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30.09.2025 à 10:37

En Italie, le modèle agricole profite encore et toujours du travail invisible et précaire des migrants

Marco Marchese

Avant l'aube, le long des routes de la province de Latina, au sud de Rome, la circulation n'est pas composée de voitures, mais de vélos. Les ouvriers agricoles migrants pédalent parfois jusqu'à 30 kilomètres pour rejoindre les champs de l'Agro Pontino, l'une des zones à la plus forte densité agricole d'Italie. Ils viennent principalement de la région indienne du Pendjab, et dans une moindre mesure du Bangladesh. Les transports publics sont inexistants et, pour la majorité d'entre eux, sans (…)

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Texte intégral (2012 mots)

Avant l'aube, le long des routes de la province de Latina, au sud de Rome, la circulation n'est pas composée de voitures, mais de vélos. Les ouvriers agricoles migrants pédalent parfois jusqu'à 30 kilomètres pour rejoindre les champs de l'Agro Pontino, l'une des zones à la plus forte densité agricole d'Italie. Ils viennent principalement de la région indienne du Pendjab, et dans une moindre mesure du Bangladesh. Les transports publics sont inexistants et, pour la majorité d'entre eux, sans papiers, le vélo est la seule option possible, la moins coûteuse, mais aussi la plus dangereuse.

C'est au plus près du passage de ces vélos que la Flai CGIL, principal syndicat de travailleurs agricoles en Italie, organise ses actions de rue afin de croiser les ouvriers pendant les jours de forte activité dans les champs. Syndicalistes et bénévoles, épaulés par des interprètes, distribuent des gilets réfléchissants, des chapeaux de paille et des brochures informant les travailleurs de leurs droits, et les risques au travail, avec les numéros à contacter pour obtenir une aide syndicale.

Fin juillet, Equal Times a suivi une de ces importantes actions de rue. « Rien que le mois dernier, il y a eu trois accidents mortels », nous a raconté Antonio Del Brocco, syndicaliste de la Flai CGIL, « et comme il s'agit de travailleurs invisibles, ces accidents ne sont pas reconnus comme des accidents de trajet, liés au travail ».

En deux heures de présence sur la route, les syndicalistes réussissent à rencontrer une centaine d'ouvriers. La plupart prennent le matériel, remercient et repartent rapidement vers leur journée de labeur. Seuls quelques-uns s'arrêtent pour raconter leurs conditions : des heures éreintantes payées entre 3 et 5 euros, sans contrat ni protection. « Le syndicalisme de rue est essentiel, car dans les exploitations, il est beaucoup plus difficile de leur parler », explique M. Del Brocco, « souvent, ils n'osent même pas s'approcher, par peur des représailles de leurs employeurs ».

La mort atroce de Satnam Singh

Malheureusement, les accidents de la route ne sont pas le seul danger pour ces travailleurs vulnérables. C'est précisément dans cette campagne de l'Agro Pontino qu'à l'été dernier a eu lieu un fait divers tragique, qui a une fois de plus braqué les projecteurs sur le racisme et la marginalisation subis par les ouvriers agricoles migrants en Italie.

Le 17 juin 2024, Satnam Singh, un jeune sikh indien de 31 ans, travaillant sans contrat pour une exploitation, a subi un grave accident de travail. La machine à enrouler le plastique qu'il utilisait lui a tranché net un bras et écrasé les jambes. Le patron de l'exploitation, Antonello Lovato, au lieu d'appeler les secours, l'a chargé dans sa camionnette et l'a abandonné sur la route devant la maison où il louait une chambre. Il a même laissé à côté de lui son bras amputé, posé sur une caisse en plastique.

Grâce à un appel des voisins, ce n'est qu'une heure et demie après l'accident que Satnam Singh a finalement été secouru et transporté en hélicoptère dans un hôpital de Rome, mais il était trop tard : il est mort deux jours après. Antonello Lovato a été placé en détention provisoire et est poursuivi pour homicide volontaire. Le lendemain de la mort de Satnam Singh, la Présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, a parlé « d'actes inhumains qui n'appartiennent pas au peuple italien », en évitant toute analyse du contexte dans lequel les faits se sont produits.

Les syndicalistes et les chercheurs qui recueillent chaque jour les témoignages des ouvriers agricoles ne partagent pas ce point de vue. Marco Omizzolo, sociologue spécialiste des « agromafias » et des migrations, contacté par Equal Times explique que « le gouvernement et les médias grand public ont abordé la mort de Satnam selon le paradigme du scandale, alors qu'il s'agit en réalité de l'expression la plus atroce d'un quotidien vécu par des centaines de milliers de travailleurs agricoles, principalement étrangers, qui ne sont pas seulement exploités, mais aussi en danger de mort ».

« Dans le secteur agricole, on compte environ 150 décès par an, selon les données officielles, des chiffres très probablement sous-estimés étant donné l'ampleur du travail au noir ».

« Que ce soit un système d'exploitation [bien ancré localement], les chiffres le démontrent », dénonce Alessandra Valentini de la Flai CGIL. « Entre le 1er juin et le 15 juillet 2024, 7.368 embauches ont été enregistrées dans l'Agro Pontino, contre 4.790 sur la même période en 2023. Cela signifie que toutes ces personnes travaillaient auparavant au noir et que les employeurs ne leur ont fait des contrats que par peur d'une intensification des contrôles. Puis, les inspections ont de nouveau diminué, et tout est redevenu comme avant ».

Les causes d'une exploitation systémique

Selon le VIIe rapportAgromafie et Caporalato de l'Observatoire Placido Rizzotto, lié à la CGIL, environ 200.000 travailleurs irréguliers seraient employés dans le secteur agricole sur l'ensemble du territoire italien, soit un taux de travail illégal de 30 %. Mais on peut y lire aussi que « les études empiriques menées sur le terrain montrent que ces chiffres sont certainement sous-estimés et ils incluent en grande partie du travail exploité ».

Les travailleurs étrangers représentent 25 % du total des travailleurs agricoles au niveau national, mais dans certaines zones comme celle de Latina, ils constituent une nette majorité. Le sociologue M. Omizzolo dénonce :

« Malheureusement, la tragédie de Satnam n'est ni un cas isolé, ni une exception. Elle est la conséquence de choix politiques, juridiques, économiques et entrepreneuriaux qui favorisent la subordination, voire l'esclavage des migrants ».

L'un des principaux problèmes est lié au système de recrutement des travailleurs étrangers, le fameux « décret flux ». Chaque année, le gouvernement fixe des quotas d'étrangers autorisés à entrer en Italie pour des raisons de travail, toujours en deçà des besoins réels (seulement 136.000 tout secteurs confondus en 2024).

« L'inadéquation du système et de son contrôle génère un marché noir pour obtenir des autorisations », dénonce Mme Valentini de la Flai-CGIL, « que les migrants paient jusqu'à 10.000 euros à des intermédiaires illégaux dans leur pays d'origine. Ensuite, ils arrivent en Italie et trop souvent l'employeur qui avait demandé de la main-d'œuvre ne se présente pas, car la loi n'impose pas l'obligation d'embauche ».

Sans contrat, les migrants perdent la possibilité d'obtenir un permis de séjour, deviennent irréguliers et tombent dans les circuits du travail au noir. Selon le dernier rapport de la campagne “Ero straniero” (« J'étais étranger »), en 2024 seuls 7,8 % des quotas fixés par le gouvernement se sont transformés en permis de séjour. Ainsi, l'unique mécanisme légal d'entrée en Italie crée, paradoxalement, une armée de sans-papiers contraints d'accepter n'importe quelle condition, les conduisant à l'exploitation.

« Nous demandons que les personnes qui arrivent en Italie puissent avoir un permis de séjour en attente d'un emploi », poursuit Mme Valentini, « qui leur permette de chercher un travail en personnes libres, et non sous la menace permanente du chantage ». N'étant pas en règle, les ouvriers agricoles ont peur de dénoncer aux autorités ceux qui les exploitent.

Les contrôles, eux, sont toujours trop peu nombreux. En 2024, l'Inspection nationale du travail n'a contrôlé que 6.023 exploitations agricoles, soit seulement 2 % du total des exploitations existantes. Ces contrôles, bien que très peu nombreux, ont révélé toutefois des irrégularités dans 68,4 % des cas.

« Dans ce contexte d'illégalité généralisée, les agromafias s'enrichissent, avec un gain estimé à 25,2 milliards d'euros par an », explique le sociologue Omizzolo. « Il y a aussi les criminels qui profitent de la vulnérabilité des travailleurs irréguliers : les fameux caporali. Ce sont des intermédiaires illégaux qui recrutent les ouvriers pour les exploitations, prélèvent une part de leurs maigres salaires et les soumettent à des menaces et à des violences ».

L'enquête de police a révélé que Agrilovato, l'exploitation où travaillait Satnam Singh, avait recours à des caporali pour trouver les travailleurs les plus vulnérables et en tirer le plus grand profit.

Le combat pour une politique agricole commune plus sociale

En dépit de toutes les infractions commises, il a été mis en évidence que l'entreprise Agrilovato a bénéficié ces dernières années de plus de 130.000 euros de subventions européennes destinées à l'agriculture. C'est précisément pour éviter de telles aberrations que, grâce à la pression de la Fédération européenne des syndicats de l'alimentation, de l'agriculture et du tourisme (EFFAT, selon l'acronyme anglais), le principe de conditionnalité sociale a été introduit dans la dernière Politique Agricole Commune (PAC 2023-2027) : les subventions européennes à l'agriculture sont censées n'être accordées qu'aux employeurs qui respectent les droits des travailleurs.

« La conditionnalité sociale a été une grande victoire du mouvement syndical », explique Enrico Somaglia, Secrétaire général de l'EFFAT. « Nous continuons à nous battre pour qu'elle soit étendue et mieux appliquée : elle devrait être transformée d'un simple mécanisme de sanction, comme c'est le cas aujourd'hui, en un véritable outil de contrôle préventif, avec obligation de signer un engagement et croisements des bases de données ».

Depuis plusieurs mois, l'EFFAT mène une série d'initiatives pour pousser à réformer la PAC post-2027 dans un sens plus social, mais les orientations présentées par la Commission européenne semblent aller dans une direction complètement opposée. « Grâce à notre lutte, la conditionnalité sociale a été maintenue, mais elle présente des lacunes préoccupantes, comme l'exonération des contrôles pour les exploitations agricoles de moins de 10 hectares », explique M. Somaglia.

« Aucune amélioration n'a été apportée, et la taille des exploitations reste le principal critère pour le calcul des aides, sans tenir compte ni de la qualité ni de la quantité des emplois créés ».

Ni le gouvernement italien ni les institutions européennes n'agissent donc vraiment pour améliorer les conditions de vie des ouvriers agricoles vulnérables. Et pourtant, c'est grâce à leur travail que nous avons chaque jour en quantité des fruits et des légumes sur nos tables. « Combien d'autres Satnam devront encore mourir avant qu'on intervienne pour briser ce système d'exploitation ? », se demande le sociologue Omizzolo.

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