LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues MÉDIAS
hebdo - L'AUTRE QUOTIDIEN
Souscrire à ce flux
Réveiller l'espoir en un monde plus beau, plus juste et plus vivable.

Abonnés Articles en accès libre Hebdo Articles

▸ les 20 dernières parutions

01.10.2024 à 11:59

Inspirations #82

L'Autre Quotidien

Suis ton coeur aussi longtemps que tu vis. Proverbe de l'Égypte ancienne
Lire plus (399 mots)

Photo Dorothea Lange

L'air du temps

Bomba Estereo / Agua

Le haïku sur la tête

On hiverne. 
Elles sont toutes longues
Les saletés de la gomme à effacer.

Takada Sakuzo

L'éternel proverbe

Suis ton coeur aussi longtemps que tu vis. 

 Proverbe de l'Égypte ancienne

Les mots qui parlent

Ce qui m'unit à B. est, devant elle et moi, l'impossible comme un vide, au lieu d'une vie commune assurée. 

Georges Bataille


30.09.2024 à 13:31

Diaries of Lebanon (2023) de Myriam El Hajj, battre des langues et des pieds

L'Autre Quotidien

Myriam El Hajj a plusieurs anges gardiens dans son existence en cinéma. Polichinelle est l'un d'entre eux et il revient à Giorgio Agamben d'avoir énoncé la morale de l'ange de la commedia dell'arte : « ubi fracassorium, ibi fuggitorium - là où il y a une catastrophe, il y a une échappée ». L'époque du désastre obscur perdure au Liban ; s'entrouvre pourtant celle du désir qui dit à l'origine la nostalgie d'une étoile perdue. Refaire un peuple de langues et de jambes, de poumons et de pieds est la voie difficile d'un remembrement collectif. Et la vocation d'un film qui y a trouvé moyen de tourner autour du trou du désastre sans y succomber, et faire ainsi trouée pour à nouveau marcher et respirer.
Texte intégral (2094 mots)

Myriam El Hajj a plusieurs anges gardiens dans son existence en cinéma. Polichinelle est l'un d'entre eux et il revient à Giorgio Agamben d'avoir énoncé la morale de l'ange de la commedia dell'arte : « ubi fracassorium, ibi fuggitorium - là où il y a une catastrophe, il y a une échappée ». L'époque du désastre obscur perdure au Liban ; s'entrouvre pourtant celle du désir qui dit à l'origine la nostalgie d'une étoile perdue. Refaire un peuple de langues et de jambes, de poumons et de pieds est la voie difficile d'un remembrement collectif. Et la vocation d'un film qui y a trouvé moyen de tourner autour du trou du désastre sans y succomber, et faire ainsi trouée pour à nouveau marcher et respirer.

Le rêve d'un monde d'après la trêve

La trêve engagerait au fond à être fidèle à sa vérité. Si la trêve est un mot de la guerre quand les belligérants s'accordent à faire cesser le bruit des armes, la relâche suggère alors la précarité de l'arrêt ou son caractère provisoire. La fidélité est un compromis et sa vérité est transitoire. Le peuple libanais le sait si bien que la fin de la guerre civile est une formalité toujours démentie par le réel de sa continuité plus ou moins sourde, de plus ou moins grande intensité. Depuis 1990, le Liban est en effet entré dans une nouvelle époque qui tient à la radicalité même de ce que ce mot veut dire, qui signifierait la parenthèse d'un régime d'indiscernabilité. 

La trêve dirait alors la guerre civile qui continue par d'autres moyens que la guerre : avec les incivilités d'un État corrompu dans son festin partagé par les chefs de guerre et d'un marché qui a tiré profit de la coïncidence pure de l'amnistie et de l'amnésie, notamment dans le domaine de la spéculation immobilière ; et celles de l'occupation israélienne jusqu'en 2000 et de l'occupation syrienne jusqu'en 2005, et leur paroxysme dans la série des assassinats et les attentats, jusqu'à l'attaque israélienne meurtrière de l'été 2006. La trêve dit l'époque d'un monde sans époque, sinon celle de la suspension des catégories morales et historiques au nom du suspension des différends. Comment, alors, passer du pacte à la paix ? Comment refaire époque ?

Voilà ce qui meut les films de Myriam El Hajj, d'abord Trêve (2015) et Diaries of Lebanon aujourd'hui, ce qui pousse dans les failles sismiques de ses films. Dans le premier, des patriarches qui pratiquent la chasse dans la plaine de la Bekaa sont les gardiens vieillissants d'une mémoire de la guerre du côté des milices chrétiennes. Le statisme des cadres indiquait alors la permanence infrabasse de la guerre civile dont le nom grec est stasis. Et toute la nébuleuse de termes qui s'y associent, stases et stations, participaient à faire écran à ce qui pousse dans les mots de la réalisatrice interpellant son père et son oncle, et dans les pattes de la chienne Mira qui était comme son double à elle, l'ange de Myriam qui lui rappelait qu'il y avait certes un mur pour horizon bouché, mais aussi un sol sur lequel marcher pour fuir, même sur place, et faire un monde à arpenter.

La trêve a trop longtemps duré. Le temps est venu du coup d'après - du rêve d'un monde d'après la trêve.

 « Empoumonement »

Diaries of Lebanon est le film de l'arpentage retrouvé. Son ampleur est une affaire de poumons et de pieds, de paroles (chants, discours et slogans) et de marches (sur les pavés de la capitale), tous organes retendus par le souffle d'une Histoire en accéléré, comme s'il s'agissait de rattraper le retard que le trêve aura imposé. En 2018, les élections législatives soulèvent des espoirs foulés au pied par les trucages habituels de la corruption. La candidate malheureuse Joumana Haddad, dont le siège lui a été volé, y trouve l'élan de ses soulèvements qui s'accordent avec l'énergie de la colère populaire telle que l'incarne la chanteuse Perla. Le 17 octobre 2019, tout le Liban est dans la rue ou presque, le plus grand mouvement social de son histoire et l'un des plus beaux de ce début de 21ème siècle avec ses homologues chilien et algérien.

D'un côté, Libanaises et Libanais offrent un sublime retour de flammes au printemps arabe qui avait ouvert la décennie. De l'autre, l'insurrection rassemble des multitudes qui désignent pour antagonisme principal commun l'État corrompu par la voracité des chefs de guerre. L'élan révolutionnaire compense ainsi la faiblesse relative de son programme politique, qui peut souvent se réduire à un pur dégagisme, par la neutralisation du piège du confessionnalisme.

Le soulèvement est un empowerment que l'on voudrait traduire par « empoumonement ». Une insurrection qui ajoute aux deux montagnes caractérisant la géographie du pays, à l'ouest le mont Liban et à l'est l'Anti-Liban, une nouvelle montagne, la surrection des gens qui marchent et que portent toutes les petites souris qui ont le sourire de Joumana et Perla. Et celui de Myriam El Hajj que l'on sent si grand de l'autre côté de la caméra. Les cadres ne sont plus statiques. L'assise fixée a laissé place au battage de pavés comme les langues claquent, ivres de slogans et de chansons, tout un feu qui est comme le magma d'un volcan en mouvement. 

Voilà ce qui est documenté : la guerre civile-incivile est dans notre dos mais les gens sont devant, au-devant d'eux-mêmes dans un dépassement de la trêve parce que le désir n'est plus au pacte des seigneurs de la guerre mais à la paix d'un peuple qui se donne à lui-même les formes et scènes de ses rassemblements après avoir été tellement démembré. Si la joie qui s'y exprime est circonstanciée dans la localisation de son apparition, sa portée politique est universelle dans sa puissance affective parce qu'il s'agit d'un événement. 

Cela qui est apparu avec la force transgénérique de l'événement disparaîtra pourtant lors de la crise sanitaire du printemps 2020. Il y avait un peuple et, soudain, le peuple manque dans les rues comme l'air se raréfierait. La trêve est repassée devant. Elle ne lâche pas si facilement comme le peut parfois un pénible amant.

La force du documentaire est de se laisser porter par les mouvements et aléas de l'Histoire, par les forces du soulèvement de l'automne 2019 jusqu'à leur évanouissement moins de six moins plus tard. L'« empoumonement » aura viré en essoufflement. Les plans redeviennent alors statiques. La crise sanitaire mondiale est une autre manifestation de la guerre civile-incivile quand c'est le vivant lui-même qui, dans le surgissement d'un virus qui est la réponse zoonotique à l'écocide mondialement organisé, se retourne contre lui-même.

Il y avait pourtant une troisième figure toujours là pour trianguler ce que narre Diaries of Lebanon depuis la reconnaissance sororale de Perla et Joumana. C'est Georges, un autre oncle de la réalisateur qui porte la même histoire et dont l'amputation était le signe avant-coureur. L'homme qui passe tous les jours chez son coiffeur est l'ange obscur de l'Histoire, celui pour qui le miroir est un mur et dont la jambe perdue est l'image de la mutilation générale.

Les poils repoussent comme la trêve est revenue. L'asphyxie dans l'éparpillement a recommencé. 

Le trou du désastre, la trouée du désir

Joumana et Perla forment la base du triangle, c'est ainsi qu'elles ont pu marcher et s'époumoner ensemble. Georges en est, lui, le sommet obscur et inversé, celui qui en sait plus ce qu'il veut ou peut en dire, et qui a donné sa jambe à son parti en la prenant à tout son pays. Mais l'Histoire n'en avait pas fini avec le peuple libanais. Après le soulèvement et son évanouissement, l'explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 succède à l'implosion sanitaire en délivrant un nouveau monstre, un nouveau paroxysme d'incivilités avec plus de 200 victimes. Le monstre est toujours celui d'une mise en garde et l'oncle Georges était à lui-même le dragon. L'État est un Moloch, un Léviathan qui n'en finirait plus de dévorer ses enfants. Si jambes et langues ont été coupées par la crise sanitaire, le trou noir du port fait poyrtant revenir langues et pieds pour battre le pavé. 

Et Perla, dans le dernier plan, est celle qui chante à cheval sur le muret la séparant de l'extérieur, un pied par terre et l'autre dans le vide. L'amputée balance et comme elle chante, l'air la retient de tomber par terre. Sa langue et ses poumons lui procurent l'énergie solaire de l'ange nécessaire qui, ainsi, saura renouer avec le sol.

 Il n'y a pas d'autre époque à désirer que l'après de la trêve, qui tient dans les poumons et les jambes d'un peuple retrouvé comme il peut exister des retrouvailles entre amoureux. Il n'y a pas d'autre désir de l'autre qu'à marcher avec lui et parler la même langue de lutte. Diaries of Libanon est tressé d'histoires d'amour déçues pour sa réalisatrice, il est tout autant tramé d'une grande histoire d'amour populaire. Comment peut-on être libanais sans le désir des gens de retrouver ensemble langues et poumons et bouches et jambes ?

Myriam El Hajj a plusieurs anges gardiens dans son existence en cinéma. Polichinelle est l'un d'entre eux et il revient à Giorgio Agamben d'avoir énoncé la morale de l'ange de la commedia dell'arte : « ubi fracassorium, ibi fuggitorium – là où il y a une catastrophe, il y a une échappée ». L'époque du désastre obscur perdure ; s'entrouvre celle du désir qui dit à l'origine la nostalgie d'une étoile perdue. Refaire un peuple de langues et de jambes, de poumons et de pieds est la voie difficile d'un remembrement collectif. Et la vocation d'un film qui y a trouvé moyen de tourner autour du trou désastre sans y succomber, et faire trouée pour à nouveau respirer.

Des nouvelles du front cinématographique
25 juin 2024


Des nouvelles du front cinématographique, comme autant de prises de positions, esthétiques, politiques, désigne le site d’un agencement collectif d'énonciation dont Alexia Roux et Saad Chakali sont les noms impropres à définir sa puissance, à la fois constituante et destituante. L'Autre Quotidien collabore avec cette revue en ligne autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position.

30.09.2024 à 12:41

La cuisine glauque des super-héros mise à mal par Natalie Zina Walschots

L'Autre Quotidien

Une critique hilarante et échevelée de la mythologie libérale-égoïste du super-héros, développée dans la joie caustique de la data science et des sous-entendus innombrables.
Texte intégral (4582 mots)

Une critique hilarante et échevelée de la mythologie libérale-égoïste du super-héros, développée dans la joie caustique de la data science et des sous-entendus innombrables.

Pas de note de lecture proprement dite pour « Sbires », roman de Natalie Zina Walschots paru en 2020 et traduit en septembre 2024 chez Au Diable Vauvert  par Gaëlle Rey : l’ouvrage fait en effet l’objet d’un petit article de ma part dans Le Monde des Livres daté du vendredi 20 septembre 2024 (à lire ici). Comme j’en ai pris l’habitude en pareil cas, ce billet de blog est donc davantage à prendre comme une sorte de note de bas de page de l’article lui-même (et l’occasion de quelques citations du texte, bien sûr).

Quand l’agence d’intérim appela, j’étais en plein calcul mental. Dans un onglet, je vérifiais mes comptes ; dans l’autre, je réduisais le contenu de mon panier de courses à faire livrer pour qu’il corresponde tant bien que mal à mon maigre découvert autorisé. Je vidais et rechargeais mon panier en essayant toutes les combinaisons possibles de nouilles et de légumes, bien décidée à échapper au scorbut en attendant qu’on me parie l’une de mes factures en attente.
Mon téléphone se trouvait juste à côté de moi et sa sonnerie était réglée au maximum, alors quand il sonna, j’eus la trouille de ma vie. Je décrochai comme je pus, en laissant des marques de doigts grasses sur l’écran fissuré de mon portable.
« Anna Tromedlov, fis-je d’une voix rauque.
– C’est bien… le Palindrome, à l’appareil ?
– Putain de merde, lâchai-je sans faire exprès.
– Euh. »
Je toussai. « Pardon, oui. C’est bien elle.
– Vous préférez que je vous appelle par votre nom d’état-civil ? » Le dégoût était palpable dans cette voix à l’autre bout du fil. Certains recruteurs prenaient leur travail trop au sérieux.
« Si ça ne vous dérange pas. » J’avais tenté un ton enjoué, mais ma voix était toujours tendue et éraillée.
« Je note cette demande », mentit le recruteur de l’agence.
Je fermai les yeux un long moment en regrettant une fois de plus d’avoir rempli la section « alias » sur mon profil de sbire. Deux ans plus tard, cette erreur de débutante me poursuivait encore à chaque fois qu’un de ces recruteurs croyait s’adresser à moi en utilisant un pseudonyme cliché de méchant. En tout cas, pour l’arrogance, le châtiment était approprié.
« Mam’zelle Traumadelove, je vous appelle juste pour vous informer qu’une session de recrutement a lieu à l’agence située rue Luthor. Certaines offres correspondent à vos compétences. Êtes-vous disponible ?
– La séance est quand ? » Je commençai à fouiller mon bureau à la recherche de mon portable pour vérifier mon emploi du temps avant de me rendre compte que je l’avais dans les mains. J’ouvris l’icône calendrier.
« À onze heures, Mam’zelle Traumadelove.
– Ce matin ? » C’était dans moins d’une heure.
« Cela vous pose-t-il un problème ?
– Non, c’est super. » Ça ne l’était pas du tout. « Je serai là sans faute. »
Je n’aurais pas le temps de prendre une douche. Je décidai que de débarquer désespérée et pleine de shampoing sec, c’était mieux que de rater l’occasion de décrocher un contrat. a faisait quelques semaines que je n’avais pas travaillé. Le vilain que je servais de manière assez régulière s’était fait bombarder sa plus grande base nautique, et presque tous les sbires qui travaillaient en distanciel avaient vu leur contrat s’annuler pour couvrir le coût de la reconstruction. Il n’y avait là rien d’inhabituel, mais je venais juste d’atteindre la période entre deux boulots où les choses commencent à être tendues. Les nouilles instantanées, ça va bien un moment.
« On a hâte de vous voir en personne, Mam’zelle Traumadelove », mentit à nouveau le recruteur avant de raccrocher.

« Sbires » s’inscrit très naturellement dans un mouvement amorcé il y a déjà quelques années de critique étagée de ce dont le super-héros est le nom. Une fois dépassées les inscriptions mythologiques initiales et la mission de divertissement orienté qui caractérisèrent longtemps (et sans doute encore aujourd’hui, sous les fumigènes) ce pur produit des comics et des pulps – bien analysées par exemple par Alex Nikolavitch et son « Mythe et super-héros » ou par Laurent de Sutter et son « Vies et morts des super-héros »  (et l’on songera certainement aussi à la superbe mise en abîme « européenne » qu’en constitue « La brigade chimérique » de Fabrice Colin et Serge Lehman)  -, la critique ironique et investigative démarrait dès 1977 avec le « Super Normal » de Robert Mayer, atteignait un sommet provisoire et décisif avec le « Watchmen » (1986) d’Alan Moore et Dave Gibbons, dont l’aspect subversif était soigneusement gommé par le film de 2009 pour être ressuscité par la série de 2019, puis culmine à présent, avec ses hauts et ses bas, dans la série « The Boys » (2006-2012) de Garth Ennis et Darick Robertson et dans son adaptation télévisée par Eric Kripke depuis 2019. On notera peut-être surtout à quel point « Sbires » s’inscrit, presque à son corps défendant par moments, dans ce « Syndrome Magnéto » (« Et si les méchants avaient raison ? ») si finement observé et analysé par Benjamin Patinaud dans son essai de 2023.

« Si t’es là pour le boulot sur la sécurité, commença June d’un ton enjoué, un type carrément moins doué que toi te l’a piqué. » De toute évidence, elle prenait plaisir à voir la terrible déception qui naissait sur son visage.
Il recula et je laissai la porte claquer derrière nous.
« Merde ! » Il passa sa main dans le désordre de ses cheveux noirs. « Merde.
– C’est l’une des premières annonces qu’ils ont faites », renchérit-elle. Je ne savais pas si c’était censé le réconforter ou enfoncer le clou un peu plus en profondeur. Sans doute la deuxième option.
June descendit le trottoir d’un pas guilleret et je l’imitai. Greg nous suivait discrètement. Il resta silencieux pendant un long moment, à bouder. Puis il lança : « J’étais au téléphone avec la Capuche Écarlate. Il est pire que ma mère, putain.
– Oh ? » lançai-je par-dessus mon épaule.
Greg trottina pour nous rattraper. « Il m’a appelé hier parce qu’il savait plus comment éjecter un CD d’un lecteur. Et ce matin ? C’est pas une blague, il avait oublié de charger son ordinateur portable et il arrivait pas à l’allumer. »
June rigola. Le fait qu’elle ait trouvé du travail après cette pénurie combiné aux malheurs de Greg l’avait mise de bonne humeur.
Je donnai un coup de coude à Greg et il lâcha un cri. « Viens avec nous, on va prendre un p’tit déj.
– Ffff. D’accord. » Il enfouit les mains dans les poches de sa doudoune et voûta les épaules. « En fait, je suis content qu’il me garde sous contrat. Mais ça me fait passer à côté de meilleurs boulots. »
J’acquiesçai. « Il devrait t’embaucher, tout simplement. En tant que sbire. »
Greg redressa la tête. « Négatif. Il m’appelle déjà à trois heures du mat’. Si j’étais son sbire, ma vie deviendrait officiellement un enfer. »
Le téléphone de Greg sonna au moment où nous allions pousser la porte du café. Il murmura un juron et fouilla dans sa poche pendant que June et moi nous mettions au chaud. Un serveur en proie aux bâillements nous mena jusqu’à un box. Les sièges en vinyle étaient d’un kitsch réconfortant et crissèrent quand je m’assis. Je commandai un thé pour Greg et acceptai avec plaisir le café qu’on posa devant moi.
« Assistance technique pour super-vilains. » Les yeux plissés, June l’observait faire les cent pas dehors dans le froid, de l’autre côté de la fenêtre. « T’imagines, putain ? » – On peut pas dire que la saisie de données soit vachement plus glamour. »
À travers la vitre, j’entendis Greg demander : « Avez-vous essayé de l’éteindre et de le rallumer ensuite ? » Il grimaça et éloigna le téléphone de son oreille en entendant la réponse.
« La saisie de données, c’est moins dangereux, répondit June en scrutant le menu plastifié.
– Ça me dérangerait peut-être pas, moi, de prendre un peu plus de risques. »
Elle leva soudain les yeux vers moi. J’étais aussi surpris qu’elle. « C’est nouveau, ça. Tu t’es acheté du courage ?
– Non, je m’ennuie, c’est tout. »
Elle émit un son qui traduisait l’indifférence. Je regardai de nouveau dehors et distinguai l’impatience et la supplication sur le visage de Greg. Il me vit et feignit de se tirer une balle dans la tête, avec deux doigts pointés sur sa tempe.
« Mais t’aimes bien t’ennuyer, répondit June. Je pense que ça te stresserait un max.
– Sans doute. » Je me sentis un peu découragée.
Elle tendit son doigt. « Mais si tu veux travailler un peu sur site, je te recommanderai.
– Hum.
– Réfléchis-y.
– D’accord.
– T’as envie qu’on se foute de la gueule des mecs sur Tinder en attendant que Greg arrive ? »
Je souris. « Ouais. »
Je me glissai à côté de June et elle déverrouilla son téléphone.
« Lui, on dirait qu’il vient de se faire arrêter pour autodéfécation dans un Flunch.
– Lui, on dirait un flic déguisé en ours dans un spectacle pour enfants.
– Lui, un débile qui prétend vouloir m’enseigner la notion de partage. »
On s’était mises à glousser quand la Capuche eut la bonté de libérer Greg. Il entra en titubant et tapa des pieds dans l’embrasure de la porte pour se réchauffer.
« Son furet a bouffé le putain de fil de l’ordi, je vous jure », gronda Greg en se jetant dans le box. J’inhalai un peu de mon café et il dut me taper dans le dos pour m’empêcher de m’étouffer.

« Sbires » ne s’inscrit toutefois pas uniquement dans la critique déjà ancienne, et principalement psycho-politique, de la mythologie surannée du super-héros triomphant : Natalie Zina Walschots développe également ici, et peut-être surtout, une tonalité bien particulière, faite de causticité permanente dans les dialogues, de très subtils sous-entendus dans les échanges tempérés (ou non) et d’une omniprésence de la vie matérielle, cocktail détonant dans lequel s’affrontent aussi, en arrière-plan, des questionnements sur le sens au travail digne des « Bullshit jobs » de David Graeber, ou sur la véritable espèce invasive que constitue la conception néo-libérale du travail, mercenaire et précaire (Célia Lévi nous avait offert une saisissante illustration locale de cette invasion dans son « La Tannerie » de 2020 – dans un registre évidemment très différent de celui adopté par le magnifique « À la ligne – Feuillets d’usine » de Joseph Ponthus). L’usage rusé (et hilarant) de ce puissant filtre socio-économique permet à ce roman échevelé de contribuer en sous-main à l’invention de nouveaux moyens de lutte (en affirmant subrepticement de véritables choix politiques effectués dans l’infra-ordinaire – d’une manière qu’Andreas Malm ne renierait sans doute pas), ne serait-ce que par cette lumineuse prise de judo, éclairant tout l’ouvrage, qui voit la data science retournée contre la quantification libérale-égoïste du quotidien.

Je gigotai sur le canapé à la recherche d’un truc que je pouvais atteindre et sur lequel je pouvais écrire. Je récupérai quelques serviettes en papier et des tickets de caisse, ainsi qu’un stylo à bille coincé entre les coussins du canapé. Étourdie par les analgésiques, je tentai de faire les calculs.
Je commençai avec la Viande que Supercollisionneur avait balancé sans y penser à travers la pièce, et qui avait atterri dans un tohu-bohu de craquements que j’entendais encore parfois lorsque j’essayais de m’endormir. À vingt-cinq ans, le civil moyen aurait encore eu cinquante-deux années d’espérance de vie. Je voulus tenir compte du fait qu’il avait ce que nous appellerions un « poste à haut risque », donc je divisai par deux. Il avait perdu vingt-cinq années de vie.
Pour la femme de la R&D, c’était une autre histoire. Elle m’avait semblé avoir environ trente ans, et travaillait en sécurité dans un bureau, ce qui signifiait qu’elle avait encore cinquante-trois ans devant elle. Même si je décidais de soustraire 25 % à cause de son employeur, il lui restait encore quarante ans pour inventer de nouvelles armes ou de nouvelles techniques de microchirurgie.
Ça faisait soixante-cinq années de perdues, juste à eux deux, juste ce jour-là. Je n’avais même pas encore pris en compte mes propres blessures, ni les deux autres cadavres de Viande, ni les dégâts matériels, ni les autres blessés (sans doute au moins une colonne vertébrale brisée, deux graves commotions cérébrales, une multitude de côtes et de doigts cassés). À voir tout ça écrit noir sur blanc et les chiffres s’additionner, ça me semblait être un prix élevé à payer pour un auriculaire et de la cryptomonnaie.
Je comparais l’espérance de vie de professions à haut risque telles que sbire à des professions comme pêcheur de crabes en Alaska lorsque June rentra à la maison. Je lui expliquai ce sur quoi je travaillais, mais elle sembla moins enthousiaste que moi quant à l’importance de mes calculs.
« Donc aujourd’hui, c’est le jour officiel où t’es devenue complotiste », déclara-t-elle en recourbant la lèvre. « Honnêtement, t’as mis plus de temps que ce que je pensais. »
J’étais trop surexcitée pour succomber à sa vilaine pique. « Je tiens quelque chose. » Il m’était difficile de détourner le regard de ce qui apparaissait à l’écran : un graphique du coût humain après le passage éclair de Supercollisionneur. C’était effroyable.
June disait quelque chose. « Quoi ? » fis-je en essayant de prêter plus attention.
« Je dis que t’as pété un câble.
– Ces chiffres signifient quelque chose. »
Elle laissa tomber son sac et son manteau sur une chaise, et retira son pince-nez avec un soupir sonore de soulagement. « Si un jour je rentre, et qu’il y a un tas de ficelles et de Post-it aux murs parce que tu veux prouver que Supercollisionneur est à l’origine d’un coup monté, je te fous dehors.
– Et si j’utilise que des Post-it ? »
Elle disparut dans la cuisine.
Tard dans la nuit et jusqu’à la semaine suivante, je travaillai à décrire et quantifier la catastrophe « Supercollisionneur ». Il y avait beaucoup de choses à prendre en compte, et beaucoup de chiffres qu’il me fallut deviner ou inventer. Je faillis m’arracher les cheveux en essayant de calculer les temps d’hospitalisation et les pertes de revenus pour des personnes que je connaissais à peine. J’étudiai de nombreuses pages de crowdfunding, et devins peu à peu insensible à l’horreur ordinaire des incendies domestiques et des tornades, dans le but de mesurer correctement le coût de ces catastrophes pour les gens. En quelques jours de calculs lents et brumeux, j’arrivai à un chiffre qui me semblait solide.
Ces quelques minutes de conférence à l’hôtel nous avaient coûté en tout cent cinquante-deux ans de vie. Supercollisionneur avait décidé que le petit doigt d’un enfant et la demande de rançon de l’Anguille avaient plus de valeur que cent cinquante-deux ans de vie de sbires. Peut-être que parmi toutes ces années, beaucoup n’auraient pas été très bonnes, et synonymes de nombreux coups de poing, d’excès de vitesse et de travail pour les méchants. Mais c’étaient nos années pourries, et elles nous avaient été prises par un connard en cape qui jouait les juges et les bourreaux.

Hugues Charybde, le 30/09/2024
Natalie Zina Walschots - Sbires - éditions Au Diable Vauvert

L’acheter chez Charybde, ici

3 / 20
  GÉNÉRALISTES
Basta
Blast
L'Autre Quotidien
Alternatives Eco.
La Croix
Euronews
Le Figaro
France 24
FTVI
HuffPost
L'Humanité
LCP / Public Senat
Le Media
Le Monde
Libération
Mediapart
La Tribune
 
  EUROPE
Courrier Europe Centle
Euractiv
Toute l'Europe
 
  INTERNATIONAL
Equaltimes
CADTM
Courrier International
Global Voices
Info Asie
Inkyfada
I.R.I.S
Jeune Afrique
Kurdistan au féminin
N-Y Times
L'Orient - Le Jour
Orient XXI
Of AFP
Rojava I.C
 
  OSINT / INVESTIGATION
OFF Investigation
OpenFacto°
Bellingcat
Disclose
G.I.J.N
 
  MÉDIAS D'OPINION
AOC
Au Poste
Cause Commune
CrimethInc.
L'Insoumission
Issues
Les Jours
LVSL
Marianne
Médias Libres
Quartier Général
Rapports de force
Reflets
Rézo
StreetPress
 
  OBSERVATOIRES
Armements
Acrimed
Catastrophes naturelles
Conspis
Culture
Extrême-droite
Human Rights
Inégalités
Information
Internet actu ✝
Justice fiscale
Liberté de création
Multinationales
Situationnisme
Sondages
Street-Médics
Routes de la Soie
Vrai ou Fake ?
🌓