18.09.2025 à 09:49
Frédérique Cassegrain
Une bataille idéologique se joue sur le terrain de la culture. En instrumentalisant le patrimoine, la musique ou les réseaux sociaux, les courants illibéraux diffusent leurs idées de manière douce mais efficace. De la Russie à la France, en passant par les États-Unis, l’historienne et politiste Marlène Laruelle décrypte les mécanismes de cette infrapolitique et alerte sur la nécessaire contre-offensive des démocraties.
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Pouvez-vous commencer par définir la notion d’« illibéralisme » et notamment la différence que vous faites avec le populisme ?
Marlène Laruelle – Le populisme n’a pas vraiment de contenu idéologique, il peut être de droite ou de gauche. Il s’agit plutôt d’un style, d’une rhétorique, où l’on oppose des élites corrompues à un peuple supposé vertueux. L’illibéralisme est une famille idéologique reposant sur le constat que le libéralisme politique, entendu comme projet centré sur la liberté individuelle et les droits humains, a échoué ou a été trop loin. La solution, pour les illibéraux, s’articule autour de cinq points : renforcer la souveraineté de l’État-nation contre les institutions multinationales ; privilégier le réalisme en politique étrangère La théorie réaliste dans les relations internationales part du principe que la guerre est inévitable car l’utilisation de la puissance est le facteur principal des relations interétatiques ; tandis que la théorie libérale s’appuie sur une interdépendance des États et promeut la création de règles internationales favorisant la paix. (source : www.vie-publique.fr) ; imposer une homogénéité culturelle contre le multiculturalisme ; faire primer les droits de la majorité sur les droits des minorités ; célébrer les valeurs traditionnelles contre les valeurs progressistes.
Ces cinq éléments peuvent être déclinés de manière modérée ou radicale selon les cultures politiques. Il en existe des versions différentes selon les pays : en régime autoritaire (comme la Russie de Poutine) ou en régime démocratique (comme les gouvernements Trump aux États-Unis, Netanyahou en Israël ou Orbán en Hongrie). Ajoutons que plus le leader illibéral reste au pouvoir longtemps, plus les institutions sont transformées en profondeur.
L’illibéralisme n’a pas d’unité sur les questions économiques. Il peut défendre des politiques néolibérales et s’accorder parfaitement avec le libéralisme économique, il peut aussi être libertarien (comme en Argentine avec Javier Milei), ou avoir une économie largement dominée par l’État (Russie) ou défendre l’État-providence (Marine Le Pen par exemple). En revanche, les illibéraux sont tous convaincus que les démocraties ont été trop loin sur les enjeux culturels, notamment sur les questions LGBT+ ou les débats autour de la colonisation.
En quoi la culture et les modes de vie sont-ils des vecteurs de transmission de valeurs, notamment idéologiques ?
M. L. – Nos valeurs se matérialisent dans nos modes de vie et, à l’inverse, le vécu du quotidien alimente nos visions du monde et orientations idéologiques. Celles-ci ne s’expriment pas uniquement dans le soutien à un parti politique, on les retrouve dans nos consommations culturelles, loisirs et habitudes environnementales… C’est ce qu’on appelle, dans notre jargon de sciences sociales, l’infrapolitique.
Pour le dire autrement, l’infrapolitique est la manière dont on exprime un projet de société à travers nos modes de vie quotidiens et nos consommations culturelles. Nous sommes tous des êtres politiques dans la vision du projet de société auquel on croit, pas seulement lorsque nous mettons un bulletin de vote dans l’urne.
Y a-t-il des types de production culturelle qui véhiculent plus facilement ou rapidement des valeurs idéologiques, lesquelles sont ensuite politisées ?
M. L. – Oui, l’une des plus évidentes est le cinéma. Il existe une grande tradition de propagande idéologique via l’industrie du cinéma, notamment dans les régimes totalitaires, ou aux États-Unis avec Hollywood, outil de promotion des valeurs et mode de vie américains.
La musique ou la mode sont eux aussi des champs de production artistique qui influencent fortement les représentations. Mais il y a de nombreux autres domaines auxquels on pense moins spontanément comme les habitudes alimentaires, les activités sportives, les réseaux sociaux, les influenceurs. Le tourisme mémoriel, notamment patriotique, est aussi un secteur qui transmet des idéologies fortes, aux États-Unis ou en Europe.
Attachons-nous plus spécifiquement aux régimes illibéraux et leur instrumentalisation de la culture. Vous prenez l’exemple de la Russie, autoritaire dans sa pratique du pouvoir, et qui a été l’un des pays précurseurs de cette mouvance illibérale. Comment la culture est-elle utilisée pour distiller cette idéologie ?
M. L. – Le régime de Vladimir Poutine a investi énormément d’argent dans ses politiques publiques de la culture, notamment via des fonds fédéraux importants pour le cinéma, la télévision, les musées, ou des groupes de musique, y compris la pop musique ou le rap, qui soutiennent les autorités. Ces productions culturelles propagent l’idée d’un État russe qui a toujours raison, avec un pouvoir exécutif central fort. On y célèbre la grandeur de l’Empire russe, des territoires que la Russie possédait au XIXe siècle, qu’elle a perdus et qu’il faudrait reprendre. Cette offre culturelle est, par ailleurs, plutôt de bonne qualité sur les plans esthétiques et techniques.
De gros investissements publics ont également été réalisés dans la production d’objets culturels qui font directement référence à l’identité nationale et à la « russité » culturelle : artisanat en bois, tissus traditionnels, icônes… Le régime de Poutine a aussi créé d’immenses parcs d’attractions « La Russie, mon histoire », autour de l’histoire russe, des origines à nos jours. Ce sont des endroits high-tech, ludiques, inspirés de la culture du jeu vidéo, et très patriotiques. Aujourd’hui, il en existe près d’une trentaine, dans toutes les grandes villes du pays. C’est l’un des grands succès de la production culturelle illibérale russe.
Bien sûr, un art dissident continue d’exister dans les domaines de la musique, des arts plastiques, et notamment une culture du graffiti anti-guerre. Mais la situation des artistes indépendants s’est détériorée depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022.
Si l’on se penche maintenant sur le cas des États-Unis de Trump, premier et second mandats, comment l’idéologie illibérale envahit-elle le champ de la culture ?
M. L. – Quand Donald Trump est arrivé au pouvoir en 2016, la culture MAGA (Make America Great Again) a été très relayée sur les réseaux sociaux, via des influenceurs et podcasteurs, mais aussi lors de grandes parades politiques aux accents carnavalesques. Dans la pop culture, tout un courant de la country music qui défend des valeurs conservatrices s’est reconnu dans Trump.
Entre les deux mandats, le monde MAGA a cherché à toucher les sous-cultures jeunes, en attirant des personnalités culturelles de la mode, de la musique, du cinéma, de l’humour… potentiellement compatibles avec le trumpisme. L’objectif était de concevoir des produits culturels qui attirent les jeunes, en utilisant toujours les réseaux sociaux. Les partisans de Trump se sont aussi investis dans la réécriture de l’histoire américaine, notamment en tentant d’influer sur les programmes scolaires, établis par les États fédérés.
Sa réélection en 2024 a marqué un tournant dans le champ des politiques culturelles. Le cas le plus emblématique – et qui est probablement le plus grand symbole de la politisation des politiques culturelles – est la transformation du Kennedy Center. La muséographie a elle aussi été mise au service de la vision illibérale de Trump : réécriture de l’histoire nationale, effacement de la diversité, des minorités, refus de tout commentaire critique sur l’histoire américaine, renforcement du patriotisme.
Fort heureusement, aux États-Unis, la majeure partie des politiques culturelles se conçoit au niveau des États. L’impact est donc limité, car il n’y a pas de ministère de la Culture fédéral qui pourrait mettre à mal tout l’écosystème culturel. Par ailleurs, beaucoup de productions artistiques relèvent du privé, où des poches de résistance peuvent encore fonctionner.
La question des réseaux sociaux revient régulièrement dans vos propos. La bataille culturelle actuelle semble se jouer sur ces scènes, et via les médias people.
M. L. – Absolument. Les États-Unis ont été plus en avance que nous sur la collusion entre le monde des stars, de la jet-set, de la finance et du politique. Trump lui-même est l’incarnation de ce phénomène : un homme d’affaires richissime qui a fait de la télé, du reality show, avant de candidater à une élection. Il est difficile de distinguer ce qui relève du politique et du spectacle, du vrai et du faux. Il en va de même pour le monde du sport. Trump est un grand amateur de MMA (arts martiaux mixtes) qui connaissent un immense succès populaire ; c’est une figure révérée dans ces milieux. Il y a donc aussi une instrumentalisation du sport. Ce sont des manières de parler politique à travers des instruments infrapolitiques.
En Europe, on a eu Berlusconi mais à l’époque c’était plutôt une figure isolée dans le spectre politique, alors que Trump représente aujourd’hui une normalité, celle du celebrity populism : lorsque tous les codes de la jet-set et des célébrités sont passés dans le champ politique.
Qu’en est-il de l’Europe justement ? Est-ce que l’on constate les mêmes tendances illibérales avec la montée de l’extrême droite dans les démocraties de l’Union européenne ?
M. L. – Évidemment, nous ne sommes pas au niveau des États-Unis de Trump, mais on perçoit clairement des éléments de « culture illibérale » en Europe. Je pense, par exemple, aux mouvances catholiques radicales, très populaires sur les réseaux sociaux, au mouvement des trad wives, ces influenceuses qui promeuvent des valeurs conservatrices pour les femmes, sous couvert de discuter cuisine ou aménagement de la maison. On observe aussi en France et en Allemagne des mouvances survivalistes venues des États-Unis après le Covid, avec cette idée qu’on ne peut pas faire confiance à l’État, qu’il faut se retirer de la société et se préparer à la guerre raciale et aux violences urbaines.
La lecture illibérale du patrimoine constitue un de ces éléments puissants dont s’est emparée l’extrême droite. En France, mais aussi en Allemagne, en Europe centrale, en Espagne, en Italie… Giorgia Meloni tente par exemple de mettre en place des politiques culturelles qui promeuvent l’identité nationale, en instrumentalisant les politiques de patrimonialisation qui sont lues à travers un prisme illibéral.
Constatez-vous aussi cette instrumentalisation du patrimoine pour la défense de valeurs illibérales en France ?
M. L. – Très clairement, notamment de la part de l’extrême droite qui souhaite figer l’identité de la nation française et l’essentialiser. L’extrême droite joue par exemple sur l’attrait général des citoyens pour la défense du patrimoine culturel national, régional ou local.
L’illustration la plus visible et symbolique est bien évidemment le Puy du Fou, grand succès populaire commercial, troisième plus grand parc français en matière de fréquentation. Il s’agit bien d’un projet politique et mémoriel personnel porté par Philippe de Villiers, mobilisant une réécriture de l’histoire qui valorise les racines chrétiennes de la France, la période monarchique et le passé vendéen, contre la Révolution et la République. Tout un écosystème a été construit autour, qui participe de la valorisation de Philippe de Villiers lui-même, comme homme politique. Pierre-Édouard Stérin est lui aussi une figure clé finançant des projets culturels, des spectacles et des écoles. C’est une manière d’infuser une idéologie sans l’exposer explicitement. Les idées passent de façon beaucoup plus douce et attrayante que si elles étaient présentées dans un programme politique.
Dans une récente tribune du Monde, vous écrivez : « Les partisans du libéralisme politique doivent cesser de penser que leur modèle est hégémonique et descendre dans l’arène idéologique pour espérer convaincre Marlène Laruelle, « L’illibéralisme de J. D. Vance ne se contente pas de critiquer les valeurs libérales et progressives, il avance un projet politique réel », Le Monde, 24 février 2025.. » Quel rôle peuvent jouer les acteurs et actrices culturelles dans cette bataille ?
M. L. – J’ai l’impression que, pour beaucoup de professionnels du secteur, la culture est déjà pensée comme de l’infrapolitique, c’est-à-dire avec une volonté de faire passer des messages sur un projet de société, sur des valeurs – progressistes, humanistes – auxquelles ils croient. Il me semble donc que les acteurs culturels sont impliqués dans la bataille idéologique depuis longtemps ; ce qui, à mon avis, n’est pas le cas des acteurs politiques. Au niveau des élites politiques circule toujours l’idée que les valeurs libérales sont évidentes, et que l’on n’a vraiment besoin ni de les défendre, ni de répondre aux arguments des opposants. Dans le milieu culturel, ces questions font partie du débat, notamment parce qu’il y a une tradition d’art activiste. Mais il existe aussi un risque dans ces politiques émancipatrices, qui est que l’on peut se focaliser sur les minorités en oubliant de parler à la majorité, et que l’on produise un art très élitiste en dédaignant les cultures populaires. La bataille idéologique est donc centrée sur les productions culturelles.
Pour rebondir sur l’enjeu artistique, on observe de plus en plus de phénomènes de censure et d’autocensure. Ajoutons que ces entraves à la liberté de création ou de programmation s’inscrivent dans un contexte de tension économique toujours plus fort sur le secteur culturel.
M. L. – Il me semble qu’un certain consensus sur l’art – qui serait par essence provocateur, révolutionnaire et émancipateur – est de moins en moins d’actualité. Je pense qu’on va voir arriver de manière affirmée et décomplexée des politiques culturelles de droite qui soutiendront un art très classique, conservateur, qui ne met pas en difficulté, autrement dit un art nationaliste.
Et le nerf de la bataille idéologique est aussi l’argent. Dans un État de droit comme la France, on n’aura pas nécessairement le droit d’interdire, mais on pourra couper les fonds. Dans les modèles néolibéraux, c’est de cette manière que l’on cherche à éteindre les discours : censurer en supprimant des financements publics.
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11.09.2025 à 09:33
Aurélie Doulmet
Dans ses travaux, Akim Oualhaci explore des domaines auxquels la sociologie porte une attention discrète et notamment les trajectoires de la jeunesse dans les quartiers populaires. Il s’intéresse à la genèse de figures savantes depuis les marges. Au cours de ses enquêtes au sein de plusieurs quartiers de région parisienne, il remarque que de jeunes […]
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Dans ses travaux, Akim Oualhaci explore des domaines auxquels la sociologie porte une attention discrète et notamment les trajectoires de la jeunesse dans les quartiers populaires. Il s’intéresse à la genèse de figures savantes depuis les marges. Au cours de ses enquêtes au sein de plusieurs quartiers de région parisienne, il remarque que de jeunes adultes ont acquis des savoirs (par le biais de la massification scolaire ou en autodidacte) qu’ils redistribuent à leurs pairs. Ainsi, les « têtes de quartier » ou les « figures d’intellectualité en milieu populaire », telles qu’il les définit, passent sous les radars de l’action publique mais transmettent des savoirs à l’échelle locale. Qui sont ces jeunes ? En quoi peuvent-ils être considérés comme des prescripteurs culturels ? Comment font-ils le lien entre culture dite légitime et culture populaire ?
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02.09.2025 à 15:22
Frédérique Cassegrain
Alors que 44 % des Français jouent aux jeux vidéo, cette pratique culturelle peine à quitter l’univers domestique et à trouver sa place dans les lieux artistiques. Pourtant des initiatives existent. Faire du jeu vidéo un nouveau médium artistique et une forme d’expression créative est au cœur du projet du collectif Sous les Néons.
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En novembre 2024, le Théâtre de l’Élysée (Lyon, 7e) accueillait deux demi-journées intitulées « Quelles places pour le jeu vidéo dans les structures artistiques et culturelles ? » https://tube.felinn.org/w/p/q7uNDunqYoMidCXBwzdZmz?playlistPosition=1. Nous avons rencontré Nicolas Ligeon, codirecteur du théâtre et cofondateur du collectif Sous les Néons. Nicolas se présente comme un « professionnel du spectacle vivant, du côté du service public de la culture ». Sa carrière traverse plusieurs lieux et contextes : en milieu rural, urbain, dans les arts du spectacle, du cirque et de la marionnette. Il nous accueille au Théâtre de l’Élysée, membre du réseau des Scènes découvertes lyonnaises, en rappelant qu’initialement le jeu vidéo n’était « pas du tout son truc ». C’est en 2019, à la suite des confinements liés au Covid qu’il se replonge dans cet univers vidéoludique. D’abord frappé par l’aspect plastique et la diversité des esthétiques proposées, il réalisera, après une période d’expérimentation, qu’il était sûrement « passé à côté de quelque chose ». L’envie de partager ses découvertes est, depuis, un marqueur fort de son travail.
Pouvez-vous présenter le collectif Sous les Néons et ce qu’il défend ?
Nicolas Ligeon – Au départ, j’ai eu envie de faire venir cet univers du jeu vidéo au sein du Théâtre de l’Élysée que je codirige et qui est un formidable espace de liberté. J’ai d’abord installé des jeux dans le hall d’entrée pour susciter la curiosité du public et l’amener à les découvrir. Ça allait de jeux très beaux, très « léchés », à d’autres plus glitchés « Dans un jeu vidéo, un glitch est un bug qui touche des éléments animés, comme des armes, des véhicules ou des personnages, par exemple. », https://www.esma-artistique.com/lexique/glitch/, venus de développeurs « solo ». Puis, chemin faisant, on m’a présenté Simon Bachelier qui évolue en tant que producteur et éditeur sur la scène indépendante du jeu vidéo, et nous avons été rejoints par la programmeuse Diane Landais. À nous trois, nous avons fondé le noyau du collectif Sous les Néons. Aujourd’hui, on est un petit groupe d’environ 7-8 personnes : certaines interviennent en tant que bénévoles pour les soirées à l’Élysée, d’autres s’occupent de la médiation, de l’installation des machines, des Playformances, etc.
Sous les Néons a pour sous-titre : « collectif d’expérimentation d’autres pratiques du jeu vidéo ». Ces « autres pratiques » sont celles que nous proposons dans des lieux publics ou privés, ouverts à tous sans discrimination. Nous sommes donc à l’opposé de la pratique usuelle qui consiste à jouer chez soi, sur son ordinateur, sa console, son téléphone… ou en ligne avec des collègues, des amis, à se réunir en soirée… Venant du théâtre public, je m’interrogeais aussi sur la façon dont le service public de la culture pouvait se saisir du jeu vidéo. Nous sommes partis du constat que les pratiques ont énormément changé avec l’évolution des outils numériques et la démocratisation des ordinateurs de poche, appelés « téléphones », qui permettent dorénavant de jouer partout, où que l’on se trouve. À cela s’ajoute également l’augmentation d’une nouvelle pratique due à l’avènement des plateformes de streaming, et notamment Twitch : celle de regarder jouer. On avait l’habitude, lorsqu’on joue chez soi et qu’on n’a qu’une seule manette, d’attendre son tour et par conséquent de regarder l’autre jouer, mais en même temps de participer pleinement à l’aventure. Grâce au streaming, ce phénomène s’est amplifié, et regarder d’autres personnes jouer en ligne en interprétant un jeu à leur manière est devenu courant.
C’est cette idée que nous avons voulu explorer avec le collectif : puisque le jeu vidéo ne concerne pas uniquement ceux qui jouent, nous nous sommes dit qu’il remplissait les mêmes fonctions que d’autres œuvres artistiques (un livre, un film, etc.) et que nous pouvions l’aborder en ces termes, tout en conservant sa spécificité, afin de toucher les gens différemment. Ni mieux, ni moins bien, mais différemment.
Qu’est-ce qui a motivé l’intégration du jeu vidéo dans la programmation du théâtre de l’Élysée ? Est-ce devenu un marqueur fort ?
N. L. – Le Théâtre de l’Élysée est soutenu par la DRAC et la Ville pour programmer des artistes émergents dans ses murs. On est financé pour prendre des risques, donner à voir de nouvelles formes de création et offrir aux jeunes compagnies l’opportunité d’aller au bout de la fabrication de leur spectacle et le confronter ensuite à un public. En plus de cette mission, on a toujours laissé une place dans notre programmation à l’accueil de projets différents, à d’autres langages issus de « cultures en marge ». Par exemple, nous proposons « Pour la suite du monde », un événement de cinéma documentaire sur l’intersectionnalité des luttes, ou encore le Fact (festival Arts et Création Trans). C’est dans l’ADN de notre théâtre de se tourner vers des cultures peu reconnues et en cours de structuration pour les aider à débuter. Il était donc assez naturel qu’un projet de jeu vidéo ait sa place dans un lieu tel que le nôtre où l’expérimentation est possible. Avant de faire partie de Sous les Néons, Simon était membre d’un autre collectif, One Life Remains qui fabriquait des jeux vidéo expérimentaux. Il organisait également des Playformances à Paris, qui se sont arrêtées avec le Covid, et il m’a proposé de relancer ce concept à Lyon. C’est comme ça que nous avons organisé, en novembre 2021, notre première soirée Playformance au Théâtre de l’Élysée.
Qu’est-ce qu’une Playformance ?
N. L. – On a écrit un manifeste https://www.souslesneons.com/playformance/fr/ pour présenter notre démarche et, même s’il n’avait pas vocation à expliquer ce qu’est une Playformance, de nombreuses personnes nous ont appelés des quatre coins de France parce qu’elles avaient envie de la proposer dans leurs structures. On l’a donc un peu imaginé comme un concept open source Se dit d’un logiciel dont le code source est libre d’accès, réutilisable et modifiable (Linux, par exemple). [Recommandation officielle : logiciel libre.], Larousse en ligne. : chacun peut utiliser le principe de Playformance, s’il est en accord avec le manifeste qui pose certaines valeurs d’inclusivité et, formellement, quelques éléments à suivre. Une Playformance, c’est l’acte de jouer à un jeu vidéo en direct devant un public au service d’un récit. Donc ce n’est pas simplement parler du jeu lui-même ou le commenter. Dans le référentiel du spectacle, je dirais qu’il s’agit plutôt d’interroger comment un jeu vidéo peut être un matériau pour écrire une petite forme théâtrale sans aucun registre prédéfini. Certaines Playformances sont purement humoristiques, d’autres très intimes, militantes, poétiques, ou alors complètement performatives. Dans la forme, ça ressemble à du stand-up : une personne sur scène, équipée d’un micro, parle au public pendant qu’elle joue et le jeu est projeté sur un écran derrière elle. Cela donne des choses étonnantes, proposées par des gens dont la scène n’est absolument pas le métier mais qui connaissent tellement bien le jeu qu’elles ont compris en quoi sa mécanique pouvait servir à raconter autre chose. Mailler une réflexion avec un jeu amène du sensible, une autre aisance, et ça touche différemment les gens.
Un jeu vidéo est donc bien plus qu’un jeu. C’est une œuvre en soi qui, comme n’importe quelle autre, produit des effets sur la personne : on en sort avec des émotions, des sensations, etc. Et en arrière-plan, pour ceux qui s’y intéressent un peu plus, c’est aussi tout un environnement : la façon dont il a été conçu, ce qu’il raconte, ses références, ce qu’il défend, etc. Cet ensemble-là est une ressource qui peut éveiller la créativité.
Ces Playformances sont-elles programmées dans des lieux variés ?
N. L. – Elles sont programmées à la fois dans des événements dédiés au jeu vidéo et dans des lieux culturels. On a proposé des scènes ouvertes aux Subs, à Lyon, auxquelles les gens peuvent s’inscrire, sans aucune sélection. Depuis quatre ans, nous organisons régulièrement des Playformances à l’Espace Aragon (Villard-Bonnot – 38). L’équipe nous a fait confiance sans trop savoir ce que c’était. La première année, il y avait 20 personnes dans la salle dont 12 travaillant dans le lieu. Trois ans après, on a accueilli 120 personnes et c’était presque complet. Mais effectivement, on a davantage de demandes venant de lieux culturels, ou socioculturels, plus que purement artistiques. Beaucoup nous programment sans connaître, simplement parce que le concept les séduit. Mais je pense que les lieux du spectacle vivant ne s’y retrouvent pas à 100 %, parce qu’une Playformance ne coche pas toutes les cases de ce que l’on attend d’un « spectacle », au sens classique. Les critères d’analyse esthétique du théâtre (mise en scène, dramaturgie, interprétation, écriture…) sont encore très présents, et j’aurais tendance à dire qu’on oublie un peu l’un des enjeux essentiels du théâtre : qu’est-ce que ça produit ? Qu’est-ce que ça fait aux gens qui regardent ?
Approcher le jeu vidéo sous l’angle des droits culturels apporte un autre point de vue qui me semble intéressant. La pratique du jeu vidéo est en effet très répandue, une diversité de personnes y prétend et elles ont envie d’en dire quelque chose. Pour faire une Playformance, il n’existe pas d’autre légitimité que celle de jouer, pas même de bien savoir jouer. On n’attend pas un spectacle avec des comédiens professionnels. Et c’est beau de voir des personnes très différentes, investies dans ce qu’elles font. Cela produit autre chose. C’est du théâtre dans son acception anthropologique.
Est-il néanmoins si facile pour le jeu vidéo de trouver sa place au sein de structures culturelles ou socioculturelles ?
N. L. – Non, ce n’est pas facile parce que le jeu vidéo n’a pas été conçu pour ça. C’est à l’origine un objet de consommation intime et un produit industriel que l’on achète sur des plateformes, donc quel serait l’intérêt d’aller dans des lieux culturels ?
Par ailleurs, il souffre encore d’une assez mauvaise image, pour le dire vite : de la violence, de la guerre, etc. En 2025, on lui attribue toujours la responsabilité d’avoir inspiré certaines tueries ou autres actes terribles. Le ciblage marketing des garçons adolescents, dans les années 1980-1990 (jusqu’à nommer une console « Game Boy ») n’a pas aidé non plus à rendre le jeu vidéo inclusif. Il a été perçu comme du pur divertissement et c’est tout : une sorte d’objet de consommation de masse, plutôt que d’art populaire. Mais aujourd’hui, il existe des choses extraordinaires dans cette très vaste production vidéoludique. D’ailleurs, l’industrie du jeu vidéo en France, et en Auvergne-Rhône-Alpes en particulier, est plutôt florissante malgré la séquence compliquée que le secteur traverse actuellement avec un grand nombre de licenciements, des dénonciations de management toxique ou les affaires liées au VHSS.
Il faut savoir aussi que l’industrie française du jeu vidéo est adossée aux politiques publiques et qu’elle bénéficie d’aides à la production, du crédit d’impôt, de leviers pour mettre en avant les jeux français dans les grands salons internationaux, etc. Cet ensemble de mesures montre que les pouvoirs publics ont saisi l’importance du jeu vidéo en tant que vecteur d’économie, mais aussi de soft power. Même si l’entrée est essentiellement économique, cet accompagnement de l’État et des Régions, a pour effet de légitimer ce secteur, de le valoriser en tant que tel et, par ricochet, sa pratique. De plus, avec l’appui de grands médias prescripteurs (Libération, France Inter…), le jeu vidéo est de plus en plus reconnu à sa juste valeur. Des directeurs et directrices de lieux culturels commencent à percevoir l’intérêt de travailler cette « matière jeu vidéo », notamment dans ce qu’elle peut offrir de moments collectifs. Mais pour cela, il faut connaître ces cultures. Les lieux avec qui nous travaillons nous font confiance sur des sélections de jeux, des expositions, et ils s’appuient sur nous pour les éclairer, leur montrer ce qu’il y a d’intéressant à faire.
Le jeu vidéo fait partie des pratiques culturelles largement partagées par la population. Or il semble encore peu pris en compte par les politiques culturelles. Quelle est votre analyse à ce sujet ?
N. L. – Je crois que c’est un peu en train de changer du fait des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français « Au cours des deux dernières décennies, la pratique, au moins occasionnelle, des jeux vidéo progresse fortement dans la population, en restant majoritairement masculine. Au sein des personnes âgées de 15 ans et plus, respectivement 39 % des femmes et 49 % des hommes jouent en 2018, contre 15 % des femmes et 24 % des hommes en 2008. » dans L. Wolff, Ph. Lombardo, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, ministère de la Culture, Département des études, de la prospective et des statistiques, Paris, 2020. qui mettent en évidence l’essor incroyable de la pratique du jeu vidéo. Il y a tout de même un secteur qui s’est attaqué au jeu vidéo depuis plusieurs années – et il faut lui rendre justice – qui est celui de la lecture publique. Tout d’abord à travers la question du prêt et de l’accessibilité, car certaines personnes ne jouent pas faute de moyens. Les médiathèques ont aussi mis en place des ateliers, des rencontres, comme elles le feraient autour d’œuvres littéraires ou cinématographiques. Mais en dehors de ce secteur, les autres s’en sont assez peu emparés, ou alors essentiellement par l’entrée technologique, comme le font les musées par exemple.
Aujourd’hui la politique publique porte principalement sur la partie industrielle, pas sur l’accompagnement des pratiques. La politique culturelle en France reste aussi très liée à une politique d’équipement. Or, à l’heure où de nombreux lieux se demandent quoi faire pour le renouvellement des publics, je pense qu’il y aurait matière à développer des projets autour des jeux vidéo dans des structures artistiques ou socioculturelles. Les événements qui incorporent cette culture peuvent être en accord avec les objectifs de ces lieux (la démocratisation culturelle, la diversification des publics, etc.), notamment parce que le jeu vidéo est un peu moins situé socialement que d’autres pratiques. En revanche, il reste des mythes à déconstruire : par exemple, l’idée qu’il y aurait « les gamers » et « les autres », ce qui est faux. Les cultures vidéoludiques sont très hétérogènes. Certaines personnes ne se disent pas joueuses, alors qu’elles ont une pratique sur téléphone ou sur une vieille console. Un autre mythe, assez prégnant chez les opérateurs culturels, consiste à croire que l’on attire forcément un public jeune avec du jeu vidéo. En fait non, ce n’est pas aussi simple ! Sur ce point, il reste beaucoup à faire en matière de formation. L’idée n’est pas de transformer un théâtre en salle d’arcade, mais plutôt de s’ouvrir à ces pratiques. En revanche, cela demande de connaître ce domaine. Avec le collectif, cela fait maintenant quatre ans que nous nous sommes lancés dans cette aventure, mais je continue à écouter beaucoup de podcasts, à me documenter, et j’ai encore du travail devant moi. Il faut pour l’instant s’appuyer sur les quelques personnes qui creusent cette thématique et, petit à petit, on peut espérer que cette culture soit davantage enseignée et transmise.
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