12.10.2025 à 20:59
Christophe Solioz
Recension du livre Le Bateau de marbre blanc. Essai sur la culture russe, paru aux éditions Noir sur Blanc.
<p>Cet article Mikhaïl Chichkine : « La Russie comme un carré noir » a été publié par desk russie.</p>
Mikhaïl Chichkine est un écrivain russe, auteur entre autres des romans La Prise d’Izmail et Le Cheveu de Vénus, qui vit en Suisse depuis 1995. Christophe Solioz nous propose une recension de son nouveau livre, Le Bateau de marbre blanc. Essai sur la culture russe, Traduit du russe par Maud Mabillard et de l’allemand par Odile Demange, Lausanne, Noir sur Blanc, 2025, 333 p.
Remarquable assemblage de textes consacrés notamment aux figures majeures de la littérature russe, Le Bateau de marbre blanc ressemble à un salon-bibliothèque dans lequel trônerait le Carré noir sur fond blanc (1915) de Kasimir Malévitch. Exposée en 1915 aux cimaises de la galerie Dobytchina (Pétrograd, aujourd’hui Saint-Pétersbourg), cette œuvre était placée à un endroit stratégique : dans le coin supérieur, là où, dans les maisons russes, se trouve traditionnellement l’icône. Titre de l’exposition : « Dernière exposition futuriste de tableaux 0,10 (zéro-dix) ». Zéro, pour signifier le début d’une nouvelle ère ; dix, car initialement autant artistes devaient être exposés – ils seront finalement quatorze.
Dans son introduction, Mikhaïl Chichkine nous invite « à voir en ce moment la Russie comme un carré noir ». Clin d’œil à cette exposition culte, le recueil de Chichkine expose une galerie de portraits de quelque quatorze écrivains et compositeurs russes complétée par un texte sur Joyce et quatre essais. Passons en revue quelques étapes d’un parcours initiatique au cours duquel nombre de questions s’adressent aussi aux lecteurs21. En préface à un livre de colère, La paix ou la guerre. Réflexions sur le « monde russe » (2023), Chichkine évoque une autre Russie « pleine de douleur et d’affliction22 ». Non que la culture russe dans son intégralité serait ipso facto l’incarnation de cette autre Russie, loin de là. Avec Le Bateau de marbre blanc, l’auteur s’engage néanmoins à la recherche du pays perdu.
Cette quête commence par l’évocation d’Alexandre Pouchkine (1799-1837), son Pouchkine, comme l’annonce le titre du chapitre, parce que sa Russie est née de lui. Hommage est rendu à celui qui a non seulement fixé la langue et créé la littérature, mais aussi formaté la conscience du pays : « Avec Pouchkine, la culture qui commençait à naître en Russie a rejoint la culture de la métropole, est entrée dans le mouvement général de l’humanité, abandonnant les valeurs du clan, du lignage et de la tribu pour celles de l’individu. »
Chichkine mentionne en passant un Pouchkine porte-parole de « l’esprit impérial russe ». On aurait aimé que son narratif empreint d’un fort esprit national russe soit plus souligné, tout comme la métamorphose de sa révolte contre la réalité historique en accommodement avec celle-ci. Selon Chichkine, la faute est à l’État. L’écrivain voit en Pouchkine un otage du pouvoir : « Le “représentant de l’esprit impérial” Pouchkine étouffait dans l’étreinte de l’empire. Le poète cherchait douloureusement une issue à cette étreinte, et ne la trouva que dans la mort. »
Au regard d’aujourd’hui, les coups dans le rétroviseur de la culture du pays que propose Chichkine se révèlent d’une saisissante actualité : « Le temps russe s’est arrêté, il joue la même mauvaise plaisanterie à chaque nouvelle génération. » On retiendra notamment cette remarque restituant les réflexions de Pouchkine sur l’Histoire, son choix conservateur pour l’ordre, contre la révolte : « En Russie, l’alternative à un pouvoir fort n’est pas la démocratie, mais un chaos sanglant. La faiblesse de l’État n’amène pas à une organisation démocratique de la société par la base, mais à l’anarchie, dans laquelle la culture mourra la première. » Propos prémonitoires au regard des XXe et XXIe siècles fonçant chacun à sa façon vers l’abîme.
Chichkine arpente son territoire, un espace poétique sans cesse confronté aux démons de l’Histoire. L’agencement des textes est fonction de l’ordre chronologique et après Pouchkine, nous passons à Nicolas Gogol (1809-1852). Le constat de l’essayiste est implacable : « Ce n’est pas un hasard si on ne trouve pas un être humain vivant dans les textes [pétersbourgeois] de Gogol ; il ne peut pas y en avoir là où les gens ne sont que des rouages de la gigantesque machine répressive, où ils n’ont une quelconque valeur que tant qu’ils possèdent un grade. » Hier comme aujourd’hui, l’arbitraire des fonctionnaires, la dilapidation des fonds publics, la corruption, les pots-de-vin, l’absence de droits, la vénalité des tribunaux, et le mépris pour la personne gangrènent un pays qui « dévore les têtes de ses meilleurs enfants ».
Décapante, la littérature démasque « l’écœurant quotidien » et dénonce « l’humiliation de la dignité humaine ». Est-ce « la malédiction et le privilège de l’artiste, de vivre et de sentir cette “odeur du tombeau” », le livre pour seul arme ? L’art tire-t-il de là une force qui n’a d’égale que son impuissance à changer la donne ? « Il faut croire en la Russie, il faut aimer la Russie. Ne pas la détruire, mais y croire, ne pas la haïr, mais l’aimer. » Ce cri, est-il de Gogol ou de Chichkine ? Mais comment aimer un pays – en proie au totalitarisme hier comme aujourd’hui23 – qui « sombre dans sa propre histoire » ?
Chichkine poursuit son exploration du territoire littéraire en relisant Oblomov (1859), le roman phare d’Ivan Gontcharov (1812-1891), non pas tant pour nous interroger sur un passé enterré de longue date que sur nos propres choix : l’« escapisme » serait-il le seul moyen d’éviter de vendre son âme au diable, de sauver sa dignité et d’échapper aux apocalypses qui s’annoncent ? Chichkine ne manque pas de rappeler le dernier vers de Boris Godounov (1831) de Pouchkine : « Le peuple se tait », mais il sait.
Ivan Tourgueniev (1818-1883) reformule la question – à quoi bon vivre ? – et y répond : « Tout est éphémère et vain, mais on peut se vouer à une cause particulière : servir la beauté. Rien n’a de sens, ni la nature, ni l’État, ni la famille, ni les idéaux de liberté. “Mais l’art ?… La beauté ?… Oui.” » Las, l’écrivain qui « a donné à la langue russe la possibilité de se déployer, […] de trouver une nouvelle tonalité dans la littérature russe : de tendresse, de féminité, de pureté de l’âme » devait perdre ses moyens lorsqu’il se faisait le serviteur de son époque et des critiques. Hélas, Tourgueniev ne fut de loin pas le seul à se mettre au garde-à-vous, au service des démons du politique.
Dans les pas d’un Gogol, Fiodor Dostoïevski (1821-1881) ressuscite le Christ et part en croisade. Pour cette Russie qui « patine depuis des siècles, et chaque génération affronte les mêmes problèmes et les mêmes “satanées sempiternelles questions russes” », le salut – de la Russie, du monde – sera orthodoxe et fera l’économie de toute transformation démocratique ou révolutionnaire. Avec son « idée russe » très orthodoxe, Dostoïevski fait des Russes le nouveau peuple élu. Sa mission est de racheter le genre humain, note l’auteur qui rappelle l’influence déterminante de l’ouvrage De l’essence de la culture européenne et de sa relation avec la culture russe (1852) publié par Ivan Kireïevski. Dans Les Possédés, Chatov « croit que le retour du Christ aura lieu en Russie24 ». Cela ne fait aucun doute pour Dostoïevski. Sans concession, Chichkine décrypte méticuleusement le nationalisme dostoïevskien dans ses différents variantes – notamment dans la Russie actuelle. Le diagnostic est sans appel : « État fasciste. »
Un écrivain qui dit non et refuse de se mettre au service d’aucun gouvernement. Léon Tolstoï (1828-1910) est cet homme-là. À l’image d’Anna Karénine, il est doté de l’incapacité à se contenter de peu et déclare la guerre à l’ordre du monde. Chichkine décode : « À la base de toute personnalité créatrice, il y a le refus de ce monde. Plus la puissance de création est grande, plus la contestation de l’ordre établi est violente. Toute la vie de Tolstoï a été une révolte contre la banalité humiliante du quotidien, contre tout ce qui le détournait de l’essentiel, qui gênait la quête de la grande réponse. » Si cette rébellion permanente est dirigée contre la mort, c’est pourtant l’acceptation de celle-ci qui constitue la seule façon de la vaincre. Et Tolstoï d‘exprimer, dans le très autobiographique Lucerne (1857), sa gratitude à celui « qui a permis et ordonné à toutes ces contradictions d’exister ».
Médecin et écrivain, plus actuel que jamais, Anton Tchekhov (1860-1904) nous livre un parfum de cette autre Russie. Souvenons-nous des mots enflammés de l’historien Madiarov dans les pages mémorables de Vie et destin (1980) de Vassili Grossman : « Tchekhov a brandi le drapeau le plus glorieux qu’ait connu la Russie dans son histoire millénaire : le drapeau d’une véritable démocratie russe, bonne et humaine ; le drapeau de la dignité de l’homme russe, de la liberté russe25 » Révolutionnaire, Tchekhov l’est dans sa défense du roman court et, surtout, lorsqu’il fait du lecteur « le coauteur, sans lequel “le miracle de la prose” devient impossible. » Lecteur qui devra chercher hors des mots ce qui importe, souligne finement Chichkine.
L’essayiste fait entrer Tchekhov en résonnance avec aujourd’hui : « Son diagnostic de médecin : le pays est malade de l’esclavage sous sa forme la plus terrible, l’esclavage inconscient. L’esclavage comme fond, comme air qu’on respire. L’esclavage qui imprègne les mots et le corps. L’esclavage comme peau, quand on n’en a pas d’autre : on est né dedans, on vit dedans. » Mais plus encore son ouverture au vivant : « Le monde a été bien fait, écrit Tchekhov à Alexeï Souvorine. À une exception près : nous. Nous avons si peu d’humilité et de sens de la justice » (lettre du 9 décembre 1890). Clairement engagé, Tchekhov combat le totalitarisme : il « s’oppose à ceux qui prétendent qu’ils connaissent l’unique vérité et nous y conduisent », martèle Chichkine avant d’enfoncer le clou : « Ni le Christ, ni l’“idée russe”, ni la révolution ne sont capables de sauver un pays qui se trouve au bord de l’abîme. Tchekhov ne voyait qu’un pont salvateur vers l’avenir. La civilisation. La culture. L’éveil de la dignité humaine. »
Revenons au Carré noir du fondateur du suprématisme, sans avoir la naïveté d’en détenir l’interprétation, d’autant plus que rien n’est représenté. « Tout a disparu, est restée la masse du matériau à partir de laquelle va se construire la nouvelle forme26. » Ce mot de Malévitch pour esquisser l’horizon d’une autre Russie qui, pour l’heure, n’existe sur aucune carte. La Russie de Poutine se comprend à la prescience de Tchekhov : « Sous la bannière de la science, de l’art et de la liberté de penser réprimée, notre Russie sera gouvernée par des crapauds et des crocodiles pires que ceux de l’Espagne pendant l’Inquisition. Vous verrez ! »
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