15.07.2025 à 06:30
Margaux Solinas , Paloma Laudet
Une pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans (…)
- Actualité / Rwanda, Congo, Rép. démocratique , Environnement, Santé et sécurité, Pauvreté, Agriculture et pêche, Pollution, Développement durable, Industries extractivesUne pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans le lac Kivu, constituant une source alimentaire et une ressource économique vitale pour les communautés riveraines du Rwanda et de la République démocratique du Congo. Ils ont été introduits en dans les années 1950 de manière artificielle pour augmenter la production de poissons comestibles dans la région. Ils sont souvent séchés ou fumés pour être conservés et jouent un rôle crucial dans l'économie des villages locaux.
Le pêcheur rassemble environ 500 francs rwandais par jour, soit environ 0,31 centime d'euro, une maigre somme, juste assez pour s'occuper de son bateau en mauvais état et subvenir à sa faim. Claude vit en deçà du seuil de pauvreté (moins d'un dollar par jour) comme 52 % des Rwandais, selon un rapport du Center for Affordable Housing Finance in Africa (CAHF). Et il ignore – et n'a guère d'intérêt – pour le danger silencieux qui agite les eaux tranquilles du lac Kivu. Alors qu'il vend ses derniers sambazas, le tonnerre gronde et de grosses gouttes de pluie se mettent à tomber. Il prend alors ses jambes à son cou, et se précipite sous une cabane en tôle rouillée, dans l'attente d'une éclaircie pour pouvoir rentrer chez lui.
Outre les poissons pêchés par Claude et autres espèces aquatiques, le lac Kivu contient une forte concentration de méthane, un gaz à effet de serre puissant, incolore et inodore, composé d'une molécule de carbone et de quatre atomes d'hydrogène (CH₄). Principal constituant du gaz naturel, il est produit par la décomposition de matières organiques en l'absence d'oxygène, notamment dans les marais, les rizières, et les intestins des ruminants.
Le méthane contribue de manière significative au réchauffement climatique en retenant la chaleur dans l'atmosphère, mais peut également servir de source énergétique. Il peut être converti en énergie de plusieurs façons : brûlé, il produit de la chaleur et de l'électricité. Sinon il est utilisé dans des systèmes de cogénération pour générer simultanément de l'électricité et de la chaleur où il alimente des turbines à gaz. Ces méthodes permettent de produire de l'énergie tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Et à quelques kilomètres du rugo (maison traditionnelle en terre cuite rwandaise) de Claude, une entreprise, KivuWatt, s'est donné pour but d'extraire et convertir le méthane en énergie pour alimenter la région.
En 2008, seulement 6 % de la population rwandaise avait accès à l'électricité, un chiffre qui serait passé aujourd'hui à 75 % d'après le gouvernement rwandais. À la même période, « le mix énergétique du Rwanda était dominé à 74% par la biomasse et les produits pétroliers (20 %) », d'après l'Agence internationale de l'énergie, « le reste étant constitué de gaz naturel, de charbon et d'hydroélectricité ».
Pour expliquer cette croissance, les ressources énergétiques du lac sont cruciales. En 2020, le Rwanda et la République démocratique du Congo ont signé un accord pour assurer une exploitation sûre du méthane du lac Kivu, tout en préservant la biodiversité de la région à l'image de KivuWatt, piloté par l'Américain ContourGlobal, et de Shema Power Lake Kivu (SPLK), une coentreprise public-privé qui ambitionne à elle seule de couvrir jusqu'à 30 % de la demande électrique nationale. En 2024, cette ressource fournit déjà 14,3 % de l'électricité du pays, marquant un tournant stratégique dans le mix énergétique rwandais.
Contrairement au Rwanda, le gouvernement congolais n'a pas débuté l'extraction du méthane de son côté du lac. En janvier 2020, l'espoir d'un projet d'évacuation du gaz avait vu le jour sous l'initiative de l'ancien ministre national des Hydrocarbures, Rubens Mikindo. Mais en 2025, le projet en est toujours au même stade.
Les autorisations pour la construction d'une usine et pour la production d'énergie stagnent, résultat de l'instabilité de la région, mais aussi de mauvaise gestion de la baie de Kabuno et, selon certaines sources sur place, de la corruption. Seules des stations de dégazage ont été installées. Dans ce contexte de tensions persistantes entre les deux rives du lac, le gaz devient un enjeu aussi géopolitique que sécuritaire.
« Le gaz est emprisonné dans les couches profondes. Il y a une marge de sécurité gigantesque, mais deux scénarios s'opposent chez les spécialistes. Il y a la possibilité de l'extraction massive qui risque d'amener une déstabilisation du lac, et d'autres qui jugent que l'extraction est la solution » explique François Darchambeau, chercheur spécialisé sur le sujet et enquêteur pour l'entreprise KivuWatt.
Malgré sa situation dans une région sujette à une activité sismique importante, il existe un manque significatif de préparation et de compréhension concernant les menaces potentielles pour le lac Kivu comme l'éruption limnique. Ce type d'éruption se produit généralement dans des lacs profonds situés dans des zones volcaniques. Elles représentent un risque important dans cette région sujette aux tremblements de terre, parsemée de volcans actifs, comme l'a montré la catastrophe du lac Nyos (Cameroun) en 1986, qui a tué plus de 1.700 personnes.
La plupart des pêcheurs sont conscients de la présence de méthane, mais ils ne perçoivent pas son extraction comme un danger significatif, étant juste informés de sa présence et de sa transformation en énergie, et non aux conséquences d'une éruption. Certains pêcheurs comme John, capitaine d'un bateau, s'interrogent sur le lien entre l'extraction et l'absence de ressources dans le lac. Il témoigne : « Il y a encore dix ans, nous pêchions des dizaines de kilos par soirée, aujourd'hui, c'est à peine la moitié. Alors, oui, j'ai entendu parler du méthane, j'en conçois les dangers, mais ce qui m'inquiète, c'est seulement la disparition des poissons. Est-ce lié au gaz ? »
Aucune étude n'établit à ce jour de lien direct entre la présence de méthane dans le lac Kivu et les récentes mortalités de poissons. Mais la présence d'entreprises d'extraction pourrait présenter un danger potentiel pour les espèces du lac, et limiter l'espace de pêche pour les habitants des rives. En juin 2022, des épisodes frappants à Kabuno et Minova (RDC) ont été attribués à une intoxication liée à des polluants terrestres, selon l'Observatoire Volcanologique de Goma (OVG). L'hypothèse d'une libération de gaz a été écartée par des experts, dont le professeur Pascal Masilya, qui pointe plutôt la remontée d'eaux pauvres en oxygène provoquant l'asphyxie des poissons par éruption limnique.
Le volcanologue Benoit Smet développe : « Une éruption limnique se produit uniquement lorsque le lac est saturé avec du gaz s'accumulant en profondeur dans une couche permanente qui ne se mélange pas avec la surface. Ce gaz, principalement du méthane, mais contenant également des quantités significatives de CO2, est stocké et dissous dans l'eau. Comme le gaz occupe de l'espace et avec la présence de CO2 aux côtés du méthane, les couches finissent par se mélanger, provoquant la montée du gaz vers la surface à mesure que la pression diminue, menant à la saturation. Selon les mesures récentes, ce phénomène est actuellement localisé à la baie de Kabuno sur le lac (côté RDC), incitant des efforts prudents pour extraire le gaz ». Cette accumulation en profondeur constitue une menace silencieuse : si la saturation est atteinte et que le gaz remonte brutalement à la surface, cela peut entraîner une asphyxie massive des populations riveraines.
De l'autre côté de la rive, en République démocratique du Congo (RDC), de grands panneaux indiquent « Attention Méthane ». Ils bordent le long de la route principale du camp de déplacés internes de Bulengo, situé en périphérie de Goma, la capitale provinciale du Nord-Kivu. Et aux alentours du camp, le gaz s'échappe par endroits, provoquant la mort de certains habitants par asphyxie.
Dans la province, plus d'une centaine de groupes armés circulent, dont le M23, qui est apparu en 2012 après une mutinerie contre le gouvernement de Kinshasa par d'anciens membres du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP). Il tire son nom de l'accord de paix du 23 mars 2009, qu'il accuse le gouvernement de ne pas avoir respecté. Depuis fin octobre 2024 leur progression, fulgurante dans la région, et leur a permis de s'emparer tour à tour des capitales provinciales du Nord et Sud Kivu, étendant leur emprise. La situation politique instable dans laquelle se trouve les habitants de la région permet une prévention minime quant aux risques liés au méthane.
« Il n'y a plus aucune organisation qui prend soin de nous, nous devons nous débrouiller avec nos sacs pour construire des logements » témoigne Sindani Mukuku, 70 ans, originaire de la ville de Saké, à quelques kilomètres du camp.
En face de sa tente, se trouve la maison de Sifa, une femme de 35 ans. Avec son mari et ses cinq enfants, elle cohabite avec les déplacés depuis deux ans. Installée sur le perron de sa maison, devant un tissu violet à fleurs faisant office de porte d'entrée, elle regarde deux de ses enfants jouer dehors. Alors qu'ils courent, ils s'arrêtent net devant un fil de barbelé. « Des experts sont passés pour poser des panneaux de signalisation à risque. Ils étaient avec le gouvernement congolais, mais depuis personne n'est revenu », raconte Sifa, témoignant des dangers enfouis dans le lac.
« La vie est plus douce, avant, c'était dangereux, plusieurs personnes sont mortes. Maintenant, je suis rassurée pour mes enfants, même s'ils connaissaient déjà la localisation des champs de gaz, mais le problème, c'est que le gaz est toujours présent ».
Et certains habitants des rives s'interrogent sur l'extraction. Quand pourront-ils cesser de craindre un accident mortel ? Selon François Darchambeau, les deux rives n'ont aucun plan d'évacuation du littoral. Mais si certains habitants ont conscience des dangers, la plupart des pêcheurs vivent dans une misère accrue et ne font pas de l'extraction du méthane une priorité, ayant pour première inquiétude, comme Claude, de trouver de quoi se nourrir pour la journée.
14.07.2025 à 09:46
Quand avez-vous acheté des fleurs pour la dernière fois ? Lors d'une visite à l'hôpital ? Pour la Saint-Valentin ? Un anniversaire, peut-être ?
Avez-vous imaginé quelqu'un en train de les cueillir dans un jardin ensoleillé, cultivées avec amour par un jardinier qui fredonne gaiement une mélodie ?
Ouais… Tout ça, c'est du fantasme.
Aujourd'hui, les fleurs sont une marchandise : doucereuse, mondialisée et rentable. Les pétales sont peut-être doux, mais ils cachent la dure réalité des (…)
Quand avez-vous acheté des fleurs pour la dernière fois ? Lors d'une visite à l'hôpital ? Pour la Saint-Valentin ? Un anniversaire, peut-être ?
Avez-vous imaginé quelqu'un en train de les cueillir dans un jardin ensoleillé, cultivées avec amour par un jardinier qui fredonne gaiement une mélodie ?
Ouais… Tout ça, c'est du fantasme.
Aujourd'hui, les fleurs sont une marchandise : doucereuse, mondialisée et rentable. Les pétales sont peut-être doux, mais ils cachent la dure réalité des nombres. L'industrie mondiale des fleurs, d'une valeur d'environ 27,34 milliards d'euros en 2023 (31,95 milliards de dollars US), est gérée par des marques gigantesques et des géants multinationaux.
Parmi ces marques, on trouve Queen Flowers. Basée au Danemark, l'entreprise fait passer ses fleurs par les célèbres enchères aux fleurs des Pays-Bas et les commercialise dans le monde entier. Sa plus grande serre se trouve en Turquie, dans la petite ville égéenne de Dikili, dans la province d'İzmir.
Ce commerce riche en couleur rapporte des milliards de dollars chaque année. Mais cette donnée cache une réalité tout autre : des millions de travailleurs, essentiellement des femmes, exténués par de longues journées de travail. Du Kenya à la Colombie, de l'Égypte à l'Inde, les fleurs sont cultivées dans l'ombre de produits chimiques toxiques, de vols de salaire, de violences sexistes, de travail des enfants et de pratiques antisyndicales.
Le Kenya, par exemple, est le panier à fleurs de l'Europe. Plus de 500.000 personnes y vivent de la culture et de la coupe de fleurs. Les fleurs sont transportées dans des chaînes de froid afin d'en conserver la fraîcheur. Briser la chaîne du froid, c'est perdre de l'argent. La pression est donc très intense. Les journées de douze à quatorze heures sont la norme. Les femmes endurent le harcèlement en silence afin de conserver leur emploi. Souvent, les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées. La décision de se syndiquer peut entraîner le licenciement.
La Colombie est le deuxième pays exportateur mondial de fleurs après les Pays-Bas. Pendant les saisons les plus chargées, les travailleurs travaillent jusqu'à 100 heures par semaine. Les travailleuses doivent prouver qu'elles ne sont pas enceintes pour être embauchées et nombre d'entre elles font état d'abus sexuels fréquents.
Il n'est pas surprenant qu'en Colombie, la Saint-Valentin soit également connue sous le nom de « Journée internationale des travailleuses et travailleurs des fleurs », un moment pour faire grève, manifester et afficher sa solidarité plutôt que d'offrir des chocolats.
Dans les années 1970, la crise pétrolière a rendu le chauffage des serres trop coûteux en Europe. La production s'est donc déplacée vers le sud. Avec un soleil équatorial toute l'année, une main-d'œuvre bon marché et des altitudes plus élevées, l'Afrique et l'Amérique latine sont devenues les nouvelles ceintures florales.
Les multinationales se sont installées dans des paradis fiscaux comme les Pays-Bas, évitant ainsi de payer des impôts dans les pays où les fleurs sont cultivées. Les bénéfices restent en Europe. La pauvreté reste derrière. Les épines dans le pied de l'industrie sont nombreuses : contrats saisonniers, travail des enfants, accidents du travail, vols de salaire, maladies dues aux pesticides et traite des êtres humains.
La Turquie n'est pas épargnée : les salaires dépassent à peine le minimum légal, les journées de travail sont longues et les mesures de sécurité les plus élémentaires sont absentes. Mais un événement remarquable s'est produit récemment : pour la première fois dans l'industrie des fleurs du pays, une campagne de syndicalisation a réussi.
Dans la grande serre de Queen à Dikili, dans la province occidentale d'İzmir, quelque 340 travailleurs ont adhéré au Syndicat unifié des travailleurs de l'agriculture et de la sylviculture (DİSK/BTO-SEN). Ils ont réussi à se frayer un chemin dans le droit du travail byzantin de la Turquie et ont rempli toutes les conditions légales pour entamer des négociations collectives en novembre 2024.
La réponse de l'entreprise ? Une obstruction totale.
Elle a refusé le dialogue, esquivé les réunions de négociation et intenté des actions en justice pour retarder les négociations. Elle a proposé aux travailleurs une augmentation ahurissante de 0 %, en pleine crise du coût de la vie.
Et elle ne s'est pas arrêtée là. Les membres du syndicat ont été réaffectés à des tâches dangereuses et exténuantes. Les représentants syndicaux élus ont été licenciés. Certains travailleurs et leurs familles ont été directement menacés, y compris avec des armes à feu.
Pendant ce temps-là, la machinerie des relations publiques de l'entreprise se vante de promouvoir l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes. À l'occasion de la Journée internationale de la femme, l'entreprise a organisé des promotions sur les fleurs. Mais les femmes qui cultivent ces fleurs vivent dans la pauvreté et sont menacées dès qu'elles demandent de la dignité.
Les tactiques d'intimidation n'ayant pas fonctionné, la direction a essayé un nouveau stratagème : la diversion syndicale. Elle a fait rentrer un autre syndicat, plus « complaisant » par la petite porte. Les travailleurs qui ont quitté le syndicat DİSK/BTO-SEN pour adhérer au nouveau syndicat ont été récompensés par une prime de vacances, puis par un mois de salaire supplémentaire.
Lors d'un pique-nique d'entreprise, le copropriétaire turc a ouvertement déclaré qu'il préférait travailler avec le nouveau syndicat.
Cela est non seulement contraire à l'éthique, mais aussi illégal. En vertu des droits pénal et syndical turcs, les employeurs ne peuvent pas manipuler l'adhésion à un syndicat ou favoriser un syndicat par rapport à un autre.
Mais les travailleurs ne plient pas. Leurs manifestations continuent. Ils se sont rassemblés devant le consulat du Danemark à Istanbul. À Dikili, ils brandissent des bannières dans les champs. À Aarhus (la ville d'origine de Queen au Danemark), de jeunes syndicalistes et des immigrés turcs sensibilisent l'opinion publique.
Ce mouvement qui a débuté dans une serre de l'ouest de la Turquie s'étend au monde entier. Et il touche une corde sensible.
Ces travailleurs ne se battent pas seulement pour une augmentation de salaire. Ils contestent un modèle économique qui place l'image au-dessus de l'intégrité, les fleurs au-dessus de l'équité.
Observez ce bouquet de plus près. Ce que vous ne voyez pas, ce sont les journées de travail de 12 heures. Les brûlures chimiques. Le tract syndical glissé en dessous de la gamelle des ouvriers. La mère sous la menace d'une arme à feu pour avoir réclamé un travail décent.
Les fleurs peuvent être belles. Mais la justice ? C'est ce qui les fait vraiment éclore.
11.07.2025 à 09:49
Dans plusieurs régions d'Espagne, ainsi que dans d'autres pays européens, l'essor touristique semble avoir atteint un seuil critique. Alors que le ras-le-bol qu'inspire le tourisme de masse dans des villes comme Barcelone ou dans les zones côtières s'intensifie depuis une dizaine d'années, c'est en 2024 que des manifestations historiques ont eu lieu aux Canaries, à Cadix, à Malaga et en Catalogne, notamment.
Par ailleurs, une cinquantaine de plateformes citoyennes ont vu le jour, (…)
Dans plusieurs régions d'Espagne, ainsi que dans d'autres pays européens, l'essor touristique semble avoir atteint un seuil critique. Alors que le ras-le-bol qu'inspire le tourisme de masse dans des villes comme Barcelone ou dans les zones côtières s'intensifie depuis une dizaine d'années, c'est en 2024 que des manifestations historiques ont eu lieu aux Canaries, à Cadix, à Malaga et en Catalogne, notamment.
Par ailleurs, une cinquantaine de plateformes citoyennes ont vu le jour, lesquelles se sont regroupées, en septembre dernier, au sein du mouvement Ciudades y Pueblos para Vivir (« des villes et des villages pour y vivre »). Celui-ci a vocation à lutter contre les préjudices sociaux et environnementaux causés par le tourisme dans ces régions, partant du constat que, à l'instar d'autres activités économiques, le tourisme a, lui aussi, ses limites.
Un argument souvent avancé est que l'économie espagnole dépend du tourisme, qui représente 12,3 % du PIB et emploie 2,93 millions de personnes, selon les données du ministère de l'Industrie et du Tourisme pour 2024. Cela représente 13,4 % de l'emploi total dans le pays. Cependant, la question n'est pas seulement de savoir combien de personnes travaillent dans ce secteur, mais aussi dans quelles conditions.
« La précarité dans le secteur du tourisme est omniprésente », selon Ernest Cañada, coordinateur du groupe de recherche Alba Sud, spécialisé dans le tourisme. Les représentants syndicaux du secteur des services insistent sur le fait que le refus des chômeurs de travailler dans ce secteur, laissant par là-même de nombreux postes vacants, s'explique par une « précarité indéniable ».
« Dû aux dynamiques propres à ce secteur, la demande de main-d'œuvre n'est pas stable et manque de continuité : d'une part, il y a la saisonnalité, qu'elle soit due au climat, aux périodes de vacances des touristes ou à des événements tels que les congrès ou les grands concerts, explique le chercheur.
« Comme la charge de travail n'est pas la même tous les jours ni à toutes les heures, les entreprises cherchent à réduire leurs coûts en imposant une flexibilité maximale à leurs effectifs afin qu'ils s'adaptent aux fluctuations de la demande, ce qui engendre une précarité permanente », ajoute-t-il.
Il existe un deuxième facteur, selon M. Cañada : « Une grande partie des tâches effectuées sont relativement faciles à réaliser sans formation particulière, cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas de professionnalisme ni de qualifications, mais que les coûts peuvent être réduits au détriment de la qualité du travail. Cela a engendré une culture d'entreprise qui a privilégié le recours à une main-d'œuvre abondante et aux pressions baissières sur les salaires. Jusqu'à ce que l'on commence à rencontrer des difficultés pour trouver du personnel. »
Tel est notamment le cas du secteur de l'hôtellerie et de la restauration qui, selon l'enquête sur la population active (EPA), comptait en 2024 une moyenne de 1,85 million de travailleurs, dont un peu plus de 25 % étaient étrangers.
Le tourisme est, du reste, une activité beaucoup plus difficile à délocaliser que d'autres secteurs de l'économie, dans la mesure où « il vend un produit qui ne lui appartient pas à proprement parler, à savoir un lieu », fait remarquer M. Cañada. En d'autres termes, le secteur a besoin d'une main-d'œuvre bon marché, mais localisée en Espagne, et non dans les pays à bas salaires où de nombreux secteurs de l'économie sont allés produire. Trouver une telle main-d'œuvre n'est toutefois pas chose facile, d'autant que les conditions de travail et les salaires sont loin d'être optimaux, et que la touristification entraîne une envolée des prix du logement. Les travailleurs n'y trouvent décidément pas leur compte.
Pour contourner cet écueil, l'association patronale de l'hôtellerie et de la restauration de Cadix a lancé, en 2023, un programme d'embauche à l'origine pour le secteur, une initiative qui n'a pas abouti. L'embauche à l'origine est un mécanisme par lequel des personnes sont recrutées dans leur pays d'origine et obtiennent l'autorisation de travailler en Espagne pendant une période déterminée.
Jusqu'à présent, ce mécanisme a été mis en œuvre dans la province de Huelva pour pourvoir les effectifs de l'industrie des fraises et des fruits rouges – il s'agit en grande partie de travailleurs en provenance du Maroc et, depuis quelques années, du Honduras et de l'Équateur. L'initiative a été vivement critiquée par Jornaleras de Huelva en Lucha, un collectif représentant les travailleuses saisonnières, ainsi que par diverses études académiques.
« Les employeurs se sont habitués à une culture du management dont l'un des principaux dénominateurs était de rendre la main-d'œuvre moins chère. À cette fin, ils ont cherché à mettre en œuvre des politiques antisyndicales, à durcir les relations de travail et à briser la capacité d'organisation », explique M. Cañada.
Face à ces stratégies commerciales, certains collectifs ont réussi à s'organiser et à exposer les conditions du secteur. Le cas des femmes de chambre est emblématique.
En 2016, l'association des femmes de chambre « Las Kellys » (de l'espagnol « las que limpiamos », littéralement « celles qui nettoient ») a vu le jour à Barcelone, avec pour mission de représenter les intérêts d'une profession qu'exercent entre 100.000 et 150.000 personnes en Espagne, dont 97 % de femmes.
Pilar Cazorla, représentante des kellys dans les Asturies, résume ainsi leurs conditions de travail : « Elles sont dures et précaires. Nous souffrons d'une surcharge de travail extrême, avec des cadences infernales et des contrats souvent abusifs. À cela s'ajoute la délocalisation, qui entraîne une diminution de nos salaires et de nos droits. En outre, les problèmes de santé liés à notre travail, tels que les lésions musculaires et le stress, ne sont guère reconnus. »
Les conditions ne sont pas vraiment meilleures dans les hôtels de luxe, comme le montre l'enquête d'Anna Pacheco intitulée Estuve aquí y me acordé de nosotros : Una historia sobre turismo, trabajo y clase (« J'étais ici et je me suis souvenue de nous : une histoire de tourisme, de travail et de classe »), publiée par Anagrama éditions.
La situation s'est encore dégradée avec l'essor des sociétés de services qui ont précipité l'externalisation du secteur, comme l'explique Mar Jiménez, porte-parole des kellys à Madrid : « Le premier problème, fondamental, est que nous ne sommes pas rémunérées sous la convention de l'industrie hôtelière, mais sous celle régissant les services de nettoyage, bien que nous relevions de la convention de l'industrie hôtelière. La différence de salaire est de 500 euros par mois, ce qui représente beaucoup d'argent. De plus, les contrats sont à temps partiel non spécifié, et peuvent être d'une, deux, trois ou six heures. À cela s'ajoute l'intensification croissante de la charge de travail : il y a de plus en plus de chambres. Mes consœurs à Malaga font 45 chambres en une journée de travail de huit heures. »
Un autre problème majeur est celui des maladies professionnelles : « Les problèmes de santé liés à notre travail, comme les lésions musculaires et le stress, sont à peine reconnus », indique Mme Cazorla.
Pour Mar Jiménez, il s'agit d'un problème de machisme. « Seules les maladies professionnelles typiquement masculines sont reconnues comme telles. Nous inhalons des produits chimiques à longueur de journée, or les dommages que cela occasionne chez nous ne sont pas reconnus, parce que nous ne les inhalons pas dans le contexte d'une entreprise chimique », dit-elle. Elle le sait d'expérience : « À 63 ans, je me trouve depuis deux ans en incapacité permanente en raison d'une maladie courante. C'est le cas le plus fréquent : nous n'arrivons pas à prendre notre retraite. Depuis que je travaille là-bas, seulement 5 % des femmes de chambre que je connais ont pris leur retraite à l'âge prescrit, et la plupart d'entre elles touchent des pensions misérables. »
C'est pourquoi les kellys, en collaboration avec Territorio Doméstico, un collectif représentant les travailleuses domestiques et de soins, ont lancé la campagne « Sin nosotras no se mueve el mundo » (« Sans nous, le monde s'arrête »), pour dénoncer cette situation et souligner l'importance de leur travail social : « Nous avons consacré notre vie à nous occuper d'autres personnes, à faire le ménage pour d'autres personnes, et nous arrivons à l'âge de 40 ou 50 ans avec un corps qui ne nous permet plus de travailler au même rythme. L'absence de reconnaissance de nos maladies professionnelles nous empêche d'accéder à une pension décente. »
En 2021, les kellys ont lancé le label Fair Tur, qui certifie les hôtels qui garantissent de bonnes conditions à leurs travailleurs et travailleuses, ainsi que le respect de l'environnement.
Les changements au sein du secteur s'accompagnent également de changements importants dans certains emplois : c'est le cas des navires de croisière, qui sont désormais de plus en plus nombreux dans des ports tels que Cadix et Barcelone. Selon une enquête d'Angela Teberga sur les conditions de travail dans ce secteur, parue en 2021, les travailleurs des navires de croisières travaillent en moyenne 11,3 heures par jour, et souvent sept jours par semaine. Quatre-vingt pour cent des travailleurs interrogés ont déclaré que l'intensité du travail avait augmenté ces dernières années. Tout cela à cause d'une législation laxiste dans un secteur qui bénéficie du recours aux « pavillons de complaisance ».
Bien que la convention du travail maritime de 2006 ait établi des normes internationales minimales en matière de travail, son application reste très limitée en raison du manque de supervision, ce qui, selon Mme Teberga, transforme les navires de croisière en de « parfaits laboratoires » de l'exploitation par le travail.
Un autre secteur où les changements s'accélèrent est celui des guides touristiques. Selon une enquête d'Ernest Cañada, les visites à pied gratuites ou « free tours », dans le cadre desquelles le ou la guide obtient pour seule rémunération un pourboire, entraînent la précarisation d'un secteur déjà peu réglementé.
Est-il encore possible de parler d'un tourisme de qualité alors que les conditions de travail sont indignes ? « Nous voulons que la qualité du tourisme se mesure aussi à la façon dont les travailleuses et travailleurs sont traités, et pas seulement au nombre d'étoiles ou à la quantité de touristes », conclut Pilar Cazorla.