20.06.2025 à 05:00
Shirin Shirzad pourrait parler pendant des heures de la violence et du harcèlement sexuel à l'encontre des athlètes féminines. Ancienne lutteuse et coach de l'équipe nationale iranienne dans cette discipline (2013-2018), elle s'est vue contrainte à l'exil suite aux menaces dont elle a fait l'objet lorsqu'elle a dénoncé les abus commis contre des membres de son équipe. « Au cours de ma carrière d'athlète et de coach professionnelle en Iran, j'ai moi-même fait l'objet d'intimidations, de (…)
- Actualité / Afrique-Global, Asie et Pacifique-Global, Moyen-Orient-Global, Violence, Femmes, Jeunesse, Sport, Législation du travail, Législation, Culture, Salman YunusShirin Shirzad pourrait parler pendant des heures de la violence et du harcèlement sexuel à l'encontre des athlètes féminines. Ancienne lutteuse et coach de l'équipe nationale iranienne dans cette discipline (2013-2018), elle s'est vue contrainte à l'exil suite aux menaces dont elle a fait l'objet lorsqu'elle a dénoncé les abus commis contre des membres de son équipe. « Au cours de ma carrière d'athlète et de coach professionnelle en Iran, j'ai moi-même fait l'objet d'intimidations, de discriminations et de violences psychologiques répétées. J'ai été réduite au silence à maintes reprises pour avoir dénoncé les injustices. J'ai également été la cible de remarques déplacées de la part de mes supérieurs hiérarchiques et, lorsque j'ai repoussé leurs avances, ils m'ont licenciée tout en continuant à me harceler », explique-t-elle dans un entretien avec Equal Times.
L'ancienne entraîneuse a déclaré que toutes les athlètes de l'équipe nationale iranienne avaient été victimes de harcèlement sexuel au moins une fois et qu'elle avait elle-même été témoin d'abus quotidiens. Une collègue mariée recevait des appels vidéo à quatre heures du matin de la part d'un entraîneur plus haut placé. Elle a signalé les faits à la fédération, mais en fin de compte, c'est elle qui a été sanctionnée.
Après avoir quitté l'Iran, elle s'est sentie plus en sécurité pour parler publiquement de ces abus. Lorsqu'elle a accordé sa première interview à la chaîne de télévision iranienne Iran International TV et à d'autres médias critiques à l'égard du régime, elle a immédiatement commencé à recevoir des menaces : « Ils ont dit qu'ils me renverraient en Iran de la pire manière possible », confie-t-elle. Docteure en sciences de la santé sportive et polyglotte, Shirzad a dû passer des années à vivre recluse dans un village retiré de Scandinavie. « Aujourd'hui encore, je reçois des insultes en ligne. Je continue néanmoins à apparaître à la télévision, car j'estime qu'il est important de dire la vérité. »
En Iran, le harcèlement à l'encontre des athlètes est systématique et est généralement le fait d'entraîneurs et de fonctionnaires. Rozita Aemeh-doost a dénoncé les abus sexuels dont elle et d'autres athlètes adolescentes ont fait l'objet ; Shiva Amini, ancienne joueuse de futsal, a été contrainte à l'exil après avoir dénoncé des extorsions sexuelles de la part de hauts responsables ; Elham Nikpay a accusé un dirigeant d'abus sur mineures dans une piscine où une fillette avait auparavant été assassinée, également en lien avec les abus commis à l'encontre d'athlètes féminines. Enfin, Golnar Vakil Gilani, ancienne présidente de la fédération de polo, a dénoncé des menaces de diffusion d'images privées proférées par un vice-ministre.
La plupart des victimes ne portent pas plainte par peur, et celles qui le font sont généralement sanctionnées alors que leurs agresseurs restent impunis. Il n'existe aucune voie de recours sûre et indépendante pour signaler les abus, et les obstacles structurels sont légion.
« Le système est conçu pour réduire les femmes au silence, pas pour les soutenir », dénonce Shirzad.
L'Afghanistan est un autre exemple d'abus institutionnalisés à l'encontre des femmes sportives. Ici, les victimes sont confrontées à des représailles, à la stigmatisation et au déni de justice. Haley Carter, ancienne marine et ancienne footballeuse américaine, a été assistante technique de l'équipe féminine (2016-2018) et a dénoncé des abus sexuels et physiques commis par des dirigeants, dont le président de la fédération, Keramuudin Karim, suspendu à vie par la FIFA en 2019. Après l'arrivée des talibans en 2021, Mme Carter a aidé à évacuer des joueuses. Elle défend aujourd'hui les droits des femmes depuis son équipe, les Orlando Pride (NWSL).
« L'Afghanistan affiche un bilan déplorable en matière de protection des athlètes contre les abus », explique-t-elle. Les accusations de relations sexuelles extraconjugales peuvent avoir des conséquences mortelles, ce qui explique le silence de nombreuses victimes. Pendant son séjour dans le pays, il n'existait aucun mécanisme efficace permettant de signaler ces faits en toute sécurité.
« Lorsque nous avons tenté de porter plainte auprès de la Confédération asiatique de football, celle-ci a répondu qu'elle n'accepterait la plainte que si elle émanait du président ou du secrétaire général, précisément ceux qui commettaient les abus », souligne Mme Carter. Quand les talibans sont arrivés au pouvoir en 2021, l'équipe nationale féminine de football a brûlé leurs maillots et supprimé leurs comptes sur les réseaux sociaux. « Cela a marqué le début d'une campagne systématique d'effacement des femmes de la vie publique. Aujourd'hui, elles n'ont plus le droit de pratiquer de sport, une violation des droits qu'aucun autre pays n'impose », dit-elle.
Peu après la prise du pouvoir, le responsable taliban Ahmadullah Wasiq a interdit aux femmes de pratiquer des sports, et ce au motif que leurs tenues « dévoilaient trop leur corps ». Depuis lors, les mineures ont été privées du droit à l'éducation. En 2023, 80 % des filles en âge scolaire étaient déscolarisées. De plus, les femmes sont interdites d'accès aux espaces publics tels que les parcs, les gymnases ou les clubs sportifs. On estime que l'exclusion des femmes du marché du travail pourrait coûter au pays à hauteur de 1 milliard USD par an, soit 5 % du PIB.
Dans une salle de sport du centre d'Istanbul, Yağmur Nisa Dursun, 17 ans, entraîne des hommes deux fois plus âgés et deux fois plus grands qu'elle à la discipline du kickboxing. Fille de l'entraîneur national Yilmaz Dursun, elle est respectée de tous. « J'ai commencé grâce à mon père, quand j'étais toute petite. Au début, je ne voulais pas, mais en voyant les autres filles s'entraîner, j'ai commencé à être envieuse », explique-t-elle.
Plus de la moitié des personnes qui fréquentent la salle de sport sont des femmes. « Comme il y a beaucoup de cas de violence domestique en Turquie, elles viennent surtout pour apprendre à se défendre », explique-t-elle. Sur les réseaux sociaux, Dursun reçoit des commentaires tels que « un seul coup de poing et tu es au tapis ». « Ce sont des commentaires dévalorisants envers les femmes... Ils agissent de la sorte parce qu'ils se sentent inférieurs. C'est une forme de harcèlement. La misère humaine est ainsi faite ». Parmi ses élèves, il y a une femme de 50 ans qui a obtenu un ordre d'éloignement contre son ex-mari : « Elle est en instance de divorce et espère décrocher la ceinture noire ».
La Turquie n'a pas ratifié la Convention n° 190 de l'OIT, applicable au domaine du sport. Sous le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan, le pays a connu un recul en matière de droits des femmes. En 2004, les haltérophiles Sibel Şimşek, Aylin Daşdelen et Şule Şahbaz ont porté plainte contre leur entraîneur, Mehmet Üstündağ, pour harcèlement sexuel et physique, déclenchant une enquête officielle. Elles ont fait état d'attouchements, de commentaires à caractère sexuel et d'agressions. Aylin Daşdelen l'a également tenu pour responsable du suicide de sa coéquipière Esma Can en 1999. Mehmet Üstündağ a été déchu de ses fonctions et cette affaire a marqué un tournant dans la lutte contre les abus dans le monde du sport, soulignant la nécessité de mettre en place des mécanismes de plainte efficaces et un soutien institutionnel aux victimes.
Par ailleurs, en 2021, Erdoğan a retiré son pays de la Convention d'Istanbul. Jeune et menue, Dursun se défend seule dans la rue grâce à sa technique de défense personnelle. « Je pense qu'il est très difficile d'aller loin dans les sports de combat en Turquie, surtout en tant que femme, car les possibilités sont très limitées. Les femmes ont besoin de plus de soutien financier et psychologique. Depuis que je dirige ma propre salle de sport, je suis plus sereine. Je souhaite être un exemple pour toutes les femmes, et qui sait même au niveau national. » La jeune femme estime que le retour à la Convention d'Istanbul et le respect de la Convention n° 190 permettraient de « sauver des vies ».
« Dans le sport mondial, l'ampleur des abus et du harcèlement est accablante. De plus, l'incapacité des institutions sportives à y répondre rend la mise en œuvre de la Convention n° 190 de l'OIT urgente et incontournable », explique à Equal Times Matthew Graham, directeur d'UNI World Players, le syndicat des athlètes qui représente 85.000 professionnels dans 60 pays.
Au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie, les athlètes féminines se heurtent à une violence structurelle qui va du harcèlement sexuel à l'exclusion juridique et sociale, avec des cas documentés au Pakistan, au Maroc, en Égypte, en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, au Liban et au Kazakhstan. Au Pakistan, pour citer un exemple, Halima Rafiq, joueuse de cricket, s'est suicidée après avoir dénoncé des abus sexuels et avoir été accusée de diffamation. Bien que certains pays aient lancé des campagnes de sensibilisation, aucun n'a mis en œuvre efficacement la Convention n° 190 dans le domaine sportif. Il existe toutefois aussi des exemples encourageants d'autonomisation par le sport. Ainsi, dans le camp de réfugiés de Shatila (Liban), un projet autour du basket-ball a permis à plus de 150 filles d'échapper à des environnements abusifs.
M. Graham souligne que dans les régions où les athlètes sont privées de droits du travail, son organisation collabore avec la Sport & Rights Alliance pour soutenir les survivantes et mener des campagnes de pression. « Dans un cas significatif, nous avons contribué à catalyser une action internationale face au scandale des abus dans le basket-ball au Mali, ce qui a conduit à l'ouverture d'une enquête externe après des années de déni institutionnel. »
Il regrette toutefois que les États et les instances sportives ne se montrent toujours pas à la hauteur, ne serait-ce que dans l'application parcellaire de la Convention n° 190.
Ce sont « les syndicats d'athlètes et la société civile qui sont au-devant des efforts pour que le sport tienne sa promesse de garantir un environnement sûr et inclusif pour toutes et tous ».
Garantir un tel environnement dans le domaine sportif reste un défi au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie. « Les femmes et les athlètes iraniennes sont complètement isolées, car la République islamique ne reconnaît ni ne respecte les droits des femmes dans son système juridique. Signer un document ne suffit pas pour générer un véritable changement », met en garde Shirin Shirzad. Elle préconise des mesures telles que l'exclusion des équipes masculines des compétitions internationales si la participation des femmes n'est pas garantie, l'inclusion des femmes dans la prise de décision, la mise en place de dispositifs indépendants de signalement et des sanctions sévères à l'encontre des agresseurs. « Une pression extérieure est nécessaire », insiste-t-elle.
De son côté, Haley Carter souligne l'importance que revêt la ratification de la Convention n° 190, assortie d'une mise en œuvre effective, au moyen des mécanismes spécifiques prévus à telle fin. Elle souligne en outre l'importance de faciliter les plaintes indépendantes, de permettre aux victimes d'accéder directement aux instances internationales, de protéger les plaignantes et d'exercer une pression économique par le biais d'organismes tels que le CIO, qui, selon elle, devrait exclure les talibans du mouvement olympique. Elle appelle à la mise en place de protocoles d'urgence, d'« équipes en exil » et de réseaux clandestins pour soutenir les athlètes dans des contextes répressifs. Elle rappelle également que « les actes individuels de courage peuvent être le moteur de changements systémiques. Cet esprit inébranlable me donne de l'espoir ».
Aux Jeux olympiques de Paris en 2024, la sprinteuse Kimia Yousofi a défié l'interdiction des talibans et a concouru pour l'Afghanistan. « Je représente les rêves et les aspirations qui ont été volés aux femmes afghanes », a-t-elle déclaré.
Shirzad puise également de l'espoir chez ses compatriotes : « Le courage des femmes iraniennes, qui même dans les moments les plus sombres continuent de résister et de montrer au monde que nous méritons une vie meilleure. Lorsqu'une femme ose prendre la parole, beaucoup d'autres sont inspirées à faire de même. Cela me donne la force d'aller de l'avant. »
« Les femmes iraniennes renaîtront un jour, comme le phénix. Et oui, un jour, nous mènerons une vie normale. »
En 2024, l'organisation Human Rights Watch (HRW) a présenté à la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes et les filles dans le sport un rapport documentant le caractère systémique, mondial et persistant de cette violence, qui comprend le harcèlement sexuel, les abus physiques et émotionnels et les représailles institutionnelles à l'encontre des personnes qui la dénoncent. Parmi les cas cités figurent l'Afghanistan, le Mali, la Chine, le Japon et l'Ouganda. HRW recommande, entre autres mesures, de ratifier et mettre en œuvre la Convention n° 190 de l'OIT, adoptée le 21 juin 2019.
Début 2026, l'OIT convoquera une réunion d'experts sur l'application des principes et droits fondamentaux au travail et sur la violence et le harcèlement dans le monde du sport, où l'UNI World Players représentera les travailleuses et travailleurs. « Nous avons bon espoir que cette réunion sera l'occasion d'élaborer des normes et de formuler des orientations indispensables dans ce domaine », a conclu Matthew Graham.
17.06.2025 à 10:20
Le droit de grève est la cible des employeurs et des politiques néolibérales depuis plus d'une décennie, et subit chaque année des attaques de plus en plus alarmantes à travers le monde. Jusqu'à récemment, ce droit était unanimement considéré comme consacré par les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), un consensus international qui régit les relations professionnelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais depuis 2012, il est remis en question par les (…)
- Actualité / Droits du travail, Grèves, Travail, Syndicats, Législation du travail, Organisation internationale du travail, Législation, Charles KatsidonisLe droit de grève est la cible des employeurs et des politiques néolibérales depuis plus d'une décennie, et subit chaque année des attaques de plus en plus alarmantes à travers le monde. Jusqu'à récemment, ce droit était unanimement considéré comme consacré par les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), un consensus international qui régit les relations professionnelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais depuis 2012, il est remis en question par les employeurs au sein même de l'organe de l'ONU. Dans la pratique, le patronat opère un boycott du fonctionnement interne de l'OIT, inédit depuis sa création en 1919 (au sein de la Société des Nations), une obstruction qui coïncide avec une augmentation alarmante des restrictions juridiques et des mesures répressives à l'encontre de ce droit sur tous les continents.
Le droit de grève et le droit à la négociation collective sont les instruments les plus importants dont disposent les travailleurs pour se défendre contre une multitude d'abus dans le domaine du travail et, bien qu'il s'agisse de droits humains relativement bien ancrés dans les régions les plus développées du monde, ils subissent des pressions croissantes depuis des années. Cet inquiétant recul va de pair avec des gouvernements influencés par l'idéologie néolibérale qui tentent d'entraver et de limiter dans la pratique, par de nouvelles lois, les effets socialement perturbateurs des grèves, alors que c'est précisément en cela que réside leur force en tant qu'arme de pression et de défense des travailleurs.
Le dernier Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI) révèle que le droit de grève a été mis à mal dans 131 pays au cours de l'année écoulée (87 % des 151 pays étudiés dans le rapport), soit 44 pays de plus qu'en 2014, année où l'indice avait étudié 119 nations. La tendance qui se dessine est claire : examiné par région, en 2025, le droit de grève a été violé dans 95 % des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, 93 % des pays d'Afrique, 91 % des pays d'Asie-Pacifique, 88 % des pays d'Amérique et 73 % des pays d'Europe, région qui (même si elle est celle où ce droit est le plus ancré en principe) connaît une tendance à l'obstruction juridique et à la criminalisation des grèves, ainsi qu'à la stigmatisation sociale des grévistes eux-mêmes. Parallèlement, dans 121 pays (soit 80 % ou 34 nations de plus qu'en 2014), le droit des travailleurs à la négociation collective de leurs conditions de travail a été sévèrement restreint ou est inexistant.
En Europe, fer de lance des progrès du droit du travail, l'ancien modèle social « centré sur le travailleur » est activement démantelé par les gouvernements et les entreprises, et ce, à une vitesse qui ne cesse de s'accélérer. En 2025, la protection juridique même du droit de grève avait considérablement empiré au Royaume-Uni, en Hongrie, en Albanie, en Moldavie et au Monténégro. En Belgique, en France et en Finlande, les autorités ont réprimé des travailleurs en grève, tandis que la montée de l'extrême droite accroît d'année en année le risque d'érosion des droits du travail.
En Europe en particulier, où, au cours de la dernière décennie, la pire détérioration des droits du travail de toutes les régions du monde a été enregistrée, on observe depuis quelques années une tendance croissante à limiter la portée et les conditions dans lesquelles la grève est autorisée. Ces nouvelles politiques constituent une dérive législative, puisqu'elles visent à limiter le droit de grève en tentant d'établir une définition trop large de ce qui est considéré dans chaque pays comme des « services essentiels », afin de restreindre ou d'interdire, dans la pratique, le recours à la grève dans un nombre croissant de secteurs du travail.
L'OIT stipule que les « services essentiels » sont uniquement « les services dont l'interruption mettrait en danger, dans l'ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne ». Pourtant, un nombre croissant de parlements légifèrent pour étendre cette définition à des secteurs tels que les transports, l'éducation et la santé, tout en élargissant la proportion de services minimums à assurer à un point tel que la capacité de perturbation sociale qui sous-tend la force de la grève en tant que moyen de pression est pratiquement éliminée.
« Ce qui fait le succès éventuel d'une grève, c'est sa capacité à perturber le système économique », explique à Equal Times l'historien français Stéphane Sirot, spécialiste de la sociologie des grèves, du syndicalisme et des relations sociales.
« Donc, si vous adoptez une législation dont l'objectif est de faire en sorte qu'une grève perturbe le moins possible, c'est un peu comme si vous lui déniez son droit d'existence, au fond, parce que la lettre juridique laisse la grève exister, mais elle a tendance à la tuer dans son esprit », ajoute-t-il.
Cette situation s'aggrave encore davantage en raison des règles qui donnent le ton de cette offensive conservatrice contre les droits des travailleurs, à l'instar de la Loi sur les grèves (niveaux de service minimum) adoptée au Royaume-Uni en 2023. Elle permet d'obliger les travailleurs de certains secteurs stratégiques à ignorer une grève, même s'ils en sont les initiateurs, sous peine de licenciement. Elle permet également de réprimer les protestations et les manifestations syndicales et de remplacer les grévistes par d'autres employés temporaires. Le nouveau gouvernement travailliste britannique a annoncé en août qu'il abolirait cette loi. Pourtant, ses critères de respect du service minimum restent en vigueur, même s'ils devraient être abrogés par le parlement en juillet prochain.
Dans le cas de la France, la situation a radicalement changé depuis la grève des transports de novembre 1995. Celle-ci avait été déclenchée pour empêcher le gouvernement d'Alain Juppé de mettre en œuvre les réformes de la Sécurité sociale qui devaient affecter les travailleurs du secteur. « Pendant trois ou quatre semaines en France, […] il n'y avait plus un train […] qui circulait », se souvient M. Sirot. La mesure a été un succès pour la défense des droits des travailleurs, mais à partir de ce moment-là, « on a vu se développer de manière assez nette une rhétorique sur la grève comme un instrument de perturbation inadmissible et qu'il faut absolument encadrer, limiter et contraindre ». Dans les années qui ont suivi, les projets de loi se sont multipliés dans ce sens, en vue de limiter le droit de grève jusqu'à ce qu'il se rapproche de plus en plus du « modèle italien », où « il y a des périodes au cours desquelles il est interdit de faire grève, notamment dans le secteur des transports, par exemple au moment des départs en vacances à Noël ». Or, un rapprochement avec ce modèle risque de laisser s'échapper la pression par d'autres voies : « à partir du moment où la loi contraint tellement le droit de grève qu'elle l'empêche presque », on assiste à des « grèves sauvages » où le conflit de travail éclate déjà délibérément sans aucune volonté de se soumettre à la législation en vigueur.
L'ironie de cette situation est grande, souligne l'historien, car cela nous ramène à la situation du début du XIXe siècle, époque où la grève était interdite et où la contestation était beaucoup plus violente et aussi beaucoup plus violemment réprimée. Avoir recours à cette pratique aujourd'hui suppose un « choix politique, un choix idéologique », mais qui « ne résout pas les questions sociales. Si vous voulez, c'est plus une façon de les dissimuler ». Et cela, insiste M. Sirot, est « politiquement très dangereux », parce que « si les mécontentements sociaux ne peuvent pas s'exprimer par des dispositifs comme la manifestation ou la grève, et ben, ils s'expriment par la voie des urnes », ce qui explique en partie la montée actuelle de l'extrême droite en Europe, selon lui.
Entre-temps, « il y a une résistance que je trouve très marquée et très forte de la part des systèmes de pouvoir à l'égard des conflits sociaux », face à laquelle il n'y a plus besoin de répression, ils « attendent que les mouvements s'épuisent. Voilà, ils ne négocient même plus » avec les autres acteurs sociaux. « On parle de concertation, de consultation, mais moins de négociation », note-t-il. Historiquement, « on est beaucoup moins enclin aujourd'hui qu'il y a quelques décennies à rechercher des compromis. Et personnellement, je trouve ça vraiment très dangereux, parce qu'encore une fois, quand on ne trouve pas des compromis sociaux, ce sont des contestations politiques qui émergent » de tout le système, « et c'est ce qu'on observe aujourd'hui ».
Depuis quelques années, la bataille se propage à l'OIT elle-même, qui fonctionne sur un socle tripartite, avec un dialogue social constant entre les représentants des gouvernements des 187 États membres, des employeurs et aussi des travailleurs. La Conférence internationale du travail qui coordonne les politiques de l'organisation pour l'année à venir a lieu tous les ans, en juin. Lors de la session de 2012 cependant, dans le cadre des discussions de la Commission de l'application des normes (CAS), le groupe dit « Groupe des employeurs » a remis en question ce que les experts en application des normes de l'OIT considéraient comme acquis depuis trois quarts de siècle à savoir que le droit de grève est implicitement reconnu par la Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (C087) de 1948 et la Convention sur le droit d'organisation et de négociation collective (C098) de 1949.
« Il est impossible de comprendre la liberté syndicale sans l'exercice des trois fonctions qui la composent : la reconnaissance des syndicats (et de l'activité syndicale elle-même), la négociation collective et le droit de grève, précisément en qualité d'outil d'équilibre social permettant de conquérir des droits », explique à Equal Times l'un des grands spécialistes internationaux en la matière, l'Argentin Marcelo DiStefano, docteur en droit du travail, professeur dans deux universités publiques de Buenos Aires et membre du comité exécutif de la Confédération syndicale des Amériques (CSA) au nom de la Confédération générale du travail (CGT) de son pays.
« C'est ainsi parce que la liberté syndicale est un droit à la conquête de droits, un outil qui permet de conquérir de nouveaux droits », souligne-t-il.
Lorsque, en 2012, les employeurs ont commencé à contester le fait que la Convention 87 garantissait implicitement le droit de grève, rappelle-t-il, « c'est là qu'a commencé le processus de blocage de l'un des outils les plus importants dont dispose le système de contrôle [du respect] des normes [de l'OIT], à savoir la Commission de l'application des normes », dont les capacités, notamment l'élaboration de rapports sur le respect ou non des directives de l'OIT à travers le monde, sont paralysées depuis maintenant 13 ans.
Cela signifie que, depuis 2012, les travailleurs, les employeurs et les gouvernements sont aveugles, sans données unanimement établies ni interprétations autorisées par l'OIT sur les limites légales à l'exercice du droit de grève, ce qui a accru l'incertitude politique pour toutes les parties et a contribué à inciter la Confédération syndicale internationale (CSI) à élaborer, à partir de 2014, son propre rapport annuel sur l'état des conditions de travail dans le monde.
Comme l'explique M. DiStefano, pour fonctionner, la CAN « exige un consensus, mais, lorsqu'une des parties en bloque la possibilité, il est impossible de parvenir à un accord, car ce qui est en jeu ici, c'est de savoir si la Convention 87 reconnaît ou non le droit de grève. Or, comme on dit en Argentine, on ne peut pas être “un peu enceinte” : on l'est ou on ne l'est pas ».
Pendant ces 13 années de vide juridique qui ont commencé juste au moment où un syndicaliste, le Britannique Guy Ryder (ancien secrétaire général de la CSI de 2006 à 2010), est devenu directeur général de l'OIT, les représentants mondiaux du patronat ont tenté d'empêcher les travailleurs de porter l'affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye en vue d'obtenir un avis consultatif.
« Ils ont tenté de négocier un protocole spécifique sur la grève [inexistant jusqu'alors dans la réglementation de l'OIT], mais le droit de grève, soit on l'a, soit on ne l'a pas », souligne M. DiStefano. « En réalité, leur intention était d'entamer un processus visant à restreindre l'exercice du droit de grève, car il ne s'agit pas d'un droit absolu, mais plutôt d'un droit relatif, qui peut être encadré dans certaines circonstances… mais, dans ces cas-là, l'OIT considère que ces restrictions peuvent être imposées afin de protéger des droits essentiels, c'est-à-dire lorsque la sécurité ou la vie des personnes est mise en danger ».
En fin de compte, les travailleurs et une grande partie des États, y compris les membres de l'Union européenne et les États-Unis, ont voté pour porter la question devant la CIJ, qui doit encore se prononcer à ce sujet.
Pour leur part, les représentants des organisations patronales du monde entier semblaient chercher à affaiblir le contrôle des normes de l'OIT, afin de voir s'estomper la protection internationale du droit de grève et de permettre des interprétations plus laxistes qui permettraient de le restreindre dans la pratique. L'organisation qui les regroupe au sein de l'OIT, l'Organisation internationale des employeurs (OIE), a refusé les questions d'Equal Times, mais a renvoyé à un communiqué à ce sujet, dans lequel elle affirme que, selon elle, ainsi que « de nombreux gouvernements », l'instance compétente pour interpréter si le droit de grève est reconnu ou non par l'OIT n'est pas la CIJ, mais les réunions annuelles de la CIT… que les employeurs eux-mêmes entravent depuis 12 ans en bloquant toute mesure qui impliquerait de considérer que l'organisme des Nations unies reconnaît le droit de grève, comme cela avait été sous-entendu jusqu'en 2012, pendant trois quarts de siècle.
12.06.2025 à 08:30
Elodie Toto
« On manifestera jusqu'à ce qu'on obtienne gain de cause. Ce projet n'est pas durable. Le monde est en train de se tourner vers les énergies renouvelables. L'Ouganda devrait faire pareil », explique au téléphone Ibrahim Mpiima, chef d'équipe de Justice Movement Uganda, un mouvement de protestation qui rassemble une centaine d'étudiants dans le pays contre l'East African Crude Oil Pipeline Project (ou EACOP), le plus long projet d'oléoduc chauffé au monde.
« Dès qu'on peut, on va (…)
« On manifestera jusqu'à ce qu'on obtienne gain de cause. Ce projet n'est pas durable. Le monde est en train de se tourner vers les énergies renouvelables. L'Ouganda devrait faire pareil », explique au téléphone Ibrahim Mpiima, chef d'équipe de Justice Movement Uganda, un mouvement de protestation qui rassemble une centaine d'étudiants dans le pays contre l'East African Crude Oil Pipeline Project (ou EACOP), le plus long projet d'oléoduc chauffé au monde.
« Dès qu'on peut, on va manifester. La seule chose qui nous freine, c'est l'argent. Mais dès qu'on en récolte assez, on fait des banderoles, on achète des téléphones portables jetables, on sécurise des planques pour se réfugier en cas de problèmes, et on y va ». Ce groupe local est associé à un mouvement plus grand, StopEACOP, une coalition d'ONG internationales, qui se sont rapprochées « pour plus de solidarité, plus de visibilités et de budget », explique encore l'étudiant à l'université de Kyambogo, à Kampala.
Malgré toutes les précautions prises en amont de la manifestation du 19 mars dernier, Ibrahim Mpiima a été arrêté par la police. Il était allé manifester avec une trentaine de camarades, étudiants comme lui. Emmené de force avec trois autres militants dans la prison de haute sécurité de la capitale, il a été battu et torturé. Relâché le 3 avril, il accuse dans un récit publié sur les réseaux sociaux, des agents de sécurité de l'avoir également violé lors de cette détention.
Martha Amviko, militante au sein du mouvement Extinction Rébellion, était présente à la manifestation. « On voulait marcher jusqu'au Parlement pour leur donner notre pétition qui demandait l'arrêt du projet. À peine avons-nous déployé des banderoles que des policiers ont surgi. Moi, j'ai réussi à m'enfuir. Mais tout le monde n'a pas eu cette chance. Une fois qu'ils vous emmènent dans les voitures de police, vous savez que vous allez être sévèrement battus. La violence est systématique ».
Même si la contestation a commencé il y a quelques années, depuis un an, une centaine de personnes ont été arrêtées et menacées par la justice, en Ouganda, pour avoir participé à des manifestations pacifiques contre les projets pétroliers que le gouvernement souhaite développer.
L'oléoduc EACOP prévoit de mesurer environ 1.400 km de long, allant du Parc national Murchison Falls en Ouganda, jusqu'au port de Tanga en Tanzanie, pour acheminer du pétrole des 400 puits ougandais de Tilenga et Kingfisher jusqu'à la mer, où il pourra être vendu à l'international. Il est estimé que 246.000 barils de pétrole couleront chaque jour dans cet oléoduc, pendant les 25 années d'exploitation prévues.
Présentés comme des opportunités de développement, ces projets sont portés par les gouvernements de l'Ouganda, de la Tanzanie, ainsi que les géants pétroliers TotalEnergies et la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) et ont été estimés à l'origine à 3,5 milliards de dollars US, en 2020. Mais la facture ne cesse, depuis, de s'alourdir. L'Ouganda et la Tanzanie espèrent tirer des revenus importants, mais aussi des emplois, pour faire construire puis entretenir l'infrastructure.
Car, dans un pays comme l'Ouganda, où le revenu par habitant se situe à environ 1.000 dollars par an, les gouvernements misent sur les richesses pétrolières pour sortir le pays de la pauvreté. « Nous pensons que cela devrait constituer un catalyseur pour la croissance économique », a déclaré Robert Kasande, un officiel du Ministère ougandais de l'Énergie, lors de la cérémonie de signature en 2021.
Pourtant, sur le terrain, certains habitants font face, au contraire, à des conséquences négatives sur leur vie et leurs revenus. C'est le cas de Geoffrey Byakagaba, un agriculteur de 45 ans, père de 8 enfants, qui a été dépossédé d'une partie de sa terre au profit du projet. « En 2017, Total est devenu propriétaire de nos terres dans notre village. Il y avait plusieurs types de compensations. Moi, j'ai opté pour la solution ‘une terre pour une terre'. Ils ont pris ma terre, mais jusqu'à présent, ils ne m'ont pas dédommagé », explique-t-il.
Geoffrey Byakagaba, après avoir perdu une partie de son terrain, continue de vivre à Kasenyi, dans le district de Buliisa, là où la ville se prépare en ce moment à accueillir une centrale de traitementdu projet Tilenga. Il raconte avoir vu son niveau de vie chuter. « Avant le projet, je cultivais du manioc, des patates douces. On les mangeait et on vendait le surplus. J'avais 20 à 25 bêtes, vaches et chèvres… Aujourd'hui il ne m'en reste qu'une dizaine et ma récolte est tout juste suffisante pour nous nourrir. »
En raison de ce manque à gagner, il a dû changer ses enfants d'école. « Ils sont toujours scolarisés, mais dans des quartiers qui ne nous plaisent pas. » Depuis, Geoffrey Byakagaba survit en faisant des petits travaux et en vendant le produit de sa pêche. Toutefois, par rapport à d'autres résidents de Kasenyi, il s'estime chanceux. « Heureusement, je ne vivais pas exactement là où je cultivais, alors j'ai toujours un endroit pour vivre. Ce n'est pas le cas de tout le monde. »
Il ajoute : « Et puis, je n'ai pas accepté leur argent. L'argent de Total ne m'aurait jamais permis d'acheter une terre. Ils m'ont proposé seulement 3,5 millions de shillings par hectares [environ 850 euros], alors qu'aujourd'hui pour acheter un hectare dans les environs, il faut débourser entre 10 et 15 millions [entre 2.500 et 3.500 euros]. J'aurais été ruiné. Certains l'ont été. » Geoffrey Byakagaba représente la cinquième génération de sa famille à vivre sur cette terre. Aussi pour lui, elle a bien plus qu'une valeur marchande.
« C'est ici que j'ai grandi. J'avais neuf hectares hérités de mes parents, mais il m'en reste moins de la moitié. Si je meurs aujourd'hui, mes enfants seront sans terre. Je me bats pour mes droits, mais aussi pour laisser un héritage à mes enfants ».
En avril 2021, excédé par la situation, il décide de porter plainte pour accaparement des terres à la Haute Cour de Masindi afin d'obtenir une compensation juste, de la part des promoteurs du projet EACOP. Il confie à Equal Times qu'il a été très vite accusé d'être un saboteur par les promoteurs, mais aussi par les autorités ougandaises pour avoir osé protester et parler à une journaliste italienne, Federica Marsi. Celle-ci avait alors été arrêtée, quelque temps après, avec un défenseur des droits humains ougandais, Maxwell Atuhura.
En 2025, selon Geoffroy Byakagaba, la situation n'a pas évolué et il est toujours en attente d'une compensation. Il n'est pas le seul. L'agriculteur fait partie des quelque 118.000 personnes qui ont été totalement ou partiellement expropriées en raison des projets Tilenga et EACOP.
Tout comme la grand-mère d'Ibrahim Mpiima, l'activiste. « Elle a été expulsée de sa terre à Hoima, alors elle s'est installée avec nous à Kampala, vu la compensation qu'elle a obtenue, elle n'a pas pu se racheter une terre. À cause de cela, elle ne s'est jamais sentie en paix. Et aujourd'hui elle est décédée », raconte le jeune homme. C'est ce qui l'a poussée à s'engager contre le projet, alors qu'il était encore étudiant. « À l'époque, je ne connaissais pas grand-chose d'EACOP, mais de voir ce qui est arrivé à ma grand-mère, ça m'a poussé à m'y intéresser. Puis j'ai réalisé que la plupart des gens ne connaissent rien du projet et de ses effets. Certains pensent même qu'il s'agit d'un projet de développement venu sauver l'Ouganda de la pauvreté, alors qu'énormément de personnes ont perdu leur terre. On doit se battre contre cette désinformation », s'indigne -t-il.
Au niveau national, très vite, avant même que le projet ne soit validé, la mobilisation anti-EACOP s'est organisée. Le mouvement devient international dès 2018, au moment des grandes manifestations d'étudiants du Friday For Future. Le monde commence à entendre parler d'EACOP et de sa démesure. De la quinzaine d'aires protégées que le projet va traverser, sa proximité avec les grands lacs (lac Albert et lac Victoria), l'une des plus importantes source d'eau douce d'Afrique, de son énorme bilan carbone présumé [34 millions de tonnes de CO² par an], alors que l'Ouganda à lui seul n'en émet que 5 millions de tonnes par an, à l'heure actuelle. Toutes ces raisons poussent des scientifiques à qualifier ce projet de « bombe climatique ».
En Ouganda, les autorités répliquent. Un communiqué de presse de l'autorité pétrolière de l'Ouganda qualifiant le mouvement contestataire international #StopEacop de mouvement d'opposition malavisé, à la limite du racisme et du colonialisme. D'après une enquête du média britannique DeSmog, TotalEnergies aurait mandaté une agence de relations publiques sud-africaine pour « éliminer toutes les réactions publiques négatives » vis-à-vis de ces projets pétroliers. Pour cela, une véritable campagne dans les rues, comme sur les réseaux sociaux, est alors lancée.
Pour Dickens Kamugisha, PDG de la compagnie à but non lucratif Afiego (Africa Institute for Energy Governance) qui suit le dossier EACOP depuis des années, ce n'est pas surprenant. « Malheureusement, notre système judiciaire n'est pas bon et en même temps, le gouvernement utilise les policiers pour punir ceux dans les communautés qui parlent. Énormément de personnes ont été arrêtées, intimidées, emprisonnées… »
« Ici, quand tu t'opposes à ce que le gouvernement et la compagnie (TotalEnergies, ndlr) font, tu deviens l'ennemi et une fois qu'ils t'ont dans leur viseur, tu dois souffrir les conséquences ».
Ibrahim Mpiima a toujours été conscience des risques, lui qui a déjà été arrêté une première fois en 2023. « C'est notre responsabilité. J'ai peur de finir en prison, d'être battu. J'ai vraiment peur. Mais si nous, les personnes qui sommes informées, ne manifestons pas, alors on aura trahi tous ceux qui croient en nous, » confiait-il à Equal Times quelques jours avant d'aller manifester en mars. Joint à nouveau par téléphone après sa sortie de détention, où il a subi des actes de torture, il racontait que l'épreuve l'avait toutefois affaibli : « Je me sens déprimé. Je ne m'en suis toujours pas remis physiquement. Mentalement aussi d'ailleurs. Le sentiment est encore frais dans mon esprit, comme si ça s'était passé hier ».
Martha Amviko avait également subi une arrestation en août 2024, suivi d'une incarcération de deux semaines. « Ils nous ont emmenés à Luzira. La prison de haute sécurité. Ils m'ont mis dans la même cellule que les criminelles, que les personnes qui avaient tué, alors que j'étais poursuivie pour trouble à l'ordre public », décrit-elle. « C'était surpeuplé. De temps en temps, les gardes vous convoquent dans leurs bureaux. Là, ils nous battaient, ils faisaient tout pour briser notre esprit ». Malgré cette expérience, elle assure : « Je préfère mourir que de laisser les choses telles qu'elles sont aujourd'hui. Les personnes qui mettent en place cet oléoduc seront mortes dans 20- 30 ans. Nous, on est la génération qui devra vivre avec leurs décisions. Nous et nos enfants. On ne peut pas abandonner le combat. »
En effet, le 23 avril, malgré tout cette répression, une nouvelle manifestation s'est encore tenue à Kampala. Onze activistes ont été arrêtés à leur tour. Au moment où cet article est rédigé, ils sont toujours derrière les barreaux, à la prison de haute sécurité de Luzira.