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Organisme national, l'OPC travaille sur l’articulation entre l’innovation artistique et culturelle, les évolutions de la société et les politiques publiques au niveau territorial

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18.11.2025 à 14:08

Baisser de rideau pour l’Agence culturelle Grand Est ? 

Frédérique Cassegrain

Outil culturel majeur créé par la Région il y a près de cinquante ans pour amplifier sa politique, l’Agence culturelle Grand Est se voit appliquer pour 2026 une baisse de 50 % de sa dotation régionale menaçant jusqu’à son existence. Francis Gelin commente, dans cette tribune, les conséquences qu’aurait une telle coupe sur les missions de structuration, d’accompagnement et de mise en synergie jusque-là portées par l’agence, ainsi que pour les acteurs de ce territoire.

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Compagnie KiloHertZ, spectacle MYOTIS X © Agence culturelle – Vincent Muller

Alors que l’Agence culturelle Grand Est exerce la mission qui lui est confiée par l’État et la Région de travailler sur l’entrepreneuriat culturel, le titre du forum régional intitulé « Pour un futur désirable » organisé ce 21 novembre apparaissait comme une provocation en regard des décisions régionales annoncées pour l’année 2026. En effet, la Région a récemment fait savoir aux syndicats et plus directement aux structures culturelles conventionnées du spectacle vivant qu’une baisse de 10 % de leur subvention serait appliquée en 2026. Les premiers impactés par cette mesure seront les artistes et les techniciens intermittents : moins de budgets de production, moins de créations artistiques, moins d’achats de spectacles, moins de diffusions, moins de cachets, moins d’emplois. La fragilité de ces publics s’amplifiera donc dans un contexte 2025 déjà très morose. Le maintien de l’emploi culturel se posera inévitablement dans le Grand Est pour les intermittents, les permanents des salles de spectacles étant les victimes à venir de ces contractions budgétaires. Il revient au milieu artistique d’énoncer ses interrogations et de s’organiser en conséquence.

Par ailleurs, l’Agence culturelle Grand Est, outil culturel créé par l’institution régionale voici près de cinquante ans pour amplifier sa politique, se voit de son côté appliquer une baisse de 50 % de sa dotation régionale. Si la solidarité budgétaire concernait également l’Agence, on peut s’interroger sur les motivations présidant à une baisse de cette ampleur qui condamne inévitablement son soutien au spectacle vivant. Aurait-elle fait défaut d’efficience dans son activité ? Des évaluations internes ou externes par ses financeurs, par ses publics remettaient-elles en cause son projet, sa méthode, ses compétences ? Serait-elle en manque de légitimité et de reconnaissance de la part de l’écosystème culturel ? Ses financeurs et ses instances statutaires l’auraient-ils mise en garde sur une absence de résultats, une défaillance de gestion sociale ou financière ? Son rayonnement régional serait-il questionné ?

Rien de tout cela, semble-t-il, faute d’explications éclairées mais une décision brutale et non documentée, assumée dans ses conséquences sociales et artistiques, sans concertation préalable avec le personnel. C’est une perte supplémentaire qui s’annonce pour les équipes artistiques et les lieux de diffusion dans les villes moyennes et rurales.

Apporter des financements relève de la responsabilité des collectivités publiques. Mettre en œuvre une ingénierie pour développer des coopérations en et hors région, pour organiser des plans de formation, pour créer des liens entre création, production, diffusion et médiation, pour fédérer les ressources artistiques et culturelles renvoie à des modes d’actions très spécifiques et chronophages qu’elles ne parviennent pas à s’appliquer. Un accompagnement au long cours qu’un service culturel régional – malgré les engagements individuels d’agents motivés – ne peut reprendre à son compte en raison d’une insuffisante réactivité liée à une inertie décisionnelle et opérationnelle inhérente à la gestion publique. Les exemples ne manquent pas pour illustrer les conséquences désastreuses sur l’écosystème du spectacle vivant après la disparition d’une agence territoriale. Il en sera de même très rapidement dans le Grand Est. 

Depuis trois décennies, sous l’impulsion de cinq présidences volontaristes et engagées (Robert Grossmann, Gérard Traband, Claude Sturni, Pascal Mangin et Arnaud Robinet), l’Agence s’est employée à agir au plus près des attentes du monde culturel associatif et professionnel. Ce dernier a d’ailleurs témoigné régulièrement reconnaissance et satisfecit aux salariés de l’agence dont la compétence est reconnue bien au-delà des frontières régionales.

En trente ans, de régulières évaluations de son projet d’établissement et de sa gestion ont été menées par ses financeurs et par plusieurs organismes officiels ; des études de satisfaction auprès des bénéficiaires de ses services ont été commandées par l’Agence elle-même. Toutes ces évaluations ont conclu à la cohérence de la démarche, à une gestion saine et à une adhésion au projet par le milieu culturel. Toutes les conclusions de ces analyses indépendantes ont enfin été visées en réunions statutaires et partagées avec ses financeurs. De même, tous les rapports annuels d’activité et de gestion, sans exception, furent approuvés par l’ensemble des administrateurs de l’association dont les représentants de la Région qui vantaient régulièrement la qualité des travaux réalisés comme en attestent les PV de réunions. Plus étonnant encore, la validation effective fin 2024 de son nouveau projet d’établissement pluriannuel par son conseil d’administration et …par la commission culture de la région. 

Quelles sont les motivations présidant à cette décision de mettre fin aux activités de sa propre agence ? Est-ce uniquement pour des motifs budgétaires ?

L’incompréhension est forte devant ce retrait brutal qui condamne l’agence à ne devenir qu’un simple gestionnaire de location de matériels quand cette activité n’a de pertinence de service public et de cohérence globale que dans une articulation aux axes stratégiques qu’elle défendait : structuration des parcours professionnels et amateur, qualification des professionnels, renforcement des mises en réseaux, synergie entre les acteurs de la chaîne du spectacle vivant, création de ressources documentaires, accompagnement des collectivités dans la mise en œuvre de leurs projets culturels de territoire… La voilà réduite en 2026 à de la location de matériels scéniques, ouvrant désormais la voie à relancer le débat de sa concurrence avec le secteur privé.

Les conséquences de ce repli régional seront massivement sociales pour l’agence et pour l’écosystème du spectacle vivant. Une indéniable perte de compétences, de créativité, d’attractivité et d’esprit d’entreprendre, un déclassement culturel, un recul politique, une régression pour le territoire tout simplement.

Une décision politique qui gagne désormais à être expliquée tout comme la stratégie culturelle régionale reste à démontrer pour le spectacle vivant.

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13.11.2025 à 11:59

Lieux artistiques d’initiative civile : des communautés entreprenantes de forte utilité sociale et territoriale

Frédérique Cassegrain

Que sont les lieux artistiques d’initiative civile ? L’étude menée par Philippe Henry analyse leurs caractéristiques pour mieux comprendre ce que ces aventures humaines et créatives apportent au développement artistique et social de leur territoire.

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Texte intégral (3980 mots)
Dans une rue des jeunes gens poussent des ballons avec des balais.
© Une coréalisation des collectifs Les Pas Perdus, Chuglu et des joueurs de ballon dans les rues à Marseille

Organisations de droit privé, mais à buts autres que lucratifs, les lieux artistiques d’initiative civile ne se reconnaissent ni dans le terme d’entreprise culturelle marchande ni dans celui d’institution publique de la culture. Leur identité relève d’abord d’une logique tierce, construite autour de petites communautés entreprenantes, revendiquant une utilité sociale à la croisée d’enjeux culturels spécifiques et d’un fort ancrage territorial. Ils s’avèrent ainsi essentiels pour notre vie commune, bien qu’ils soient actuellement malmenés tant par les brutalisations de la logique marchande que par les restrictions du service public de la culture.

Des lieux partie prenante d’un monde au devenir préoccupant

Les diagnostics actuels, qu’ils concernent les grandes évolutions mondiales Voir l’« Atlas du nouveau désordre mondial », Alternatives économiques, no460-461, juillet-août 2025, p. 26-65. ou plus spécifiquement les politiques culturelles V. Guillon, « Sauve qui peut la décentralisation culturelle ! », La Scène, no 117, été 2025, p. 46. et « initiatives citoyennes » qui y ont cours « Nouvelles baisses budgétaires : la défense de la diversité culturelle et des initiatives citoyennes est une nécessité ! », MCAC – Mobilisation et Coopération Arts et Culture, mai 2025., montrent une inquiétante situation critique. On est très loin du monde plus apaisé que beaucoup espéraient voir apparaître après la crise sanitaire. 

Pour autant, une multiplicité d’expérimentations et de pratiques, très fortement ancrées dans des réalités territoriales et sociales singulières, continue à explorer les voies d’une habitabilité plus coopérative, équitable et sobre de nos divers milieux de vie. Elles partagent l’hypothèse que le mieux vivre et la richesse tiennent d’abord à la qualité et à la densité des relations que des êtres humains développent entre eux et avec leur environnement. Le plus souvent locales et trop sous-estimées, elles sont pourtant source d’innovations sociales N. Richez-Battesti, É. Bidet, L’innovation sociale. Expérimenter et transformer à partir des territoires, Paris, Les Petits matins, 2024., porteuses d’un devenir potentiellement plus juste et solidaire. Elles rappellent enfin que c’est sur la base d’un traitement en commun de besoins ou nécessités repérés et de la construction d’une confiance réciproque entre les acteurs que s’institue un tissu social viable – quoique toujours en partie conflictuel –, sur lequel peuvent aussi prospérer des échanges économiques plus équilibrés.

C’est dans cette perspective que nous proposons d’examiner leur agencement entrepreneurial, compris comme une recherche constante d’équilibre entre projet global, activités, gouvernance et modèle économique. L’analyse s’appuie sur une étude comparative approfondie, que nous avons menée en 2024, de huit de ces lieux ayant su perdurer En milieu urbain : les Ateliers du Vent à Rennes, créés en 1996 ; Pol―n à Nantes, créé en 2000 ; La Fabrique Pola à Bordeaux, créée en 2002 ; Le 108 à Orléans, créé en 2003. En environnement rural : Derrière Le Hublot à Capdenac-Gare (Aveyron), créé en 1996 ; La chambre d’eau au Favril (Nord), créée en 2001 ; Bouillon Cube – La Grange à Causse-de-la-Selle (Hérault), créé en 2006 ; Lacaze aux sottises – Maison Lacaze à Orion et Salies-de-Béarn (Pyrénées-Atlantiques), créée en 2009., malgré leur précarité structurelle. Elle complète un autre travail réalisé en 2022, portant sur un peu moins de deux cents démarches ayant signé la charte de la Coordination des lieux intermédiaires et indépendants (CNLII) Ph. Henry, Les lieux culturels intermédiaires : une identité collective spécifique, auto-édition, juin 2022.

Ne se reconnaissant pas dans le modèle des entreprises marchandes à but lucratif, ces lieux n’en sont pas moins des organisations privées entreprenantes, qui se risquent chacune à de multiples activités en lien direct avec leur projet social, tout en cherchant une viabilité économique minimale. Ils sont également autant de petites communautés en interaction avec leur environnement et attentives à ce que chacun de leurs membres y cultive sa propre autonomie. Par-là, ils participent, à leur échelle, d’un intérêt social – et au moins collectif – qui les rapprochent, tout en les distinguant, des institutions structurées autour d’un intérêt général et relevant directement de la puissance publique. Alors que les frontières et fonctions réciproques du service public et du secteur privé évoluent sans cesse Voir à ce sujet les dossiers « Dans quel État sera la culture après-demain ? », Nectart, no 19, été 2024, p. 18-77 ou Public-privé : une frontière obsolète ?L’Observatoire, no63, décembre 2024., il reste essentiel de prendre en compte les organisations privées à buts autres que lucratifs. L’histoire du domaine culturel en France en témoigne, et les lieux que nous étudions l’illustrent également. Souvent rapportées à la notion de tiers-lieux culturels M. Magkou, É. Pamart, M. Pélissier, « Exploration des usages du concept de “tiers-lieu culturel“ », in C. Gauthier, R. Seillier (dir.), Panorama de la recherche sur les tiers-lieux en France, Bordeaux, France Tiers-Lieux / Le Bord de l’eau, 2025, p. 91-107., ces démarches n’en possèdent pas moins des traits spécifiques. 

Des lieux à l’identité propre, entre service public et marché de la culture

Comme l’immense majorité de ce type de lieux, chacun des huit cas étudiés a été initié par des étudiants sortis d’écoles d’art, des artistes ou/et des professionnels d’activités culturelles ou socioculturelles. De même, ils ont tous pour support une association loi de 1901. Au-delà de ce qui pourrait n’être qu’une simple commodité juridique, l’étude révèle une réelle adhésion à l’éthique de l’économie sociale et solidaire, cet autre « mode d’entreprendre et de développement économique », selon la formulation de l’article 1 de la loi du 21 juillet 2014 qui lui est consacrée.

Un primat absolu est ainsi donné à leur projet global – toujours synthétisé dans l’objet social de leur association support. Ce projet s’organise à partir et autour d’une finalité artistique, qui s’élargit à des enjeux culturels, territoriaux et sociaux notamment en résonance avec leur environnement de proximité Créations artistiques « situées » en lien avec des éléments mémoriels du territoire, actions itinérantes au plus près des intérêts culturels des personnes rencontrées, organisations de débats ou manifestations autour de thématiques écologiques ou du soin, accueils ponctuels ou plus réguliers d’acteurs des champs social, éducatif, de la santé ou des loisirs…. Deux grands cas de figure apparaissent. Dans l’environnement rural, ce sont très largement les quelques salariés permanents du lieu qui impulsent, coordonnent et gèrent les projets mis en œuvre, en interaction néanmoins étroite avec les instances décisionnelles et bénévoles de l’association – dont son conseil d’administration, mais pas seulement. En milieu urbain, on se trouve plutôt face à des structures hébergeant, sur une période plus ou moins longue, des organisations artistiques et culturelles ou des professionnels individuels développant chacun leur propre projet. Ici, les salariés assument surtout une coordination d’ensemble de la vie du lieu Un troisième cas de figure, non présent dans les huit cas étudiés, porterait sur des lieux initiés, gérés et prioritairement occupés par un artiste ou un collectif relevant le plus souvent du spectacle vivant.. Dans les deux cas, la référence aux idéaux de l’émancipation des personnes et de l’éducation populaire, des droits culturels et d’une meilleure équité sociale est récurrente et sous-tend la diversité des pratiques proposées, même si la mesure de leurs effets tangibles reste toujours difficile ou incertaine.

Ce projet global est décliné et se réalise selon une pluralité d’activités et de programmes particuliers, successifs ou simultanés. Outre les fonctions transversales de coordination et de gestion générales du lieu, quatre grands registres sont perceptibles : le soutien à la création artistique de professionnels en émergence ou confirmés, notamment au travers de résidences ; la programmation d’événements artistiques et culturels au profit d’une variété de publics (géographiquement très proches ou plus lointains) ; la mise à disposition de ressources et de moyens d’accompagnement pour des acteurs de proximité, porteurs de projets artistiques ou culturels ; des espaces de mutualisation et d’hébergement ‒ temporaires ou permanents ‒ pour des projets, collectifs ou activités de nature diverse, mais en cohérence avec le projet global et portés soit par des individus soit par des organisations.

L’épaulement réciproque de cette pluriactivité est un enjeu central de la gouvernance des lieux. Celle-ci se révèle diversement distribuée entre les personnes salariées ‒ toujours très sollicitées et aux conditions de travail à toujours soigneusement considérer ‒ et celles impliquées de manière bénévole. Pour ces dernières, une palette de modalités est constamment repérable : simple participation comme publics aux événements proposés ; implication dans la mise en œuvre collective de manifestations, tels que des festivals ; portage de l’animation d’une activité particulière (atelier, rencontre ou buvette par exemple) ; contribution à des groupes de réflexion ou comités délibératifs sur des sujets déterminés ; prise de responsabilité au sein du conseil d’administration. Le rôle d’impulsion, d’écoute, d’orientation et de mise en œuvre assuré par les personnels salariés est à souligner, tant en interne que vis-à-vis de la multiplicité des partenariats à établir et faire perdurer avec des acteurs externes ‒ civils ou publics, proximaux ou plus lointains. De ce point de vue, chaque lieu se présente comme un commun, soit une ressource particulière, protégée et/ou développée par un collectif, établissant par lui-même les règles de préservation de celle-ci et de mise en compatibilité des intérêts divers ‒ voire divergents ‒ des acteurs impliqués N. Alix, J.-L. Bancel, B. Coriat, Fr. Sultan (dir.), Vers une république des biens communs, Paris, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2018..

Le modèle économique qui en résulte est à plusieurs versants. La volonté de rester accessible au plus grand nombre limite le développement des recettes propres, pourtant gage d’autonomie Les cotisations annuelles pour participer aux activités sont toujours très faibles (voire nulles dans certains cas), les tarifs pour certaines d’entre elles (ateliers réguliers ou spectacles notamment) se veulent rester abordables pour le plus grand nombre.. Sur ce point, l’apport des bénévoles est essentiel mais peut largement varier ‒ en durée comme en compétences. Enfin, les aides des collectivités publiques sont restreintes par leurs importantes contraintes politiques et budgétaires dans une époque de forte turbulence. La capacité des lieux à se maintenir ou évoluer repose ainsi constamment sur un équilibre précaire. Pour autant, ils participent pleinement à un mode de développement ancré dans un territoire et basé sur la mise en réseau d’acteurs proches ou plus lointains. Cette dynamique réticulaire ‒ souvent peu soulignée ‒ relève pourtant d’un enjeu économique et qualitatif majeur, au travers duquel les lieux se transforment, s’hybrident ou essaiment. Par-là, ces communs « poreux » se démarquent clairement d’une volonté de croissance par l’activité concurrentielle marchande, en vue d’atteindre une bien illusoire taille critique. Tout autant, elles ne prétendent pas remplacer les institutions de service public de la culture, même si elles contribuent à leur mesure ‒ locale et différenciée ‒ à l’intérêt général qui fonde ces dernières.

Vers un autre mode de développement économique ?

La double référence à l’économie sociale et solidaire et à la résurgence contemporaine des communs indique déjà une orientation de principe pour un autre mode de développement économique H. Defalvard, La Société du commun. Pour une écologie politique et culturelle des territoires, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2023.. Tout en restant très largement minoritaire R.  Boyer, L’Économie sociale et solidaire. Une utopie réaliste pour le XXIe siècle ?, Paris, Les Petits matins, 2023 ; P.  Dardot, Chr. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIesiècle, Paris, La Découverte, 2014., celui-ci a néanmoins le grand mérite de proposer non seulement un horizon pour l’action, mais aussi une gamme de réalisations certes localisées mais déjà bien réelles F. Carrey-Conte, P. Eynaud, Communs et économie solidaire. Récits d’expériences citoyennes pour un autre monde, Paris, Les Petits matins, 2023.. Mais ce mode de développement alternatif reste fragile, car il ne dispose pas encore d’un système propre pour faire reconnaître la valeur sociale de la richesse spécifique qu’il produit Fr.  Brancaccio, A. Giuliani, C. Vercellone, Le commun comme mode de production, Paris, Éditions de l’éclat, 2021.. À partir des cas étudiés, nous proposons plusieurs pistes de réflexion pouvant aider à consolider cette approche qui cherche à frayer une voie autre que la seule dominance du « dipôle » formé par le marché concurrentiel et financiarisé d’une part, l’État néolibéral limitant ses services publics de l’autre.

Dans un monde en constante fluctuation, mieux vaut en effet s’écarter de l’obsession de la compétitivité et de la performance, pour se tourner vers l’intensification des interactions, en vue d’acquérir une robustesse face à d’inévitables aléas. En phase avec des traits du vivant, cela implique de privilégier l’hétérogénéité, le temps long, mais aussi un ancrage local, une taille mesurée ou encore une transparence et une collégialité dans les décisions… et d’accepter des contradictions, de l’inachèvement O. Hamant, O. Charbonnier, S. Enlart, L’Entreprise robuste. Pour une alternative à la performance, Paris, Odile Jacob, 2025.. Autant de dimensions que l’on retrouve dans l’agencement entrepreneurial des lieux étudiés. Celui-ci illustre également la pertinence d’une dynamique systémique et itérative, où les porteurs du projet mobilisent simultanément plusieurs capacités : celle de démarrer à partir des ressources dont ils disposent, plus qu’à partir d’une idée par trop définie à l’avance de leur projet ; celle de constituer des partenariats avec une pluralité d’acteurs avec lesquels le projet sera coproduit, ou encore de tirer parti des opportunités et des surprises qui se présentent ; celle enfin d’inventer un futur en tant que possible à faire advenir, plus que d’essayer de se couler dans un avenir conçu comme largement prévisible Ph. Silberzahn, Effectuation. Les principes de l’entrepreneuriat pour tous, 2édition, Paris, Pearson France, 2020..

Le fondement artistique des lieux et les enjeux culturels qui y sont associés montrent aussi une mise à distance tant de la proposition de produits culturels faciles à s’approprier mais peu enrichissants sur le plan individuel que de celle d’un art contemporain se voulant délivré de toute dimension émotionnelle B. Morizot, E. Zhong Mengual, Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain, Paris, Seuil, 2018 ; Ch. Bobant, Inactualité du sensible. Phénoménologie et art contemporain, Paris, Éditions des Compagnons d’humanité, 2024.. Ces lieux seraient surtout à appréhender comme les déclinaisons particulières d’un régime esthétique de l’art J. Rancière, Les Voyages de l’art, Paris, Seuil, 2023., où l’expérience sensible suscitée par l’œuvre (ou par le processus artistique) est à la fois vécue dans l’instant et dépasse ce moment, sans pour autant disparaître. Elle se déploie à deux niveaux : celui d’une atmosphère chargée d’émotions et celui d’une signification qui reste toujours pour partie hésitante Les textes poétiques sont exemplaires de ce type d’expérience. Mais on le retrouve couramment par exemple dans les concerts de musique actuelle donnés dans les lieux que nous étudions ou dans les nombreux festivals qu’ils organisent.. Cette question d’expériences esthétiques, tout à la fois autonomes et ouvertes à plus large qu’elles-mêmes, fait en tout cas partie de l’identité propre des lieux et ne peut être éludée. Ce positionnement implique aussi de se départir d’une volonté d’utilité immédiate des processus activés, et plaide pour un mode de relation se plaçant en posture de résonance avec les situations, c’est-à-dire à l’écoute de ce qui nous touche en elles, tout en reconnaissant que nous ne pouvons jamais les comprendre entièrement H. Rosa, Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, 2020..

Intrinsèquement, les lieux relèvent ainsi d’un principe de coopération entre acteurs diversifiés. Jamais de tout repos, celui-ci nécessite de coordonner des enjeux tels que la complémentarité optimale de l’hétérogénéité des acteurs, toujours différentiellement impliqués ; une dynamique permanente d’intermédiation fondée tant sur un système d’information performant et dédié que sur des procédures plurielles à articuler ; une gouvernance participative multiforme ; un équilibre fragile entre bénéfices attendus et finalités idéelles recherchées Ph. Henry, Les groupements culturels coopératifs, Presses Universitaires de Grenoble, 2023.. À ceci s’ajoute une double complexité que les lieux doivent considérer au vu de leur environnement global. La première est d’avoir à trouver des alliances avec une diversité d’acteurs privés, notamment ceux animés par une « raison d’être » et une « mission » supérieures à l’impératif de lucrativité Telles que le préconise la loi Pacte de mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises.. La seconde est d’avoir à composer avec des collectivités publiques garantes de l’intérêt général, mais dans une tradition où les services publics de notre pays se sont construits de façon normative et descendante, sans assez de considération à l’égard des initiatives civiles ‒ dont associatives ‒ participant à l’évolution et à la réalisation de cet intérêt général Th. Perroud, Services publics et communs. À la rencontre du service public coopératif, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2023..

Pour le moins, le mode de développement qui résulte de ces prémisses et qui serait ajusté aux lieux artistiques d’initiative civile ‒ et plus largement à de multiples autres démarches en cours dans et hors le domaine de la culture ‒ est encore largement à consolider. Mais les expériences qui s’accumulent montrent qu’il est possible de vivre et d’échanger autrement, sans se rabattre sur le couple marché compétitif et financiarisé / État néolibéral malmenant ses services publics. Elle pourrait également s’avérer fondatrice d’un futur où s’inter-constitueraient de manière plus sereine l’agir collectif et la singularisation individuelle.

Pour aller plus loin, consulter l’étude de Philippe Henry réalisée en 2024 : Lieux artistiques d’initiative civile : un mode spécifique d’entreprendre en commun

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06.11.2025 à 11:56

De la culture club à sa labellisation, quelle politique culturelle pour la fête ?

Frédérique Cassegrain

Lille3000 et son programme Fiesta, exposition Disco à la Philharmonie, Fun Palace du Centre Pompidou, Clubbing au Grand Palais Immersif, Joie collective au Palais de Tokyo… 2025 consacre la fête comme personnage principal des saisons culturelles. La même année, le ministère de la Culture lance le label « Club Culture - lieu d’expression artistique et de fête ». Si le monde culturel, lui, fait la fête, que raconte la fête des pratiques culturelles ? Comment l’aborder, sans circonscrire son débordement formel et sa pluralité d’expressions, depuis les politiques culturelles ? Et quels en seraient les contours ?

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Texte intégral (4502 mots)
© Romain Guédé _ Sturmfrei Festival 2023 

La fête est biface. Elle s’éprouve, se vit et s’explore au travers de composantes immatérielles d’une part, matérielles de l’autre. Pacte sensible et pacte social renouvelés (versatilité, mouvement, fluidité, disponibilité, don de rien…) Ch. Fauve, « Arnaud Idelon : tout le monde ne peut pas payer 25 euros pour danser dans un entrepôt froid », Télérama, 22 décembre 2021., la fête compose avec un faisceau d’identités, de valeurs, de gestes et de mémoires. En 2025, l’exposition Oiseaux de nuit à La Condition Publique de Roubaix célébrait ce patrimoine immatériel en permanente recomposition qu’est la fête.

La culture club est-elle soluble dans le patrimoine ?

En tant que pratique culturelle, la fête est surtout indissociable de sa transitivité avec les luttes et s’exprime par sa porosité avec les valeurs politiques portées par les communautés dans lesquelles elle émerge, comme le souligne Tommy Vaudecrane, président de l’association Technopol : « La fête est avant tout un langage commun et fédérateur. Il y a toujours un dancefloor organisé spécialement pour que les gens s’y réunissent et puissent y répondre corporellement à travers la danse. Il existe une temporalité hors norme, des rituels et des valeurs politiques liées aux espaces qui sont créés, où se réfugient beaucoup de communautés. La culture club peut effectivement être ramenée à cette valeur communautaire, et finalement à son origine, dans les clubs noirs de Chicago ou de Détroit, dans les clubs gay. Ce sont des lieux où, dans les années 1980, des communautés se retrouvaient pour écouter des musiques qui n’étaient pas intégrées dans la société. À l’origine de la culture club, on trouve donc ces cultures contestataires réunissant des personnes de la société qui ne se retrouvent pas dans les espaces habituels Tous les verbatims cités dans cet article sont issus d’une table-ronde réunissant Elsa Freyheit (DGCA), Tommy Vaudecrane (Technopol), Sarah Gamrani (Au-delà du club) et Yacine Abdeltif (La Gare-Le Gore), animée par Arnaud Idelon, dans le cadre du Forum Entreprendre dans la Culture, le 2 juillet 2025 à l’ENSA Paris Belleville.. »

Mais la fête s’éprouve également dans ses composantes matérielles. Elle est souvent l’addition de quatre murs, d’un toit, d’un système son, d’une piste de danse articulés en un « régime spatial alternatif « L’application de ces technologies électroniques et chimiques produit un régime spatial alternatif. […] Il ne s’agit pas d’un espace cartésien appréhendé par la vue et mesurable géométriquement, mais d’un espace fluide et atemporel du fait de l’altération des mécanismes cognitifs », dans P. Estève, « Du mur au stroboscope », La Boîte de nuit, Hyères, Éditions Villa Noailles, 2017. » prenant corps au sein de clubs, discothèques ou boîtes de nuit. Ainsi, les récentes expositions qui ont eu pour thème la fête ont fait du club et de ses variations le point d’entrée dans les cultures festives – que ce soit La Boîte de nuit à la Villa Noailles (2017), Night Fever. Designing Club Culture au Design Museum de Bruxelles (2018), Clubbing au Grand Palais Immersif (2025) ou L’Envers de la fête au Bazaar St So à Lille (2025) – au travers de monographies des territorialités mythiques des fêtes des dernières décades (Studio 54, Hacienda, Piper, Berghain, Bains Douches, Concrete…). Les clubs iconiques se font l’archive de la fête comme centralités vécues et documentées (maquettes, photos, interviews…).

Par ces exemples, au carrefour des composantes immatérielles et matérielles de la fête, avec un essor certain, en cette année 2025, d’expositions et publications d’ouvrages, celle-ci amorce un processus de patrimonialisation « Politique de la fête », interview d’Arnaud Idelon, France Culture, Question du soir, 24 décembre 2024. et de muséification Chal Ravens, « The Academisation of Rave: Is Everyone Talking About Dancing, Rather Than Doing It? ». Ce phénomène traduit à la fois la reconnaissance de la fête comme pratique culturelle légitime et l’intégration de certaines contre-cultures dans le champ du patrimoine reconnu. La fête et ses acteurs doivent-ils y voir le symptôme d’un déclin anticipé dès lors que celle-ci quitte les dancefloors pour parvenir aux cimaises du musée ? Doit-on interpréter, dans ce mouvement, le signal d’un devenir mainstream de la fête ou, pire, d’un « devenir document » quand l’archivage commencé d’un mouvement peut potentiellement entériner son classement afin de l’ausculter, actant par là même la fin d’un cycle ? Rien n’est moins sûr tant la fête sait, de métamorphose en métamorphose au gré des lames de fond sociétales (le Covid, MeToo, les attentats de 2015 Dans mon ouvrage Boum BoumPolitiques du dancefloor (Quimperlé, Éditions Divergences, 2025), je procède à une recension des inflexions sur la fête des grandes lames de fond sociétales des dernières années.), se réinventer dans ses pratiques et modalités d’expression. Parfois pour le meilleur (le regain des baltrads et leur créolisation avec des sonorités électroniques dans la mouvance elfcore dansée en ronde par des millenials sur des musiques entrelaçant instruments traditionnels, chants folkloriques et rythmiques techno ou gabber, à l’image des artistes Hildegarde ou Cheval de Trait), parfois pour le pire (les appropriations du dancefloor par les « gormitis », adeptes d’une masculinité conquérante et proche des idées d’extrême droite comme le relatent nombre de médias au cours des derniers mois).

La fête IN comme adjuvant événementiel ? 

Invoquée comme sujet de prédilection, la fête l’est également de manière croissante par des lieux culturels au titre d’adjuvant événementiel permettant de scander une saison, de rythmer une exposition et de diversifier ses publics tout en rajeunissant son image. L’on pense au Théâtre de la Croix-Rousse à Lyon et ses soirées conviant de jeunes collectifs de la ville, au positionnement du Théâtre de l’Odéon depuis l’arrivée de Julien Gosselin ou encore à la future Maison des Cultures urbaines du grand parc de La Villette. La fête compose avec une nouvelle adresse, vers des publics élargis à une culture conviviale et partagée, comme le montre Hannah Starck dans ses recherches en cours. Pourtant, la restreindre à un potentiel d’événementialisation d’un programme culturel comporte le danger de la réduire à un supplément d’âme, et de se couper – par ce mouvement de déterritorialisation – de sa puissance plastique, voire de ses potentiels à déjouer les contextes de monstration et les horizons d’attente. 

La fête, dans ses formes IN, est aussi mobilisée comme instrument de développement et d’aménagement du territoire, destinée à renforcer l’attractivité culturelle de zones urbaines dites en déclin, souvent en investissant les interstices urbains. En miroir des grandes manifestations artistiques dans l’espace public comme Le Voyage à Nantes, Nuit Blanche ou encore Un Été au Havre, la fête constitue l’un des leviers du triptyque événementialisation/clusterisation/touristification identifié par Charles Ambrosino et Dominique Sagot-Duvauroux, dans la lignée de la doctrine de la ville créative de Richard Florida. Désormais, promoteurs et aménageurs, avec l’appui des collectivités locales, réactivent les imaginaires de la rave-party pour valoriser des friches au cœur de centralités populaires. Au début des années 2010, à Paris, Londres ou Manchester, cette fascination anachronique pour une période davantage fantasmée que vécue pousse de jeunes fêtards à se rendre en pèlerinage sur les lieux des anciens « marathons dansants », jadis autogérés et porteurs d’un désir. En quête du frisson de l’interdit dans des fêtes pourtant légales, attirés par le « cachet » alternatif de friches urbaines transformées en clubs, ils deviennent les acteurs d’une recomposition de l’espace festif, de ses codes et de ses publics.

Ce phénomène marque également une mutation profonde de la fête techno, passée du statut de marginal, voire dérangeant, à celui d’événement encouragé par les acteurs de la fabrique de la ville, et par des partenariats publics-privés, désormais intégrée aux stratégies d’aménagement du territoire misant sur la culture électro comme outil d’attractivité et de régénération. Sur les mêmes typologies de lieux que vingt ans plus tôt, l’imaginaire de la rave se réduit ainsi à un simple « vernis de crédibilité » hérité de l’ère des free-parties. Comme l’écrit Ed Gillett Ibid. à propos de la fête londonienne, cette aura tient autant à la réutilisation d’usines désaffectées ou d’espaces verts collectifs qu’au sentiment de nouveauté généré par le caractère volontairement éphémère de l’industrie. Ses propos font écho à ceux de Samuel Lamontagne, qui observait dans son article « Banlieue is the new cool » Publié en 2020 sur Jef Klak. que l’occupation d’espaces verts ou de friches industrielles renvoie implicitement aux imaginaires des raves, free-parties ou warehouses berlinoises. Par ailleurs, le gigantisme de ces fêtes organisées dans des cathédrales industrielles mises aux normes requiert une concentration de capitaux et de partenariats que seuls quelques grands promoteurs possèdent, entraînant des situations de monopoles préjudiciables à la diversité culturelle des scènes festives locales. 

La fête OFF et sa criminalisation 

Paradoxalement, au moment où la fête est célébrée dans les institutions culturelles, on observe une volonté politique de répression et de criminalisation de ses représentants les moins institués, à l’instar des raves et free-parties visées au début de l’année par un projet de loi porté par des députés Horizons et Ensemble. Celui-ci s’inscrit dans un continuum répressif, des émeutes de Stonewall en 1969 dans le quartier de Greenwich Village à la descente de police dans le club Bassiani à Tbilissi en Géorgie en 2013, en passant par la répression de la rave de Lieuron en 2021, dans la lignée de la politique de Thatcher de l’Angleterre des années 1990 et l’amendement Mariani en France en 2001.

Ce paradoxe met en lumière la manière dont le pouvoir consacre certaines fêtes tout en en réprimant d’autres. Une analyse que nous livre l’anthropologue Emmanuelle Lallement qui observe, à propos de la crise sanitaire, que si la fête de Noël – symbole de la sphère familiale – a été autorisée, la Saint-Sylvestre et les sociabilités amicales et communautaires – associées à une certaine jeunesse – ont, elles, été proscrites. Comme elle le souligne dans sa tribune sur AOC, « tout le monde [n’est] pas à la fête » : quand certains peuvent rejoindre des destinations touristiques non confinées – où la fête reste possible et légale –, d’autres sont stigmatisés dans leurs pratiques : fêtards, soirées clandestines, rassemblements en quartiers populaires, etc. Ce « deux poids deux mesures » des forces de l’ordre, tant dans l’accès que dans la tolérance accordée à certaines de ses formes, révèle plus nettement comment le pouvoir oppose deux registres : les fêtes IN, qui confortent l’ordre établi ou le célèbrent (fêtes républicaines, grand-messes sportives, événementialisation et marketing territorial), et les fêtes OFF, perçues comme des foyers de déviance ou de débordement pour l’ordre social. D’une part, celles reconnues pour leur fonction sociale positive, de l’autre celles jugées antisociales. Les signes d’une criminalisation progressive de la fête, renforcée depuis la crise sanitaire, apparaissent ainsi comme la projection, par le système dominant, d’un potentiel de déviance sur un espace pourtant propice aux alliances intersectionnelles, à la réflexivité collective et au renforcement du pouvoir d’agir des communautés.

© Romain Guédé _ Sturmfrei Festival 2023

Naissance du label « Club Culture »

Le dialogue entre espaces-temps festifs et puissance publique se construit ainsi autour des fonctions instrumentales de la fête – son rôle dans l’événementialisation culturelle, l’aménagement du territoire ou la célébration d’identités nationales et locales –, mais également à partir de ses composantes matérielles, comme la réglementation des bars, discothèques ou clubs.

Traditionnellement, l’interlocuteur institutionnel est le ministère de l’Intérieur, chargé d’encadrer l’accueil du public et le débit de boissons dans les établissements nocturnes. Le ministère de la Culture accompagne toutefois l’émergence et le développement de pratiques festives dans les territoires, notamment au travers de deux dispositifs : « Villages en fête » et le plan Fanfare. Depuis 1998, son champ d’action s’est étendu avec la reconnaissance des musiques électroniques par l’État. Selon Tommy Vaudecrane, cette évolution a permis aux acteurs et actrices des musiques électroniques d’être désormais considérés comme des interlocuteurs légitimes du ministère chargés d’accompagner le développement des artistes, des organisateurs, et des clubs jusque-là absents du « radar musique » de la DGCA (Direction générale de la création artistique). 

En 2025, la DGCA met en place le label « Club Culture – lieu d’expression artistique et de fête », prolongeant la politique amorcée en 1998. Ce dispositif résulte de plusieurs années de plaidoyer des syndicats d’établissements nocturnes, relancé après la crise sanitaire par la reconnaissance du rôle spécifique des clubs dans la diffusion culturelle. Tommy Vaudecrane retrace l’émergence de cette reconnaissance institutionnelle : durant la pandémie de Covid, lorsque Roselyne Bachelot annonça que les aides aux acteurs culturels « ne concerneraient pas les discothèques et les clubs », de nombreux collectifs interpellèrent le ministère pour rappeler une distinction essentielle. Contrairement aux discothèques, les clubs « assument une fonction de structuration des carrières d’artistes DJ » – reconnus depuis 2012 dans les conventions collectives du spectacle vivant – et « contribuent au développement artistique et culturel de ces artistesÀ partir de là, le syndicat Culture Nuit et le collectif Culture Bar-Bars ont poursuivi l’objectif d’une identification claire des clubs et de leur travail en faveur de la culture électronique ».

C’est sous l’angle de la création, de la diffusion et de la place accordée aux artistes que le ministère de la Culture appréhende les fêtes électroniques, comme l’explique Elsa Freyheit, chargée de mission musiques actuelles à la DGCA : « Il n’y a pas la fête d’un côté et toutes les autres formes de culture de l’autre. Il ne faut pas être dans une opposition entre une culture savante, qui serait un peu austère, et une culture de la fête, populaire, joyeuse. La fête peut être partout, finalement. Ce que le ministère a souhaité exprimer avec le label Club Culture, c’est cette double entrée d’expression artistique et de fête. Avec le Covid, nous avons amorcé un échange avec les représentants de ces lieux. Nous avions besoin de mieux comprendre qui ils étaient, leur nombre, ce qu’ils faisaient et comment ils s’inscrivaient dans l’écosystème des musiques électroniques. »

Décryptage 

C’est de cette volonté initiale de mieux saisir les spécificités des clubs et, à travers eux, celles des carrières artistiques afférentes aux musiques électroniques, qu’est né le label Club Culture. Label, AMI, ligne de financements ? La question s’est posée très tôt au sein de la DGCA comme le rapporte Elsa Freyheit : « Devions-nous créer un label comme celui des SMAC, par exemple ? Quel outil juridique donner à cette reconnaissance ? Il a finalement été décidé de créer ce label par simple circulaire, afin d’éviter de le figer dans un cahier des charges et des obligations. L’idée est de ne pas l’enfermer, mais aussi de mieux identifier les lieux présents sur les territoires. Nous avons voulu conserver un caractère assez ouvert, tout en l’alignant avec les attendus de nos feuilles de route ministérielles – égalité femmes/hommes, et développement durable en premier lieu – afin de repérer et valoriser les pratiques existantes, et peut-être inciter d’autres lieux à s’y inscrire. »

Les quatre critères pour les clubs souhaitant être labellisés sont : la parité femmes/hommes, un engagement pour la transition écologique, la prévention des violences et harcèlements sexuels et sexistes ainsi que la prévention et la réduction des risques sonores. Ce cahier des charges intègre autant les composantes matérielles qu’immatérielles des fêtes électroniques et a conduit, lors de la première vague de labellisation, à la sélection d’une liste de lauréats diversifiés dans leurs approches. Parmi ces dix-huit premiers clubs, Sarah Gamrani, artiste et cofondatrice des collectifs Au-delà du Club et Réinventer la nuit, souligne des lignes de force : « Je vois un dénominateur commun ce sont des clubs exemplaires, de “bons élèves”, et je trouve intéressant de les mettre en avant à travers ce label, mais surtout pour inspirer d’autres clubs qui n’ont pas forcément eu cette démarche-là, qui n’ont pas eu le temps ou l’envie de se poser ces questions. »

Points de vigilance

Les écueils à éviter sont nombreux. Il s’agira, d’une part, de contourner la verticalisation et la tentation d’une définition figée, imposée selon une logique top down, tout en préservant la dynamique initiale de coconstruction avec les acteurs de la culture club. Cela permet de rester attentif aux métamorphoses constantes, à la vitalité et à la diversité de ce champ culturel. Derrière le spectre de l’institutionnalisation, il conviendra de s’interroger sur les conditions d’un processus – inéluctable pour de nombreux mouvements issus des contre-cultures – qui puisse être vertueux : savoir accompagner et faciliter, laisser place à l’expérimentation et à l’erreur. En un mot, laisser faire. 

Un autre écueil est celui de l’uniformisation. Pour y répondre, les critères de labellisation doivent rester ouverts et souples, comme c’est le cas à ce jour. Par ailleurs, pour être en phase avec la pluralité des territoires des fêtes électroniques, le label devra savoir dépasser le seul espace du club et intégrer d’autres contextes, tout aussi féconds : espace public, rave-parties et free-parties. Il s’agit ainsi de ne pas réduire la fête et le clubbing à la seule spatialité du club. Enfin, en écho à la « maladie de la pierre » diagnostiquée par le sociologue Laurent Besse à propos des MJC, ou encore aux analyses de Lionel Pourtau sur le mouvement techno, il importera de ne pas enfermer la club culture dans une logique d’équipement, normative et coûteuse. Une telle approche risquerait de transformer les clubs en simples lieux de rentabilité, détournant leur rôle de découverte artistique et de défrichage des marges culturelles au profit d’un nivellement des programmations vers des formules standardisées. La pluralité de la scène festive, menacée par les monopoles qui se dessinent aujourd’hui dans la scène nocturne parisienne, en dépend.

Pour une politique culturelle de la fête ?

L’exemple du label Club Culture permet d’esquisser les contours d’une politique culturelle de la fête, l’envisageant à la fois comme contexte de monstration, médium artistique, levier de renouvellement des projets culturels de territoire, pratique et patrimoine. Au terme de cette première vague de labellisation, Elsa Freyheit tire un premier bilan : « On ne va pas soutenir une esthétique mais tout un secteur : le secteur musical, en lien avec d’autres politiques transversales comme le soutien aux festivals, par exemple. […] Il s’agira pour nous de maintenir cette qualité d’ouverture et le dialogue avec ces lieux, et peut-être d’autres qui ne sont pas encore labellisés, mais qui développent des pratiques différentes. Cette commission que nous avons créée offre un espace de dialogue, une synergie nouvelle qui va permettre de faire émerger autre chose. »

D’autres pistes restent à explorer : décentrer la focale de la diffusion vers le soutien à la création, interroger la fête comme médium artistique autonome – notamment avec le dispositif « Soutien aux festivals de création artistique dans le spectacle vivant »  – et reconnaître, aux côtés des clubs et des artistes, une troisième composante essentielle du paysage festif : les collectifs. Comme le souligne Sarah Gamrani, « les collectifs font partie de l’ADN de programmation de certains lieux et de la scène festive de territoires entiers. Ils accomplissent un travail immense – de programmation, de création, de communication, de fédération de communautés partageant les mêmes valeurs – et se distinguent souvent par leur exigence, leur inclusivité, et leur engagement dans la prévention des risques liés à l’alcool, aux substances et aux VHSS. Ces collectifs, très présents aujourd’hui sur la scène parisienne et de plus en plus actifs dans d’autres villes européennes, permettent aux clubs et aux artistes de se réinventer ». S’inspirer du modèle du spectacle vivant, qui soutient les trois composantes de son écosystème (artistes, diffuseurs, compagnies), offrirait un cadre plus complet pour accompagner l’ensemble des acteurs de la club culture. Cela favoriserait aussi une répartition plus équitable de la valeur, sachant que nombre de collectifs fonctionnent encore sur le mode bénévole. De son côté, Technopol annonçait en juillet 2025 – parallèlement à l’annulation de la Techno Parade 2025, faute de financements – travailler avec Radio FG à l’inscription des « musiques électroniques françaises » à l’inventaire national du patrimoine culturel immatériel. Une initiative qui fait écho aux déclarations d’Emmanuel Macron, favorable à une candidature des musiques électroniques françaises au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco à l’instar des bistrots français ou de la scène club de Berlin. Autant de pistes pour imaginer une politique culturelle de la fête qui en ferait, au-delà d’un supplément d’âme, une pratique culturelle à part entière : un terreau de formes artistiques, un espace de sociabilité et un lieu de célébration du collectif dont notre époque a besoin.

Un article d’Arnaud Idelon, membre du comité éditorial de l’Observatoire des politiques culturelles et auteur de l’essai Boum Boum. Politiques du dancefloor aux Éditions Divergences (2025), nourri de discussions publiques dans le cadre de « Dancefloor » (Fun Palace, Grand Palais, à l’initiative du Centre Pompidou, 7 juin 2025) et du Forum Entreprendre dans la Culture (ENSA Paris Belleville, 1er juillet 2025).

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