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30.09.2025 à 06:00

En Autriche, la droite marche au pas du FPÖ

Olivier Cyran

À rebours de l'Allemagne, l'Autriche n'a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle. Son extrême droite d'après-guerre n'a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise en Allemagne. Depuis plus de quarante ans, le Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ), longtemps dirigé par des néo-nazis patentés, est solidement installé sur la scène politique autrichienne, a participé à cinq gouvernements de coalition, et est arrivé en tête des élections (…)

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Texte intégral (6866 mots)

À rebours de l'Allemagne, l'Autriche n'a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle. Son extrême droite d'après-guerre n'a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise en Allemagne. Depuis plus de quarante ans, le Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ), longtemps dirigé par des néo-nazis patentés, est solidement installé sur la scène politique autrichienne, a participé à cinq gouvernements de coalition, et est arrivé en tête des élections législatives de septembre 2024.

Le FPÖ et l'AfD allemande ont bien des points communs, malgré une histoire différente. Les deux partis se sont tous deux consolidés depuis le début de la guerre génocidaire livrée par Israël contre Gaza. Par quels ressorts ont-ils tiré profit de la guerre au Proche-Orient et de sa réception par le monde politique et médiatique, malgré un lourd passé antisémite ? Comment leur idéologie islamophobe et xénophobe a-t-elle fini par éclabousser l'ensemble de la classe politique ? Pour le comprendre, Orient XXI publie deux grands reportages. Après l'Allemagne lundi 29 septembre, notre envoyé spécial rend compte de ce qu'il a vu et entendu en Autriche. Illustration Willem.

Oubliée sur un mur dans le quartier de Floridsdorf, une affiche électorale à la gloire d'un quadra aux traits poupins et au sourire pincé annonce la couleur : « Plus de policiers, moins de réfugiés. » Dominik Nepp, chef de file viennois du Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ), a le visage mou et le racisme ardent. Il veut interdire les logements sociaux aux « migrants musulmans » et qualifie les demandeurs d'asile de « virus ». Me voyant en arrêt devant cette apparition, une petite dame aux cheveux gris m'accoste.

« Ah, vous n'êtes pas d'ici… Vous savez, à Vienne, les nazis ne portent pas la Lederhose [culotte de peau] et le chapeau tyrolien. Ils ont plutôt une allure d'agent immobilier, comme lui-là. Mais ça reste des nazis. » Cette institutrice à la retraite se dit « écœurée » : à l'élection municipale de Vienne, le 27 avril 2025, le parti social-démocrate (SPÖ) est certes resté en tête avec près de 40 % des voix, mais le FPÖ a triplé son score avec 20 % des suffrages. Et surtout : à Floridsdorf, il l'a emporté sur le SPÖ en ralliant un électeur sur trois, faisant de cet ancien quartier ouvrier le porte-étendard de la conquête des villes par une extrême droite longtemps identifiée à l'Autriche rurale.

Dans une Europe où les extrêmes droites progressent à un train d'enfer, l'Autriche peut se targuer d'avoir montré le chemin : cela fait plus de quarante ans déjà que son extrême droite est pleinement intégrée à la vie politique. Fondé en 1955 par d'anciens Waffen-SS, le FPÖ a noué sa première coalition gouvernementale en 1983, sous la houlette d'un chancelier social-démocrate, Fred Sinowatz, pas gêné de recruter son vice-chancelier parmi les héritiers du national-socialisme. Aujourd'hui, le FPÖ comptabilise cinq participations à un gouvernement fédéral, dont la dernière a pris fin en 2019. Pour la première fois de son histoire, le parti arrive en tête des élections générales de septembre 20241avec 29 % des voix. Pour autant il ne dirige pas, n'ayant réussi à former aucune coalition de gouvernement avec les principaux partis. Il attend son heure et continue de dominer à l'échelle locale : en ce moment, le FPÖ co-dirige l'exécutif de cinq Länder sur neuf. Même Vienne « la rouge » n'est plus à l'abri.

De quelle manière cette longue imprégnation de l'extrême droite dans la société autrichienne se manifeste-t-elle dans le contexte du génocide de Gaza ? On a vu combien en Allemagne la validation des massacres commis par Israël a créé un appel d'air favorable à la propagation du néo-fascisme. Qu'en est-il de l'Autriche ? Gaza a-t-elle fourni une occasion providentielle au FPÖ de se légitimer encore davantage par un soutien sans faille à Israël, à l'image du Rassemblement national en France ? Lui donne-t-elle du grain à moudre en attisant l'islamophobie et en amplifiant la brutalisation du monde politique, comme c'est le cas pour l'AfD en Allemagne ?

Image floue d
Jörg Haider

Israël, bras armé de la « civilisation judéo-chrétienne » face au « terrorisme musulman »

À première vue, l'Autriche paraît impeccablement assortie au prêt-à-porter costume que revêt l'Europe depuis les attaques du Hamas le 7 octobre 2023. Face au génocide de Gaza, le gouvernement, fruit d'une « grande coalition » entre les conservateurs du Parti populaire autrichien (ÖVP), le SPÖ et les libéraux du petit parti Neos2, campe sur une ligne pro-israélienne non moins fervente que celle de l'Allemagne. Oubliés, les temps anciens où l'Autriche entretenait des liens privilégiés avec l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Le nouveau chancelier Christian Stocker ne cesse de clamer sur tous les tons que lui et son équipe sont « pleinement engagés en faveur de la sécurité d'Israël et dans le combat contre toutes les formes d'antisémitisme », comme il l'a assuré le 20 mai par téléphone au premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou.

Les voix qui dénoncent le génocide sont traitées en conséquence, selon des mécanismes d'instrumentalisation familiers à la plupart des Européens. Lorsque, le 21 mai, le jeune chanteur autrichien JJ, après avoir gagné l'Eurovision, s'étonne dans une interview qu'Israël n'ait pas été exclu du concours au même titre que la Russie, tout le gratin du pays, classe politique et médias confondus, lui tombe dessus, comme si le contre-ténor de 24 ans était le Hamas à lui tout seul. Le secrétaire d'État à la lutte contre l'antisémitisme, Alexander Pröll, s'emporte contre le chanteur, accusé de nourrir des « sympathies pour le terrorisme et l'antisémitisme », tandis que le président de la République, Alexander Van der Bellen, qui vient des Verts, se fend d'un communiqué rappelant la nécessité de « toujours veiller à soutenir l'État d'Israël ».

Adoptant la stratégie commune à l'ensemble du camp suprémaciste occidental, le parti des Lederhosen fait une promotion effrénée du gouvernement Nétanyahou, perçu comme le bras armé de la « civilisation judéo-chrétienne » face au « terrorisme musulman ». Chaque fois qu'une déclaration ou un évènement de solidarité avec la Palestine déclenche les outrages du monde politique et médiatique, le FPÖ s'empare de l'aubaine pour avancer ses pions. Là encore, le parti n'a rien inventé. Le procédé qui consiste à mobiliser la doxa pro-israélienne pour se défausser de son antisémitisme historique sur les pro-palestiniens, ou les immigrés, ou la gauche, est devenu la règle au sein des extrêmes droites européennes. Dans le cas du FPÖ, cette acrobatie relève cependant de la très haute voltige et peut donner le tournis même aux plus blasés. Car, en matière d'antisémitisme, peu de partis en Europe présentent un curriculum vitæ aussi éloquent que le FPÖ. Et, pourtant, ils sont plus rares encore à avoir été rendus aussi « fréquentables » que lui.

Un homme avec des lunettes, visage flou et pixelisé, semblant surpris ou perplexe.
Herbert Kickl

Un récit révisionniste

Chercheur spécialisé dans l'étude des extrêmes droites, Bernhard Weidinger me reçoit dans son bureau du Centre de documentation de la résistance autrichienne (DÖW), en plein cœur de la Vienne impériale. Ce haut lieu de mémoire abrite une exposition permanente sur les crimes de l'Autriche nazie, désertée en ce jour de mai où les visiteurs affluent pourtant en masse dans la ville. Il explique :

En Autriche, le rapport à l'histoire reste encore très marqué par la Opferthese thèse de la victime »], cette idée selon laquelle le pays aurait été non pas acteur mais victime du national-socialisme. Ce récit révisionniste a été colporté très longtemps par l'État autrichien lui-même, dans le but de s'exonérer de sa responsabilité. Cela a grandement contribué aux conditions dans lesquelles l'extrême droite a pu reprendre pied quelques années après 1945. En Autriche, contrairement à la France et à l'Allemagne, il n'y a jamais eu de cordon sanitaire entre les partis dits démocratiques et l'extrême droite : le FPÖ a toujours été vu comme un partenaire fréquentable, hormis sous Franz Vranitzky, chancelier SPÖ de 1988 à 1997, le seul à avoir reconnu la responsabilité de l'Autriche dans l'holocauste.

Bernhard Weidinger admet qu'en Allemagne comme en France le cordon sanitaire s'est défait, ou ne tient plus qu'à un fil. Mais il note qu'en Allemagne « l'existence d'un parti d'extrême droite représenté au parlement et qui pèse sur la vie politique nationale est un phénomène nouveau, alors qu'en Autriche on y est habitué depuis au moins les années 1990 et les succès électoraux de Jörg Haider, la figure tutélaire du FPÖ3. En Allemagne, l'État fédéral s'est construit comme l'antithèse du régime national-socialiste, ce n'est pas le cas du nôtre. »

L'exceptionnelle « fréquentabilité » de l'extrême droite autrichienne n'a nullement été contrariée par son antisémitisme bouillonnant, pas plus hier qu'aujourd'hui. À la différence d'autres formations néo-fascistes européennes, qui ont mis prudemment leur référentiel historique en sourdine, le FPÖ d'aujourd'hui marche toujours dans les mêmes bottes cirées que celui de 1995, époque où son président Jörg Haider, qui fut également gouverneur de la région de Carinthie, exprimait publiquement son admiration pour les vétérans des Waffen-SS, « ces hommes intègres, restés fidèles jusqu'aujourd'hui à leurs convictions, malgré les vents contraires ». Volumineux, le recueil des confessions brunes continue de s'épaissir d'année en année.

En septembre 2023, une vidéo mise en ligne par le FPÖ sur sa chaîne YouTube montre des jeunes militants du parti en train de faire une marche au flambeau sous le « balcon de Hitler » à la mairie de Vienne, où le Führer a pris triomphalement la parole après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne en 1938, devenu lieu de recueillement traditionnel des néo-nazis autrichiens. À ce brame d'amour pour le IIIe Reich se mêlent des images de demandeurs d'asile et de Notre-Dame de Paris en flammes, pour illustrer les périls du « grand remplacement ».

La vidéo ne passe pas inaperçue. Face à l'émotion qu'elle soulève dans une partie de la presse, le président du FPÖ, Herbert Kickl, se fait un plaisir d'en rajouter : ses porteurs de flambeaux ne sont, dit-il, que d'innocents « jeunes gens ayant une approche positive de leur patrie ». Un an plus tard, en septembre 2024, le journal Der Standard révèle que des membres influents du FPÖ, dont deux parlementaires, ont entonné un chant nazi célébrant le « saint Reich allemand » lors des funérailles d'un de leurs amis.

Il est frappant de constater que rien de tout cela n'a causé du tort à la candidature de Kickl au poste de chancelier, ni aux efforts engagés par les conservateurs du Parti populaire autrichien (ÖVP) en vue d'une coalition avec le FPÖ. Le fait qu'il se rêve publiquement en Volkskanzler chancelier du peuple »), dans une allusion transparente à Hitler, qui revendiquait cette appellation, n'a pas même terni ses bonnes relations avec la droite « démocratique ». Ministre de l'intérieur dans le gouvernement ÖVP-FPÖ de Sebastian Kurz de 2017 à 2019, cet ancien auteur des discours de Jörg Haider reste un homme courtisé. L'un de ceux auxquels se référait le chancelier sortant Karl Nehammer lorsqu'il assurait en septembre 2024 : « Il y a beaucoup de gens raisonnables au FPÖ. »

Sebastian Kurz, le « vrai ami d'Israël »

Le revers de la médaille, c'est que le parti de Kickl, aussi pro-israélien soit-il, demeure infréquentable aux yeux des institutions juives autrichiennes. Après la première place décrochée par le FPÖ aux élections générales, le président de la Société religieuse israélite, représentante du principal groupe juif orthodoxe du pays, a mis en garde contre les Kellernazis, les « nazis de la cave », ceux qui cachent leurs intentions véritables. L'autre grande institution juive, le Consistoire israélite de Vienne, a sèchement écarté le FPÖ de la commémoration de la Nuit de cristal viennoise en novembre dernier4. Originaires en grande majorité d'ex-Union soviétique, les juifs autrichiens sont peu nombreux — environ dix mille personnes, soit 0,1 % de la population — et sans grande influence politique au pays de la Opferthese. Lorsqu'on se rapporte à eux, c'est généralement à titre de prétexte pour réaffirmer l'alliance avec Israël, rarement pour se mobiliser contre les rejetons de Jörg Haider. Le FPÖ peut donc assez aisément se passer de leur soutien.

Plus embarrassante est sa difficulté à s'attirer les bonnes grâces des autorités israéliennes. En dépit de leurs liens amicaux avec certains membres du Likoud, comme l'ex-député à la Knesset Yehuda Glick, le parti qui marche sous le balcon de Hitler peine encore à entrer dans le club des extrêmes droites européennes reçues à bras ouverts par le gouvernement Nétanyahou. Comme l'AfD, le FPÖ est resté à la porte de la pseudo-conférence « contre l'antisémitisme » organisée à Jérusalem en mai 2025, où les hommes de « Bibi » ont cimenté leur alliance avec les fachosphères occidentales autour de leur haine commune des musulmans. « Le FPÖ n'a pas encore réussi à se positionner comme un véritable allié d'Israël et de la communauté juive autrichienne », contrairement à l'ÖVP, qui « depuis Sebastian Kurz est devenu un vrai ami d'Israël », expliquait en février 2025 le chef des relations internationales du Likoud, Ariel Bulshtein, dans une interview au journal Die Presse. Une manière de ménager l'avenir — tous les espoirs restent permis à Herbert Kickl — tout en rendant à Kurz ce qui lui est dû.

L'hommage à ce dernier paraît en effet amplement mérité. À rebours de l'Allemagne, alliée quoiqu'il en coûte du régime israélien, l'Autriche, en vertu de sa « neutralité », a longtemps tenu une ligne d'équilibriste entre Israël et Palestine. Mais cette tradition politique incarnée par Bruno Kreisky, le chancelier social-démocrate des années 1970, a été liquidée avec perte et fracas il y a quelques années. Personne n'a autant pesé dans cette rupture que Sebastian Kurz. L'ex-poussin prodige de la vieille droite autrichienne, chancelier de 2017 à 2019 puis de 2020 à 2021, a peut-être joué pour l'Autriche le rôle que Nicolas Sarkozy a endossé en France : celui du point de bascule qui précipite un pays dans une ère politique nouvelle, marquée par une corruption insatiable et une porosité totale avec l'extrême droite. Kurz a dû quitter son mandat prématurément, suite à quelques fracassantes affaires de détournement de fonds, de magouilles familiales et de dessous-de-table versés à des journalistes, mais son influence n'a pas pris fin pour autant.

Avant de devenir chancelier à 31 ans, Kurz fut ministre des affaires étrangères de 2013 à 2017. Shoura Zehetner-Hashemi, aujourd'hui directrice exécutive d'Amnesty International en Autriche, travaillait alors dans les services diplomatiques. Elle se souvient bien de cette période :

À mon arrivée en 2007, la politique étrangère autrichienne se voulait encore équilibrée sur la question palestinienne. Avec la nomination de Kurz, cette orientation s'est complètement inversée. Soudain l'Autriche est devenue presque inconditionnellement pro-israélienne. Vienne avait gardé jusque-là une certaine contenance, qui a été perdue. Les consignes nous disaient à chaque fois qu'on devait s'aligner sur Israël à tout prix.

Il ne s'agissait pas seulement d'un réalignement idéologique et stratégique, mais aussi d'intérêts bien compris. Après sa démission, Kurz s'est aussitôt associé à une start-up israélienne de cyber-espionnage, Dream Security, dont la valorisation de « licorne » à 1,1 milliard de dollars (936 millions d'euros) lui aurait rapporté une fortune. Il a ensuite été recruté par le gourou allemand nazi-tech Peter Thiel, PDG de Palantir, à titre de global strategist — autrement dit, comme carnet d'adresses sur talonnettes. Les relations d'un ancien chef de gouvernement européen ne sont jamais à dédaigner. Preuve en est la photo postée sur X le 1er août sur le compte du président hongrois Viktor Orbán, montrant celui-ci en chaleureuse compagnie avec Peter Thiel et Sebastian Kurz lors d'une rencontre organisée par un think tank lié au Fidesz, le parti d'Orbán. Alice Weidel, la cheffe de file de l'AfD, était également présente5.

Il est encore trop tôt pour évaluer toutes les retombées des années Kurz sur l'Autriche, mais l'engouement de l'ex-« bébé chancelier » pour le gouvernement Nétanyahou et les milliardaires suprémacistes, ainsi que les réseaux qu'il conserve dans l'ÖVP et les médias, n'ont pas fini de refaçonner le pays. Leur premier bénéficiaire pourrait bien être le FPÖ, auquel Sebastian Kurz fait désormais ouvertement la courte échelle. Lors d'un séjour à Tel-Aviv en janvier 2025, le « vrai ami d'Israël » a exprimé non seulement son affection pour les auteurs du génocide en cours, mais aussi sa vibrante reconnaissance pour le parti des nostalgiques du Reich.

Les membres du FPÖ nous ont soutenus dans tout ce que nous avons fait. Toutes les décisions que nous avons prises en faveur de la communauté juive de Vienne, d'Israël et de sa sécurité […] — tout cela a été porté à bout de bras avec nous par le FPÖ.

C'était aussi un message à destination de l'ÖVP, alors en pleines négociations post-électorales avec le FPÖ : n'ayez aucun scrupule à reprendre l'extrême droite dans votre gouvernement, mon ami Nétanyahou et moi-même vous donnons carte blanche.

Un jeune homme au visage partiellement flou, entouré d
Capture d'écran de la vidéo mise en ligne par le FPÖ sur sa chaîne Youtube montrant des jeunes militants du parti en train de faire une marche au flambeau sous le «  balcon de Hitler  »

« L'environnement est devenu toxique »

Depuis que les pourparlers se sont soldés par un échec, Shoura Hashemi ne respire qu'à moitié. « C'est un soulagement, bien sûr, mais aussi une grosse source d'inquiétude. La vie politique autrichienne en est à un point que je qualifierais de macabre », me confie-t-elle dans les bureaux viennois d'Amnesty. Contrairement à tant d'autres responsables d'ONG, cette fille de réfugiés iraniens ne s'encombre d'aucun devoir de réserve. Sa dénonciation claire et ferme du génocide à Gaza lui a valu de devenir l'une des figures publiques les plus honnies à la fois de la fachosphère et d'une partie de la classe politico-médiatique. Les protocoles de négociation entre le FPÖ et l'ÖVP lui ont donné, dit-elle, la « chair de poule ». Il était question « d'une suppression totale du droit d'asile et du non-respect des conventions de Genève et de la Cour européenne des droits de l'Homme, c'est-à-dire d'une destruction des fondements mêmes de l'État de droit. Beaucoup n'imaginaient pas que la droite et l'extrême droite auraient l'audace d'écrire noir sur blanc ce qu'elles avaient en tête. »

Mais l'extrême droite a-t-elle besoin de régner pour que ses idées soient au pouvoir ? À peine formé, le gouvernement de coalition « démocratique » a annoncé une série de mesures hostiles aux immigrés, notamment la réduction drastique du regroupement familial et la reprise des expulsions vers la Syrie — l'Autriche est le premier pays de l'Union européenne à prendre une pareille mesure.

Le contexte du génocide à Gaza a encore attisé la démangeaison raciste et islamophobe. Shoura Hashemi en a fait les frais, attaquée sur les réseaux sociaux par Armin Wolf, un des journalistes les plus célèbres du pays, animateur d'un talk-show à forte audience sur la chaîne publique ORF6 « Il a activé une campagne de shitstorm contre Amnesty-Autriche et moi-même, en nous assimilant au Hamas en réaction à notre dénonciation du génocide. » Ce qui la surprend, dit-elle dans un soupir, « c'est de voir à quel point le narratif du pouvoir génocidaire israélien a imprégné le discours politique et médiatique. Quelque chose a vrillé, jamais je n'aurais cru voir ça. Des soutiens de longue date d'Amnesty sont venus nous dire : vivement que Gaza devienne un parking. Cette déshumanisation, ce racisme qui s'expriment dans la société autrichienne, y compris à gauche, je n'arrive pas à m'y faire. »

À part un campement pro-Gaza à l'université de Vienne en mai 2024, promptement dispersé par la police, les mobilisations pour la Palestine restent à ce jour plutôt timides et clairsemées. Comme ce concert gratuit pour Gaza organisé au Votivpark, en plein cœur de Vienne. Les deux géants du hip-hop palestinien en exil, le chanteur El Far3i, du groupe 47SOUL, et le rappeur et beatmaker Asifeh, cofondateur du collectif pionnier Ramallah Underground, n'ont guère attiré plus de deux cents personnes. Ce qui ne surprend guère Asifeh. « Vienne est un lieu bizarre, m'explique-t-il deux jours plus tard dans un café du Prater. « Fin 2023, j'ai joué à une manifestation pour la Palestine à Bruxelles où il y avait au moins 50 000 personnes… À Vienne on ne peut que rêver d'une telle affluence. »

Fils d'un couple palestinien réfugié en Autriche, Asifeh a la nationalité autrichienne, mais son rapport au pays s'arrête là. Pas seulement parce que son cœur reste à Ramallah, où il a vécu plusieurs années et enregistré des titres culte avec son camarade Muqata'a, comme Sijen ib Sijen une prison dans une prison »), repris avec El Far3i sur la scène du Votivpark.

Pour les réfugiés, qu'ils soient palestiniens ou non, ça devient de plus en plus oppressant. À tous les coins de rue tu tombes sur cette affiche de l'ÖVP, qui maintenant copie ouvertement l'extrême droite : « Parler allemand est un devoir, habibi. » Non, ce n'est pas un devoir. Si je n'ai pas envie de parler allemand, ce n'est pas toi qui vas m'y obliger.

Parfaitement germanophone, mais préférant s'exprimer en arabe ou en anglais quand c'est possible, Asifeh dit vivre ici sans y vivre vraiment. Des concerts, dit-il, il en donne partout en Europe, mais pas en Autriche7.

Les institutions culturelles vous tournent le dos si vous vous exprimez sur la Palestine. Vous n'êtes pas invité, on vous refuse des financements, on vous met des bâtons dans les roues à tous les niveaux. Ça fait partie de l'intimidation générale qui pèse sur les réfugiés, les musulmans, les Arabes. Ici, l'environnement est devenu toxique.

Shoura Zehetner-Hashemi évoque le même sentiment d'une « intimidation qui dissuade de faire le moindre pas. »

L'idée s'est généralisée que si tu te mobilises pour la Palestine tu risques des poursuites ou une forme de condamnation sociale. On participe souvent à des actions avec Standing Together, un groupe juif et arabe qui milite pour l'égalité des droits au Moyen-Orient. Tes tas de gens ont peur de venir parce qu'ils craignent que leur photo se retrouve sur les réseaux sociaux, comme si c'était un cachet d'infamie d'être vu dans une manif antiraciste.

L'extrême droite, elle, n'a pas ce genre de pudeur : elle peut parader en plein centre de Vienne sans être troublée ni par la police ni par la crainte d'un retour de bâton. Le 13 mars, un rassemblement du FPÖ a culminé dans une attaque contre des journalistes présents dans les parages. Le 26 juillet, toujours dans les rues de Vienne, un défilé de néo-nazis à l'appel du Mouvement identitaire d'Autriche braillait « Ausländer raus » et « Deutschland den Deutschen » Dehors les étrangers ! » et « L'Allemagne aux Allemands »). L'Allemagne reste un modèle d'identification puissant pour l'extrême droite autrichienne, qui en rajoute parfois pour marquer son allégeance. Ils sont ensuite allés tabasser deux jeunes musiciens à peau non blanche dans le métro. C'est la troisième fois en deux ans que les néo-nazis occupent le centre-ville et terrorisent les habitants sans que les autorités interviennent.


1Les élections législatives visent à renouveler, tous les cinq ans, les 183 députés du Conseil national, la chambre basse du Parlement autrichien.

2Neos – La Nouvelle Autriche et le Forum libéral, fondé en 2012, se situe au centre.

3Décédé en 2008, Jörg Haider reste jusqu'à ce jour une référence de la vie politique autrichienne, révérée bien au-delà des troupes du FPÖ. Lors de ma visite chez Frick, la grande librairie du centre-ville de Vienne, à deux pas des bureaux de Bernhard Weidinger, une biographie du héros de l'extrême droite autrichienne, intitulée Jörg Haider, visionnaire et rebelle politique, trônait sur un présentoir. C'est en vain que j'y ai cherché un livre sur l'histoire du nazisme autrichien.

4Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, Vienne fut le théâtre de pogroms anti-juifs meurtriers, avec 42 synagogues incendiées, 27 personnes tuées et 88 grièvement blessées.

5Lire Natascha Strobel, «  Die CDU, Sebastian Kurz und der Faschismus  »,Moment, 5 août 2025.

6Armin Wolf a été sacré «  journaliste européen de l'année 2019  » au European Broadcasting Festival de Berlin, un évènement parrainé par le Conseil de l'Europe et la Fondation européenne de la culture.

7En Allemagne ce n'est pas sans risques. Un concert d'Asifeh programmé à Munich le 10 novembre 2024 a été annulé à la dernière minute, en raison d'un post sur Instagram qui paraissait suspect à une association pro-israélienne. Le concert du rappeur palestinien Bu Kolthoum, dont il devait assurer la première partie, n'a pas non plus eu lieu.

29.09.2025 à 06:00

En Allemagne, la mémoire s'estompe et l'AfD donne le tempo

Olivier Cyran

Au sein d'une Europe en proie à la montée des extrêmes droites, l'Allemagne a longtemps fait figure d'exception. Du fait de son histoire, elle semblait sinon immunisée contre la tentation identitaire, du moins capable de la maintenir sous cordon sanitaire. Depuis quelques années cependant, les digues de la vertueuse exception germanique paraissent s'affaisser devant la montée du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), qui constitue désormais la deuxième force du pays. À (…)

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Au sein d'une Europe en proie à la montée des extrêmes droites, l'Allemagne a longtemps fait figure d'exception. Du fait de son histoire, elle semblait sinon immunisée contre la tentation identitaire, du moins capable de la maintenir sous cordon sanitaire. Depuis quelques années cependant, les digues de la vertueuse exception germanique paraissent s'affaisser devant la montée du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), qui constitue désormais la deuxième force du pays. À rebours de l'Allemagne, l'Autriche n'a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle, et son extrême droite d'après-guerre n'a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise chez sa puissante voisine.

Différentes, les trajectoires de l'AfD et du Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ) se rejoignent pourtant sur un point : elles se sont toutes deux consolidées depuis le début de la guerre génocidaire livrée par Israël contre Gaza. Par quels ressorts ces partis ont-ils tiré profit de la guerre au Proche-Orient et de sa réception par le monde politique et médiatique, malgré un lourd passé antisémite ? Comment leur idéologie islamophobe et xénophobe a-t-elle fini par éclabousser l'ensemble de la classe politique ? Pour le comprendre, Orient XXI publie deux grands reportages en Allemagne et en Autriche (publication le 30 septembre).

Cette enquête a été réalisée avec le concours du Fonds pour une presse libre (FPL) dans le cadre de l'appel à projets « Extrême droite : enquêter, révéler, démonter ». Plus d'infos ici

26.09.2025 à 06:00

La Palestinienne Malak Mattar « heurte la sensibilité » du monde de l'art

Catherine Cornet

L'admission de la première peintre palestinienne à la prestigieuse école Central Saint Martins of Art and Design de Londres a mis en lumière les paradoxes d'un monde artistique contemporain qui se targue de provocation – mais dans des limites très établies. « Ma famille est affamée par Israël. » En ce début de mois de juillet 2025, alors que les élèves présentent leurs travaux de fin d'études, le panneau est immense et trône au milieu de la grande salle d'exposition de Central Saint (…)

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L'admission de la première peintre palestinienne à la prestigieuse école Central Saint Martins of Art and Design de Londres a mis en lumière les paradoxes d'un monde artistique contemporain qui se targue de provocation – mais dans des limites très établies.

« Ma famille est affamée par Israël. » En ce début de mois de juillet 2025, alors que les élèves présentent leurs travaux de fin d'études, le panneau est immense et trône au milieu de la grande salle d'exposition de Central Saint Martins and Design, la très réputée école d'art, de mode et de design de Londres. Placée sous le panneau, l'installation de l'artiste gazaouie Malak Mattar montre un soldat israélien, une arme à la main ; un enfant gît au sol ; un chien regarde la scène, les crocs acérés, prêt à l'attaque.

Le message artistique passe immédiatement : l'urgence de la situation à Gaza est transmise comme un électrochoc. L'artiste parait avoir laissé de l'espace entre les personnages de l'installation pour que nous puissions déambuler entre eux, nous mettre — pourquoi pas — entre le bourreau et l'enfant, tenter de le protéger de l'arme à feu, du chien prêt à le dépecer.

L'installation s'inspire de l'histoire de Mohammed Bahr, jeune homme trisomique et autiste de Gaza, que l'armée israélienne a laissé se faire dépecer par un chien d'attaque avant de l'abandonner, mort, dans sa maison. Sa famille ne l'a retrouvé qu'une semaine plus tard, lorsqu'elle a pu y retourner. Sa mort d'une violence inouïe est attestée par une enquête de la BBC et racontée par la journaliste palestinienne Bisan Owda, qui rapporte les derniers mots du garçonnet : « Khalas Habibi Sibni » Allez mon chéri, laisse-moi »), alors que le chien le dévorait.

  • Installation artistique avec des silhouettes et un enfant rampant, face à un chien menaçant.
    «  Va à droite, va à gauche, ouvre cette porte, entre là-dedans, m'a ordonné le soldat. J'avais les yeux bandés, les mains attachées dans le dos. Je grelottais de froid. Je pouvais être tué à tout moment. On m'a forcé à porter l'uniforme de l'armée israélienne. Ahmed, 12 ans.  »
    Malak Mattar, grande salle d'exposition de Central Saint Martins (CSM), Londres, Juillet 2025.
  • Une sculpture en bois avec des inscriptions, un enfant rampant en arrière-plan.
    «  Les soldats ont fait une descente chez nous, ils ont laissé le chien militaire attaquer notre fils trisomique. Il lui a mordu la poitrine et la main. Innocent, notre fils l'a caressé et lui a dit “Allez mon chéri, laisse-moi”  »
    Malak Mattar, grande salle d'exposition de Central Saint Martins (CSM), Londres, Juillet 2025.

Un niveau dément de déshumanisation

Le projet artistique de la première peintre de Gaza à avoir étudié dans la prestigieuse institution anglaise — fière de compter parmi ses anciens élèves Alexander McQueen, Stella McCartney pour la mode, mais aussi des artistes radicaux comme Joe Strummer, l'ex-leader du groupe punk The Clash, le sculpteur Richard Deacon ou le peintre Robert Medley — semblait pourtant risquer de « heurter certaines sensibilités ».

Alors que le génocide à Gaza entrait dans sa phase la plus violente en juillet 2025, avec le recours à la faim comme stratégie militaire, Malak Mattar a vu disparaître toutes les personnes et les lieux qu'elle avait connus. Mais ce sont ses peintures qui nécessitaient d'être « pacifiées », selon l'institution anglaise.

La peintre explique :

Tout le monde était anxieux. Tout le staff de l'école se comportait de manière passive-agressive : j'étais là, celle dont la famille meurt de faim, mais personne ne me demandait quoi que ce soit sur mes proches. Il y a quelque chose de fou dans tout cela, lorsqu'on pense que mes oppresseurs peuvent se sentir blessés parce que je montre que mon peuple est en train d'être exterminé. Les sentiments des oppresseurs sont plus importants que l'extermination des opprimés. Le degré de déshumanisation, d'invisibilité que nous avons atteint est dément .

L'institution artistique, qui se targue de repousser toutes les limites, d'inviter à la provocation et de se connecter avec le monde, a eu beaucoup de mal à dénoncer le génocide, explique encore l'artiste — alors que l'école avait publié divers communiqués après l'agression russe en Ukraine en février 2022.

Une grande banderole dénonce la souffrance d
«  Ma famille est affamée par Israël.  »  ; Grande salle d'exposition de Central Saint Martins (CSM), Londres, Juillet 2025.

Gaza est un phénix

Malak Mattar est arrivée à Londres de Gaza avec un visa spécial, le Global Talent visa, pour son excellence artistique… le 6 octobre 2023. Ne recevoir aucun soutien de l'institution alors qu'elle vivait un cauchemar éveillé a été une expérience très violente. Mattar n'a que 25 ans mais, dans sa voix et dans son sourire, on sent le poids des épreuves : elle a déjà vécu trois guerres. Elle a commencé à peindre à 14 ans, lors de ce qu'elle croyait être la plus longue agression israélienne contre Gaza — 50 jours en 2014.

Aujourd'hui réfugiée à Londres, elle s'inspire de beaucoup d'images, de sons et de vidéos qu'elle a vues et revues. Il y a l'image de la vieille paysanne Mahfoza Oude accrochée à son olivier alors que des tracteurs israéliens le déracinent1. Ou encore la voix de la petite Hind Rajab enfermée dans la voiture de ses parents et assassinée le 29 janvier 2024 par des soldats israéliens après avoir passé, seule, plusieurs heures au téléphone avec les secours.

Des hommes, femmes et enfants de Gaza qui sont autant d'inspirations pour une autre toile proposée dans l'exposition « Gaza is a Phoenix. » Le tableau a été réalisé lors du court cessez-le-feu de l'hiver 2025 (du 19 janvier au 18 mars), d'où l'éphémère moment de répit et le mince espoir partagé par d'autres Gazaouis reflété dans son titre. Le phénix est aussi le symbole de la municipalité de Gaza.

Une fresque colorée mêlant des figures humaines et animales dans un contexte tumultueux.
Malak Mattar, Gaza is a Phoenix

Comme dans d'autres de ses œuvres, notamment sa fresque No Words Pas de mots »), l'artiste lutte contre l'aspect éphémère de ces images relayées sur les réseaux sociaux, qui créent l'émotion et l'empathie pendant quelques heures avant de disparaître :

Je ne veux pas que ces gens soient oubliés. Je peins des personnes que j'ai vues en vrai, en vidéo, et dont les visions m'ont changée, bouleversée au plus profond. Je suis de Gaza, et chaque fois que je vois ces images, je ne suis plus la même. J'espère pouvoir les garder dans l'Histoire à travers mes toiles.

La fresque est aussi remplie d'animaux, comme cet immense gorille qui tient un soldat dans sa main — en souvenir du fameux singe de Gaza qui s'était échappé du zoo après un bombardement israélien en juin 2024. La jeune femme a souvent recours aux animaux dans ces œuvres. Comme pour rappeler que, eux non plus, n'ont rien fait pour mériter cela.

Hypocrisie occidentale

Ces œuvres de Mattar étaient présentées dans le cadre de l'exposition annuelle des diplômés du Master en beaux-arts de l'école (MFA Graduate Show). Les autres œuvres exposées étaient tellement plus attendues et faussement provocatrices qu'elles en devenaient terriblement agaçantes.

Devant le bâtiment de Central Saint Martins, les enfants de la Londres multiculturelle et branchée de King's Cross jouent en maillot dans les fontaines de la place, le ventre bien rempli. Dans la salle d'exposition, les jeunes artistes du Master paradent. Ils sont habillés « en artistes » : capuches ou tenues vintages, avec colliers de perles sur robes écossaises et chaussures compensées. L'ensemble ressemble à un défilé de mode — ou à l'image que l'on peut se faire de la fameuse « classe créative », moteur d'une hypothétique croissance économique du XXIe siècle selon Richard Florida, docteur de l'Université Columbia en aménagement urbain.

Ici comme ailleurs, l'horreur de Gaza devient un révélateur de notre incapacité et de notre frustration à intervenir, à arrêter le massacre et, dans ce contexte précis, à dénoncer un monde de l'art contemporain tourné sur lui-même, qui a fait de la provocation un modèle de marketing.

L'avertissement installé à l'entrée de l'exposition indiquant que certaines oeuvres « pourraient heurter la sensibilité de quelqu'un », indigne Mattar :

J'étais hors de moi lorsque j'ai vu le panneau à l'entrée. Ils avaient écrit que des références explicites à des conflits armés pouvaient rendre certaines personnes mal à l'aise. Et que les enfants de moins de 18 ans devaient être accompagnés !

« Poverty porn » et bobos

En visitant le reste de l'exposition avec Malak Mattar, d'autres paradoxes apparaissent. Elle entre dans une installation représentant un council flat (appartement à loyer réduit). L'appartement est sale, jonché de bières et de mégots. Elle, qui rêve d'un logement social pour la partie de sa famille qui, pour l'instant, a réchappé au génocide et a trouvé refuge au Royaume-Uni, n'accepte pas cette stigmatisation de la pauvreté : « Un council flat ne signifie pas forcément saleté et dégradation », juge-t-elle.

Comment ne pas penser alors à la chanson mordante du groupe de rock britannique Pulp, Common People (1995) qui raconte l'histoire d'une fille à papa grecque venue étudier à la Central Saint Martins et qui voulait vivre comme « les gens du peuple » :

Ris avec les gens du peuple
Ris avec eux, même s'ils se moquent de toi
Et des choses stupides que tu fais
Parce que tu penses que la pauvreté, c'est cool.

À voir cette exposition, l'on pense au concept de Poverty porn qui décrit ce phénomène qui réduit, à des fins sensationnalistes, les personnes à leur pauvreté, en les privant de complexité, de dignité et d'autonomie. En contexte britannique, il semble faire bon ménage avec une provocation convenue : « la proportion d'acteurs, de musiciens et d'écrivains issus de la classe ouvrière a diminué de moitié depuis les années 1970 », selon un article de la British Sociological Association2.

Le nouvel esprit du capitalisme

Le gouvernement britannique a réduit drastiquement le financement des disciplines artistiques depuis plus de deux décennies. Aujourd'hui, l'éducation au Royaume-Uni est considérée comme un modèle de business, attirant une élite globale en quête de légitimation par un diplôme anglais.

Un article du magazine britannique branché Hunger Magazine sonnait déjà l'alarme quant à la logique du marché appliquée par la Central Saint Martins and Design3. Ces « environnements transactionnels », axés sur la réussite, finissent par tuer ce pour quoi elles étaient recherchées dans un premier temps : leur capacité de rupture et de créativité. Cette exposition censée présenter les œuvres d'une nouvelle génération d'artistes est une parfaite illustration d'une homogénéisation des œuvres, d'une esthétique globalisée, bourgeoise et faussement subversive, dans la lignée du « nouvel esprit du capitalisme » analysé par Luc Boltanski et Ève Chiapello4.

Si Malak Mattar est terriblement reconnaissante d'avoir pu sortir de Gaza et de pouvoir exposer librement, il lui est difficile d'oublier ses premiers mois à Londres. Ils devaient être ses premiers moments d'émancipation artistique et individuelle, ils se sont transformés en moments d'angoisse. Les membres de sa famille étaient sous les bombes, tous séparés. Elle ne pouvait rien créer. Elle devait simplement tenter de sauver des vies. Après six mois d'errance, elle qui peignait presque exclusivement des portraits de femmes aux couleurs vives a repris ses pinceaux pour construire une immense fresque, No Words, « (Il n'y a pas de mots ») en noir et blanc. La toile représente l'errance des hommes, des femmes, des enfants et de nombreux animaux, toujours sous les bombes, toujours en fuite.

Peinture monochrome tumultueuse, représentant chaos, débris et figures humaines, avec un cheval.
Malak Mattar, No Words, huile sur lin, 2024
DR

De fait, Mattar possède une force de création et de résistance hors du commun. Au sortir de ces deux années d'études, elle a tout de même pu organiser mi-mai 2025 une exposition intitulée Falasteen (Palestine) aux Window Galleries, qui dépendent de la CSM à Granary Square. Celle-ci a été reprise et recensée par The Art Newspaper. Elle cherche, dans des œuvres toujours plus puissantes, à éveiller les consciences. Elle a ainsi été désignée directrice artistique de l'immense concert du 17 septembre à Wembley « Together for Palestine » Ensemble pour la Palestine ») organisé par le musicien Brian Eno. Cet événement caritatif a rassemblé un nombre impressionnant de groupes dont Gorillaz, Saint Levant et Neneh Cherry. Il a aussi permis à des figures de premier plan des arts et du sport de s'exprimer en soutien aux Palestiniens, dont le footballeur Éric Cantona et l'acteur Benedict Cumberbatch. Enfin, ce n'est pas un hasard si la couverture du dernier livre de la rapporteuse spéciale de l'ONU sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, Quand le monde dort5 montre une peinture de l'artiste palestinienne intitulée Last Night in Gaza. Dernière nuit à Gaza »).


1NDLR. La photo a été prise en 2005, dans un village près de Naplouse. Mahfoza Oude, une Palestinienne de 60 ans a perdu des dizaines d'oliviers, source de revenus pour sa famille et symbole du soumoud, après l'envahissement de ses terres par des colons israéliens.

2«  Prospects for working-class creatives no better or worse today than in 1960s, says research  », British Sociological Association, 12 décembre 2022.

3Megan Wallace, «  The DIY Issue : That's So CSM  », Hunger Magazine, 19 novembre 2020.

4Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

5Francesca Albanese, Quand le monde dort, Mémoires d'encrier, à paraitre le 6 octobre 2025

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