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02.10.2025 à 11:22

« Trop vieux pour travailler ? » – L'Europe écartelée entre la pénurie de talents décriée et un marché de l'emploi âgiste

Le sentiment d'invisibilité au travail, Jorge Llorca le connaît bien. Il y a dix ans, ce serveur catalan était au chômage lorsqu'il a appris que Kim Díaz, un entrepreneur local, recrutait des personnes de plus de 50 ans pour son nouveau projet : Entrepanes Díaz, un bar-restaurant dont le décor et l'atmosphère évoquent l'Espagne des années 1950 et 1960. « Je me suis rendu compte que, s'il est assez difficile pour les jeunes de trouver un emploi, lorsque vous atteignez 55 ou 58 ans et que vous (…)

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Texte intégral (2654 mots)

Le sentiment d'invisibilité au travail, Jorge Llorca le connaît bien. Il y a dix ans, ce serveur catalan était au chômage lorsqu'il a appris que Kim Díaz, un entrepreneur local, recrutait des personnes de plus de 50 ans pour son nouveau projet : Entrepanes Díaz, un bar-restaurant dont le décor et l'atmosphère évoquent l'Espagne des années 1950 et 1960. « Je me suis rendu compte que, s'il est assez difficile pour les jeunes de trouver un emploi, lorsque vous atteignez 55 ou 58 ans et que vous êtes au chômage, vous devenez transparent aux yeux de tous », se souvient Jorge, aujourd'hui âgé de 59 ans.

Son témoignage cristallise une réalité qui touche des millions de personnes dans le monde : l'âgisme dans le monde du travail, une discrimination systématique qui rend les travailleurs avec des décennies d'expérience invisibles sur le marché. Pendant ce temps, dans une réalité parallèle, des pays comme le Danemark relèvent l'âge légal de la retraite à 70 ans – face à l'allongement de l'espérance de vie. « La cinquantaine d'aujourd'hui n'est pas celle d'il y a 20 ans. Nous pouvons voyager, aller au ski, pourquoi ne pas travailler ? », s'interroge Jorge, avec une énergie et un sens de l'humour enviables.

Cette exclusion est encore plus marquée si vous êtes une femme et une migrante. Cecilia Huané est arrivée à Barcelone de Lima en février 2023, à l'âge de 48 ans, pour échapper à l'insécurité des rues du Pérou et pour offrir des possibilités d'éducation à son fils adolescent. Avec une formation en comptabilité et une expérience bancaire, elle s'est attelée « huit heures par jour » pendant des mois à envoyer des CV, mais en vain. « Au Pérou, ils annoncent directement qu'ils cherchent une assistante comptable âgée de 25 à 35 ans. Ici, ils ne le disent pas aussi ouvertement, mais vous avez une chance sur dix d'être prise », explique Cecilia, aujourd'hui âgée de 51 ans.

L'Europe vieillit, mais continue d'exclure les travailleurs âgés

Les statistiques révèlent un paradoxe démographique : l'Europe est face à une urgence, elle a besoin de ses travailleurs âgés, pour leur talent, leurs contributions et la croissance du PIB, or elle les tient systématiquement à l'écart du marché du travail.

L'âgisme se nourrit d'une série d'idées préconçues, expliquent à Equal Times le syndicat espagnol CCOO et la Fédération européenne des retraités et des personnes âgées (FERPA). Parmi elles, les préjugés des employeurs quant à la « rentabilité » et à la capacité d'adaptation supposées moindres des personnes âgées. S'ajoutent à cela des niveaux d'éducation inférieurs et une faible participation à la formation continue, qui compromettent le maintien de l'emploi, des conditions de travail moins bonnes et une plus forte limitation de la santé dans les emplois physiques lorsque les postes ne sont pas adaptés, ainsi que des charges de soins et une composition du ménage qui réduisent la disponibilité (en particulier chez les femmes). Sans compter l'inadéquation engendrée par les nouvelles modalités de travail et les transitions numériques et écologiques lorsqu'elles ne sont pas assorties d'une formation spécifique.

Selon Eurofound, le nombre de personnes de 55 ans et plus occupant un emploi dans l'UE est passé de 23,8 millions en 2010 à près de 40 millions en 2023. Cependant, des inégalités criantes se font jour. Alors que l'Islande atteint un taux d'emploi de 83,7 % dans la tranche d'âge des 55-64 ans, des pays comme la Grèce stagnent à 48 % et la Turquie atteint à peine 39,6 % pour la tranche d'âge des 55-59 ans.

Selon Henri Lourdelle, conseiller spécial de la FERPA, au niveau de l'UE, les Pays-Bas (82,5 %), la Suède et l'Estonie (75 % chacun) occupent la tête du classement, tandis que « le Luxembourg et la Roumanie affichent des taux inférieurs à 50 % ».

Entrepanes Díaz présente une exception notable : Kim Díaz défend sa politique consistant à n'engager que des serveurs de plus de 50 ans : « Les meilleurs professionnels que j'ai eus, ce sont eux. C'est une question de vocation, d'éducation, de constance, parce qu'ils aiment le métier de serveur. »

Il y a dix ans, M. Díaz approchait lui-même de cet âge et était conscient du manque d'opportunités. Il reconnaît toutefois la réalité du marché : « Malheureusement, il m'est de plus en plus difficile de trouver des personnes répondant à ce profil ». Le chef d'entreprise fait allusion à la génération de serveurs professionnels de l' Espagne de la fin du 20e siècle.

Les femmes de plus de 50 ans sont, quant à elles, doublement sanctionnées, souligne M. Lourdelle : « elles présentent des taux d'emploi inférieurs à ceux des hommes (au moins 10 points de pourcentage d'écart dans la plupart des pays) et sont plus susceptibles de travailler à temps partiel ».

Répondant souvent à une quête de sécurité, physique ou économique, il arrive aussi que les migrations soient motivées par l'amour. C'est le cas de Lola Moreno, une avocate argentine de 54 ans arrivée en Espagne en 2016, dont l'expérience illustre bien la précarité que connaissent les travailleuses et travailleurs âgés. « J'avais six CV différents : un pour les supermarchés, un autre pour les travaux domestiques, un troisième qui correspondait à ma profession d'avocate, et ainsi de suite. En fin de compte, je me suis retrouvée à travailler dans un supermarché où je me sentais comme une jeune apprentie. »

Elle essaie d'en prendre son parti en valorisant le fait de sortir de sa zone de confort. « Vieillir en Argentine en poursuivant ma carrière d'avocate aurait été triste, attendu. Je serais restée dans ma zone de confort, dans ma maison. Ici, j'ai dû cohabiter avec d'autres personnes. Au début, c'était dur, mais je m'y suis habituée », dit-elle.

Des modèles concurrents

En dehors de l'Europe, le Japon se distingue par sa combinaison de vieillissement extrême et de politiques actives pour les travailleurs seniors (65 ans et plus) : il s'agit d'un pays fortement vieillissant qui affiche un taux d'emploi post-retraite de 25,2 %, l'un des plus élevés au monde. En vertu de la loi révisée sur la stabilisation de l'emploi des personnes âgées, les entreprises sont tenues de garantir des possibilités d'emploi jusqu'à l'âge de 70 ans (maintien de l'âge de la retraite, réembauche ou externalisation).

Par ailleurs, de nombreuses grandes entreprises (Daikin, Toyota et Hitachi, notamment) réengagent chaque année une partie de leur personnel retraité par le biais de contrats de « réemploi » (shōkutaku). Ces modalités s'inscrivent dans une culture d'entreprise axée sur le transfert de connaissances (senpai-kohai, monozukuri) et la valorisation de l'expérience. Parallèlement, le gouvernement a lancé un plan de requalification de 1.000 milliards de yens (environ 5,8 milliards d'euros) pour mettre à niveau les compétences de l'ensemble des travailleurs (et pas seulement des travailleurs âgés).

Dans cette même tranche d'âge et à l'autre extrémité du spectre, la Turquie présente à nouveau les chiffres les plus alarmants : âge effectif de départ à la retraite de 49,5 ans seulement (le plus bas de l'OCDE, selon le Panorama des pensions 2019) et seulement 30,1 % d'emploi pour la tranche d'âge 60-64 ans.

L'Espagne, quant à elle, présente un tableau contradictoire : bien qu'elle « se distingue en 2024 par l'un des taux de création d'emplois les plus élevés de l'Union européenne », il subsiste « des défis majeurs, notamment en ce qui concerne l'inclusion des travailleurs âgés sur le marché du travail », ont expliqué dans un entretien avec Equal Times des sources de la confédération syndicale espagnole CCOO. Avec seulement 61,1 % d'emplois dans la tranche d'âge des 55-64 ans, l'Espagne fait partie des pays européens qui affichent les résultats les plus faibles, loin derrière le peloton de tête des pays scandinaves.

Le syndicat demande que « les politiques actives de création d'emplois maintiennent clairement un focus sur les travailleurs âgés » et qu'elles « renforcent la lutte contre la discrimination fondée sur l'âge par le biais d'une législation spécifique ».

Dans ce pays, diverses initiatives nationales et locales tentent de réintégrer cette main-d'œuvre expérimentée. La municipalité d'El Prat de Llobregat, par exemple, concentre un nœud logistique stratégique combinant l'aéroport, le port de Barcelone et un important secteur agroalimentaire, le tout articulé autour d'un conseil municipal doté de politiques sociales fortes. Le taux de chômage est inférieur à la moyenne nationale, cependant près de la moitié des chômeurs appartiennent à la tranche d'âge des 50 ans et plus. Qu'est-ce qui fonctionne ? Des conseils personnalisés et des plans de réinsertion tels que Jo Puc en Xarxa, des subventions à l'embauche de 6.000 euros ou, au niveau national, la compatibilité entre retraite et emploi. En d'autres termes, une combinaison d'orientation, de formation, d'incitations et de contrats stables.

Des initiatives voient également le jour en dehors de la sphère institutionnelle et commerciale, comme Mescladís, une fondation sociale disposant de six espaces à Barcelone. Elle a permis de former plus d'un millier de personnes migrantes en 20 ans, avec un taux d'employabilité de plus de 90 %.

« Notre groupe idéal est diversifié en termes d'âge, d'origine et de genre », explique son fondateur Martín Habiague. « Quand vous avez 18 ans et que vous êtes en formation, le fait d'être accompagné par une personne expérimentée vous procure sagesse et équilibre. »

Cecilia et Lola, toutes deux bénéficiaires du programme, ont été choisies pour gérer un nouvel espace Mescladís en tant qu'indépendantes. « Au début, j'étais intimidée à l'idée de travailler à mon compte », confie Cecilia. « Mais à un moment donné, j'ai compris le risque que plus personne ne m'embauche à cause de mon âge, et qu'il valait donc mieux créer mes propres possibilités ». De nationalité brésilienne, Ester Leme, 42 ans, cheffe de cuisine et formatrice chez Mescladis, ne mâche pas ses mots : « Si je pouvais choisir qui embaucher, je demanderais une femme de plus de 40 ans ou d'une cinquantaine d'années qui est prête à travailler, parce qu'elle a bien plus à apporter qu'une personne jeune qui n'a pas encore trouvé ses marques ».

Les pires et les meilleures pratiques en Europe et ailleurs. De l'exclusion à l'investissement massif

La Corée du Sud est le pays d'Asie où le vieillissement de la population est le plus accéléré, avec des prévisions de 33 % de la population âgée de plus de 65 ans d'ici 2040, selon des études sur le vieillissement de la population active. Bien que ce pays partage avec le Japon une culture du respect pour les personnes âgées, son marché du travail a eu tendance à cantonner les travailleurs âgés à des postes de moindre qualité ; des réformes récentes tentent néanmoins de remédier à cette situation.

D'autre part, bien que disposant d'un système de pension encore balbutiant, ce pays présente des défis uniques en raison de sa politique de dégressivité des salaires en fonction de l'âge, qui réduit la rémunération des travailleurs au cours des trois à cinq années précédant la retraite obligatoire à 60 ans, une pratique dénoncée par des organisations telles que HRW car engendrant une plus grande précarité. Cette situation a pour effet de décourager la poursuite de l'activité chez les plus de 50 ans et de pousser les gens à prendre une retraite anticipée.

En Chine, où il est question de la « malédiction des 35 ans » (l'âge auquel commence la discrimination en matière d'emploi), l'obligation de prendre une retraite anticipée avec des pensions modiques crée un foyer de pauvreté parmi la génération des migrants internes qui a fait le « miracle économique chinois ».

En Amérique latine, selon l'OCDE, la précarité se creuse avec l'âge : les travailleurs âgés dépourvus de toute protection sociale officielle se trouvent confrontés à une pauvreté extrême, ne pouvant accéder à des pensions décentes, ce qui les contraint à demeurer dans des emplois informels de subsistance. Il en résulte des taux élevés d'informalité et d'emplois de subsistance, qui atteignent 75,9 % dans la tranche d'âge des 65 ans et plus.

Les pays qui valorisent l'ancienneté ont développé des stratégies multidimensionnelles. Le modèle nordique combine trois piliers fondamentaux : des systèmes de retraite flexibles qui incitent à travailler plus longtemps, des programmes de reconversion numérique à grande échelle et des politiques antidiscriminatoires efficaces.

Le Japon fait figure de pionnier dans ce domaine avec des politiques concrètes documentées dans l'étude de l'OCDE intitulée, en anglais, Working Better with Age : Japan (Mieux travailler avec l'âge : Japon). Celle-ci met en lumière la refonte de la législation nippone, l'investissement massif dans la requalification et les entreprises privées dotées de politiques spécifiques.

Les recommandations d'Henri Lourdelle de la FERPA, pour leur part, vont du « dépassement des préjugés sur la faible rentabilité supposée des travailleurs âgés » à « l'amélioration des conditions de travail pour éviter l'usure prématurée dans des emplois physiquement exigeants, la promotion de la formation continue et le développement de pratiques de mentorat intergénérationnel ».

Les cas de Jorge, Cecilia et Lola démontrent que l'expérience, lorsque les conditions nécessaires sont réunies, non seulement reste productive, mais enrichit également l'environnement de travail. Comme l'observe Martín Habiague : « L'objectif doit être de rompre avec la conception réductrice des “plus de 50 ans”, car il existe une multiplicité d'histoires, et c'est précisément là que réside la richesse qui compte. »

La question n'est pas tant de savoir si l'Europe peut se permettre d'exploiter les talents de ses travailleurs âgés, mais bien si elle peut encore se permettre de les gâcher.

30.09.2025 à 10:37

En Italie, le modèle agricole profite encore et toujours du travail invisible et précaire des migrants

Marco Marchese

Avant l'aube, le long des routes de la province de Latina, au sud de Rome, la circulation n'est pas composée de voitures, mais de vélos. Les ouvriers agricoles migrants pédalent parfois jusqu'à 30 kilomètres pour rejoindre les champs de l'Agro Pontino, l'une des zones à la plus forte densité agricole d'Italie. Ils viennent principalement de la région indienne du Pendjab, et dans une moindre mesure du Bangladesh. Les transports publics sont inexistants et, pour la majorité d'entre eux, sans (…)

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Texte intégral (2012 mots)

Avant l'aube, le long des routes de la province de Latina, au sud de Rome, la circulation n'est pas composée de voitures, mais de vélos. Les ouvriers agricoles migrants pédalent parfois jusqu'à 30 kilomètres pour rejoindre les champs de l'Agro Pontino, l'une des zones à la plus forte densité agricole d'Italie. Ils viennent principalement de la région indienne du Pendjab, et dans une moindre mesure du Bangladesh. Les transports publics sont inexistants et, pour la majorité d'entre eux, sans papiers, le vélo est la seule option possible, la moins coûteuse, mais aussi la plus dangereuse.

C'est au plus près du passage de ces vélos que la Flai CGIL, principal syndicat de travailleurs agricoles en Italie, organise ses actions de rue afin de croiser les ouvriers pendant les jours de forte activité dans les champs. Syndicalistes et bénévoles, épaulés par des interprètes, distribuent des gilets réfléchissants, des chapeaux de paille et des brochures informant les travailleurs de leurs droits, et les risques au travail, avec les numéros à contacter pour obtenir une aide syndicale.

Fin juillet, Equal Times a suivi une de ces importantes actions de rue. « Rien que le mois dernier, il y a eu trois accidents mortels », nous a raconté Antonio Del Brocco, syndicaliste de la Flai CGIL, « et comme il s'agit de travailleurs invisibles, ces accidents ne sont pas reconnus comme des accidents de trajet, liés au travail ».

En deux heures de présence sur la route, les syndicalistes réussissent à rencontrer une centaine d'ouvriers. La plupart prennent le matériel, remercient et repartent rapidement vers leur journée de labeur. Seuls quelques-uns s'arrêtent pour raconter leurs conditions : des heures éreintantes payées entre 3 et 5 euros, sans contrat ni protection. « Le syndicalisme de rue est essentiel, car dans les exploitations, il est beaucoup plus difficile de leur parler », explique M. Del Brocco, « souvent, ils n'osent même pas s'approcher, par peur des représailles de leurs employeurs ».

La mort atroce de Satnam Singh

Malheureusement, les accidents de la route ne sont pas le seul danger pour ces travailleurs vulnérables. C'est précisément dans cette campagne de l'Agro Pontino qu'à l'été dernier a eu lieu un fait divers tragique, qui a une fois de plus braqué les projecteurs sur le racisme et la marginalisation subis par les ouvriers agricoles migrants en Italie.

Le 17 juin 2024, Satnam Singh, un jeune sikh indien de 31 ans, travaillant sans contrat pour une exploitation, a subi un grave accident de travail. La machine à enrouler le plastique qu'il utilisait lui a tranché net un bras et écrasé les jambes. Le patron de l'exploitation, Antonello Lovato, au lieu d'appeler les secours, l'a chargé dans sa camionnette et l'a abandonné sur la route devant la maison où il louait une chambre. Il a même laissé à côté de lui son bras amputé, posé sur une caisse en plastique.

Grâce à un appel des voisins, ce n'est qu'une heure et demie après l'accident que Satnam Singh a finalement été secouru et transporté en hélicoptère dans un hôpital de Rome, mais il était trop tard : il est mort deux jours après. Antonello Lovato a été placé en détention provisoire et est poursuivi pour homicide volontaire. Le lendemain de la mort de Satnam Singh, la Présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, a parlé « d'actes inhumains qui n'appartiennent pas au peuple italien », en évitant toute analyse du contexte dans lequel les faits se sont produits.

Les syndicalistes et les chercheurs qui recueillent chaque jour les témoignages des ouvriers agricoles ne partagent pas ce point de vue. Marco Omizzolo, sociologue spécialiste des « agromafias » et des migrations, contacté par Equal Times explique que « le gouvernement et les médias grand public ont abordé la mort de Satnam selon le paradigme du scandale, alors qu'il s'agit en réalité de l'expression la plus atroce d'un quotidien vécu par des centaines de milliers de travailleurs agricoles, principalement étrangers, qui ne sont pas seulement exploités, mais aussi en danger de mort ».

« Dans le secteur agricole, on compte environ 150 décès par an, selon les données officielles, des chiffres très probablement sous-estimés étant donné l'ampleur du travail au noir ».

« Que ce soit un système d'exploitation [bien ancré localement], les chiffres le démontrent », dénonce Alessandra Valentini de la Flai CGIL. « Entre le 1er juin et le 15 juillet 2024, 7.368 embauches ont été enregistrées dans l'Agro Pontino, contre 4.790 sur la même période en 2023. Cela signifie que toutes ces personnes travaillaient auparavant au noir et que les employeurs ne leur ont fait des contrats que par peur d'une intensification des contrôles. Puis, les inspections ont de nouveau diminué, et tout est redevenu comme avant ».

Les causes d'une exploitation systémique

Selon le VIIe rapportAgromafie et Caporalato de l'Observatoire Placido Rizzotto, lié à la CGIL, environ 200.000 travailleurs irréguliers seraient employés dans le secteur agricole sur l'ensemble du territoire italien, soit un taux de travail illégal de 30 %. Mais on peut y lire aussi que « les études empiriques menées sur le terrain montrent que ces chiffres sont certainement sous-estimés et ils incluent en grande partie du travail exploité ».

Les travailleurs étrangers représentent 25 % du total des travailleurs agricoles au niveau national, mais dans certaines zones comme celle de Latina, ils constituent une nette majorité. Le sociologue M. Omizzolo dénonce :

« Malheureusement, la tragédie de Satnam n'est ni un cas isolé, ni une exception. Elle est la conséquence de choix politiques, juridiques, économiques et entrepreneuriaux qui favorisent la subordination, voire l'esclavage des migrants ».

L'un des principaux problèmes est lié au système de recrutement des travailleurs étrangers, le fameux « décret flux ». Chaque année, le gouvernement fixe des quotas d'étrangers autorisés à entrer en Italie pour des raisons de travail, toujours en deçà des besoins réels (seulement 136.000 tout secteurs confondus en 2024).

« L'inadéquation du système et de son contrôle génère un marché noir pour obtenir des autorisations », dénonce Mme Valentini de la Flai-CGIL, « que les migrants paient jusqu'à 10.000 euros à des intermédiaires illégaux dans leur pays d'origine. Ensuite, ils arrivent en Italie et trop souvent l'employeur qui avait demandé de la main-d'œuvre ne se présente pas, car la loi n'impose pas l'obligation d'embauche ».

Sans contrat, les migrants perdent la possibilité d'obtenir un permis de séjour, deviennent irréguliers et tombent dans les circuits du travail au noir. Selon le dernier rapport de la campagne “Ero straniero” (« J'étais étranger »), en 2024 seuls 7,8 % des quotas fixés par le gouvernement se sont transformés en permis de séjour. Ainsi, l'unique mécanisme légal d'entrée en Italie crée, paradoxalement, une armée de sans-papiers contraints d'accepter n'importe quelle condition, les conduisant à l'exploitation.

« Nous demandons que les personnes qui arrivent en Italie puissent avoir un permis de séjour en attente d'un emploi », poursuit Mme Valentini, « qui leur permette de chercher un travail en personnes libres, et non sous la menace permanente du chantage ». N'étant pas en règle, les ouvriers agricoles ont peur de dénoncer aux autorités ceux qui les exploitent.

Les contrôles, eux, sont toujours trop peu nombreux. En 2024, l'Inspection nationale du travail n'a contrôlé que 6.023 exploitations agricoles, soit seulement 2 % du total des exploitations existantes. Ces contrôles, bien que très peu nombreux, ont révélé toutefois des irrégularités dans 68,4 % des cas.

« Dans ce contexte d'illégalité généralisée, les agromafias s'enrichissent, avec un gain estimé à 25,2 milliards d'euros par an », explique le sociologue Omizzolo. « Il y a aussi les criminels qui profitent de la vulnérabilité des travailleurs irréguliers : les fameux caporali. Ce sont des intermédiaires illégaux qui recrutent les ouvriers pour les exploitations, prélèvent une part de leurs maigres salaires et les soumettent à des menaces et à des violences ».

L'enquête de police a révélé que Agrilovato, l'exploitation où travaillait Satnam Singh, avait recours à des caporali pour trouver les travailleurs les plus vulnérables et en tirer le plus grand profit.

Le combat pour une politique agricole commune plus sociale

En dépit de toutes les infractions commises, il a été mis en évidence que l'entreprise Agrilovato a bénéficié ces dernières années de plus de 130.000 euros de subventions européennes destinées à l'agriculture. C'est précisément pour éviter de telles aberrations que, grâce à la pression de la Fédération européenne des syndicats de l'alimentation, de l'agriculture et du tourisme (EFFAT, selon l'acronyme anglais), le principe de conditionnalité sociale a été introduit dans la dernière Politique Agricole Commune (PAC 2023-2027) : les subventions européennes à l'agriculture sont censées n'être accordées qu'aux employeurs qui respectent les droits des travailleurs.

« La conditionnalité sociale a été une grande victoire du mouvement syndical », explique Enrico Somaglia, Secrétaire général de l'EFFAT. « Nous continuons à nous battre pour qu'elle soit étendue et mieux appliquée : elle devrait être transformée d'un simple mécanisme de sanction, comme c'est le cas aujourd'hui, en un véritable outil de contrôle préventif, avec obligation de signer un engagement et croisements des bases de données ».

Depuis plusieurs mois, l'EFFAT mène une série d'initiatives pour pousser à réformer la PAC post-2027 dans un sens plus social, mais les orientations présentées par la Commission européenne semblent aller dans une direction complètement opposée. « Grâce à notre lutte, la conditionnalité sociale a été maintenue, mais elle présente des lacunes préoccupantes, comme l'exonération des contrôles pour les exploitations agricoles de moins de 10 hectares », explique M. Somaglia.

« Aucune amélioration n'a été apportée, et la taille des exploitations reste le principal critère pour le calcul des aides, sans tenir compte ni de la qualité ni de la quantité des emplois créés ».

Ni le gouvernement italien ni les institutions européennes n'agissent donc vraiment pour améliorer les conditions de vie des ouvriers agricoles vulnérables. Et pourtant, c'est grâce à leur travail que nous avons chaque jour en quantité des fruits et des légumes sur nos tables. « Combien d'autres Satnam devront encore mourir avant qu'on intervienne pour briser ce système d'exploitation ? », se demande le sociologue Omizzolo.

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