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15.10.2025 à 13:34

Oui de Nadav Lapid - Ken

L'Autre Quotidien

Oui est un cri de rage et de fiel à s’en crever les yeux et les oreilles. Israël y est plus que jamais le réel à l’excès qui soumet qui y vit à en rejoindre l’hystérie et d’en vomir l’apocalypse avec l’ironie pour unique catharsis. Mais c’est pour mieux s’aveugler des impasses du hurleur de fond qui n’entend pas que les poèmes d’espérance profanés par la pornographie du présent le sont en fait depuis l’origine.
Texte intégral (4701 mots)

Oui est un cri de rage et de fiel à s’en crever les yeux et les oreilles. Israël y est plus que jamais le réel à l’excès qui soumet qui y vit à en rejoindre l’hystérie et d’en vomir l’apocalypse avec l’ironie pour unique catharsis. Mais c’est pour mieux s’aveugler des impasses du hurleur de fond qui n’entend pas que les poèmes d’espérance profanés par la pornographie du présent le sont en fait depuis l’origine.

Les enfants de 1973 sont de grands garçons et de grandes filles maintenant. Rien ne devrait donc les empêcher de faire la paix avec les Palestiniens. Mais non, ces grands enfants préfèrent se plaindre. Il n’y a pas de défaut plus israélien.
— Tom Segev, « Des lendemains de fête qui ne chantent pas », Courrier international repris de Ha’Aretz, 16 mai 2008

Évoquant le théâtre de Jean-Paul Sartre, Alain Badiou y voit à l’œuvre ce qu’il nomme des « points », autrement dit des moments de réduction maximale dans la complexité des situations. Ce qui s’y dit se ressaisit alors dans des oppositions binaires et tranchées : oui ou non. Nadav Lapid en serait là dans son cinéma, lapidaire comme un adverbe. Dans le film précédent, Le Genou d’Ahed (2021), Y. est un réalisateur qui dit non à l’obligation administrative signant son entrave à son droit à la création. Dans Oui qui lui succède en en exacerbant les principes (il n’a jamais fait aussi long, une locution adverbiale de cinéma durant 150 minutes exténuantes), Y. est un musicien disant oui à une commande l’invitant à créer la mélodie du nouvel hymne israélien après le choc du 7 octobre 2023.

Sartrien, le cinéma de Nadav Lapid le serait encore en adoptant pour son propre compte la réduction de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave à deux uniques positions subjectives : le sadique qui soumet l’autre à la loi de son ego et le masochiste qui se fait l’objet du désir de l’autre. Le masochiste dit oui au sadique qui lui répond non, voilà le fond de leur relation, hystérique. Sauf que non et oui sont chez Nadav Lapid des positions dont la vérité tient dans leur envers qui retourne leurs antagonismes pour les défaire : refuser un État honni ne s’oppose pas à l’amour du pays aimé ; consentir au nationalisme revanchard, c’est également convenir qu’il n’en existe pas d’alternative.

De l’hystérie, on ne s’en sort pas puisque ses adeptes qui en sont les esclaves veulent une chose et son contraire en même temps, à savoir la reconnaissance impossible de qui demande à l’autre de le voir enfin comme il croit qu’il est, tout en lui répétant ad nauseam qu’il ne le sera en fait jamais.

Nadav Lapid marque ses points en affectant de les dialectiser, y compris en les martelant, tapant du poing et tympanisant (il voudrait filmer comme Nietzsche philosophait à coup de marteau). Mais la dialectique, si elle casse les oreilles, casse finalement peu de briques, tantôt parce que le refus volontariste hystérise une déclaration d’amour trop longtemps retenue, tantôt parce que le oui du consentement à l’asservissement perd toute valeur affirmative au nom de son outrancière ironisation.

Tout hystériser, la fête perpétuelle à Tel-Aviv et sa pornographie fascistoïde, les jouissances rapides de l’enrichissement à la russe et l’économie prostitutionnelle qui le sous-tend, l’agitation frénétique dans un activisme dilapidateur et vain, le son des enceintes à fond les ballons pour en faire le bouchon des déflagrations, c’est surexposer aussi que l’on tient la dialectique pour du semblant. La pensée critique des contradictions y reflue alors devant l’exagération masochiste d’une négativité qui voudrait en boucher le trou alors que vertigineusement elle y participe, impuissante à tourner autour de son gouffre pour se retenir de tomber dedans en y vautrant les fausses indemnités du formalisme.

Chez Nadav Lapid, oui et non s’équivalent au fond dans une aporie dont Israël est le réel autant que le nom, le pays impossible avec lequel il n’y aurait pas d’autre relation qu’une indistinction furieuse de l’amour et de la haine que Jacques Lacan avait naguère appelée hainamoration. Oui et non y sont indifférenciés en rendant caduques philosophies du non (Bachelard) comme du oui (Nietzsche). Hystérie et ironie finissent ainsi par obstruer tout ce qu’il y a d’affirmatif dans la pensée de l’éternel retour, ainsi que dans le visage d’Ahed Tamimi, avatar palestinienne de l’enfant de Zarathoustra.

 Une parenthèse alphanumérique (yod ou epsilon ?)

 
Si Le Genou d’Ahed et Oui composent un diptyque, c’est également en raison d’un Y si surexposé qu’il sous-expose son X jusqu’à le refouler hors de ses frontières. Yod est la dixième lettre de l’alphabet hébreu, qui rapporte la main (yad) au germe universel divin (Yahvé) et celui-là au peuple juif (Yehoudim) qui, en Judée (Yehoud), serait le gardien de son alphabet sacré. Dix sur dix, c’est un numerus clausus. Le compte est clos, aucun reste, donc jamais bon. Jasmine, la compagne d’Y., a beau lui crier que l’hébreu yod a pour équivalent le grec epsilon, le mot vide en langage formel ou la plus petite quantité pour les mathématiques, il n’y entendra rien. C’est qu’il est un agent du néant, l’X seulement pornographique, en méritant le plus grand des boucans dont la cerise serait l’ironie qui renchérit parce que son exaspération en serait la raison alors qu’elle n’en est que l’hystérisation.

Comment peut-on être israélien, répète à longueur de films Nadav Lapid ? Comment peut-on aimer Israël alors que son réel fait sortir les Israéliens de leurs gonds ? La réponse se voudrait aussi lapidaire qu’un adverbe, mais la forme l’exacerbe : oui et non en même temps. Oui mime d’être un film radical, il est celui d’un extrémisme posant l’équivalence des antagonismes au nom du règne tyrannique d’une négativité qu’un masochiste forcené voudrait vomir en ne faisant que l’amplifier.

D’ailleurs, Oui se dote de deux oiseaux fétiches. Une bouée en forme de cygne indique que l’animal majestueux mais agressif est une outre vide. L’oie sur l’épaule d’Y. alerte du gavage auquel il se plie.

 

 Mieux Godard que jamais ?

 

Oui, donc. On se surprend encore à constater la séduction dont on crédite Nadav Lapid alors que ses films exposent une forme délibérément irritante. L’agacement atteint désormais à l’horripilant. Tout y est amplifié (l’outrance gesticulatoire et dépensière des figures, jouissances et vomissures en tout genre), tout y est surexposé (le son poussé trop fort, la caméra si visible qu’elle en rajoute, cogne, boit la tasse, se viande). La distance est impossible ; impensables, retrait, suspens ou pas de côté. À la soustraction comme esthétique de la résistance, Nadav Lapid oppose la participation redondante.

La dissidence sur-affichée du chien dans un jeu de quilles, qui voudrait mordre les guibolles des puissants, et peut-être même leur rouler dessus comme une boule de bowling, est surtout la dissipation d’un cynique dont les jappements accompagnent la caravane, son cirque plus vaste que tout désert. « Oui » crie celui qui s’en veut le hurleur de fond dans la simulation mais il en va de la loi hégémonique de la pornographie quand leurs performeurs en sont les meilleurs simulateurs.

La modernité s’y sature deux fois : comme description surchargée de la pornographie de notre temps (c’est par là qu’Israël atteste à tout prix qu’il appartient bien au monde occidental, jusqu’à occire sa part arabe) et comme participation active et adhérence du regard au constat (l’esthétique du choc intensifie plutôt qu’elle n’interrompt). La saturation de la modernité, en quoi tout est suturé, est un symptôme de l’achèvement impossible du modernisme, piégé dans une postmodernité qui n’en épuise que les potentialités utopiques. La modernité saturée accable ainsi les films de Nadav Lapid, autant que ceux de son compère roumain, Radu Jude. Leur godardisme affiché, witz et citations, fragmentation et ironie, exaspère à rater les sauts, hiatus et parabases retenant le critique des symptômes d’une modernité saturée d’y participer au titre du fou pas dupe de seulement bouffonner.

 L’adresse au spectateur comme à l’époque inaugurale d’À bout de souffle (1959), la soirée décadente chez les Expresso dans Pierrot le fou (1965) reprise en substituant Les Piliers de la société (1926) de Georg Grosz aux descriptions des tableaux de Velasquez par Élie Faure, les singeries domestiques du couple décalquant celles d’Une femme est une femme (1961), la partouze patronale de Sauve qui peut (la vie) (1979) rejouée sur le mode, masochiste évidemment, du léchage de bottes en série : on connaissait l’allégeance de Nadav Lapid au cinéma de Jean-Luc Godard mais elle a aussi sa part d’hystérie, le poète expérimentateur influent autant que ses engagements politiques lui sont indifférents quand ils ne sont pas incompris. On rappellera seulement que l’inspiration de La Chinoise (1967) pour son premier long-métrage, Le Policier (2011), renvoyait dos à dos, match nul et balle au centre, le terrorisme concret de la police et celui, abstrait, de militants d’extrême-gauche.

Oui vise parfois juste. La techno est ainsi une fête totalitaire, une idéologie sans adhésion sinon la jouissance par tous les pores des corps intoxiqués par la pulsion de mort, les casques connectés comme ceux de soldats, coiffes religieuses ou encore ornières. L’hédonisme en surmoi indépassable du néolibéralisme facilement s’y apparie avec tous les nationalismes et les militarismes. La citation du tableau de Grosz lui fait également courir le risque des amalgames supposés dont le maniement abusif en France s’échine à vouloir annuler toute critique d’Israël puisque Les Piliers de la société décrit en effet la décadence de la République de Weimar dont le fumier fera éclore le nazisme. Les fêtes et cérémonies auxquelles se livre le cinéma de Nadav Lapid, jusqu’au rituel marital dans le moyen-métrage Le Journal d’un photographe de mariage (2016), y sont toutes marquées par un brutalisme des comportements en lequel coïncident la loi du marché et celle, martiale, de Tsahal.

Mais son film voit trop souvent court. La trahison du oui, dont la saturation empêche qu’il soit celui de l’éternel retour de la différence nietzschéenne ou d’une politique égalitaire et émancipatrice, profane en effet toute possibilité qu’il soit non seulement passif, réactif ou ironique, mais également affirmatif comme il l’est à chaque fois qu’un-e Gazaoui-e fait une vidéo pour montrer au milieu des morts que les Palestiniens sont vivants. Si, en régime de modernité saturée, suturée de tout en étant surexposée à se retourner contre elle-même jusqu’à imploser, l’hyper-excitabilité conduit alors à l’anesthésie, tous les trous bouchés de plaisirs, godemichés en bouche, langues dans les oreilles et léchage de bottes pour tous. La sensibilité n’y résiste, mieux ou pire n’y subsiste qu’en étant mutilée.

La séquence en voiture en direction de Gaza où une ancienne amoureuse fait à Y. le récit des atrocités commises le 7 octobre voudrait ainsi répondre au constat établi par Ferdinand-Pierrot selon lequel les informations neutralisent toute émotion, yeux et oreilles comme des machines séparées. La longueur du plan et l’ambiance bruyante, le mouvement cahotant et la diction logorrhéique restitueraient une épaisseur de vécu à des expériences que les médias nivellent et aplatissent. Mais le récit des massacres du 7 octobre aura bénéficié, particulièrement en France, de l’amplificateur médiatique afin d’en marquer le choc et l’effroi. Cette information-là n’était pas comme les autres, les médias eux-mêmes en ont acté le consensus. Le nettoyage ethnique de la bande de Gaza et le génocide dont souffre sa population depuis bientôt trois ans est nettement moins consensuel. Là-dessus, Nadav Lapid enfonce à grand bruit des portes ouvertes, plutôt qu’il n’ouvre à voix basse des fenêtres qui laisseraient passer l’écho lointain de Gaza. Le fracas y sert justement de sourde oreille.

Nadav Lapid ironise, vachard (l’accusation d’antisémitisme faite aux spectateurs du film), mais il hystérise, malade de ce qui l’accable (les textos débiles, les salles de musculation pour nous entraîner à quoi, sinon à la prochaine guerre, dépenses et banquets dont le maître d’œuvre ou le destinataire final est Tsahal). Le réalisateur se tape littéralement la tête contre les murs d’une société intoxiquée par une fièvre obsidionale à se percevoir comme une île-forteresse ceinturée d’ennemis héréditaires. Il sait bien cependant qu’un nuage passant au-dessus de son crâne d’œuf peut tout rédimer, preuve fugitive d’allègement qu’il lie entre deux chutes de pierres à sa maman. L’ironiste hystérise parce qu’il marche à la baguette de l’Œdipe, un coup pour papa l’État et une caresse pour la mère paysage, oui et non en même temps. On reconnaît ce mécanisme-là, celui de la dénégation.

La tactique offensive cache en vérité une stratégie plus profonde et défensive. Le hurleur de fond contre Israël, ce réel qui l’outre à l’excès, est un masochiste qui veut se faire aimer de ce qu’il hait.

La modernité saturée à laquelle son cinéma est surexposé est un nihilisme qui a pour seul supplément d’âme de le faire savoir, haut et fort. Ainsi, ces deux acteurs dont la part symbolique est diabolisée : Alexeï Serebriakov, passé du statut de Job spolié par les oligarques russes dans Léviathan d’Andreï Zviaguintsev à celui de leur meilleur représentant à son aise à s’affairer en Israël et Pablo Pillaud-Vivien, voix peu dissonante de la gauche sur BFM TV dans le rôle de son assistant.

 

 La plainte de l’amitié, perdue depuis le début

 

Oui a toutefois un cœur qui saigne, une plainte qui s’offre aux poètes en temps de détresse. Elle commence étonnamment avec la voix d’Elvis Presley, malheureusement oubliée dans la suite du film, à l’époque où le rock remuait l’âme et non les pierres d’une terre de moins en moins habitable. La profanation du oui y trouve l’origine de son amplification et celle-ci fonctionne en deux temps. Front Civil, un mouvement extrémiste apparu après les massacres du 7 octobre 2023, a repris un poème de Haim Gouri, « Fraternité » (« Ha-Reout » en hébreu), écrit après la guerre israélo-arabe de 1947-48 pour célébrer la jeunesse sacrifiée et l’esprit fondateur des pionniers d’Israël, en le repeignant aux couleurs pornographiques du génocide que chante atrocement une chorale d’enfants.

La vidéo qui a fait des millions de vues est citée par Nadav Lapid qui en anonymise les jeunes chanteurs, auxquels il en associe d’autres qu’il n’anonymise pas alors qu’ils entonnent la même reprise. L’exposition de l’archive coupable croit avoir ainsi trouvé son immunité dans sa fonction parodique mais rien n’est moins sûr. Deux cartons, l’un en ouverture du film et l’autre en fermeture, expliquent en effet l’importance culturelle de ce poème, considéré dans la valeur d’un hymne populaire, et le refus des ayant-droits de son auteur original, tant de sa reprise par Front Civil que de son extension fictionnelle entreprise par Nadav Lapid puisque Y. en figure ici le vil compositeur.

La colère du réalisateur y trouve son foyer volcanique mais il y tombe et ce ne sera pas comme Empédocle. Car Haim Gouri, qui a aidé les rescapés hongrois de l’antisémitisme génocidaire nazi à venir se réfugier en Israël, qui a suivi le procès Eichmann et traduit les poètes français, a fait aussi les guerres israélo-arabes de 1947-48 aux côtés du Palmah, branche armée de l’organisation paramilitaire Haganah, puis de 1967 et de 1973. Si la dernière a entamé son credo sioniste, les précédentes en avaient fixé la nécessité qu’étayent la colonisation de la Cisjordanie au nom de la reconquête idéologique de la « Judée-Samarie » et, d’abord, de « l’amour sanctifié dans le sang » (« Ahava mekudeshet ba-dam » comme Haim Gouri l’a écrit lui-même dans son fameux poème de 1949) d’une nation nouvelle érigée sur l’exode palestinien et les massacres de la Nakba qui continue encore aujourd’hui. La fraternité des uns n’est identitaire qu’à lacérer l’amitié de tous par l’inimitié raciste envers les autres, c’est-à-dire pour les peuples arabes, autochtones comme voisins.

 « Ha-Reout » est, dans sa version chantée et que Shoshana Damari a popularisée dans les années 50, l’une des dernières choses que Yitzhak Rabin a entendue avant d’être assassiné le 4 novembre 1995 par un extrémiste, Ygal Amir, dont les héritiers sont aujourd’hui aux commandes de l’État israélien. Un film précédent de Nadav Lapid, L’Institutrice (2014), avait pourtant perçu que le court-circuit du messianisme religieux et de la poésie n’entraînait que des passages à l’acte politiquement douteux. Oui sature de tout ce à quoi il est suturé, Israël qui est ce réel auquel il adhère jusqu’à l’impasse, la farce dont il se dit qu’il est le bouffon jusqu’à l’exaspération, le fou pas dupe d’en être quand même. L’artiste de la conscience malheureuse l’est aussi de la mauvaise foi, Sartre encore, en se mentant à lui-même quand la négativité se projette en dehors d’elle autant qu’elle y est rétro-projetée.

Oui trouve ainsi sa culmination dans une double dénégation : par le remake extra-large d’un clip de propagande qui souffre d’entendre ce que son raffut refuse de comprendre, à savoir que Front Civil trahit moins le poème qu’il l’apparie aux exigences actuelles d’une politique qui s’est constituée à l’origine sur le nettoyage ethnique. On n’hystérise pas autrement ce qui a été raté dès la fondation. D’ailleurs, l’enfant d’Y., prénommé Noah comme celui de Nadav Lapid, a droit alors qu’il est si jeune et pas encore entré dans la parole, à un déluge sonore que lui infligent ses parents immatures et on peut déjà parier qu’il aura des répercussions sur son avenir, dans un pays qui continuera à démentir que son destin serait celui d’une arche.

 « Les inculpabilisables dansent » a un jour écrit Milan Kundera. Nadav Lapid culpabilise en dansant, c’est tout. En hébreu, oui se dit « ken ». En verlan, « ken » signifie niqué, ce mot dont l’origine est d’ailleurs arabe. Oui l’est crûment, cassé, biaisé, baisé. Comment, dans de telles conditions, rêver pour Israéliens et Palestiniens d’une coexistence pacifique entre deux États voisins ou, mieux, d’un État binational ou commun comme aime à le dire Eyal Sivan ?

En Israël où dominent les paniques identitaires nécessaires à entretenir la passion nihiliste de l’apocalypse, on trouve encore aujourd’hui des intellectuels autrement plus lucides que Nadav Lapid, en tous les cas moins astreints à opposer à l’état désastreux du monde, la fièvre de leurs passions tristes, avec l’ironie pour remonter aux causes mais l’hystérie pour les assumer, le sardonique n’est pas pour rien masochiste. C’est notamment le cas de l’historien Tom Segev qui nous avait pourtant bien prévenus que la plainte est le plus grand défaut du peuple israélien : « À l’âge de 80 ans, je commence à penser que ce n’était peut-être pas bien dès le départ, toute cette histoire de sionisme. La plupart des Israéliens sont des réfugiés ou des descendants de réfugiés. Pas des sionistes, mais des réfugiés. Vous me direz : "Ça justifie le sionisme, parce que c’est une terre où ils ont pu venir". Mais nous devons nous rappeler que la majorité des survivants de l’Holocauste ne sont pas venus vivre en Israël et que la majorité des Juifs du monde ne viennent pas en Israël. Ils le peuvent, mais ils ne veulent pas vivre dans ce pays. Le sionisme n’est donc pas une grande réussite. Il n’assure pas non plus la sécurité des Juifs. Il est plus sûr pour les Juifs de vivre en dehors d’Israël. » (« Le sionisme n’était peut-être pas "une si bonne idée" pour l’historien israélien Tom Segev », Courrier international repris d’un entretien paru dans Ha’Aretz, 17 avril 2025).

Post-scriptum sur la plainte : Tom Segev a insisté sur cela que la plainte était le plus grand défaut des Israéliens. Alain Badiou a précisé ce point au sujet de la plainte : les plaintes, dit-il, sont non seulement un mode d’être banal de l’humanité, mais encore des formes dispersées de la pulsion de mort. À cela, il répond qu'il faut avoir le courage de dire, ainsi qu’il l’écrit à la fin de l’un des chapitres de L'Immanence des vérités : « à bas la mort ! »

Des nouvelles du front cinématographique

 

23 septembre 2025

Nous vous conseillons aussi de regarder cette analyse décoloniale du film par Louisa Yousfi et Emmanuel Burdeau :


L'Autre Quotidien collabore avec la revue en ligne Des Nouvelles du front autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position.

14.10.2025 à 11:59

On aime #112

L'Autre Quotidien

La liberté n'existe que là où l'intelligence et le courage parviennent à mordre sur la fatalité. Roger Caillois - L'incertitude qui vient du rêve
Texte intégral (754 mots)

Selfhood - Photo Vicky Martin

L'air du temps

Ori - Black Book

Le haïku sur la tête

Attendant mon bus,
le printemps sur la large avenue.
Je ne doute pas. 

Hakyō Ishida

L'éternel proverbe

L'homme sot cherche les racines du brouillard.

 Proverbe berbère

Les mots qui nous parlent

La liberté n'existe que là où l'intelligence et le courage parviennent à mordre sur la fatalité.

Roger Caillois - L'incertitude qui vient du rêve

12.10.2025 à 18:32

Kimono + famille : Aiko Wakao Austin passe en revue ce que nous recevons en héritage

L'Autre Quotidien

En superposant des kimonos historiques et des photographies de famille, Aiko Wakao Austin crée sa propre interprétation de son héritage, s'appuyant sur son expérience dans le journalisme, la photographie et la traduction pour créer une histoire riche et intime. Finaliste des Critics Choice 2025 de Lens Culture
Texte intégral (3400 mots)

En superposant des kimonos historiques et des photographies de famille, Aiko Wakao Austin crée sa propre interprétation de son héritage, s'appuyant sur son expérience dans le journalisme, la photographie et la traduction pour créer une histoire riche et intime. Finaliste des Critics Choice 2025 de Lens Culture

Siblings © Aiko Austin

L'héritage peut prendre de nombreuses formes : le contenu d'un compte bancaire, la couleur des cheveux, une maison familiale chérie, un geste particulier ou une façon spécifique de rouler des yeux. Même un ensemble d'histoires. Il peut s'agir d'un cadeau ou d'un fardeau, d'une porte vers de nouvelles possibilités ou de quelque chose que l'on doit traîner avec soi, un joug autour du cou.

Pour la photographe japonaise Aiko Wakao Austin, son héritage consistait en une collection d'albums et la collection de kimonos de sa grand-mère décédée, ces vêtements traditionnels japonais à manches carrées et à devant croisé. Avec le temps, elle les a transformés en quelque chose qui lui est propre, ouvrant un monde d'expérimentation artistique et mettant en lumière la complexité des souvenirs de sa famille. Basée à New York, Wakao Austin a une formation en journalisme, en photographie et en traduction. Dans What We Inherit, elle s'inspire de ces techniques narratives pour créer une histoire intime mêlant tensions émotionnelles, amour familial et perte, à travers la superposition de textiles japonais décoratifs et de photographies de famille.

Wedding © Aiko Austin

« Chaque fois que je rentrais au Japon pour rendre visite à mes parents avec mes enfants, nous passions du temps à feuilleter les albums de mon grand-père. Lui-même passionné de photographie, il avait méticuleusement documenté sa vie, tant personnelle que professionnelle, depuis les années 1930 jusqu'à son décès, plusieurs années avant ma naissance. Ces albums sont devenus un véritable trésor pour notre famille. Je voulais vraiment quelque chose que je pourrais transmettre à mes enfants, qu'ils pourraient regarder. On n'a pas toujours accès au grenier de ses grands-parents, où l'on peut sortir une boîte d'enveloppes pour les regarder », explique Wakao Austin. Sa grand-mère, passionnée d'art, de beauté et de mode, est décédée lorsqu'elle avait environ six ans. « Je pensais beaucoup à sa vie et à son importance : ce qu'elle portait, ce qu'elle avait laissé et ce qu'elle avait accompli », se souvient-elle.

Conversation © Aiko Austin

Lorsque la photographe a déménagé à New York, elle a emporté les kimonos avec elle et, alors qu'elle les aérait, l'inspiration lui est venue. « J'ai entendu des histoires au Japon selon lesquelles les kimonos sont simplement jetés dans des débarras, car il n'y a pas de marché pour eux et personne pour les trier et les classer », explique Wakao Austin.

« Je me suis dit que je pourrais peut-être en prendre un petit morceau et le réinterpréter en quelque chose qui avait du sens pour moi, qui venait du cœur. J'étais fascinée par ces textiles. Les tissus anciens se décolorent et se tachent. Il faut les aérer. Ce processus est très physique et très réel. Et je pense que cela m'a libérée de l'idée que je devais photographier uniquement à ce moment précis où la lumière était belle. » À partir de ce moment de liberté créative, le projet a pris son envol. En photographiant les kimonos, elle a commencé à développer l'histoire de sa famille. « Je me suis dit : qu'en est-il de mon grand-père ? Qu'en est-il d'eux en tant que jeune couple ? Et ensuite en tant que parents et famille ? »

« Lorsque nous nous remémorons l'histoire et les anecdotes familiales, celles-ci sont toujours complexes. Elles ont de la profondeur, plusieurs niveaux de lecture. Elles ne sont pas toujours dignes de fierté. Il y a des tragédies et des choses qui tournent mal. Dans l'histoire de ma grand-mère, elle a dépensé l'argent de la famille pour essayer de préserver son statut social alors que le Japon s'occidentalise. Dans l'après-guerre, toutes les familles ont connu de nombreux changements, cherchant leur place dans un monde en mutation. Chaque fois que mon père parlait d'elle ou de l'histoire de notre famille, je sentais qu'il y avait un poids. Et je voulais trouver un moyen de le représenter visuellement. »

Paris 1959 © Aiko Austin

Elle a commencé à superposer intuitivement des images tirées d'albums avec des détails sélectionnés parmi différents kimonos. Ce vêtement est profondément ancré dans la culture japonaise, avec des styles et des motifs liés aux différentes saisons, aux événements et à l'âge de la personne qui le porte. Les tissus de la collection de Wakao Austin sont lumineux et parfois audacieux, avec des motifs à la fois traditionnels et avant-gardistes.

La première image sur laquelle elle a commencé à travailler, Feathers, représente un portrait de sa grand-mère, recouvert de plumes dorées sur un dégradé bleu-violet profond. En travaillant sur cette série, la photographe a retrouvé des polaroids pris de sa grand-mère dans ses kimonos, moins comme des photos à partager que comme des archives de ce qu'elle portait et associait à certaines occasions, un petit monument à l'amour du style et de l'apparence. Dans Feathers, Wakao Austin ajoute sa propre interprétation à ces archives.

Feathers © Aiko Austinv

Les images représentent des portraits de groupe et des personnages seuls, dans des moments festifs ou sombres. Des motifs tourbillonnent et dansent sur la page. Le cadre circulaire de l'album de son grand-père apparaît deux fois, capturant de petits moments comme des bulles du passé sur des fonds pastel. Le fil rouge et or intense d'un obi, la ceinture que l'on noue autour d'un kimono, recouvre un portrait de mariage du jeune couple. De douces touches de gris et de lilas pâle ajoutent une touche de mélancolie à l'image de son grand-père contemplant un paysage urbain. Les images évoquent subtilement la tradition, le statut social et le changement.

« Je voulais me souvenir de ma famille avec respect, car leur vie n'a pas toujours été belle, confortable ou luxueuse. C'était en fait tout le contraire. Ils avaient de sérieux problèmes financiers et sociaux, et, au final, leur mariage n'était pas heureux. Souvent, au Japon, ce que l'on présente à la société ou au monde extérieur est très déformé, car on retient beaucoup de choses. J'entends ces histoires, et je pense que c'est pour cela qu'il a fallu tout ce temps à mon père pour pouvoir en parler — c'est derrière lui maintenant. Mais il y a eu des moments où ils étaient heureux en famille. Il y avait un sens à leur façon de vivre, à leur apparence, à la façon dont ils se présentaient, à ce qu'ils considéraient comme important, et je voulais respecter cela », note l'artiste.

Flowers © Aiko Austin

L'histoire – collective, familiale et individuelle – est faite de moments difficiles comme de moments merveilleux, lorsqu'on la regarde avec du recul. Pour Wakao Austin, ce projet n'est pas un travail de documentation. Il s'agit plutôt de son interprétation de l'histoire. Chaque pièce ajoute une nouvelle dimension émotionnelle. La mémoire est teintée par le passage du temps, l'adoucissement des contours, le recul qui permet la compassion et la compréhension. Parfois, la mémoire s'apparente à une vision du passé à travers des lunettes roses, et dans le cas de What We Inherit, c'est peut-être à travers le tissu violet d'un kimono que l'on se connecte à ce qui a précédé, laissant un peu de son fil d'or se défaire et trouver son chemin vers l'avenir.

Aiko Wakao Austin a été l'une des 10 lauréates du prix Critics' Choice Awards 2025 de LensCulture.
Aiko Wakao Austin - Ce que nous recevons en héritage
Magali Duzant pour Lens Culture, édition de la rédaction le 14/10/2025

On a Boat © Aiko Austin

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