuit en courant dès l'arrivée sur le quai pour esquiver les questions. Quelques mètres plus loin, un enfant syrien porte un immense panier rempli de chiffons, peinant à avancer sous le poids. Sa mère, qui le précède, le réprimande au milieu du trafic stambouliote.

Le chercheur turc Özgür Hüseyin Akış a passé deux années à travailler sur le terrain dans les usines de recyclage du plastique. Dans son livre, il déclare que le problème du travail des enfants ne cesse de s'aggraver en Turquie en raison des inégalités. « Ici, il y a un million et demi d'enfants réfugiés syriens, et la moitié seulement est scolarisée. Où est l'autre moitié ? », demande M. Akış.

De Tijuana à Reynosa, le périple est également une forme de travail. Les travaux de recherche menés par Plan International et Save the Children sur les fillettes, les garçons et les adolescents non accompagnés à la frontière nord du Mexique font état de tâches informelles (ventes, courses, commandes) qui servent de stratégie de survie pendant le transit et dans les villes frontalières, telles que Juárez. Les syndicats mexicains dénoncent le fait que les failles systémiques de coordination entre les structures d'accueil et les tribunaux (telles que les protocoles irréguliers, les retards et la revictimisation), associées à une réintégration insuffisante dans le système scolaire, augmentent le risque de traite et de travail forcé dans des contextes dominés par le crime organisé.

Par-delà la frontière nord, des milliers de ces enfants traversent la frontière vers les États-Unis, où ils sont également exposés à l'exploitation dans des secteurs très dangereux pour leur santé et leur sécurité, notamment dans l'industrie de la transformation de la viande ou la métallurgie.

En effet, les usines de transformation de viande et de volaille étatsuniennes imposent des conditions pénibles et dangereuses à l'ensemble du personnel (blessures graves, amputations et exposition à des produits chimiques), avec 770 cas signalés d'amputations, d'hospitalisations ou de perte d'un œil entre 2015 et 2018, selon Human Rights Watch.

Dans ce contexte de dangerosité élevée, les mineurs ne devraient pas être présents. Pourtant, le département du Travail des États-Unis a détecté plus de 100 adolescents nettoyant des équipements dangereux pour un prestataire de services en assainissement. La concentration des entreprises et la pression pour aller plus vite alimentent une culture qui encourage le recours à la sous-traitance et aux niches informelles où se retrouvent souvent les migrants mineurs.

À l'autre bout du monde, des jeunes filles d'à peine 13 ou 14 ans, recrutées au Kenya, en Éthiopie ou en Tanzanie, sont envoyées comme employées de maison en Arabie saoudite à travers des réseaux qui falsifient leur âge et leur promettent des (faux) salaires élevés. Ces pratiques sont encouragées par le système de parrainage (kafala) sur place, en vertu duquel le statut migratoire et la protection au travail dépendent exclusivement de l'employeur (kafeel), ce qui facilite le contrôle et les abus. La présentation conjointe de la Confédération syndicale internationale (CSI) et de Global March au Rapporteur spécial sur les formes contemporaines d'esclavage décrit des cas de violence sexuelle, de vol de salaire et de séquestration, qui concernent apparemment des travailleuses adultes, mais aussi des adolescentes. Le Kenya a enregistré pas moins de 283 décès de travailleuses domestiques dans les États du golfe Persique entre 2019 et 2023, un indicateur brutal d'un système d'exploitation caché dans les foyers privés, qui peut toucher des mineurs d'âge.

En Afrique de l'Ouest, des « angles morts » persistent dans le secteur du cacao : en dépit de décennies d'efforts et d'engagements pris sur le papier, le Ghana et la Côte d'Ivoire connaissent tous deux une prévalence massive du travail des enfants. Par ailleurs, des enquêtes menées par le gouvernement des États-Unis ont montré qu'en République démocratique du Congo, par ailleurs, l'exploitation artisanale du cobalt, matière première clé pour les batteries, emploie systématiquement des enfants dans des conditions qui combinent poussière toxique, effondrements et journées de travail exténuantes. La norme visant à éliminer ces maillons opaques est présentée dans le Guide OCDE sur le devoir de diligence (2016).

Plus de 137 millions de victimes du travail des enfants

Les estimations mondiales pour 2024 de l'OIT-UNICEF évaluent le nombre de jeunes filles et de jeunes garçons « soumis au travail des enfants » à 137,6 millions, dont 54 millions dans des tâches dangereuses. 61 % travaillent dans l'agriculture, 27 % dans les services (y compris les services domestiques dans les foyers de tiers) et 13 % dans l'industrie (construction, manufacture, exploitation minière). Le fossé entre les sexes est patent : plus de garçons dans l'industrie, plus de filles dans les services et le travail domestique. Ces données sont celles du dernier inventaire et, bien que la tendance soit à nouveau à la baisse depuis 2020, le rythme actuel est insuffisant : le taux de réduction devrait être multiplié plusieurs fois si l'on souhaite éliminer ce phénomène dans les prochaines décennies.

Dans les situations de conflit, telles que celles du Soudan et de la Palestine, les données recueillies par l'OIT révèlent que les guerres et les déplacements de population entraînent une augmentation du travail des enfants et des pires formes d'exploitation, du fait de la destruction des écoles et de la disparition des contrôles et de la protection sociale. Le mouvement syndical mondial demande à ce que la paix et l'espace civique soient considérés comme des conditions nécessaires à l'éradication de ce problème.

Au Soudan, la guerre entraîne une recrudescence des pires formes de travail des enfants, notamment leur recrutement par des acteurs armés (comme porteurs, vigies ou messagers), la traite et les travaux dangereux, en raison du délitement des écoles, de l'inspection du travail et de la protection sociale.

Dans sa communication au Rapporteur des Nations unies, la Confédération syndicale internationale (CSI) estime qu'entre 2005 et 2022, plus de 105.000 mineurs ont été recrutés à travers le monde pour des rôles connexes à des conflits. Selon la CSI, la solution consiste à contenir la violence, à protéger l'espace civique et à financer les voies de réorientation et de réintégration avec un budget, des indicateurs et une coordination entre les pouvoirs publics chargés de l'éducation, du travail et de la protection sociale.

La Palestine s'inscrit dans cette logique de conflit : la guerre et le blocus dégradent l'éducation et les services, aggravent la pauvreté et les déplacements de population et accroissent le risque de travail des enfants et de ses « pires formes ». Ce terme juridique défini par la Convention 182 de l'OIT désigne l'esclavage et la traite, le travail forcé, le recrutement ou l'utilisation par des acteurs armés, l'exploitation sexuelle commerciale (prostitution/pornographie), les activités illicites (trafic de drogue) et les travaux dangereux susceptibles de nuire à la santé, à la sécurité ou à la moralité. En l'absence de données quantitatives, la CSI propose de renforcer la protection sociale (allocations, repas à l'école, soutien psychosocial), de faciliter la réintégration scolaire grâce à des mesures flexibles et de mettre en place un suivi communautaire avec les syndicats et la société civile, en plus d'exiger un devoir de diligence obligatoire des entreprises directement ou indirectement exposées dans la région.

Les réponses de la CSI et de la société civile font état de lois « sur papier » et peu appliquées, d'une informalité considérable et de fractures en matière d'éducation et de protection sociale, en particulier dans les zones rurales et les couloirs migratoires.

À qui profite le vide juridique ?

Plus de 70 % du travail des enfants a lieu dans le secteur agricole, précisément là où se combinent informalité, sous-traitance et faible présence des inspecteurs. La position syndicale commune qui sera présentée lors de la Conférence mondiale sur l'élimination du travail des enfants de l'Organisation internationale du travail (OIT) à Marrakech en 2026 réclame un devoir de diligence obligatoire, des sanctions efficaces, la participation des syndicats à la conception et au contrôle des plans des entreprises, et la subordination du financement des banques de développement à des résultats vérifiables en matière d'élimination du travail des enfants.

Dans le secteur du cacao, certaines marques ont financé des systèmes de suivi et de remédiation du travail des enfants (SSRTE). Il s'agit, par exemple, d'initiatives qui s'étendent à des dizaines de milliers d'enfants au Ghana et en Côte d'Ivoire. Pourtant, avec des millions d'enfants qui continuent de travailler, sans salaires dignes, sans véritable inspection et sans négociation collective sectorielle, les choses n'évoluent guère.

Dans les usines de transformation de viande et de volaille aux États-Unis, les preuves accumulées depuis des décennies confirment que ces environnements sont à haut risque et que le rythme de travail est associé à des lésions, en raison d'un écosystème de pression sur les coûts qui, d'après les syndicats, favorise la sous-traitance et les réseaux informels enclins à l'exploitation des mineurs migrants.

La pauvreté des adultes et les salaires de misère, l'économie informelle, l'absence de protection sociale, l'inaccessibilité ou la mauvaise qualité de l'école, la faiblesse des inspections du travail et l'impunité des entreprises sont autant de facteurs à l'origine de l'exploitation des enfants. Les facteurs « accélérateurs » (chocs climatiques, crises économiques, conflits armés) poussent de plus en plus de familles à la limite. Les données recueillies par la CSI montrent qu'en Afrique subsaharienne, un enfant sur cinq travaille.

En Inde et au Bangladesh, les bas salaires des parents poussent les enfants vers l'agriculture et les usines textiles. Au Guatemala et au Honduras, le caractère saisonnier des récoltes de café et de canne à sucre contraint les enfants au travail.

Les solutions éprouvées et les demandes des syndicats et de la société civile

La feuille de route syndicale pour 2025-2026 n'est pas théorique ; elle est concrète et mesurable :

Les représentants des travailleurs réclament des emplois et des salaires dignes pour les adultes, assortis de négociations collectives et d'une formalisation, en particulier dans l'agriculture et les services.

Ils réclament également une protection sociale universelle financée par une fiscalité équitable (allocations familiales, congés parentaux, couverture santé), avec une attention particulière pour les zones rurales et les travailleurs de l'économie informelle.

Les représentants des travailleurs exigent par ailleurs la garantie d'une éducation gratuite, obligatoire et de qualité, avec des passerelles flexibles pour la réintégration des survivants et la protection du système public contre sa privatisation, qui exclut les plus pauvres.

En outre, ils demandent que des lois strictes soient adoptées et réellement appliquées : extension de la couverture sociale aux zones rurales et au travail domestique ; renforcement des inspections du travail et de la sécurité et de la santé pour les jeunes ; âge minimum de 18 ans pour les travaux dangereux, aligné sur l'âge de l'obligation scolaire.

Pour finir, ils demandent un devoir de diligence obligatoire tout au long de la chaîne (y compris dans les secteurs agricole et informel), avec des voies de remédiation efficaces et un suivi par les travailleurs ou la communauté ; référence à la directive européenne sur le devoir de diligence (actuellement édulcorées) et aux cadres similaires du Canada, de l'Allemagne, du Royaume-Uni et des États-Unis. Le tout dans un environnement de paix, de démocratie et avec un espace civique, afin que les syndicats et les communautés puissent surveiller et réparer, dans des contextes de paix et d'après-conflit.

Le bilan intermédiaire de l'Alliance 8.7, Appel à l'action de Durban, adopté en mai 2022 dans le but de mettre fin au travail des enfants, confirme des avancées inégales et, surtout, des manquements en matière de financement, de données, de volonté politique et de responsabilité de la part des entreprises.

Il dresse également des recommandations concrètes à l'intention des gouvernements, des bailleurs de fonds et des entreprises : traiter les données comme un bien public ; remédier à la fracture agricole en matière de couverture juridique, à savoir mettre le secteur agricole sur un pied d'égalité avec le reste de l'économie en matière de protection du travail ; financer la remédiation communautaire et la réintégration scolaire ; et passer de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) volontaire à des obligations en matière de devoir de diligence assorties d'un contrôle indépendant.

Les recommandations de la société civile et de la CSI sont clairement identifiées :

d'une part, les gouvernements doivent intégrer le travail des enfants dans les plans de développement, de commerce et d'éducation, institutionnaliser les voies de remédiation et de réintégration en leur attribuant des lignes budgétaires, coordonner les dossiers du travail, de l'éducation, de l'agriculture et de la protection sociale, et publier des données détaillées.

Les bailleurs de fonds, quant à eux, doivent délaisser les projets à court terme au profit d'un financement flexible et pluriannuel pour les organisations locales, avec des incitations fondées sur l'inspection, la participation et l'ouverture de l'espace civique. Ils doivent également financer les données, la réintégration et le suivi communautaire.

Dans le même temps, les entreprises doivent mettre en œuvre la diligence raisonnable dans tous les secteurs, y compris l'agriculture et le secteur informel, ouvrir leurs chaînes à des vérifications indépendantes, remédier à la situation et améliorer les revenus familiaux et la scolarisation, publier les risques et les indicateurs, et négocier avec les syndicats.

Pour Jordania Ureña, sous-secrétaire de la CSI, « le fait que le travail des enfants, sous ses pires formes, continue d'exister reflète l'échec profond de la responsabilité politique et des entreprises. Les syndicats sont en première ligne, mais un changement systémique requiert une action coordonnée. Les gouvernements et les entreprises doivent agir sans délai : en donnant la priorité aux jeunes filles et aux jeunes garçons plutôt qu'aux profits, en s'attaquant aux causes profondes (de ce fléau) et en garantissant le respect des droits et la dignité du travail pour tous. Les bailleurs de fonds doivent dépasser les solutions à court terme et fournir un financement flexible sur le long terme qui renforce les communautés locales et accompagne les efforts de réintégration et de suivi. »

Les données sont là : le recours au travail des enfants se produit lorsque le salaire des adultes n'est pas suffisant ; l'école perd la bataille contre la faim, notamment lorsque l'informalité règne et que la loi est absente.

Les solutions pour éradiquer le travail des enfants ne manquent pas ; ce qui manque, ce sont les décisions : les salaires décents, l'école publique et la protection sociale, l'inspection et le devoir de diligence assorti de sanctions, et un espace civique pour que ceux qui assurent la surveillance ne soient pas persécutés. Durban a donné le cap à suivre en 2022 et Marrakech exhorte à passer des mots à l'action en 2026. Les recommandations et les normes sont déjà définies. Il ne reste plus qu'à se plier à l'évidence et à supporter le coût de ne plus exploiter les enfants.

20.11.2025 à 11:43

L'IA s'installe au bureau : quel avenir pour les cols blancs en Amérique latine ?

Constanza Llanos passe une grande partie de sa journée dans les bureaux d'une compagnie d'assurance de la ville de Santa Cruz, en Bolivie. Jusqu'à récemment, la fonction de cette assistante en ressources humaines âgée de 26 ans consistait à examiner des CV un par un. Aujourd'hui, c'est une plateforme numérique qui filtre les candidats avant qu'ils n'arrivent devant elle. « Elle nous fait gagner du temps, certes, mais nous devons tout de même tout vérifier manuellement », explique-t-elle (…)

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Texte intégral (2859 mots)

Constanza Llanos passe une grande partie de sa journée dans les bureaux d'une compagnie d'assurance de la ville de Santa Cruz, en Bolivie. Jusqu'à récemment, la fonction de cette assistante en ressources humaines âgée de 26 ans consistait à examiner des CV un par un. Aujourd'hui, c'est une plateforme numérique qui filtre les candidats avant qu'ils n'arrivent devant elle. « Elle nous fait gagner du temps, certes, mais nous devons tout de même tout vérifier manuellement », explique-t-elle depuis son bureau.

Bien que son entreprise n'ait pas encore mis en place de systèmes formels d'intelligence artificielle (IA), nombreux sont les employés qui recourent à des outils numériques spontanément. Constanza s'appuie sur ces outils pour organiser ses idées et fluidifier certaines tâches. Elle ne croit pas que l'IA la remplace un jour, mais reconnaît qu'elle lui permet d'améliorer les résultats de son travail quotidien.

Son témoignage n'est pas un cas isolé. On assiste à un changement silencieux dans tous les bureaux d'Amérique latine. Là où, auparavant, le murmure des voix et le cliquetis des claviers dominaient, aujourd'hui, de multiples outils d'intelligence artificielle générative rédigent et synthétisent.

L'IA n'est pas apparue soudainement, mais elle transforme déjà les méthodes de travail et oblige à repenser ce que signifie aujourd'hui avoir un emploi « décent » et comment s'adapter à un environnement de plus en plus automatisé.

Le travail de bureau exposé

Une étude de la Banque mondiale et de l'Organisation internationale du travail (OIT) estime qu'entre 30 et 40 % des emplois en Amérique latine et dans les Caraïbes sont exposés à l'IA générative et que jusqu'à 5 % pourraient faire l'objet d'une automatisation complète. Utilisée à bon escient, cette technologie pourrait également améliorer la productivité de près de 12 % des emplois actuels.

Ce ne sont pas les ouvriers ni les travailleurs manuels qui sont les plus exposés, mais bien les employés de bureau : les analystes, les avocats, les comptables, les journalistes ou les assistants administratifs. La classe moyenne active, traditionnellement stable, est aujourd'hui confrontée à une transition silencieuse.

Atahualpa Blanchet, chercheur spécialisé dans l'intelligence artificielle et les nouvelles technologies, explique que « les systèmes algorithmiques exécutent déjà des tâches cognitives, telles que la rédaction de rapports, le traitement de données ou la gestion des courriers, et parfois même la prise de décisions. De nombreuses entreprises latino-américaines utilisent des agents conversationnels (“chatbots”) et des outils prédictifs dans les domaines des ressources humaines, du service à la clientèle et des finances ». Et cette mutation ne fait que commencer.

Dans cette région, où près de la moitié de la population active travaille dans le secteur informel, l'IA ne représente pas seulement un risque de perte d'emploi. Elle peut également modifier la qualité du travail : certes, elle libère les individus de tâches répétitives, mais elle peut aussi réduire l'autonomie, diluer les responsabilités et accroître la précarité, même dans les secteurs réputés stables auparavant. Tout le problème consiste donc à trouver le bon équilibre entre une technologie prometteuse sur le plan de l'efficacité et des conditions de travail décentes.

Une adoption inégale de l'IA

Alors que l'adoption de cette technologie progresse lentement dans des pays comme la Bolivie, des changements sont déjà perceptibles dans le nord de l'Amérique centrale, notamment dans des secteurs tels que les télécommunications.

Luis Pablo Linares, ingénieur guatémaltèque de 28 ans travaillant pour une entreprise française du secteur, décrit la façon dont l'IA a transformé son travail au quotidien. Auparavant, ils préparaient des scripts et surveillaient les tests en direct ; désormais, ils se contentent d'ajuster les paramètres et de vérifier les résultats.

« Cela nous libère de processus fastidieux, mais nous devons tout de même superviser et alimenter l'IA en informations […] Cela ne supprime pas le rôle de l'ingénieur, cela change simplement l'approche », explique-t-il.

À Santa Cruz, Constanza Llanos observe cette transformation avec un certain recul. Elle explique que de nombreuses entreprises n'ont pas encore accès à ces outils et que les inégalités en termes d'éducation continuent de peser dans des pays comme la Bolivie : tout le monde ne peut pas suivre une formation en technologie ou un cours sur l'IA, ce qui détermine qui est (ou ne l'est pas) capable de s'adapter.

Malgré les frontières qui les séparent, tous deux partagent le même sentiment : ils appartiennent à une génération qui doit s'adapter plus rapidement que la vitesse à laquelle les institutions peuvent les accompagner ; une génération confrontée à un changement qui n'est pas uniquement d'ordre technologique, mais aussi social.

La fracture technologique cachée

L'étude de la Banque mondiale et de l'OIT souligne qu'environ 17 millions d'emplois dans la région pourraient tirer avantage des progrès de l'IA, mais que le manque d'infrastructures numériques risque de laisser de nombreux travailleurs sur la touche. Une nouvelle fracture se profile donc, non seulement entre les riches et les pauvres, mais aussi entre ceux qui ont accès aux technologies et ceux qui en sont exclus.

Cette différence est déjà perceptible au sein de l'équipe de Luis Pablo Linares. Certains collègues plus âgés préfèrent les méthodes traditionnelles, tandis que les plus jeunes dépendent excessivement de l'IA. « Aucun de ces extrêmes n'est souhaitable », reconnaît-il. M. Blanchet explique que le problème est encore plus grave lorsque les entreprises adoptent des outils d'IA sans investir dans une formation adéquate. La modernisation promet l'efficacité, mais elle génère également une exclusion silencieuse au sein même du lieu de travail.

L'inégalité revêt également un visage féminin. Caroline Coelho, coordinatrice de la communication et de l'information de la Confédération syndicale des travailleurs et travailleuses des Amériques (CSA), souligne que les algorithmes ont tendance à reproduire les biais existants. Les femmes, qui occupent souvent des postes plus routiniers et précarisés, risquent davantage d'être déplacées, tandis que les hommes concentrent les rôles de décision et de développement technologique.

Néanmoins, Mme Coelho précise que l'IA peut également constituer une opportunité si elle s'accompagne de politiques de formation inclusives, de réglementations axées sur les droits et de la participation syndicale. La technologie pourrait même favoriser un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, à condition que les femmes y participent activement en tant que créatrices et régulatrices, et pas seulement en tant qu'utilisatrices.

La fracture invisible ne se mesure pas seulement en termes d'accès aux outils, mais aussi d'opportunités réelles de s'adapter et de participer à la transformation numérique. Sans formation ni réglementation, l'IA pourrait aggraver les inégalités plutôt que les résoudre.

Définir l'« humain » : un défi pour l'« humain »

L'IA promet l'efficacité, mais suscite également de nouvelles incertitudes. Mme Linares le reconnaît : « La marge d'erreur reste élevée. [En fonction de la formulation] d'une requête, le résultat donné peut être complètement erroné. C'est pourquoi la part de l'humain reste essentielle ».

Parallèlement, le télétravail, favorisé par la numérisation, a transformé notre rapport au temps et au repos. « Travailler à domicile est confortable, mais peut entraîner une certaine surcharge. Nombreux sont ceux qui pensent que, si vous êtes à la maison, vous pourriez peut-être travailler plus tard. Or, il faut savoir fixer des limites [tant pour le travailleur que pour l'employeur] », commente-t-elle.

Elle ajoute une autre inquiétude : l'isolement. « Le contact est important, même si le travail ne l'exige pas toujours. Nous sommes faits pour partager avec autrui. »

Cette déconnexion sociale s'accompagne d'une autre pression croissante : la gestion algorithmique du travail. Mme Coelho souligne que ce modèle intensifie le stress, surtout chez les femmes. Les outils qui mesurent les performances en temps réel et exigent une disponibilité constante génèrent de nouvelles formes d'anxiété.

M. Blanchet abonde dans ce sens et souligne que ces systèmes, qui contrôlent tout, depuis la vitesse de réponse jusqu'au ton de la communication, créent une surveillance invisible qui érode la confiance et détériore la santé mentale.

« La santé mentale doit être protégée et il est essentiel de fixer des limites. L'hyperconnexion ne doit pas être normalisée », conseille-t-il. Pour lui, le monde numérique reste un territoire disputé et non une réalité dictée par les grandes entreprises du secteur des technologies.

L'obligation tacite d'apprendre

Les entreprises effectuent leur transition technologique à des rythmes différents. Dans l'entreprise de Luis Pablo Linares, des catalogues de cours et des espaces de partage des connaissances ont été mis en place, mais les progrès dépendent davantage de l'initiative personnelle que d'une stratégie formelle.

En Bolivie, Constanza Llanos est reconnaissante que son entreprise lui ait proposé une formation initiale en IA. « Ils ont commencé par les cadres, puis le reste du personnel, afin que nous partions tous du même niveau », explique-t-elle. Cependant, dans une grande partie de la région, la charge de l'apprentissage retombe toujours sur les travailleurs.

Luis Linares López, chercheur à l'Association pour la recherche et les études sociales (ASIES), souligne que « du Nicaragua au Guatemala, nous ne sommes pas préparés à cette reconversion professionnelle ». Apprendre à se servir de l'IA s'est imposé comme une obligation tacite : une compétence que beaucoup doivent acquérir par eux-mêmes pour rester dans la course. Pour le chercheur, la solution ne peut venir uniquement de l'initiative des individus. Il faut des politiques publiques solides, une éducation accessible et une formation professionnelle adaptée à la vitesse des changements technologiques.

L'IA à travers le prisme syndical

En Amérique latine, le taux de syndicalisation atteint à peine 9 % et les secteurs du numérique ne sont pratiquement pas représentés. Au Guatemala, M. Linares López souligne que la négociation collective relative à l'IA ou à la numérisation est quasi inexistante. « La plupart des syndicats luttent simplement pour assurer le paiement du salaire minimum et l'affiliation des travailleurs à la Sécurité sociale ; leurs luttes restent axées sur l'essentiel », explique-t-il.

Pour autant, M. Blanchet perçoit des signes encourageants. « Certains syndicats intègrent déjà l'IA dans les négociations collectives : ils exigent une transparence algorithmique et une participation à l'introduction des nouvelles technologies […] Ce qui compte avant tout, c'est que la transformation numérique soit négociée, pas imposée », affirme-t-il.

Adolfo Lacs Palomo, secrétaire général de la Fédération syndicale des employés de banque, du secteur tertiaire et de l'État du Guatemala (FESEBS), rappelle qu'une situation similaire s'est produite lors de l'arrivée des ordinateurs dans les années 80.

« Beaucoup pensaient que des emplois disparaîtraient, mais c'est en réalité une réadaptation qui s'est produite. Il en sera de même avec l'IA : elle créera de nouveaux rôles et exigera de nouvelles compétences », soutient-il.

Son principal motif de préoccupation réside dans le lien entre l'IA et le télétravail, qui pourrait éroder les droits du travail. Sa fédération encourage la formation, le dialogue social et la réglementation. « Nous ne pouvons pas nous opposer à l'IA, mais nous pouvons l'accompagner grâce à un accompagnement et à une formation. L'objectif est que tout le monde puisse rester dans le coup », assure-t-il.

Mme Coelho partage cet avis et adopte une perspective plus large. « La transition numérique doit être juste. Les syndicats doivent participer activement à la négociation collective sur les algorithmes. Ils doivent avoir le droit de savoir quels systèmes sont utilisés, quelles données sont traitées et comment celles-ci influencent les décisions en matière d'embauche, d'évaluation ou de licenciement », déclare-t-elle. Elle insiste également sur la nécessité de promouvoir des politiques de formation continue et de protection sociale.

M. Blanchet cite des exemples inspirants : au Brésil, les syndicats du secteur bancaire ont conclu des accords pour requalifier leurs travailleurs et garantir leur participation à la conception des systèmes algorithmiques. Au sein de coopératives numériques telles que App Justo au Brésil ou CoopCycle en Argentine, les travailleurs gèrent les algorithmes et fixent les tarifs et les bénéfices. « Ils démontrent que l'IA ne doit pas nécessairement être au service de la précarisation, mais qu'elle peut au contraire renforcer l'autonomie collective », affirme-t-il.

Le travail du futur reste encore et toujours humain

Les progrès de l'intelligence artificielle ouvrent des perspectives professionnelles riches en opportunités, mais également en défis qui dépendront de la capacité d'adaptation des individus et des entreprises.

Pour le jeune ingénieur M. Linares, l'avenir est incertain, mais prometteur. « Le plus intéressant sera de déterminer comment s'adapter au travail avec l'IA et non pas de comment la concurrencer. » Depuis l'est de la Bolivie, Mme Llanos partage une vision similaire : « Il ne faut pas avoir peur de l'IA, mais plutôt apprendre à l'utiliser comme une alliée. C'est un outil qui peut nous permettre de nous améliorer et d'évoluer [professionnellement].

M. Blanchet souligne que la participation active des travailleurs sera déterminante. L'IA peut renforcer l'autonomie et la dignité au travail si les décisions relatives à sa mise en œuvre incluent ceux qui l'utilisent au quotidien. M. Lacs Palomo ajoute que la transformation numérique nécessite un accompagnement institutionnel, une formation continue et un dialogue social.

« En étant à l'écoute des travailleurs, les entreprises et les gouvernements peuvent faire en sorte que l'IA renforce à la fois la productivité et la dignité au travail », explique-t-il.

Mme Coelho conclut que l'avenir du travail devra se fonder sur la justice algorithmique, l'égalité des sexes, le droit à la déconnexion et le bien-être numérique. « Si la réglementation ne suit pas une approche éthique et axée sur les droits, nous risquons d'aggraver les inégalités existantes. »

Pendant ce temps, l'Amérique latine connaît une évolution à deux vitesses : l'émergence de nouveaux emplois fort demandés et mieux rémunérés (analystes de données, superviseurs d'algorithmes, etc.), alors que les tâches routinières se transforment ou disparaissent.

Le défi ne consiste pas nécessairement à freiner l'IA, mais à permettre un cadre de réflexion critique (actuellement étouffé par la machinerie marketing et les investissements colossaux des grandes entreprises technologiques) sur son impact sur le monde du travail et l'intérêt, général, et à faire en sorte que son adoption s'accompagne de formations, de réglementations et d'une participation active. C'est la seule façon pour les nouveaux outils utilisant l'IA de renforcer l'emploi décent (à savoir l'idéal promu par l'OIT, qui implique un travail assorti de droits, d'un salaire juste et de conditions sûres) et de préserver le sens le plus humain du travail : un espace de développement, d'apprentissage et de dignité.

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